https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Wieviorka
"Première définition : le racisme consiste à caractériser un ensemble humain par des attributs naturels, eux-mêmes associés à des caractéristiques intellectuelles et morales qui valent pour chaque individu relevant de cet ensemble et, à partir de là, à mettre éventuellement en œuvre des pratiques d’infériorisation et d’exclusion."
"Le racisme s’est considérablement transformé au fil du temps, et la distance est grande entre ses expressions classiques qui prétendent reposer sur la science et ses formes contemporaines qui se réfèrent de plus en plus à l’idée de la différence et de l’incompatibilité des cultures. Y a-t-il une unité historique du phénomène, ou plutôt une histoire dominée par des ruptures dont la plus décisive s’est certainement jouée à partir de l’expérience nazie ?"
"Les sciences sociales ont commencé à s’intéresser de façon systématique au racisme à partir des années vingt, avec la question noire aux États-Unis, et la montée de l’antisémitisme dans l’Allemagne nazie. La recherche a ensuite connu des hauts et des bas, mais, comme l’indiquent deux sociologues britanniques, John Solomos et Les Back, jusque dans les années soixante-dix, elle a constitué un domaine hautement spécialisé dans des disciplines comme l’histoire, la sociologie et les sciences politiques. Puis eut lieu une « explosion sans précédent » de l’intérêt universitaire pour cet objet et, désormais, « il n’y a pratiquement plus aucune branche des sciences sociales et des humanités qui n’ait pas connu une résurgence de l’intérêt pour l’étude des divers aspects du racisme » [1996, p. xii]. En France, la recherche a été souvent vigoureuse, et au plus haut niveau dans les années cinquante et soixante, avec des auteurs aussi importants que l’historien Léon Poliakov [1955 ; 1961 ; 1968 ; 1977], les sociologues Albert Memmi [1966], Roger Bastide [1970], ou, un peu plus tard, Colette Guillaumin [1972]. Après une période de latence, elle a connu un renouveau, à partir du milieu des années quatre-vingt, et d’abord sous l’impulsion des sciences ou de la philosophie politiques."
"Il est tentant de parler de racisme sans craindre l’anachronisme à propos des anciens Grecs, pour lesquels les barbares, au dehors de la Cité, étaient des êtres humains, certes, mais singulièrement inférieurs ; ou bien encore d’évoquer l’épaisseur du racisme dans certaines sociétés asiatiques. Le phénomène est assurément antérieur à son concept, ou tout au moins à sa dénomination.
Notre approche sera pourtant plus prudente, et nous la limiterons à l’ère moderne et aux sociétés occidentales. Ce choix tient au refus de constituer le racisme en constante anthropologique, en virtualité qui fait de tout groupe humain le vecteur éventuel de catégories qui « naturalisent » d’autres groupes humains pour mieux les agresser, les tenir à distance ou les inférioriser. Il en fait un attribut des sociétés modernes, individualistes, telles qu’elles ont commencé à se développer en Europe occidentale au sortir du Moyen Âge. « Le racisme, écrit Louis Dumont [1966], répond, sous une forme nouvelle, à une fonction ancienne. Tout se passe comme s’il représentait, dans la société égalitaire, une résurgence de ce qui s’exprimait différemment, plus directement, dans la société hiérarchique […]. Supprimez les modèles anciens de distinction, et vous avez l’idéologie raciste. » Le phénomène, de ce point de vue, ne caractérise pas les sociétés traditionnelles, « holistes » dans le vocabulaire de Louis Dumont (c’est-à-dire où l’ensemble prime sur les individus) ; il est inauguré en Europe à partir du moment où s’opère son expansion planétaire, avec les grandes découvertes, la colonisation et ce qui est déjà, dès le XVe siècle, un processus de mondialisation économique. Dans cette perspective, où le racisme est indissociable de la modernité, la notion de race se diffuse à partir du XVIIIe siècle. C’est pourquoi les débats actuels sur le rôle des Lumières et du renouveau religieux de l’époque sont particulièrement intéressants : un historien comme George Mosse [1985], par exemple, y voit les fondements du racisme tandis que Tzvetan Todorov [1986] trouve inadaptée et simplificatrice l’idée d’une relation de causalité entre la philosophie des Lumières et le racisme."
"Le racisme proprement dit, l’idée d’une différence essentielle, inscrite dans la nature même des groupes humains, dans leurs caractéristiques physiques, ne commence véritablement à se diffuser qu’à la fin du XVIIIe siècle et au siècle suivant.
S’ouvre alors l’époque du racisme classique pour lequel la « race », en associant attributs biologiques et naturels, et attributs culturels, peut être l’objet de théorisation scientifique. [...]
En France, le phénomène, selon [Arendt], procède au départ des inquiétudes de la noblesse, soucieuse, comme en témoigne notamment le comte de Boulainvilliers, de s’opposer au peuple et à la bourgeoisie d’un côté, à la monarchie de l’autre : la noblesse française, dit Arendt, identifie « la chute de sa caste avec la chute de la France, puis avec celle de l’humanité tout entière » (1982, p. 89]. En Allemagne, les romantiques d’un côté, exaltant la noblesse naturelle, et les nationalistes de l’autre, en quête d’une origine tribale commune, forment deux courants dont l’amalgame s’opère à la fin du XIXe siècle pour constituer le racisme « en tant qu’idéologie à part entière » [ibid.]. En Angleterre, enfin, le racisme est indissociable de l’expansion coloniale, mais aussi des attentes des classes moyennes qui veulent « des savants capables de prouver que les grands hommes, et non les aristocrates, étaient les véritables représentants de la nation, ceux qui en manifestaient le “génie de la race” » [ibid.].
D’un côté, la colonisation et l’impérialisme, de l’autre, la nation et les nationalismes européens."
"Il s’agit, quel que soit le savoir inauguré ou convoqué, de démontrer la supériorité de la « race » blanche sur les autres « races », de classer les races humaines, dans la foulée de la classification des espèces proposée par Karl von Linné ; de montrer, aussi, que le « mélange » est source de décadence pour la race supérieure : on rencontre là la hantise du métissage, constamment centrale dans le racisme, y compris dans la période actuelle."
"En France, Ernest Renan et d’autres s’efforcent de construire une opposition raciale entre Sémites et Aryens, à l’avantage, bien évidemment, des seconds. Arthur de Gobineau, dans son célèbre Essai sur l’inégalité des races humaines [1852], développe une pensée de la décadence, comme si l’humanité allait à sa perte du fait du mélange des races, selon lui inéluctable [...] Gustave Le Bon [1894] classe les races, en distinguant celles qui sont supérieures, toutes indo-européennes, de celles qui sont de statut intermédiaire, sémitiques, ou chinoise notamment, et de celles qui sont primitives. Georges Vacher de Lapouge [1899] propose une anthropologie positiviste et scientiste qui témoigne de son inquiétude du métissage."
"L’anatomiste écossais Robert Knox s’appuie sur la science pour proposer une théorie des races qui n’est guère éloignée de celle de Gobineau, l’anthropologue John Hunt affirme le polygénisme de l’espèce humaine, c’est-à-dire l’idée que les races humaines ont différentes origines."
"Là où [Darwin] s’intéresse au changement et à l’évolution par la sélection naturelle, Spencer met en avant les caractéristiques fixes de la race, qui autorisent selon lui un groupe racial à se maintenir par des luttes éliminant les spécimens impurs. Francis Galton [1904-1905], cousin de Darwin, se fait le promoteur d’un eugénisme qui anime divers débats, dont ceux de la Sociological Society of London, auxquels participent, sans adhérer nécessairement à ses vues, des figures aussi prestigieuses que Max Nordau, Bertrand Russell, Ferdinand Tönnies, George Bernard Shaw ou H.G. Wells. Galton hiérarchise les populations noire et blanche en 24 degrés, de A en bas à X en haut, et considère que les groupes E et F des Noirs correspondent à peine aux groupes C et D des Blancs. Otto Amon, en Allemagne, ou Houston Stewart Chamberlain, gendre de Richard Wagner, et fils d’un amiral britannique installé à Dresde, s’inquiètent du « chaos des races » ou de l’influence des Juifs dans la politique, le droit, les lettres et la vie économique.
Aux États-Unis, les deux premiers traités de sociologie, publiés au milieu du XIXe siècle, celui de Henry Hughes comme celui de George Fitzhugh, prétendent justifier l’esclavagisme, et les sciences sociales, avec Ellwood, Grove S. Dow et de nombreux auteurs, notamment dans les premières livraisons de l’American Journal of Sociology, développent un racisme qui porte sur deux thèmes principaux : d’une part, la question noire, et d’autre part, celle de l’immigration, qui inquiète de plus en plus fortement la population américaine à partir du début du XXe siècle."
"Le racisme scientifique propose, sous diverses variantes, une prétendue démonstration du fait qu’il existe des « races » dont les caractéristiques biologiques ou physiques correspondraient à des capacités psychologiques et intellectuelles, à la fois collectives et valables pour chaque individu. Ce racisme est lourd d’un déterminisme qui, dans certains cas, prétend expliquer non seulement les attributs de chaque membre d’une supposée race, mais aussi le fonctionnement des sociétés ou des communautés faites de telle ou telle race."
"Au début du XIXe siècle, les classifications des races sont fondées surtout sur les attributs phénotypiques (couleur de la peau, type de chevelure, forme du nez et autres caractères de l’organisme qui se manifestent à l’observation). Puis le squelette est l’objet d’un intérêt croissant, et surtout le crâne (la capacité crânienne ou l’angle facial) : la craniométrie devient une activité scientifique importante. Enfin, dans le contexte de la poussée des nationalismes, l’effort de classification sert aussi à distinguer des « races » au sein même de l’Ancien monde (par exemple : alpine, méditerranéenne et nordique), à justifier des discours et des conduites visant à inférioriser les Juifs ou, en Angleterre, les Irlandais, quand il ne sert pas à certaines minorités culturelles d’argument pour s’affirmer, comme en témoignent par exemple les écrits du père fondateur du nationalisme basque, Sabino Arana, parlant en termes historiques mais aussi biologiques de la race basque : les dominés aussi peuvent s’approprier le thème de la race."
