https://www.mediapart.fr/journal/politique/050724/dans-les-yvelines-la-gauche-tente-d-arracher-un-siege-promis-au-rn
"Maule, Houdan, Orvilliers (Yvelines).– Avant de s’approcher du bar, Dieynaba Diop souffle un grand coup. « Allez, on y va ! », se motive la candidate. À l’intérieur, l’accueil est aussi frais que le Coca que vient de servir le patron. Lequel se permet même une petite pique : « Ah, Madame Diop ! On ne vous a pas vue au premier tour. » De l’autre côté, Goran, la trentaine, prend poliment le tract qu’on lui tend mais dimanche, il restera à la maison. « Je n’ai plus confiance dans ces gens-là », lâche cet ancien militaire.
En campagne pour devenir députée de la 9e circonscription des Yvelines, la socialiste Dieynaba Diop savait où elle mettait les pieds en arrivant à Maule. Une petite ville rurale, six mille habitant·es, moitié moins de votant·es et 934 bulletins Rassemblement national (RN) le 30 juin, plaçant le candidat d’extrême droite en tête. Jean-Paul est de ceux-là. Ancien professeur à la retraite, sympathisant « depuis l’époque du père », Jean-Marie Le Pen, et pressé de voir « les gueules tordues des journalistes » dimanche soir.
Entre deux gorgées de bière, Jean-Paul raconte son peu d’entrain pour le RN, qu’il juge « de centre-gauche » aujourd’hui, pas assez souverainiste à son goût, pas assez offensif contre l’immigration « excessive » et « la finance mondiale » qui tient tout, « Bilderberg, Davos et compagnie ». Mais tout de même : c’est un « moindre mal », surtout quand on le compare à cette gauche qui le « dégoûte » et à ce « pseudo-Front populaire ».
Le 7 juillet, Jean-Paul ira voter comme à chaque fois. Avec, peut-être, un peu plus d’espoir que d’habitude. La circonscription fait partie de celles que le RN a identifiées comme des territoires de conquête. Une « petite France », comme l’appellent les personnalités politiques du coin, qui va des quartiers populaires des Mureaux aux villages jouxtant la Normandie voisine, en passant par d’anciennes terres industrielles aujourd’hui déshéritées.
Un bastion de droite, aussi. Et pour cause : Jacques Chirac l’a fait façonner sur mesure, en 1986, pour un de ses fidèles, Henri Cuq. Tant pis si son tracé est incompréhensible, regroupant 88 communes dans un « f » qui évite mystérieusement Mantes-la-Jolie. Elle a assuré à Henri Cuq un siège à l’Assemblée nationale jusqu’à sa mort, en 2010. En 2017, la « petite France » a fait comme la grande : elle est tombée entre les mains des macronistes, représentés ici par Bruno Millienne (MoDem).
Et dimanche ? Le sortant a fini troisième (21,4 %) au premier tour. « Une bonne claque dans la gueule », lance-t-il avec quelques jours de recul. Devant lui, Dieynaba Diop, investie par le Nouveau Front populaire (29,6 %), et Laurent Morin, délégué départemental du RN, premier avec 34,5 % des suffrages. Au nom du front républicain, Bruno Millienne a retiré sa candidature – « J’ai été le premier député de France à le faire », assure-t-il.
Reste un duel gauche-RN, particulièrement indécis. À Dieynaba Diop les quartiers populaires des Mureaux ou d’Aubergenville. À Laurent Morin, son adversaire RN, la plupart des zones rurales. Entre les deux, flottent 22 000 bulletins de vote, dont les deux tiers se sont portés sur le sortant macroniste au premier tour. Un électorat de droite classique, avec ses classes moyennes, ses agriculteurs, ses cadres supérieurs... Et dont le bulletin du second tour va déterminer le résultat. « C’est très difficile de savoir de quel côté va tomber la pièce », glisse la sénatrice Sophie Primas, ancienne députée Les Républicains (LR) de la circonscription.
