"Les collines ondulantes de la Sicile, qui abritaient autrefois des plantations d’agrumes et d’oliviers, font depuis bien longtemps partie intégrante du paysage agricole italien. Sous le ciel céruléen typique de la région, les champs de blé ondulent sous la brise chaude et les citronniers en fleurs emplissent l’air printanier de leur parfum apaisant.
Cette scène pittoresque est pourtant en train de connaître une véritable métamorphose. Avec l’accélération du changement climatique, l’évolution des conditions météorologiques entraîne une lente transformation de ces paysages verdoyants en un environnement des plus inattendus : un paradis tropical. En effet, face à la hausse des températures et à l’imprévisibilité croissante des précipitations, certains agriculteurs siciliens ont décidé de troquer leurs cultures traditionnelles contre des cultures de fruits exotiques tels que des mangues, des avocats, des bananes et des papayes, ouvrant ainsi une toute nouvelle ère dans l’histoire de l’agriculture italienne.
Alors que la Sicile est la première région d’Europe à être confrontée à cette expansion du climat tropical, ses nombreuses transformations pourraient permettre de donner un aperçu au reste du continent des adaptations qui s’avèreront nécessaires sur une planète en pleine mutation.
Située sur la pointe nord-est de la Sicile, la ville de Messine a connu une inquiétante hausse d’environ 2 °C de sa température moyenne au cours des cinquante dernières années. Là-bas, un cultivateur local enthousiaste s’occupe de sa propriété luxuriante qui ressemble désormais à s’y méprendre à une forêt tropicale.
« Nous cultivions des citrons et des olives », se souvient Pietro Coccia, « mais le sol et le climat ont changé. Aujourd’hui, nous cultivons des mangues, des avocats, et même des papayes. »
Ces dernières années, des conditions météorologiques extrêmes ont frappé l’Italie et les régions de la Méditerranée, provoquant une baisse de la production d’huile d’olive. De plus en plus des raisins de cuve siciliens se retrouvent également endommagés par les nombreux épisodes de sécheresse et par les feux de forêt.
Tandis que certains agriculteurs se tournent vers de nouvelles cultures, des scientifiques s’attèlent à trouver des moyens de préserver les produits de base actuels. Les universités locales siciliennes testent des variétés de cultures résistantes capables de survivre à des conditions climatiques extrêmes. Elles espèrent ainsi préserver les cultures de blé et de céréales qui, bien que vitales, succomberont au réchauffement des températures si rien n’est fait pour les protéger.
« Nous avons testé plus de 2 000 variétés de blé dans différentes régions de la Sicile, dont des variétés anciennes qui favorisent la biodiversité. Cette expérience vise à identifier quelles semences sont productives dans différentes régions, ainsi que leur capacité d’adaptation au changement climatique », explique Paolo Caruso, agronome et consultant au département de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement de l’Université de Catane.
Les cultures développées pour une utilisation future devront en effet être capables de résister à un climat plus chaud et plus sec.
Face à la raréfaction des précipitations et l’augmentation constante des températures, de plus en plus de plantes se dégradent, voire meurent, et laissent ainsi apparaître une couche de terre brute, érodée par le vent et emportée par les pluies occasionnelles. Au fil du temps, ces sols deviennent de moins en moins fertiles, un processus connu sous le nom de désertification.
Environ 70 % du territoire de la Sicile est menacé par la désertification en raison de la hausse des températures, du manque d’eau et de la dégradation des sols.
« C’est comme si 70 % de notre corps était recouvert de brûlures au troisième degré : un tel état serait fatal pour un être humain », illustre Christian Mulder, professeur à l’Université de Catane.
Pour lutter contre ce phénomène, des scientifiques développent des engrais innovants adaptés aux zones ravagées par la sécheresse.
« Nous recyclons le soufre, un élément important du sol que l’on trouve dans les déchets issus du raffinage du pétrole. En le combinant avec des déchets de traitement des agrumes, qui sont abondants en Sicile, ainsi qu’avec de l’argile bentonite, nous permettons au sol d’absorber efficacement [les nutriments] », détaille Giovanni Calamarà, PDG de SBS Steel Belt Systems.
Face à ce phénomène, des transformations culturelles marquent les communautés de la région, qui se détachent progressivement des traditions de leurs ancêtres et se préparent à un avenir incertain.
Francesco Verri, qui cultive des fruits exotiques, est à l’origine de la création d’un réseau de petits producteurs spécialisés dans la culture de divers fruits tropicaux moins connus. Son objectif est de créer une nouvelle marque de fruits exotiques « Made in Sicily » afin de sensibiliser les consommateurs au changement climatique. L’entrepreneur collabore également avec des chefs cuisiniers afin d’intégrer les fruits tropicaux dans les riches traditions culinaires locales de la Sicile.
Giuseppe Saitta, un chef renommé de Messine qui travaille aux côtés de Verri, fait preuve d’innovation dans l’expérimentation culinaire en utilisant des fruits exotiques pour remplacer des ingrédients clés de plats traditionnels. Tout récemment, le chef a ainsi préparé une ratatouille à base de papayes cultivées localement et de noix de macadamia provenant d’agriculteurs implantés à proximité.
« Notre défi est de préserver le cœur de la cuisine sicilienne tout en adoptant les nouveaux ingrédients que le changement climatique nous impose », affirme-t-il.
Le changement climatique provoque aussi une diminution des réserves d’eau de la région. Une crise de l’eau critique touche notamment le lac Pozzillo, dans l’est de la Sicile, dont le barrage enregistre aujourd’hui des niveaux d’eau historiquement bas. Actuellement, le réservoir contient moins de 6 millions de mètres cubes d’eau, un contraste frappant par rapport à sa capacité totale d’environ 150 millions de mètres cubes. Et pour aggraver encore la situation, les maigres ressources en eau ne parviennent pas aux agriculteurs de la plaine de Catane du fait de la détérioration des infrastructures.
L’impact de ces changements ne touche cependant pas uniquement l’agriculture, mais aussi le tissu social des communautés siciliennes.
Catenanuova, une petite ville de la province d’Enna, détient le record de la plus forte chaleur jamais enregistrée en Europe depuis la fin des années 1990, avec une température caniculaire de 48,5 °C. Ce record n’a été dépassé qu’une fois et de très peu par la ville de Syracuse, qui a atteint les 48,8 °C en 2021.
Face aux pressions évidentes du changement climatique, la Sicile est ainsi confrontée à une forte dépopulation : depuis 2011, sa population a diminué de plus de 200 888 personnes, soit une baisse de 4 %. De nombreux jeunes partent en effet à la recherche de meilleures opportunités d’emploi dans le nord de l’Italie et à l’étranger, bien que d’autres facteurs, tels que le vieillissement de la population et le faible taux de natalité, contribuent également à ce chiffre.
« Cela fait trente ans que je possède ce bar, mais la situation actuelle est décourageante. Les possibilités d’emploi ont diminué et la jeune génération s’enfuit, seuls les plus âgés restent », déplore Donatella Mirabella, une habitante de Catenanuova. « À Catenanuova, nous comptions autrefois 5 000 habitants ; désormais, il n’en reste plus que 2 000. Notre village paraît déserté. »."
-Avary Schuyler Nunn, "Climat : l'Italie est en train de devenir une région tropicale", National Geographic, 3 juillet 2024 : https://www.nationalgeographic.fr/environnement/changement-climatique-italie-est-en-train-de-devenir-une-region-tropicale-climat-mediterraneen