"Certains auteurs ont cherché à défendre un principe de dissociation, séparant l’idée de race du racisme, et cherchant à sauver la première tout en combattant le second. Ainsi, l’anthropologue américaine Ruth Benedict, dans Race and Racism, publié pour la première fois en 1942, affirme que la race est une classification basée sur des traits héréditaires qui constitue un domaine de recherche scientifique, tandis que le racisme est un dogme contraire à toute démonstration scientifique."
"Un autre prix Nobel (de médecine, 1965), François Jacob, peut affirmer clairement que pour la biologie « le concept de race a perdu toute valeur opératoire, et ne peut que figer notre vision d’une réalité sans cesse mouvante ; le mécanisme de transmission de la vie est tel que chaque individu est unique, que les individus ne peuvent être hiérarchisés, que la seule richesse est collective : elle est faite de la diversité. Tout le reste est idéologie » [1981]."
"Le cadre conceptuel de la science des races n’est pas totalement liquidé, comme en attestent les avatars contemporains de la controverse sur l’hérédité de l’intelligence."
"Dans la tradition intellectuelle et politique anglo-saxonne, il est possible et légitime de parler de race relations (relations de races) sans pour autant risquer l’accusation ou le soupçon de racisme. La race, dans cette perspective, est une construction sociale et politique, fondée sur des attributs phénotypiques, à partir de laquelle se jouent des rapports entre groupes raciaux. Les sciences sociales américaines, notamment, ont dès les années vingt développé des travaux s’inscrivant, avec l’école sociologique de Chicago, dans une perspective de race relations. Et en Grande-Bretagne, à partir des années cinquante, des chercheurs aussi influents que Michael Banton [1967] et John Rex [1970] se sont également inscrits dans ce type d’approche. Banton, par exemple, a proposé de distinguer six modèles fondamentaux d’interaction dans l’histoire des race relations : le contact institutionnel, l’acculturation, la domination, le paternalisme, l’intégration et le pluralisme."
"En 1967, Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, deux militants du mouvement noir américain, publient un ouvrage, Black Power : the Politics of Liberation in America, où ils expliquent comment fonctionne le racisme aux États-Unis : de deux manières, selon eux, l’une ouverte et associée à des individus, l’autre non déclarée et institutionnelle. La première est explicite, la seconde cesse de l’être, et permet, à la limite, de dissocier le racisme en actes des intentions ou de la conscience de quelconques acteurs.
Aux États-Unis, le racisme institutionnel est décrit comme maintenant les Noirs dans une situation d’infériorité grâce à des mécanismes non perçus socialement. Cette conception du phénomène renouvelle l’analyse, en même temps qu’elle inspire de nombreux chercheurs : le problème n’est plus l’existence de doctrines ou d’idéologies se réclamant plus ou moins explicitement de la science, il n’est pas même ce que pensent les gens, ou ce qu’est le contenu des arguments qu’ils utilisent éventuellement pour justifier leurs actes racistes. Il est dans le fonctionnement même de la société, dont le racisme constitue une propriété structurelle, inscrite dans des mécanismes routiniers assurant la domination et l’infériorisation des Noirs sans que personne n’ait guère besoin de les théoriser ou de tenter de les justifier par la science. Le racisme apparaît ainsi comme un système généralisé de discriminations."
"Dans un ouvrage qui rassemble des entretiens conduits avec des « racistes » blancs (Portraits of White Racism, 1977), David T. Wellman montre que l’hostilité ou le préjugé à l’égard des Noirs peuvent fort bien être absents d’un discours qui n’en aboutit pas moins à leur ségrégation ou à leur discrimination."
"La faiblesse de ce concept né aux États-Unis, qui fut appliqué avec d’assez grandes difficultés par plusieurs chercheurs à l’expérience de la Grande-Bretagne, est qu’il aboutit, poussé à son terme, à un paradoxe impossible à soutenir. Il implique en effet que l’ensemble de ceux qui dominent sont extérieurs à sa pratique, et en même temps en bénéficient ; il exonère chacun d’eux de tout soupçon de racisme, puisque selon cette théorie, seules les institutions, à la limite, fonctionnent au racisme, et en même temps, il fait porter sur tous la responsabilité du phénomène.
L’utilité du concept de racisme institutionnel est peut-être avant tout de plaider pour que l’on entende la voix de ceux qui subissent la discrimination et la ségrégation et qui demandent des changements politiques et institutionnels pour rectifier les inégalités et les injustices dont ils souffrent. Il est une invitation à débattre, à enquêter, à refuser un aveuglement qui, grâce à l’épaisseur et à l’opacité des mécanismes propres au fonctionnement des institutions, permet à de larges pans de la population, tout à la fois, de bénéficier des avantages économiques ou statutaires que peut apporter le racisme actif, tout en évitant d’avoir à en assumer les inconvénients moraux. Il préserve, autrement dit, la bonne conscience de ceux qui en tirent un profit."
"Dans un livre publié en 1981 (The New Racism), en effet, Barker traite du nouveau racisme, c’est-à-dire du passage de l’infériorité biologique à la différence culturelle dans la légitimation du discours raciste. Désormais, l’argumentation raciste ne se fonde plus sur la hiérarchie mais sur la « différence », non plus sur les attributs naturels imputés au groupe « racisé », mais sur sa culture, sa langue, sa religion, ses traditions, ses mœurs. Le nouveau racisme, dans cette perspective, insiste sur la menace que la différence des groupes visés ferait peser sur l’identité du groupe dominant. Il exprime en l’occurrence un sentiment de menace sur l’homogénéité nationale de la Grande-Bretagne, qui a vu arriver depuis les années cinquante de considérables vagues d’immigration en provenance des anciennes colonies du Commonwealth. Selon ce point de vue qui semble renouveler le discours et la pratique racistes, chaque communauté, ethnique ou nationale, constitue une expression particulière de la nature humaine, ni supérieure, ni inférieure : différente.
Cette approche connaît en Grande-Bretagne même un assez large écho, elle est relayée en particulier par des chercheurs qui, tel Paul Gilroy [1987], s’inscrivent dans une tradition plus ou moins marxiste, ou qui se réfèrent à la pensée de Franz Fanon [1952, 1961], chez qui on trouve déjà la dénonciation du racisme culturel, dans un sens assez proche, effectivement, de celui auquel renvoie la notion de « nouveau racisme ». Elle n’est pas pour autant un phénomène exclusivement britannique. Ainsi en France, l’ouvrage de Pierre-André Taguieff, La Force du préjugé, publié en 1988, insiste lui aussi, en des termes élaborés, sur la constitution à l’extrême droite d’un racisme différencialiste, perceptible dans le champ doctrinaire, avec notamment les publications et les réflexions du GRECE ou du Club de l’Horloge, et dans le champ politique avec le discours identitaire du Front national ; sa conceptualisation, plus abstraite et développée, s’apparente à celle de Barker, tout en donnant plus de netteté à l’opposition entre hiérarchie physique et différence culturelle.
Aux États-Unis, c’est un autre concept, assez proche, qui a été forgé dans les années soixante-dix pour rendre compte, lui aussi, du déclin du racisme classique, celui de racisme symbolique. La formule désigne les formes moins ostensibles ou flagrantes du phénomène, et en particulier les variantes contemporaines du préjugé à l’égard des Noirs. Dans cette perspective, il s’agit désormais, pour les racistes, d’évoquer non plus leur infériorité biologique, physique et intellectuelle, mais le fait qu’en se complaisant dans les facilités de l’aide sociale ou en laissant leurs familles se décomposer, ils piétineraient les valeurs culturelles et morales de la nation, à commencer par le travail et le sens de la responsabilité individuelle et de l’effort.
Ainsi, les livres importants de Barker et de Taguieff, auxquels on peut ajouter celui d’Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein [1989] ou les travaux de science politique et de psychologie sociale des chercheurs américains, viennent-ils souligner de façon tranchée le passage du racisme classique, scientifique, à un racisme « nouveau », « culturel », « différencialiste », « symbolique ». Un « néo-racisme » dit-on aussi parfois, qui semble écarter le principe de la hiérarchie biologique au profit de celui de la diversité culturelle. Ce nouveau discours raciste se légitimerait moins par l’invocation d’une inégalité des « races » que par l’idée de l’irréductibilité et de l’incompatibilité de certaines spécificités culturelles, nationales, religieuses, ethniques ou autres. L’Autre, dans cette perspective, est ressenti comme n’ayant aucune place dans la société des racistes, il est perçu comme la négation de ses valeurs ou de son être culturels. Mais faut-il encore parler de racisme lorsque le rejet et la haine se fondent sur la différence culturelle ?"
"Il faut être très prudent lorsqu’il s’agit de qualifier de racistes des discours et des conduites qui relèvent de l’appel à l’intégrité des cultures. Qui, par exemple, ira soupçonner de racisme l’anthropologue Claude Lévi-Strauss [1952, 1971], lorsqu’il plaide pour que les différentes cultures ne communiquent entre elles que dans la mesure où elles ne risquent pas de se contaminer les unes les autres ? Pour qu’il y ait racisme, il faut certainement davantage que la défense ou la promotion de la différence culturelle en tant que telle. Il faut notamment l’idée que l’on naît dans une culture, et non pas qu’on peut l’acquérir, il faut que la culture soit conçue comme un attribut relevant d’un passé commun auquel certains appartiennent, et d’autres non, sans qu’il puisse y avoir réellement de passage, d’inclusion : « Un Antillais ou un Asiatique, a pu dire Enoch Powell à Eastbourne en novembre 1968, n’est pas devenu un Anglais en naissant en Angleterre. Il est citoyen britannique aux yeux de la loi, par sa naissance, mais en fait, il est toujours un Antillais ou un Asiatique » [cf. Miles, 1989].
Ce qui ouvre un vaste ensemble de débats. Les premières questions sont d’ordre théorique. Si une culture est totalement irréductible à une autre, si celui qui est né par exemple au sein d’une minorité issue de l’immigration n’a prétendument aucune capacité à s’assimiler à la culture du pays d’accueil, ce qui est le discours du « nouveau racisme », cela ne revient-il pas à naturaliser la culture, à lui accorder les attributs de la nature, de la race au sens biologique du mot ? Derrière la référence à la culture, n’y a-t-il pas dans le racisme différencialiste l’idée de caractéristiques inscrites dans des gènes ou liées à un phénotype ? Sinon, celui qui professe ne pas aimer telle religion, par exemple, mérite d’être qualifié de raciste, ce qui est excessif sauf s’il y a derrière le jugement sur la religion en question l’idée d’une essence quasi naturelle.