Le chemin de la victoire passera forcément, pour Dieynaba Diop, par son fief des Mureaux. Élevée par un père ouvrier chez Renault et par une mère au foyer, elle a grandi dans la commune, dont elle est aujourd’hui adjointe au maire, en plus de ses casquettes de professeure en lycée professionnel, de conseillère régionale d’Île-de-France et de porte-parole nationale du Parti socialiste (PS). Au premier tour, elle a recueilli 6 000 voix dans sa ville, qui lui a accordé 67 % de ses suffrages. C’est là qu’elle a organisé ses deux meetings, au premier comme au second tour.
Des scores surprenants dans la ruralité
À l’aube du second tour, sa campagne ressemble à un numéro de funambule. L’objectif est complexe : garder le vote des quartiers populaires, très à gauche, tout en conquérant celui des petites villes et des zones rurales, bien à droite. Aux Mureaux, par exemple, la liste de La France insoumise (LFI) est arrivée première aux européennes (46,7 %), loin devant celle de Raphaël Glucksmann (9,13 %), sur laquelle Dieynaba Diop figurait. À l’élection présidentielle de 2022, l’écart était plus cinglant encore : 60,66 % pour Jean-Luc Mélenchon, 1,06 % pour Anne Hidalgo.
Forcément, quand la question se pose d’inviter Bruno Millienne, député sortant, au meeting de jeudi soir, la candidate tique. « Il a voté la loi immigration, quand même… », souffle-t-elle à son équipe. Dans une campagne aussi périlleuse, le moindre choix est stratégique. Lorsque les équipes locales de La France insoumise lui ont proposé leur aide pour la campagne, Dieynaba Diop l’a accueillie avec plaisir, mais pas n’importe où : consigne leur a été donnée de se concentrer sur les zones urbaines et les quartiers populaires.
Pour le reste, c’est la socialiste qui gère avec les siens. Sur les cinq militant·es qui l’accompagnent ce jour-là dans les trois villes rurales qu’elle doit parcourir, quatre sont au PS. La dernière est à Place publique, mouvement de Raphaël Glucksmann. Dans ces territoires de droite, le Nouveau Front populaire (NFP) n’a pas la cote et Jean-Luc Mélenchon encore moins. Devant la mairie de Maule, Jean-Christophe Séguier, un des adjoints de l’édile, l’interpelle : « On compte sur vous pour rester dans la lignée de Glucksmann, hein ! »
À la surprise générale, Dieynaba Diop a réalisé de bons scores dans des territoires qui semblaient promis au RN. À Bonnières-sur-Seine, la candidate NFP talonne son concurrent d’extrême droite, avec un écart de 114 voix seulement. À Épône, où le RN caracole en tête à chaque scrutin, elle arrive cinq petits points derrière Laurent Morin. Pour expliquer cette relative réussite, la candidate souligne son ancrage local, « comme élue, comme prof, comme citoyenne ».
Du point de vue politique, les résultats du premier tour valident la stratégie du Nouveau Front populaire. Lors des négociations parisiennes, début juin, le PS avait insisté pour récupérer cette circonscription, où le candidat investi par La France insoumise avait été éliminé dès le premier tour en 2022. « La gauche a l’obligation morale de reprendre attache avec ces classes populaires et moyennes qui se sont senties déclassées, parfois délaissées », plaide Dieynaba Diop.