Le concept de racisme culturel pose donc un problème théorique. De plus, ceux qui s’en réclament ne le font pas toujours à bon escient, et il apparaît à l’expérience, qu’il est parfois utilisé à propos de populations accusées ou soupçonnées de fonctionner sur un mode communautaire qui est largement de l’ordre du fantasme, tandis qu’il en épargne d’autres, elles-mêmes pourtant structurées davantage sur le mode de la communauté. Ainsi en France, le racisme anti-immigrés vise-t-il avant tout des populations venues d’Afrique du Nord, dont l’intégration culturelle est forte et rapide, comme l’a souligné Michèle Tribalat [1995], tandis qu’il épargne des minorités, asiatiques, ou encore portugaise, dont les formes d’organisation communautaires, à la fois économiques et culturelles, sont nettement marquées. Quelle est dès lors la portée du concept de racisme culturel, et des concepts voisins, s’ils sont appliqués à des groupes peu différenciés culturellement, et laissent de côté des groupes qui le sont davantage ?"
"Une première thèse, illustrée notamment par Pierre-André Taguieff [1988], consiste à durcir la distinction entre racisme classique, scientifique, et racisme contemporain, culturel, jusqu’à envisager l’idée d’un changement radical. Il y aurait dans cette perspective deux racismes, qui se seraient grosso modo succédé dans l’histoire autour des années cinquante ou soixante, au sortir de l’expérience décisive du nazisme puis de la décolonisation. Le racisme classique, scientifique, est plutôt universaliste, dominé par une thématique de la hiérarchie des races ; il attribue aux groupes caractérisés en termes de race une place dans la société considérée, dans des rapports de production, qu’il s’agisse de l’exploitation coloniale ou de celle qui se joue, éventuellement au cœur des métropoles, dans l’industrie ou les services urbains, ou encore dans les campagnes. Le nouveau racisme, lui, est différencialiste, il tend à rejeter, à exclure et non inclure, à détruire ou mettre à l’écart. Dans cette perspective, la distinction analytique sert également pour lire le changement historique, puisque le racisme scientifique est de l’ordre du passé, et que le racisme culturel domine le présent.
À cette première thèse, nous en opposerons une autre, qui considère qu’il existe non pas deux racismes, mais deux logiques distinctes, de hiérarchisation et de différenciation, contradictoires et pourtant nécessairement coprésentes dans toute expérience significative du racisme. Une logique de pure hiérarchisation, universaliste si l’on préfère, dissout la race dans les rapports sociaux, fait du groupe caractérisé par la race une classe sociale, une modalité extrême du groupe exploité, et de la question de la race en réalité une question sociale. C’est ainsi que, lorsque la question noire, aux États-Unis, devient celle de l’exclusion sociale et de la pauvreté de l’underclass noire dans l’hyperghetto des grandes villes de ce pays, il devient légitime, comme l’a fait le sociologue William J. Wilson, de parler de « signification déclinante de la race » (selon le titre d’un de ses ouvrages, The Declining Significance of Race, paru en 1978).
Et symétriquement, une logique de pure différenciation, qui tend à refuser les contacts et les rapports sociaux, renvoie à l’image de l’extériorité radicale des groupes humains considérés, qui n’ont à la limite aucun espace commun où déployer la moindre relation, qu’elle soit raciste ou non. Le racisme ici est alors soit impossible à transcrire en actes, et donc sans portée pour ses promoteurs (ce qui fait par exemple que les partis racistes d’Europe occidentale, comme le Front national en France, peuvent entretenir d’excellents rapports avec des pays étrangers pourtant peuplés d’Arabes ou de musulmans, et trouver leur culture respectable pourvu qu’elle soit éloignée), soit lancé dans des processus de pure extermination, qui, lorsqu’ils aboutissent, détruisent leur objet.
Les grandes expériences historiques du racisme combinent en fait, chacune à sa façon, et avec d’éventuelles variations dans le temps, les deux logiques principales du racisme."
"Le racisme doit être considéré comme le fruit de changements ou de situations dans lesquels il accompagne ou fonde des rapports sociaux."
"Le racisme est [...] une question véritablement moderne à partir du moment où il concerne non pas des groupes humains en position de grande extériorité mutuelle, de radicale étrangeté, de distance non abolie, non pas même des groupes humains qui se heurtent, ou inaugurent leur rencontre, comme ce fut le cas au début de la colonisation, mais des groupes humains appelés à vivre dans une même unité économique, politique ou sociale, en particulier dans un même ensemble juridico-politique — celui que constitue, notamment, un État."
" [L'espace du racisme] s’organise à partir de quatre pôles principaux qui correspondent chacun à une source virtuelle de racisme. Deux logiques principales sont à l’œuvre ici : la première oppose la participation individuelle à la vie économique et politique moderne, et l’appartenance à une identité collective dans laquelle la personne n’est conçue que comme subordonnée à une communauté, à sa culture, ses lois, ses traditions ; la seconde, si l’on souhaite reprendre les catégories présentées dans le chapitre précédent, oppose une vision du monde à dominante plutôt universaliste (mais pas exclusivement), à une autre, plutôt différencialiste. Les quatre points cardinaux de l’espace du racisme correspondent aux quatre combinaisons possibles de ces deux logiques.
Le racisme universaliste.
Un premier pôle correspond au racisme qui accompagne la modernité triomphante, lorsqu’elle se veut référence au progrès, à la nation universelle, ou encore à un projet d’évangélisation religieuse : la marche en avant de ceux qui s’identifient à la modernité est vécue ou présentée comme une chance historique offerte à ceux qu’elle croise dans sa progression, et dont ils n’admettent pas qu’ils puissent s’y refuser. Tout obstacle dressé sur le chemin de l’inclusion dans la modernité par ceux qui sont supposés en bénéficier est susceptible d’être combattu dans des catégories raciales qui permettront tout à la fois de dénoncer l’obscurantisme, de détruire les résistances les plus systématiques des uns, et de justifier l’exploitation des autres, prix à payer par ces derniers pour une entrée par le bas dans le monde moderne.
Ainsi, le colonialisme a-t-il largement procédé d’un racisme qui a pu être qualifié d’universaliste, porté par des élites politiques ou des acteurs économiques, culturels ou religieux déployant à l’égard des peuples colonisés (ou résistant à la colonisation), soit plutôt une logique de différenciation, se soldant alors parfois par d’effroyables violences, soit plutôt une logique d’infériorisation. Celle-ci pouvait viser exclusivement à exploiter économiquement les groupes concernés ; elle pouvait aussi prétendre les faire entrer dans le progrès, leur autoriser de s’identifier à la nation conquérante ou dominante. C’est pourquoi la nostalgie de l’époque coloniale se teinte parfois en France d’un discours vaguement progressiste, où l’on suggère qu’on ne faisait rien d’autre que d’aider les enfants des écoles à accéder à l’universel en leur enseignant, dans toutes les colonies, qu’il y a deux mille ans l’histoire commençait pour eux, comme en métropole, avec « nos ancêtres les Gaulois ».
Le racisme universaliste est parfois brutal, parfois condescendant ; il n’est véritablement universaliste que s’il prétend effectivement intégrer dans la modernité les peuples qu’il vise, les y dissoudre par assimilation en assurant à chaque personne un traitement individuel égalitaire, celui des droits de l’homme et du citoyen. Les deux logiques qui l’animent, d’infériorisation et de différenciation, peuvent fort bien, pour une même expérience historique, se succéder : en Australie par exemple, la colonisation s’est d’abord caractérisée par l’intention d’incorporer les Aborigènes dans la « civilisation », en en faisant une main-d’œuvre pour des tâches plutôt pénibles — la logique était donc d’abord d’infériorisation. Leur résistance a fait alors qu’une logique différencialiste de mise à l’écart et de destruction s’est imposée, perdurant jusque dans les années cinquante de ce siècle, lorsque les enfants aborigènes, arrachés à leurs parents et à leur culture, placés dans des pensionnats, ont été laissés dans l’ignorance de leurs origines familiales pour être mieux assimilés : le racisme, ici, aboutit non pas au génocide, mais à un ethnocide (destruction d’un peuple) puisqu’il détruit une culture en prétendant, dans sa phase ultime, ne pas détruire les individus — dont il ravage en réalité la personnalité et les chances de pouvoir se construire en sujets.
Le racisme de la chute et de l’exclusion sociale.
Un deuxième pôle correspond aux situations dans lesquelles des groupes ou des individus vivent une forte chute sociale, sont marqués par l’exclusion ou sa menace. Ces phénomènes débouchent sur un racisme particulièrement aigu dans les périodes de mutation sociale ou de crise économique. Le raciste, ici, est celui qui perd son statut ou sa position sociale, ou craint de les perdre, ou veut se protéger des risques de la chute. Il est plus ou moins rejeté en dehors du monde du travail s’il appartient au monde industriel, il n’écoule plus sa production s’il est exploitant agricole ; ou bien encore il habite dans les quartiers décomposés de l’inner city américaine ou dans les banlieues dégradées de la France, et a le sentiment de déchoir en partageant les conditions d’existence des Noirs ou des immigrés.
Son racisme ici s’apparente à un réflexe de « pauvres Blancs », il vise prioritairement ceux qui sont les plus proches socialement, les Noirs des États du Sud agricole américain à la fin du XIXe siècle, ou ceux qui pénètrent dans l’industrie des grandes métropoles du Nord à partir des années dix du XXe siècle, les immigrés des banlieues françaises d’aujourd’hui. Ce racisme est couramment une composante d’un discours et d’une action populistes, qui dénoncent la classe politique, l’État, les intellectuels ou les « gros ». Le raciste se nourrit là d’une représentation inversée du groupe visé : pour lui, l’Autre est en train de gagner des points alors qu’il se vit lui-même en pleine chute, ou se sent singulièrement menacé.