Alors, il s’agit de convaincre, sujet par sujet. Loin des grands débats sur la coalition parlementaire à venir ou sur la majorité absolue que vise le RN, l’actualité locale tourne notamment autour du départ à la retraite de Michel Placet, médecin généraliste à Guerville (Yvelines) depuis quatre décennies. La nouvelle laisse 2 000 patient·es sans médecin, dans le village et dans les alentours. « Vous pensez vraiment que le RN a des solutions efficaces pour ça ?, tance la candidate de gauche. À gauche, ce sont des sujets sur lesquels on a travaillé : dans notre programme, il y a la régulation de l’installation, le développement des permanences de soignants libéraux… »
À l’heure du déjeuner, retour aux préoccupations nationales. En plein milieu du repas, sur une terrasse du centre-ville de Houdan, Dieynaba Diop tient son téléphone en mode « selfie » : elle doit intervenir en direct sur BFMTV. L’interview dure quelques minutes à peine et tourne autour d’une seule question : si le RN ne remporte pas les législatives, la gauche devra-t-elle, comme l’a suggéré le matin même François Hollande, proposer une grande coalition ?
« Ce n’est pas du tout le moment de se poser ce genre de question », balaie à l’antenne la porte-parole du PS, proche d’Olivier Faure. En reposant son téléphone, la candidate hallucine. « Mais quelle idée d’aller balancer ça maintenant, sérieux ?, peste-t-elle. Ils vont pourrir la campagne de second tour avec ce truc de coalition. »
Maxime, l’éleveur qu’elle rencontre juste après à quelques kilomètres de là, n’a pas l’air préoccupé par la future coalition de François Hollande. Ses problèmes à lui, expose-t-il à la candidate, ont trait aux normes européennes, à la lourdeur administrative qu’on lui impose, à l’absence de débouchés pour ses volailles… « Depuis quarante ans, on entend les politiques nous dire : “On aimerait bien mais on ne peut pas.” C’est ça qui nous éloigne de la politique. »
Pendant trois quarts d’heure, Dieynaba Diop essaie de le convaincre que des marges de manœuvre existent, au niveau national comme à l’échelle européenne. En partant, elle s’interroge à haute voix : « Comment on peut redonner confiance à ces gens ? C’est important pour nous d’entendre ça en campagne. On n’a pas parlé de politique, je ne sais pas du tout pour qui il va voter, mais ça me permet de répondre à ses questionnements dans l’action que je compte mener, demain, comme députée. Ce n’est jamais du temps perdu. »
Pour combler ses 3 000 voix de retard sur Laurent Morin, la socialiste sait qu’elle devra séduire une partie de cet électorat rural ou périurbain, devenu le cœur de cible du RN. Dans le marigot politique local, certains ont du mal à imaginer un territoire de ce type élire une femme de gauche. « Elle ne gagnera pas, affirme Bruno Millienne, le sortant, qui a appelé à voter pour elle. Le programme du NFP est tellement angoissant dans la ruralité. Je pense aux commerçants, aux agriculteurs, aux éleveurs… Pour eux, c’est plus important de sauver leur boîte que de résister au racisme ou à la xénophobie. Pour vous et moi, c’est peut-être l’inverse. Mais eux, ils sont dans l’urgence. »
L’élu du MoDem touche un point sensible : la question du mobile raciste du vote RN, que percute forcément l’investiture par la gauche d’une femme noire, issue des quartiers populaires. « Il y a pas mal de gens pour qui ça va être compliqué de voter pour elle parce qu’elle est noire, poursuit Bruno Millienne. C’est con, hein ? Je n’aime pas cette réalité mais elle existe. » Un baron LR du coin embraye : « Pour moi, cette circo, c’est du 50-50. Mais avec ce paramètre, ça peut faire 52-48 pour le RN. »
L’intéressée refuse d’y croire. « Oui, j’ai entendu ça, que symboliquement je n’étais peut-être pas la meilleure candidate, soupire-t-elle. Pourtant, j’ai fait le meilleur score de la gauche dans l’histoire de cette circonscription. Et il y a aussi plein de gens qui me disent qu’ils sont heureux de voir une personne qu’ils connaissent, qu’ils ont vu grandir, dans laquelle ils s’identifient. Je crois que c’est aussi la responsabilité de la gauche d’avoir une classe politique qui ressemble à celles et ceux qu’on veut représenter. »