Ce racisme n’est pas un refus de la modernité, mais un refus d’en être expulsé, qui se retourne contre des groupes accusés d’y pénétrer. Il est appel à la participation à la vie moderne, à l’argent, à l’emploi, à la consommation, à l’éducation, il demeure adossé à la modernité, ce qui n’interdit pas qu’il puisse se prolonger et se renverser en attitudes antimodernes."
"L’identité contre la modernité.
Un troisième pôle correspond à la référence à une identité nationale, ethnique, religieuse ou autre lorsqu’elle est avancée pour s’opposer à la modernité. [...]
Dans les sociétés modernes, les identités apparemment traditionnelles sont des constructions sociales qui empruntent leurs références au passé, sans être nécessairement ancrées dans la continuité d’une longue tradition. La modernité contemporaine permet l’invention de traditions, ne serait-ce que sous les formes d’un « bricolage », selon l’expression de Claude Lévi-Strauss, dans lequel divers matériaux empruntés au passé sont intégrés sur un mode syncrétique à des éléments plus nouveaux pour se présenter sous la forme de la tradition. Par exemple, l’identité bretonne se réclame fréquemment d’une longue histoire et de traditions, alors que la danse, la musique, l’architecture bretonnes doivent beaucoup à des innovations réalisées aux XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles, et combinées, métissées à des éléments plus anciens. Il n’est pas rare que de telles inventions procèdent du cas de figure précédent, d’une situation, réelle ou crainte, de chute ou d’exclusion : les drames et les appréhensions liés au chômage, à la misère, aux problèmes du logement, du surendettement, de la scolarité des enfants ou de la santé aboutissent alors, au-delà d’un populisme encore favorable à des projets de modernisation, à un nationalisme, un appel à l’ethnicité ou à la religion qui deviennent antimodernes, se délestent de toute visée universaliste et tendent vers l’intégrisme ou le radicalisme de l’enfermement dans la culture.
À partir de là, comme l’a montré Étienne Balibar [1989] à propos du nationalisme, le racisme trouve sa place assez facilement, il constitue un ver couramment présent dans le fruit de l’idée de communauté nationale (ou autre) : « Le racisme, écrit Balibar [est] un supplément de nationalisme. [...]
D’autres cas de figure sont possibles, où l’identité, même si elle peut être au départ partie prenante de la modernité, aboutit à s’y opposer plutôt que s’y inclure. Ils relèvent notamment de situations où un groupe se réclame d’une identité, communautaire, religieuse, nationale, ethnique, pour dénoncer en termes de race un autre groupe accusé d’incarner la modernité, de contribuer à son extension à son seul avantage, de se l’accaparer de façon injuste, maligne, et au détriment de l’identité du groupe raciste.
Depuis longtemps, les Juifs, dans de nombreux pays, sont ainsi accusés de personnaliser l’échange, l’argent, l’industrialisation, le capitalisme, les médias corrupteurs de la tradition, mais aussi, ce qui n’est jamais qu’une autre face de la modernité, les idées communistes ou l’action révolutionnaire. L’antisémitisme, sans jamais se réduire à cette seule dimension, constitue alors très souvent une expression de la haine ou de la peur de la modernité, ou de l’incapacité à la maîtriser, ou encore du ressentiment de groupes qui, ne pouvant y être inclus, se retournent contre ceux qui l’incarnent à leurs yeux.
Dans les sociétés occidentales, les diasporas d’origine asiatique, surtout lorsqu’elles font preuve de dynamisme économique en même temps que d’une capacité à maintenir une vie communautaire, suscitent de même un racisme fait surtout de préjugés et de rumeurs et qui relève, partiellement au moins, de ce troisième cas de figure."
"Le racisme des identités en conflit.
Enfin, un quatrième pôle correspond à des attitudes et des conduites déployées au nom d’une identité culturelle, à l’encontre de groupes définis eux-mêmes comme culturellement distincts, en dehors de toute référence à la participation à la modernité, ou à son contrôle. Le racisme surgit ici dans le cadre de tensions interculturelles ou interethniques, où peut se jouer une dialectique des identités : toute affirmation identitaire ou communautaire d’un groupe, même très minoritaire, risque d’entraîner, en effet, l’exacerbation identitaire d’autres groupes, à commencer par le groupe dominant ou majoritaire.
[...] La poussée contemporaine, en Europe occidentale, de nationalismes xénophobes et racistes, animés par la haine de l’immigration, doit beaucoup à des affects qui n’ont que très partiellement à voir avec la réalité de cette immigration ou avec une expérience partagée avec elle ; et beaucoup plus avec un sentiment de menace générale sur l’identité nationale, lui-même lié à des difficultés sociales ou à des processus beaucoup plus larges — globalisation de l’économie, internationalisation de la culture sous hégémonie américaine, construction de l’Europe par exemple. De même, on a pu parler d’un antisémitisme sans Juifs à propos du nationalisme et du communisme dans certains pays de l’Europe centrale après guerre.
Certaines sociétés occidentales, aujourd’hui, et la France tout particulièrement, sont le théâtre de processus de fragmentation sociale et culturelle dans lesquels l’idée de nation apporte de plus en plus difficilement le cadre symbolique et culturel ou l’horizon général de la vie collective. L’idée de nation, en effet, se rétracte en nationalisme plus ou moins raciste, xénophobe et antisémite tandis que s’affirment toutes sortes d’identités particulières — ethniques, religieuses, de genre, liées à une déficience physique, etc. — qui se présentent sur un mode plus ou moins revendicatif dans l’espace public."
"Ces pôles sont des constructions analytiques et, dans la pratique concrète, historique, les acteurs ou les idéologues du racisme ne se réduisent jamais à des types sociologiquement « purs ». Ils relèvent plutôt de combinaisons ou de positions complexes, dont la localisation sur notre schéma, pour un même acteur ou un même idéologue, est elle-même susceptible de varier avec le temps. Le caractère syncrétique du racisme est d’autant plus la règle que la pensée raciste n’est jamais embarrassée par ses contradictions internes, qu’elle n’a pas pour souci d’articuler de façon rationnelle ou cohérente les différents éléments dont elle procède. Le racisme fusionne ou amalgame les significations, même les plus opposées ; il peut viser un groupe pour mieux l’exclure (par exemple au nom d’une différence culturelle jugée irréductible, et donc naturalisée, racisée), et simultanément s’efforcer de l’inclure (par exemple pour l’exploiter et en tirer profit).
Ce cadre général d’analyse correspond à une définition de la modernité qui y voit, fondamentalement, une tension, et donc aussi une articulation, entre deux registres distincts : d’une part, la raison, le progrès, l’échange, la référence aux valeurs universelles telles qu’elles ont été formulées, notamment, par les Lumières, et d’autre part, les sentiments, les affects, les identités culturelles, définies en termes historiques, religieux, ethniques, nationaux ou autres. Ces deux registres renvoient aux deux axes qui structurent le schéma ci-dessus en en joignant les points cardinaux deux par deux, et font du racisme l’ensemble des modalités de leur mise en relation.
Or, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et avec une accélération au cours des années soixante-dix, les sociétés occidentales (mais pas seulement) connaissent de tels changements qu’il est possible de parler pour elles de crise de la modernité et même, selon certaines analyses et réflexions, de dépassement postmoderne. L’idée d’une tension, d’une articulation encore possible entre les deux registres qui définissent la modernité, laisse la place à d’autres représentations du monde contemporain, dans lesquelles dominent les images de la dissociation et de l’éclatement."
"L’antisémitisme [...] prolonge un antijudaïsme aussi ancien que la religion juive, la haine des Juifs a une épaisseur historique telle qu’on ne peut en aucune façon la réduire aux seuls temps modernes, comme nous l’avons fait, pour l’essentiel, en ce qui concerne le racisme.
Cet argument, qui dissocie nettement les deux phénomènes, est quelque peu affaibli si l’on considère, précisément, non plus la haine proprement sociale et culturelle des Juifs, mais sa transformation en un phénomène raciste, ce qui milite d’ailleurs en faveur de l’idée d’un lien entre racisme et modernité. On peut en effet dater les premières expressions de l’antisémitisme à l’Espagne de la Reconquista et des grandes découvertes, lorsque les Juifs furent expulsés de ce pays (et du Portugal), et que les statuts de « pureté du sang » furent peut-être la première expression claire d’un racisme biologique pour lequel le sang juif, comme l’expliquait un controversiste du XVIe siècle, cité par Charles Amiel [1983], corrompt l’homme et s’apparente à du poison — un quasi venenum. Dans l’Espagne d’après 1492, en effet, les Juifs n’ont plus leur place, et s’il en subsiste, ils sont cachés, plus ou moins faussement convertis, marranes, et en fait considérés par le pouvoir comme biologiquement différents. Tout poste de quelque importance dans l’armée, l’administration ou l’Église a longtemps été en principe interdit aux Espagnols s’ils ne pouvaient produire une généalogie vierge de toute ascendance juive [cf. Poliakov, 1959, 1971]. Ajoutons que le terme même d’antisémitisme date de la fin du XIXe siècle, son invention étant généralement imputée à Wilhelm Marr, journaliste de Hambourg qui l’utilise en 1873 dans un libelle intitulé La Victoire du judaïsme sur le germanisme."
"Les sciences sociales ont au départ contribué à l’élaboration et à la mise en forme du racisme, plus peut-être qu’elles n’ont aidé à le constituer comme un objet d’analyse et de réflexion. Elles ont eu beaucoup de peine à se dégager de l’étude des races humaines, et hésitent encore à rompre avec l’idée même de race, proposant plutôt, de Gabriel Tarde à Claude Lévi-Strauss, en passant par Franz Boas ou Ludwig Gumplowicz, de renverser les modes de pensée qui expliquent la vie sociale et la culture par la race au profit de raisonnements dans lesquels la race devient une résultante de la culture : « Loin qu’il faille se demander si la culture est ou non fonction de la race, explique Lévi-Strauss dans une célèbre conférence [1971], nous découvrons que la race —ou ce que l’on entend généralement par ce terme— est une fonction parmi d’autres de la culture. » La race, dans cette perspective, n’est pas une réalité biologique ou génétique, mais une construction sociale."
-Michel Wieviorka, Le racisme. Une introduction, Éditions La Découverte & Syros, Paris, 1998.