Mener la bataille antiraciste
Avec sa casquette de porte-parole nationale du PS, Dieynaba Diop a vu de près la vague raciste déferler sur le pays. Habituée des plateaux de télévision, elle a trusté ceux de CNews pendant un moment, avant de dire « stop, tellement c’était devenu irrespirable ». « Ici, on voit les dégâts que ça fait sur le terrain, la zemmourisation d’une partie des esprits. Quand certains expliquent leur vote RN, on sent que l’argumentation leur a été livrée clé en main par CNews, avec toute la manipulation qu’il y a derrière. Ce que j’essaie de faire ici, c’est de déconstruire toutes les forteresses que le RN et CNews ont construites. À commencer par la peur de l’autre. »
Une bataille qu’elle appelle la gauche à mener. « Bien sûr qu’on peut les récupérer !, coupe-t-elle quand on lui pose la question. Ce n’est pas parce que c’est difficile qu’il faut abandonner ce terrain. Moi, je ne renoncerai jamais à mener la bataille culturelle contre le racisme. » Une voix qu’elle compte porter à l’Assemblée nationale, sous une « identité socialiste » qu’elle « assume totalement », mélange de « justice sociale » et d’attachement aux « valeurs de la République ». On lui fait remarquer que la rose n’a plus vraiment la cote dans les quartiers populaires, fanée par le quinquennat Hollande.
Là-dessus, l’élue des Mureaux ne fait pas la fanfaronne. Les « erreurs », les « trahisons », la « rupture » qu’a été la déchéance de nationalité : l’inventaire ne semble pas lui faire peur. À condition qu’il serve, explique-t-elle, à se tourner vers l’avenir. Pourquoi ne pas remettre à l’agenda de la gauche le combat pour le droit de vote des étrangers et étrangères aux élections locales, par exemple ? « Mon père a 80 ans et il est arrivé en France en 1966, raconte-t-elle. Il s’est toujours intéressé à la politique, il a adoré Mitterrand. Et aujourd’hui, il ne peut même pas voter pour sa fille. Ça me navre. »
Dans son combat contre le RN, Dieynaba Diop ne pourra pas compter sur le soutien de la droite locale. Ni Gérard Larcher, président du Sénat, ni Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, ni Sophie Primat, sénatrice du coin, ne lui ont apporté leur soutien. « Ce n’est pas Dieynaba, le sujet, répond cette dernière. Elle est dans une coalition avec LFI et ça, pour moi, c’est non. C’est un gloubi-boulga politique dont les Français ne veulent pas. »
À l’entourage de Valérie Pécresse, on soumet notre étonnement. N’avait-elle pas pesté, à l’époque, contre Nicolas Sarkozy et tous ceux qui plaidaient le « ni FN ni PS » ? « La gauche s’est perdue en s’alliant avec LFI, Mélenchon est tout aussi dangereux que le RN », répond un des proches de l’ancienne candidate à la présidentielle.
Sur la place de la mairie, à Maule, le tractage finit mieux qu’il n’a commencé. La candidate tend son tract à un couple en pleine discussion. L’homme décline : « C’est bon, merci, je vote déjà pour elle. » « Mais c’est moi ! », éclate-t-elle de rire. Une professeure passe par là et murmure à la candidate : « Je vais revoter pour vous avec grand plaisir, courage ! » Quelques minutes plus tard, Dieynaba Diop se prend à espérer. « Si cette circonscription ne bascule pas au RN, ça voudra dire que le pays résiste, assure-t-elle. Ça serait un symbole fort. »."
-Ilyes Ramdani, "Dans les Yvelines, la gauche tente d’arracher un siège promis au RN", Mediapart, 5 juillet 2024.
"Maule, Houdan, Orvilliers (Yvelines).– Avant de s’approcher du bar, Dieynaba Diop souffle un grand coup. « Allez, on y va ! », se motive la candidate. À l’intérieur, l’accueil est aussi frais que le Coca que vient de servir le patron. Lequel se permet même une petite pique : « Ah, Madame Diop ! On ne vous a pas vue au premier tour. » De l’autre côté, Goran, la trentaine, prend poliment le tract qu’on lui tend mais dimanche, il restera à la maison. « Je n’ai plus confiance dans ces gens-là », lâche cet ancien militaire.
En campagne pour devenir députée de la 9e circonscription des Yvelines, la socialiste Dieynaba Diop savait où elle mettait les pieds en arrivant à Maule. Une petite ville rurale, six mille habitant·es, moitié moins de votant·es et 934 bulletins Rassemblement national (RN) le 30 juin, plaçant le candidat d’extrême droite en tête. Jean-Paul est de ceux-là. Ancien professeur à la retraite, sympathisant « depuis l’époque du père », Jean-Marie Le Pen, et pressé de voir « les gueules tordues des journalistes » dimanche soir.
Entre deux gorgées de bière, Jean-Paul raconte son peu d’entrain pour le RN, qu’il juge « de centre-gauche » aujourd’hui, pas assez souverainiste à son goût, pas assez offensif contre l’immigration « excessive » et « la finance mondiale » qui tient tout, « Bilderberg, Davos et compagnie ». Mais tout de même : c’est un « moindre mal », surtout quand on le compare à cette gauche qui le « dégoûte » et à ce « pseudo-Front populaire ».
Le 7 juillet, Jean-Paul ira voter comme à chaque fois. Avec, peut-être, un peu plus d’espoir que d’habitude. La circonscription fait partie de celles que le RN a identifiées comme des territoires de conquête. Une « petite France », comme l’appellent les personnalités politiques du coin, qui va des quartiers populaires des Mureaux aux villages jouxtant la Normandie voisine, en passant par d’anciennes terres industrielles aujourd’hui déshéritées.
Un bastion de droite, aussi. Et pour cause : Jacques Chirac l’a fait façonner sur mesure, en 1986, pour un de ses fidèles, Henri Cuq. Tant pis si son tracé est incompréhensible, regroupant 88 communes dans un « f » qui évite mystérieusement Mantes-la-Jolie. Elle a assuré à Henri Cuq un siège à l’Assemblée nationale jusqu’à sa mort, en 2010. En 2017, la « petite France » a fait comme la grande : elle est tombée entre les mains des macronistes, représentés ici par Bruno Millienne (MoDem).
Et dimanche ? Le sortant a fini troisième (21,4 %) au premier tour. « Une bonne claque dans la gueule », lance-t-il avec quelques jours de recul. Devant lui, Dieynaba Diop, investie par le Nouveau Front populaire (29,6 %), et Laurent Morin, délégué départemental du RN, premier avec 34,5 % des suffrages. Au nom du front républicain, Bruno Millienne a retiré sa candidature – « J’ai été le premier député de France à le faire », assure-t-il.
Reste un duel gauche-RN, particulièrement indécis. À Dieynaba Diop les quartiers populaires des Mureaux ou d’Aubergenville. À Laurent Morin, son adversaire RN, la plupart des zones rurales. Entre les deux, flottent 22 000 bulletins de vote, dont les deux tiers se sont portés sur le sortant macroniste au premier tour. Un électorat de droite classique, avec ses classes moyennes, ses agriculteurs, ses cadres supérieurs... Et dont le bulletin du second tour va déterminer le résultat. « C’est très difficile de savoir de quel côté va tomber la pièce », glisse la sénatrice Sophie Primas, ancienne députée Les Républicains (LR) de la circonscription.
Le chemin de la victoire passera forcément, pour Dieynaba Diop, par son fief des Mureaux. Élevée par un père ouvrier chez Renault et par une mère au foyer, elle a grandi dans la commune, dont elle est aujourd’hui adjointe au maire, en plus de ses casquettes de professeure en lycée professionnel, de conseillère régionale d’Île-de-France et de porte-parole nationale du Parti socialiste (PS). Au premier tour, elle a recueilli 6 000 voix dans sa ville, qui lui a accordé 67 % de ses suffrages. C’est là qu’elle a organisé ses deux meetings, au premier comme au second tour.