"Première définition : le racisme consiste à caractériser un ensemble humain par des attributs naturels, eux-mêmes associés à des caractéristiques intellectuelles et morales qui valent pour chaque individu relevant de cet ensemble et, à partir de là, à mettre éventuellement en œuvre des pratiques d’infériorisation et d’exclusion."
"Le racisme s’est considérablement transformé au fil du temps, et la distance est grande entre ses expressions classiques qui prétendent reposer sur la science et ses formes contemporaines qui se réfèrent de plus en plus à l’idée de la différence et de l’incompatibilité des cultures. Y a-t-il une unité historique du phénomène, ou plutôt une histoire dominée par des ruptures dont la plus décisive s’est certainement jouée à partir de l’expérience nazie ?"
"Les sciences sociales ont commencé à s’intéresser de façon systématique au racisme à partir des années vingt, avec la question noire aux États-Unis, et la montée de l’antisémitisme dans l’Allemagne nazie. La recherche a ensuite connu des hauts et des bas, mais, comme l’indiquent deux sociologues britanniques, John Solomos et Les Back, jusque dans les années soixante-dix, elle a constitué un domaine hautement spécialisé dans des disciplines comme l’histoire, la sociologie et les sciences politiques. Puis eut lieu une « explosion sans précédent » de l’intérêt universitaire pour cet objet et, désormais, « il n’y a pratiquement plus aucune branche des sciences sociales et des humanités qui n’ait pas connu une résurgence de l’intérêt pour l’étude des divers aspects du racisme » [1996, p. xii]. En France, la recherche a été souvent vigoureuse, et au plus haut niveau dans les années cinquante et soixante, avec des auteurs aussi importants que l’historien Léon Poliakov [1955 ; 1961 ; 1968 ; 1977], les sociologues Albert Memmi [1966], Roger Bastide [1970], ou, un peu plus tard, Colette Guillaumin [1972]. Après une période de latence, elle a connu un renouveau, à partir du milieu des années quatre-vingt, et d’abord sous l’impulsion des sciences ou de la philosophie politiques."
"Il est tentant de parler de racisme sans craindre l’anachronisme à propos des anciens Grecs, pour lesquels les barbares, au dehors de la Cité, étaient des êtres humains, certes, mais singulièrement inférieurs ; ou bien encore d’évoquer l’épaisseur du racisme dans certaines sociétés asiatiques. Le phénomène est assurément antérieur à son concept, ou tout au moins à sa dénomination.
Notre approche sera pourtant plus prudente, et nous la limiterons à l’ère moderne et aux sociétés occidentales. Ce choix tient au refus de constituer le racisme en constante anthropologique, en virtualité qui fait de tout groupe humain le vecteur éventuel de catégories qui « naturalisent » d’autres groupes humains pour mieux les agresser, les tenir à distance ou les inférioriser. Il en fait un attribut des sociétés modernes, individualistes, telles qu’elles ont commencé à se développer en Europe occidentale au sortir du Moyen Âge. « Le racisme, écrit Louis Dumont [1966], répond, sous une forme nouvelle, à une fonction ancienne. Tout se passe comme s’il représentait, dans la société égalitaire, une résurgence de ce qui s’exprimait différemment, plus directement, dans la société hiérarchique […]. Supprimez les modèles anciens de distinction, et vous avez l’idéologie raciste. » Le phénomène, de ce point de vue, ne caractérise pas les sociétés traditionnelles, « holistes » dans le vocabulaire de Louis Dumont (c’est-à-dire où l’ensemble prime sur les individus) ; il est inauguré en Europe à partir du moment où s’opère son expansion planétaire, avec les grandes découvertes, la colonisation et ce qui est déjà, dès le XVe siècle, un processus de mondialisation économique. Dans cette perspective, où le racisme est indissociable de la modernité, la notion de race se diffuse à partir du XVIIIe siècle. C’est pourquoi les débats actuels sur le rôle des Lumières et du renouveau religieux de l’époque sont particulièrement intéressants : un historien comme George Mosse [1985], par exemple, y voit les fondements du racisme tandis que Tzvetan Todorov [1986] trouve inadaptée et simplificatrice l’idée d’une relation de causalité entre la philosophie des Lumières et le racisme."
"Le racisme proprement dit, l’idée d’une différence essentielle, inscrite dans la nature même des groupes humains, dans leurs caractéristiques physiques, ne commence véritablement à se diffuser qu’à la fin du XVIIIe siècle et au siècle suivant.
S’ouvre alors l’époque du racisme classique pour lequel la « race », en associant attributs biologiques et naturels, et attributs culturels, peut être l’objet de théorisation scientifique. [...]
En France, le phénomène, selon [Arendt], procède au départ des inquiétudes de la noblesse, soucieuse, comme en témoigne notamment le comte de Boulainvilliers, de s’opposer au peuple et à la bourgeoisie d’un côté, à la monarchie de l’autre : la noblesse française, dit Arendt, identifie « la chute de sa caste avec la chute de la France, puis avec celle de l’humanité tout entière » (1982, p. 89]. En Allemagne, les romantiques d’un côté, exaltant la noblesse naturelle, et les nationalistes de l’autre, en quête d’une origine tribale commune, forment deux courants dont l’amalgame s’opère à la fin du XIXe siècle pour constituer le racisme « en tant qu’idéologie à part entière » [ibid.]. En Angleterre, enfin, le racisme est indissociable de l’expansion coloniale, mais aussi des attentes des classes moyennes qui veulent « des savants capables de prouver que les grands hommes, et non les aristocrates, étaient les véritables représentants de la nation, ceux qui en manifestaient le “génie de la race” » [ibid.].
D’un côté, la colonisation et l’impérialisme, de l’autre, la nation et les nationalismes européens."
"Il s’agit, quel que soit le savoir inauguré ou convoqué, de démontrer la supériorité de la « race » blanche sur les autres « races », de classer les races humaines, dans la foulée de la classification des espèces proposée par Karl von Linné ; de montrer, aussi, que le « mélange » est source de décadence pour la race supérieure : on rencontre là la hantise du métissage, constamment centrale dans le racisme, y compris dans la période actuelle."
"En France, Ernest Renan et d’autres s’efforcent de construire une opposition raciale entre Sémites et Aryens, à l’avantage, bien évidemment, des seconds. Arthur de Gobineau, dans son célèbre Essai sur l’inégalité des races humaines [1852], développe une pensée de la décadence, comme si l’humanité allait à sa perte du fait du mélange des races, selon lui inéluctable [...] Gustave Le Bon [1894] classe les races, en distinguant celles qui sont supérieures, toutes indo-européennes, de celles qui sont de statut intermédiaire, sémitiques, ou chinoise notamment, et de celles qui sont primitives. Georges Vacher de Lapouge [1899] propose une anthropologie positiviste et scientiste qui témoigne de son inquiétude du métissage."
"L’anatomiste écossais Robert Knox s’appuie sur la science pour proposer une théorie des races qui n’est guère éloignée de celle de Gobineau, l’anthropologue John Hunt affirme le polygénisme de l’espèce humaine, c’est-à-dire l’idée que les races humaines ont différentes origines."
"Là où [Darwin] s’intéresse au changement et à l’évolution par la sélection naturelle, Spencer met en avant les caractéristiques fixes de la race, qui autorisent selon lui un groupe racial à se maintenir par des luttes éliminant les spécimens impurs. Francis Galton [1904-1905], cousin de Darwin, se fait le promoteur d’un eugénisme qui anime divers débats, dont ceux de la Sociological Society of London, auxquels participent, sans adhérer nécessairement à ses vues, des figures aussi prestigieuses que Max Nordau, Bertrand Russell, Ferdinand Tönnies, George Bernard Shaw ou H.G. Wells. Galton hiérarchise les populations noire et blanche en 24 degrés, de A en bas à X en haut, et considère que les groupes E et F des Noirs correspondent à peine aux groupes C et D des Blancs. Otto Amon, en Allemagne, ou Houston Stewart Chamberlain, gendre de Richard Wagner, et fils d’un amiral britannique installé à Dresde, s’inquiètent du « chaos des races » ou de l’influence des Juifs dans la politique, le droit, les lettres et la vie économique.
Aux États-Unis, les deux premiers traités de sociologie, publiés au milieu du XIXe siècle, celui de Henry Hughes comme celui de George Fitzhugh, prétendent justifier l’esclavagisme, et les sciences sociales, avec Ellwood, Grove S. Dow et de nombreux auteurs, notamment dans les premières livraisons de l’American Journal of Sociology, développent un racisme qui porte sur deux thèmes principaux : d’une part, la question noire, et d’autre part, celle de l’immigration, qui inquiète de plus en plus fortement la population américaine à partir du début du XXe siècle."
"Le racisme scientifique propose, sous diverses variantes, une prétendue démonstration du fait qu’il existe des « races » dont les caractéristiques biologiques ou physiques correspondraient à des capacités psychologiques et intellectuelles, à la fois collectives et valables pour chaque individu. Ce racisme est lourd d’un déterminisme qui, dans certains cas, prétend expliquer non seulement les attributs de chaque membre d’une supposée race, mais aussi le fonctionnement des sociétés ou des communautés faites de telle ou telle race."
"Au début du XIXe siècle, les classifications des races sont fondées surtout sur les attributs phénotypiques (couleur de la peau, type de chevelure, forme du nez et autres caractères de l’organisme qui se manifestent à l’observation). Puis le squelette est l’objet d’un intérêt croissant, et surtout le crâne (la capacité crânienne ou l’angle facial) : la craniométrie devient une activité scientifique importante. Enfin, dans le contexte de la poussée des nationalismes, l’effort de classification sert aussi à distinguer des « races » au sein même de l’Ancien monde (par exemple : alpine, méditerranéenne et nordique), à justifier des discours et des conduites visant à inférioriser les Juifs ou, en Angleterre, les Irlandais, quand il ne sert pas à certaines minorités culturelles d’argument pour s’affirmer, comme en témoignent par exemple les écrits du père fondateur du nationalisme basque, Sabino Arana, parlant en termes historiques mais aussi biologiques de la race basque : les dominés aussi peuvent s’approprier le thème de la race."