Des scores surprenants dans la ruralité
À l’aube du second tour, sa campagne ressemble à un numéro de funambule. L’objectif est complexe : garder le vote des quartiers populaires, très à gauche, tout en conquérant celui des petites villes et des zones rurales, bien à droite. Aux Mureaux, par exemple, la liste de La France insoumise (LFI) est arrivée première aux européennes (46,7 %), loin devant celle de Raphaël Glucksmann (9,13 %), sur laquelle Dieynaba Diop figurait. À l’élection présidentielle de 2022, l’écart était plus cinglant encore : 60,66 % pour Jean-Luc Mélenchon, 1,06 % pour Anne Hidalgo.
Forcément, quand la question se pose d’inviter Bruno Millienne, député sortant, au meeting de jeudi soir, la candidate tique. « Il a voté la loi immigration, quand même… », souffle-t-elle à son équipe. Dans une campagne aussi périlleuse, le moindre choix est stratégique. Lorsque les équipes locales de La France insoumise lui ont proposé leur aide pour la campagne, Dieynaba Diop l’a accueillie avec plaisir, mais pas n’importe où : consigne leur a été donnée de se concentrer sur les zones urbaines et les quartiers populaires.
Pour le reste, c’est la socialiste qui gère avec les siens. Sur les cinq militant·es qui l’accompagnent ce jour-là dans les trois villes rurales qu’elle doit parcourir, quatre sont au PS. La dernière est à Place publique, mouvement de Raphaël Glucksmann. Dans ces territoires de droite, le Nouveau Front populaire (NFP) n’a pas la cote et Jean-Luc Mélenchon encore moins. Devant la mairie de Maule, Jean-Christophe Séguier, un des adjoints de l’édile, l’interpelle : « On compte sur vous pour rester dans la lignée de Glucksmann, hein ! »
À la surprise générale, Dieynaba Diop a réalisé de bons scores dans des territoires qui semblaient promis au RN. À Bonnières-sur-Seine, la candidate NFP talonne son concurrent d’extrême droite, avec un écart de 114 voix seulement. À Épône, où le RN caracole en tête à chaque scrutin, elle arrive cinq petits points derrière Laurent Morin. Pour expliquer cette relative réussite, la candidate souligne son ancrage local, « comme élue, comme prof, comme citoyenne ».
Du point de vue politique, les résultats du premier tour valident la stratégie du Nouveau Front populaire. Lors des négociations parisiennes, début juin, le PS avait insisté pour récupérer cette circonscription, où le candidat investi par La France insoumise avait été éliminé dès le premier tour en 2022. « La gauche a l’obligation morale de reprendre attache avec ces classes populaires et moyennes qui se sont senties déclassées, parfois délaissées », plaide Dieynaba Diop.
Alors, il s’agit de convaincre, sujet par sujet. Loin des grands débats sur la coalition parlementaire à venir ou sur la majorité absolue que vise le RN, l’actualité locale tourne notamment autour du départ à la retraite de Michel Placet, médecin généraliste à Guerville (Yvelines) depuis quatre décennies. La nouvelle laisse 2 000 patient·es sans médecin, dans le village et dans les alentours. « Vous pensez vraiment que le RN a des solutions efficaces pour ça ?, tance la candidate de gauche. À gauche, ce sont des sujets sur lesquels on a travaillé : dans notre programme, il y a la régulation de l’installation, le développement des permanences de soignants libéraux… »
À l’heure du déjeuner, retour aux préoccupations nationales. En plein milieu du repas, sur une terrasse du centre-ville de Houdan, Dieynaba Diop tient son téléphone en mode « selfie » : elle doit intervenir en direct sur BFMTV. L’interview dure quelques minutes à peine et tourne autour d’une seule question : si le RN ne remporte pas les législatives, la gauche devra-t-elle, comme l’a suggéré le matin même François Hollande, proposer une grande coalition ?