"Certains auteurs ont cherché à défendre un principe de dissociation, séparant l’idée de race du racisme, et cherchant à sauver la première tout en combattant le second. Ainsi, l’anthropologue américaine Ruth Benedict, dans Race and Racism, publié pour la première fois en 1942, affirme que la race est une classification basée sur des traits héréditaires qui constitue un domaine de recherche scientifique, tandis que le racisme est un dogme contraire à toute démonstration scientifique."
"Un autre prix Nobel (de médecine, 1965), François Jacob, peut affirmer clairement que pour la biologie « le concept de race a perdu toute valeur opératoire, et ne peut que figer notre vision d’une réalité sans cesse mouvante ; le mécanisme de transmission de la vie est tel que chaque individu est unique, que les individus ne peuvent être hiérarchisés, que la seule richesse est collective : elle est faite de la diversité. Tout le reste est idéologie » [1981]."
"Le cadre conceptuel de la science des races n’est pas totalement liquidé, comme en attestent les avatars contemporains de la controverse sur l’hérédité de l’intelligence."
"Dans la tradition intellectuelle et politique anglo-saxonne, il est possible et légitime de parler de race relations (relations de races) sans pour autant risquer l’accusation ou le soupçon de racisme. La race, dans cette perspective, est une construction sociale et politique, fondée sur des attributs phénotypiques, à partir de laquelle se jouent des rapports entre groupes raciaux. Les sciences sociales américaines, notamment, ont dès les années vingt développé des travaux s’inscrivant, avec l’école sociologique de Chicago, dans une perspective de race relations. Et en Grande-Bretagne, à partir des années cinquante, des chercheurs aussi influents que Michael Banton [1967] et John Rex [1970] se sont également inscrits dans ce type d’approche. Banton, par exemple, a proposé de distinguer six modèles fondamentaux d’interaction dans l’histoire des race relations : le contact institutionnel, l’acculturation, la domination, le paternalisme, l’intégration et le pluralisme."
"En 1967, Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, deux militants du mouvement noir américain, publient un ouvrage, Black Power : the Politics of Liberation in America, où ils expliquent comment fonctionne le racisme aux États-Unis : de deux manières, selon eux, l’une ouverte et associée à des individus, l’autre non déclarée et institutionnelle. La première est explicite, la seconde cesse de l’être, et permet, à la limite, de dissocier le racisme en actes des intentions ou de la conscience de quelconques acteurs.
Aux États-Unis, le racisme institutionnel est décrit comme maintenant les Noirs dans une situation d’infériorité grâce à des mécanismes non perçus socialement. Cette conception du phénomène renouvelle l’analyse, en même temps qu’elle inspire de nombreux chercheurs : le problème n’est plus l’existence de doctrines ou d’idéologies se réclamant plus ou moins explicitement de la science, il n’est pas même ce que pensent les gens, ou ce qu’est le contenu des arguments qu’ils utilisent éventuellement pour justifier leurs actes racistes. Il est dans le fonctionnement même de la société, dont le racisme constitue une propriété structurelle, inscrite dans des mécanismes routiniers assurant la domination et l’infériorisation des Noirs sans que personne n’ait guère besoin de les théoriser ou de tenter de les justifier par la science. Le racisme apparaît ainsi comme un système généralisé de discriminations."
"Dans un ouvrage qui rassemble des entretiens conduits avec des « racistes » blancs (Portraits of White Racism, 1977), David T. Wellman montre que l’hostilité ou le préjugé à l’égard des Noirs peuvent fort bien être absents d’un discours qui n’en aboutit pas moins à leur ségrégation ou à leur discrimination."
"La faiblesse de ce concept né aux États-Unis, qui fut appliqué avec d’assez grandes difficultés par plusieurs chercheurs à l’expérience de la Grande-Bretagne, est qu’il aboutit, poussé à son terme, à un paradoxe impossible à soutenir. Il implique en effet que l’ensemble de ceux qui dominent sont extérieurs à sa pratique, et en même temps en bénéficient ; il exonère chacun d’eux de tout soupçon de racisme, puisque selon cette théorie, seules les institutions, à la limite, fonctionnent au racisme, et en même temps, il fait porter sur tous la responsabilité du phénomène.
L’utilité du concept de racisme institutionnel est peut-être avant tout de plaider pour que l’on entende la voix de ceux qui subissent la discrimination et la ségrégation et qui demandent des changements politiques et institutionnels pour rectifier les inégalités et les injustices dont ils souffrent. Il est une invitation à débattre, à enquêter, à refuser un aveuglement qui, grâce à l’épaisseur et à l’opacité des mécanismes propres au fonctionnement des institutions, permet à de larges pans de la population, tout à la fois, de bénéficier des avantages économiques ou statutaires que peut apporter le racisme actif, tout en évitant d’avoir à en assumer les inconvénients moraux. Il préserve, autrement dit, la bonne conscience de ceux qui en tirent un profit."
"Dans un livre publié en 1981 (The New Racism), en effet, Barker traite du nouveau racisme, c’est-à-dire du passage de l’infériorité biologique à la différence culturelle dans la légitimation du discours raciste. Désormais, l’argumentation raciste ne se fonde plus sur la hiérarchie mais sur la « différence », non plus sur les attributs naturels imputés au groupe « racisé », mais sur sa culture, sa langue, sa religion, ses traditions, ses mœurs. Le nouveau racisme, dans cette perspective, insiste sur la menace que la différence des groupes visés ferait peser sur l’identité du groupe dominant. Il exprime en l’occurrence un sentiment de menace sur l’homogénéité nationale de la Grande-Bretagne, qui a vu arriver depuis les années cinquante de considérables vagues d’immigration en provenance des anciennes colonies du Commonwealth. Selon ce point de vue qui semble renouveler le discours et la pratique racistes, chaque communauté, ethnique ou nationale, constitue une expression particulière de la nature humaine, ni supérieure, ni inférieure : différente.
Cette approche connaît en Grande-Bretagne même un assez large écho, elle est relayée en particulier par des chercheurs qui, tel Paul Gilroy [1987], s’inscrivent dans une tradition plus ou moins marxiste, ou qui se réfèrent à la pensée de Franz Fanon [1952, 1961], chez qui on trouve déjà la dénonciation du racisme culturel, dans un sens assez proche, effectivement, de celui auquel renvoie la notion de « nouveau racisme ». Elle n’est pas pour autant un phénomène exclusivement britannique. Ainsi en France, l’ouvrage de Pierre-André Taguieff, La Force du préjugé, publié en 1988, insiste lui aussi, en des termes élaborés, sur la constitution à l’extrême droite d’un racisme différencialiste, perceptible dans le champ doctrinaire, avec notamment les publications et les réflexions du GRECE ou du Club de l’Horloge, et dans le champ politique avec le discours identitaire du Front national ; sa conceptualisation, plus abstraite et développée, s’apparente à celle de Barker, tout en donnant plus de netteté à l’opposition entre hiérarchie physique et différence culturelle.
Aux États-Unis, c’est un autre concept, assez proche, qui a été forgé dans les années soixante-dix pour rendre compte, lui aussi, du déclin du racisme classique, celui de racisme symbolique. La formule désigne les formes moins ostensibles ou flagrantes du phénomène, et en particulier les variantes contemporaines du préjugé à l’égard des Noirs. Dans cette perspective, il s’agit désormais, pour les racistes, d’évoquer non plus leur infériorité biologique, physique et intellectuelle, mais le fait qu’en se complaisant dans les facilités de l’aide sociale ou en laissant leurs familles se décomposer, ils piétineraient les valeurs culturelles et morales de la nation, à commencer par le travail et le sens de la responsabilité individuelle et de l’effort.
Ainsi, les livres importants de Barker et de Taguieff, auxquels on peut ajouter celui d’Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein [1989] ou les travaux de science politique et de psychologie sociale des chercheurs américains, viennent-ils souligner de façon tranchée le passage du racisme classique, scientifique, à un racisme « nouveau », « culturel », « différencialiste », « symbolique ». Un « néo-racisme » dit-on aussi parfois, qui semble écarter le principe de la hiérarchie biologique au profit de celui de la diversité culturelle. Ce nouveau discours raciste se légitimerait moins par l’invocation d’une inégalité des « races » que par l’idée de l’irréductibilité et de l’incompatibilité de certaines spécificités culturelles, nationales, religieuses, ethniques ou autres. L’Autre, dans cette perspective, est ressenti comme n’ayant aucune place dans la société des racistes, il est perçu comme la négation de ses valeurs ou de son être culturels. Mais faut-il encore parler de racisme lorsque le rejet et la haine se fondent sur la différence culturelle ?"
"Il faut être très prudent lorsqu’il s’agit de qualifier de racistes des discours et des conduites qui relèvent de l’appel à l’intégrité des cultures. Qui, par exemple, ira soupçonner de racisme l’anthropologue Claude Lévi-Strauss [1952, 1971], lorsqu’il plaide pour que les différentes cultures ne communiquent entre elles que dans la mesure où elles ne risquent pas de se contaminer les unes les autres ? Pour qu’il y ait racisme, il faut certainement davantage que la défense ou la promotion de la différence culturelle en tant que telle. Il faut notamment l’idée que l’on naît dans une culture, et non pas qu’on peut l’acquérir, il faut que la culture soit conçue comme un attribut relevant d’un passé commun auquel certains appartiennent, et d’autres non, sans qu’il puisse y avoir réellement de passage, d’inclusion : « Un Antillais ou un Asiatique, a pu dire Enoch Powell à Eastbourne en novembre 1968, n’est pas devenu un Anglais en naissant en Angleterre. Il est citoyen britannique aux yeux de la loi, par sa naissance, mais en fait, il est toujours un Antillais ou un Asiatique » [cf. Miles, 1989].
Ce qui ouvre un vaste ensemble de débats. Les premières questions sont d’ordre théorique. Si une culture est totalement irréductible à une autre, si celui qui est né par exemple au sein d’une minorité issue de l’immigration n’a prétendument aucune capacité à s’assimiler à la culture du pays d’accueil, ce qui est le discours du « nouveau racisme », cela ne revient-il pas à naturaliser la culture, à lui accorder les attributs de la nature, de la race au sens biologique du mot ? Derrière la référence à la culture, n’y a-t-il pas dans le racisme différencialiste l’idée de caractéristiques inscrites dans des gènes ou liées à un phénotype ? Sinon, celui qui professe ne pas aimer telle religion, par exemple, mérite d’être qualifié de raciste, ce qui est excessif sauf s’il y a derrière le jugement sur la religion en question l’idée d’une essence quasi naturelle.
Le concept de racisme culturel pose donc un problème théorique. De plus, ceux qui s’en réclament ne le font pas toujours à bon escient, et il apparaît à l’expérience, qu’il est parfois utilisé à propos de populations accusées ou soupçonnées de fonctionner sur un mode communautaire qui est largement de l’ordre du fantasme, tandis qu’il en épargne d’autres, elles-mêmes pourtant structurées davantage sur le mode de la communauté. Ainsi en France, le racisme anti-immigrés vise-t-il avant tout des populations venues d’Afrique du Nord, dont l’intégration culturelle est forte et rapide, comme l’a souligné Michèle Tribalat [1995], tandis qu’il épargne des minorités, asiatiques, ou encore portugaise, dont les formes d’organisation communautaires, à la fois économiques et culturelles, sont nettement marquées. Quelle est dès lors la portée du concept de racisme culturel, et des concepts voisins, s’ils sont appliqués à des groupes peu différenciés culturellement, et laissent de côté des groupes qui le sont davantage ?"
"Une première thèse, illustrée notamment par Pierre-André Taguieff [1988], consiste à durcir la distinction entre racisme classique, scientifique, et racisme contemporain, culturel, jusqu’à envisager l’idée d’un changement radical. Il y aurait dans cette perspective deux racismes, qui se seraient grosso modo succédé dans l’histoire autour des années cinquante ou soixante, au sortir de l’expérience décisive du nazisme puis de la décolonisation. Le racisme classique, scientifique, est plutôt universaliste, dominé par une thématique de la hiérarchie des races ; il attribue aux groupes caractérisés en termes de race une place dans la société considérée, dans des rapports de production, qu’il s’agisse de l’exploitation coloniale ou de celle qui se joue, éventuellement au cœur des métropoles, dans l’industrie ou les services urbains, ou encore dans les campagnes. Le nouveau racisme, lui, est différencialiste, il tend à rejeter, à exclure et non inclure, à détruire ou mettre à l’écart. Dans cette perspective, la distinction analytique sert également pour lire le changement historique, puisque le racisme scientifique est de l’ordre du passé, et que le racisme culturel domine le présent.
À cette première thèse, nous en opposerons une autre, qui considère qu’il existe non pas deux racismes, mais deux logiques distinctes, de hiérarchisation et de différenciation, contradictoires et pourtant nécessairement coprésentes dans toute expérience significative du racisme. Une logique de pure hiérarchisation, universaliste si l’on préfère, dissout la race dans les rapports sociaux, fait du groupe caractérisé par la race une classe sociale, une modalité extrême du groupe exploité, et de la question de la race en réalité une question sociale. C’est ainsi que, lorsque la question noire, aux États-Unis, devient celle de l’exclusion sociale et de la pauvreté de l’underclass noire dans l’hyperghetto des grandes villes de ce pays, il devient légitime, comme l’a fait le sociologue William J. Wilson, de parler de « signification déclinante de la race » (selon le titre d’un de ses ouvrages, The Declining Significance of Race, paru en 1978).
Et symétriquement, une logique de pure différenciation, qui tend à refuser les contacts et les rapports sociaux, renvoie à l’image de l’extériorité radicale des groupes humains considérés, qui n’ont à la limite aucun espace commun où déployer la moindre relation, qu’elle soit raciste ou non. Le racisme ici est alors soit impossible à transcrire en actes, et donc sans portée pour ses promoteurs (ce qui fait par exemple que les partis racistes d’Europe occidentale, comme le Front national en France, peuvent entretenir d’excellents rapports avec des pays étrangers pourtant peuplés d’Arabes ou de musulmans, et trouver leur culture respectable pourvu qu’elle soit éloignée), soit lancé dans des processus de pure extermination, qui, lorsqu’ils aboutissent, détruisent leur objet.
Les grandes expériences historiques du racisme combinent en fait, chacune à sa façon, et avec d’éventuelles variations dans le temps, les deux logiques principales du racisme."
"Le racisme doit être considéré comme le fruit de changements ou de situations dans lesquels il accompagne ou fonde des rapports sociaux."
"Le racisme est [...] une question véritablement moderne à partir du moment où il concerne non pas des groupes humains en position de grande extériorité mutuelle, de radicale étrangeté, de distance non abolie, non pas même des groupes humains qui se heurtent, ou inaugurent leur rencontre, comme ce fut le cas au début de la colonisation, mais des groupes humains appelés à vivre dans une même unité économique, politique ou sociale, en particulier dans un même ensemble juridico-politique — celui que constitue, notamment, un État."
" [L'espace du racisme] s’organise à partir de quatre pôles principaux qui correspondent chacun à une source virtuelle de racisme. Deux logiques principales sont à l’œuvre ici : la première oppose la participation individuelle à la vie économique et politique moderne, et l’appartenance à une identité collective dans laquelle la personne n’est conçue que comme subordonnée à une communauté, à sa culture, ses lois, ses traditions ; la seconde, si l’on souhaite reprendre les catégories présentées dans le chapitre précédent, oppose une vision du monde à dominante plutôt universaliste (mais pas exclusivement), à une autre, plutôt différencialiste. Les quatre points cardinaux de l’espace du racisme correspondent aux quatre combinaisons possibles de ces deux logiques.
Le racisme universaliste.
Un premier pôle correspond au racisme qui accompagne la modernité triomphante, lorsqu’elle se veut référence au progrès, à la nation universelle, ou encore à un projet d’évangélisation religieuse : la marche en avant de ceux qui s’identifient à la modernité est vécue ou présentée comme une chance historique offerte à ceux qu’elle croise dans sa progression, et dont ils n’admettent pas qu’ils puissent s’y refuser. Tout obstacle dressé sur le chemin de l’inclusion dans la modernité par ceux qui sont supposés en bénéficier est susceptible d’être combattu dans des catégories raciales qui permettront tout à la fois de dénoncer l’obscurantisme, de détruire les résistances les plus systématiques des uns, et de justifier l’exploitation des autres, prix à payer par ces derniers pour une entrée par le bas dans le monde moderne.
Ainsi, le colonialisme a-t-il largement procédé d’un racisme qui a pu être qualifié d’universaliste, porté par des élites politiques ou des acteurs économiques, culturels ou religieux déployant à l’égard des peuples colonisés (ou résistant à la colonisation), soit plutôt une logique de différenciation, se soldant alors parfois par d’effroyables violences, soit plutôt une logique d’infériorisation. Celle-ci pouvait viser exclusivement à exploiter économiquement les groupes concernés ; elle pouvait aussi prétendre les faire entrer dans le progrès, leur autoriser de s’identifier à la nation conquérante ou dominante. C’est pourquoi la nostalgie de l’époque coloniale se teinte parfois en France d’un discours vaguement progressiste, où l’on suggère qu’on ne faisait rien d’autre que d’aider les enfants des écoles à accéder à l’universel en leur enseignant, dans toutes les colonies, qu’il y a deux mille ans l’histoire commençait pour eux, comme en métropole, avec « nos ancêtres les Gaulois ».
Le racisme universaliste est parfois brutal, parfois condescendant ; il n’est véritablement universaliste que s’il prétend effectivement intégrer dans la modernité les peuples qu’il vise, les y dissoudre par assimilation en assurant à chaque personne un traitement individuel égalitaire, celui des droits de l’homme et du citoyen. Les deux logiques qui l’animent, d’infériorisation et de différenciation, peuvent fort bien, pour une même expérience historique, se succéder : en Australie par exemple, la colonisation s’est d’abord caractérisée par l’intention d’incorporer les Aborigènes dans la « civilisation », en en faisant une main-d’œuvre pour des tâches plutôt pénibles — la logique était donc d’abord d’infériorisation. Leur résistance a fait alors qu’une logique différencialiste de mise à l’écart et de destruction s’est imposée, perdurant jusque dans les années cinquante de ce siècle, lorsque les enfants aborigènes, arrachés à leurs parents et à leur culture, placés dans des pensionnats, ont été laissés dans l’ignorance de leurs origines familiales pour être mieux assimilés : le racisme, ici, aboutit non pas au génocide, mais à un ethnocide (destruction d’un peuple) puisqu’il détruit une culture en prétendant, dans sa phase ultime, ne pas détruire les individus — dont il ravage en réalité la personnalité et les chances de pouvoir se construire en sujets.
Le racisme de la chute et de l’exclusion sociale.
Un deuxième pôle correspond aux situations dans lesquelles des groupes ou des individus vivent une forte chute sociale, sont marqués par l’exclusion ou sa menace. Ces phénomènes débouchent sur un racisme particulièrement aigu dans les périodes de mutation sociale ou de crise économique. Le raciste, ici, est celui qui perd son statut ou sa position sociale, ou craint de les perdre, ou veut se protéger des risques de la chute. Il est plus ou moins rejeté en dehors du monde du travail s’il appartient au monde industriel, il n’écoule plus sa production s’il est exploitant agricole ; ou bien encore il habite dans les quartiers décomposés de l’inner city américaine ou dans les banlieues dégradées de la France, et a le sentiment de déchoir en partageant les conditions d’existence des Noirs ou des immigrés.
Son racisme ici s’apparente à un réflexe de « pauvres Blancs », il vise prioritairement ceux qui sont les plus proches socialement, les Noirs des États du Sud agricole américain à la fin du XIXe siècle, ou ceux qui pénètrent dans l’industrie des grandes métropoles du Nord à partir des années dix du XXe siècle, les immigrés des banlieues françaises d’aujourd’hui. Ce racisme est couramment une composante d’un discours et d’une action populistes, qui dénoncent la classe politique, l’État, les intellectuels ou les « gros ». Le raciste se nourrit là d’une représentation inversée du groupe visé : pour lui, l’Autre est en train de gagner des points alors qu’il se vit lui-même en pleine chute, ou se sent singulièrement menacé.
Ce racisme n’est pas un refus de la modernité, mais un refus d’en être expulsé, qui se retourne contre des groupes accusés d’y pénétrer. Il est appel à la participation à la vie moderne, à l’argent, à l’emploi, à la consommation, à l’éducation, il demeure adossé à la modernité, ce qui n’interdit pas qu’il puisse se prolonger et se renverser en attitudes antimodernes."
"L’identité contre la modernité.
Un troisième pôle correspond à la référence à une identité nationale, ethnique, religieuse ou autre lorsqu’elle est avancée pour s’opposer à la modernité. [...]
Dans les sociétés modernes, les identités apparemment traditionnelles sont des constructions sociales qui empruntent leurs références au passé, sans être nécessairement ancrées dans la continuité d’une longue tradition. La modernité contemporaine permet l’invention de traditions, ne serait-ce que sous les formes d’un « bricolage », selon l’expression de Claude Lévi-Strauss, dans lequel divers matériaux empruntés au passé sont intégrés sur un mode syncrétique à des éléments plus nouveaux pour se présenter sous la forme de la tradition. Par exemple, l’identité bretonne se réclame fréquemment d’une longue histoire et de traditions, alors que la danse, la musique, l’architecture bretonnes doivent beaucoup à des innovations réalisées aux XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles, et combinées, métissées à des éléments plus anciens. Il n’est pas rare que de telles inventions procèdent du cas de figure précédent, d’une situation, réelle ou crainte, de chute ou d’exclusion : les drames et les appréhensions liés au chômage, à la misère, aux problèmes du logement, du surendettement, de la scolarité des enfants ou de la santé aboutissent alors, au-delà d’un populisme encore favorable à des projets de modernisation, à un nationalisme, un appel à l’ethnicité ou à la religion qui deviennent antimodernes, se délestent de toute visée universaliste et tendent vers l’intégrisme ou le radicalisme de l’enfermement dans la culture.
À partir de là, comme l’a montré Étienne Balibar [1989] à propos du nationalisme, le racisme trouve sa place assez facilement, il constitue un ver couramment présent dans le fruit de l’idée de communauté nationale (ou autre) : « Le racisme, écrit Balibar [est] un supplément de nationalisme. [...]
D’autres cas de figure sont possibles, où l’identité, même si elle peut être au départ partie prenante de la modernité, aboutit à s’y opposer plutôt que s’y inclure. Ils relèvent notamment de situations où un groupe se réclame d’une identité, communautaire, religieuse, nationale, ethnique, pour dénoncer en termes de race un autre groupe accusé d’incarner la modernité, de contribuer à son extension à son seul avantage, de se l’accaparer de façon injuste, maligne, et au détriment de l’identité du groupe raciste.
Depuis longtemps, les Juifs, dans de nombreux pays, sont ainsi accusés de personnaliser l’échange, l’argent, l’industrialisation, le capitalisme, les médias corrupteurs de la tradition, mais aussi, ce qui n’est jamais qu’une autre face de la modernité, les idées communistes ou l’action révolutionnaire. L’antisémitisme, sans jamais se réduire à cette seule dimension, constitue alors très souvent une expression de la haine ou de la peur de la modernité, ou de l’incapacité à la maîtriser, ou encore du ressentiment de groupes qui, ne pouvant y être inclus, se retournent contre ceux qui l’incarnent à leurs yeux.
Dans les sociétés occidentales, les diasporas d’origine asiatique, surtout lorsqu’elles font preuve de dynamisme économique en même temps que d’une capacité à maintenir une vie communautaire, suscitent de même un racisme fait surtout de préjugés et de rumeurs et qui relève, partiellement au moins, de ce troisième cas de figure."
"Le racisme des identités en conflit.
Enfin, un quatrième pôle correspond à des attitudes et des conduites déployées au nom d’une identité culturelle, à l’encontre de groupes définis eux-mêmes comme culturellement distincts, en dehors de toute référence à la participation à la modernité, ou à son contrôle. Le racisme surgit ici dans le cadre de tensions interculturelles ou interethniques, où peut se jouer une dialectique des identités : toute affirmation identitaire ou communautaire d’un groupe, même très minoritaire, risque d’entraîner, en effet, l’exacerbation identitaire d’autres groupes, à commencer par le groupe dominant ou majoritaire.
[...] La poussée contemporaine, en Europe occidentale, de nationalismes xénophobes et racistes, animés par la haine de l’immigration, doit beaucoup à des affects qui n’ont que très partiellement à voir avec la réalité de cette immigration ou avec une expérience partagée avec elle ; et beaucoup plus avec un sentiment de menace générale sur l’identité nationale, lui-même lié à des difficultés sociales ou à des processus beaucoup plus larges — globalisation de l’économie, internationalisation de la culture sous hégémonie américaine, construction de l’Europe par exemple. De même, on a pu parler d’un antisémitisme sans Juifs à propos du nationalisme et du communisme dans certains pays de l’Europe centrale après guerre.
Certaines sociétés occidentales, aujourd’hui, et la France tout particulièrement, sont le théâtre de processus de fragmentation sociale et culturelle dans lesquels l’idée de nation apporte de plus en plus difficilement le cadre symbolique et culturel ou l’horizon général de la vie collective. L’idée de nation, en effet, se rétracte en nationalisme plus ou moins raciste, xénophobe et antisémite tandis que s’affirment toutes sortes d’identités particulières — ethniques, religieuses, de genre, liées à une déficience physique, etc. — qui se présentent sur un mode plus ou moins revendicatif dans l’espace public."
"Ces pôles sont des constructions analytiques et, dans la pratique concrète, historique, les acteurs ou les idéologues du racisme ne se réduisent jamais à des types sociologiquement « purs ». Ils relèvent plutôt de combinaisons ou de positions complexes, dont la localisation sur notre schéma, pour un même acteur ou un même idéologue, est elle-même susceptible de varier avec le temps. Le caractère syncrétique du racisme est d’autant plus la règle que la pensée raciste n’est jamais embarrassée par ses contradictions internes, qu’elle n’a pas pour souci d’articuler de façon rationnelle ou cohérente les différents éléments dont elle procède. Le racisme fusionne ou amalgame les significations, même les plus opposées ; il peut viser un groupe pour mieux l’exclure (par exemple au nom d’une différence culturelle jugée irréductible, et donc naturalisée, racisée), et simultanément s’efforcer de l’inclure (par exemple pour l’exploiter et en tirer profit).
Ce cadre général d’analyse correspond à une définition de la modernité qui y voit, fondamentalement, une tension, et donc aussi une articulation, entre deux registres distincts : d’une part, la raison, le progrès, l’échange, la référence aux valeurs universelles telles qu’elles ont été formulées, notamment, par les Lumières, et d’autre part, les sentiments, les affects, les identités culturelles, définies en termes historiques, religieux, ethniques, nationaux ou autres. Ces deux registres renvoient aux deux axes qui structurent le schéma ci-dessus en en joignant les points cardinaux deux par deux, et font du racisme l’ensemble des modalités de leur mise en relation.
Or, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et avec une accélération au cours des années soixante-dix, les sociétés occidentales (mais pas seulement) connaissent de tels changements qu’il est possible de parler pour elles de crise de la modernité et même, selon certaines analyses et réflexions, de dépassement postmoderne. L’idée d’une tension, d’une articulation encore possible entre les deux registres qui définissent la modernité, laisse la place à d’autres représentations du monde contemporain, dans lesquelles dominent les images de la dissociation et de l’éclatement."
"L’antisémitisme [...] prolonge un antijudaïsme aussi ancien que la religion juive, la haine des Juifs a une épaisseur historique telle qu’on ne peut en aucune façon la réduire aux seuls temps modernes, comme nous l’avons fait, pour l’essentiel, en ce qui concerne le racisme.
Cet argument, qui dissocie nettement les deux phénomènes, est quelque peu affaibli si l’on considère, précisément, non plus la haine proprement sociale et culturelle des Juifs, mais sa transformation en un phénomène raciste, ce qui milite d’ailleurs en faveur de l’idée d’un lien entre racisme et modernité. On peut en effet dater les premières expressions de l’antisémitisme à l’Espagne de la Reconquista et des grandes découvertes, lorsque les Juifs furent expulsés de ce pays (et du Portugal), et que les statuts de « pureté du sang » furent peut-être la première expression claire d’un racisme biologique pour lequel le sang juif, comme l’expliquait un controversiste du XVIe siècle, cité par Charles Amiel [1983], corrompt l’homme et s’apparente à du poison — un quasi venenum. Dans l’Espagne d’après 1492, en effet, les Juifs n’ont plus leur place, et s’il en subsiste, ils sont cachés, plus ou moins faussement convertis, marranes, et en fait considérés par le pouvoir comme biologiquement différents. Tout poste de quelque importance dans l’armée, l’administration ou l’Église a longtemps été en principe interdit aux Espagnols s’ils ne pouvaient produire une généalogie vierge de toute ascendance juive [cf. Poliakov, 1959, 1971]. Ajoutons que le terme même d’antisémitisme date de la fin du XIXe siècle, son invention étant généralement imputée à Wilhelm Marr, journaliste de Hambourg qui l’utilise en 1873 dans un libelle intitulé La Victoire du judaïsme sur le germanisme."
"Les sciences sociales ont au départ contribué à l’élaboration et à la mise en forme du racisme, plus peut-être qu’elles n’ont aidé à le constituer comme un objet d’analyse et de réflexion. Elles ont eu beaucoup de peine à se dégager de l’étude des races humaines, et hésitent encore à rompre avec l’idée même de race, proposant plutôt, de Gabriel Tarde à Claude Lévi-Strauss, en passant par Franz Boas ou Ludwig Gumplowicz, de renverser les modes de pensée qui expliquent la vie sociale et la culture par la race au profit de raisonnements dans lesquels la race devient une résultante de la culture : « Loin qu’il faille se demander si la culture est ou non fonction de la race, explique Lévi-Strauss dans une célèbre conférence [1971], nous découvrons que la race —ou ce que l’on entend généralement par ce terme— est une fonction parmi d’autres de la culture. » La race, dans cette perspective, n’est pas une réalité biologique ou génétique, mais une construction sociale."
-Michel Wieviorka, Le racisme. Une introduction, Éditions La Découverte & Syros, Paris, 1998.