« Ce n’est pas du tout le moment de se poser ce genre de question », balaie à l’antenne la porte-parole du PS, proche d’Olivier Faure. En reposant son téléphone, la candidate hallucine. « Mais quelle idée d’aller balancer ça maintenant, sérieux ?, peste-t-elle. Ils vont pourrir la campagne de second tour avec ce truc de coalition. »
Maxime, l’éleveur qu’elle rencontre juste après à quelques kilomètres de là, n’a pas l’air préoccupé par la future coalition de François Hollande. Ses problèmes à lui, expose-t-il à la candidate, ont trait aux normes européennes, à la lourdeur administrative qu’on lui impose, à l’absence de débouchés pour ses volailles… « Depuis quarante ans, on entend les politiques nous dire : “On aimerait bien mais on ne peut pas.” C’est ça qui nous éloigne de la politique. »
Pendant trois quarts d’heure, Dieynaba Diop essaie de le convaincre que des marges de manœuvre existent, au niveau national comme à l’échelle européenne. En partant, elle s’interroge à haute voix : « Comment on peut redonner confiance à ces gens ? C’est important pour nous d’entendre ça en campagne. On n’a pas parlé de politique, je ne sais pas du tout pour qui il va voter, mais ça me permet de répondre à ses questionnements dans l’action que je compte mener, demain, comme députée. Ce n’est jamais du temps perdu. »
Pour combler ses 3 000 voix de retard sur Laurent Morin, la socialiste sait qu’elle devra séduire une partie de cet électorat rural ou périurbain, devenu le cœur de cible du RN. Dans le marigot politique local, certains ont du mal à imaginer un territoire de ce type élire une femme de gauche. « Elle ne gagnera pas, affirme Bruno Millienne, le sortant, qui a appelé à voter pour elle. Le programme du NFP est tellement angoissant dans la ruralité. Je pense aux commerçants, aux agriculteurs, aux éleveurs… Pour eux, c’est plus important de sauver leur boîte que de résister au racisme ou à la xénophobie. Pour vous et moi, c’est peut-être l’inverse. Mais eux, ils sont dans l’urgence. »
L’élu du MoDem touche un point sensible : la question du mobile raciste du vote RN, que percute forcément l’investiture par la gauche d’une femme noire, issue des quartiers populaires. « Il y a pas mal de gens pour qui ça va être compliqué de voter pour elle parce qu’elle est noire, poursuit Bruno Millienne. C’est con, hein ? Je n’aime pas cette réalité mais elle existe. » Un baron LR du coin embraye : « Pour moi, cette circo, c’est du 50-50. Mais avec ce paramètre, ça peut faire 52-48 pour le RN. »
L’intéressée refuse d’y croire. « Oui, j’ai entendu ça, que symboliquement je n’étais peut-être pas la meilleure candidate, soupire-t-elle. Pourtant, j’ai fait le meilleur score de la gauche dans l’histoire de cette circonscription. Et il y a aussi plein de gens qui me disent qu’ils sont heureux de voir une personne qu’ils connaissent, qu’ils ont vu grandir, dans laquelle ils s’identifient. Je crois que c’est aussi la responsabilité de la gauche d’avoir une classe politique qui ressemble à celles et ceux qu’on veut représenter. »
Mener la bataille antiraciste
Avec sa casquette de porte-parole nationale du PS, Dieynaba Diop a vu de près la vague raciste déferler sur le pays. Habituée des plateaux de télévision, elle a trusté ceux de CNews pendant un moment, avant de dire « stop, tellement c’était devenu irrespirable ». « Ici, on voit les dégâts que ça fait sur le terrain, la zemmourisation d’une partie des esprits. Quand certains expliquent leur vote RN, on sent que l’argumentation leur a été livrée clé en main par CNews, avec toute la manipulation qu’il y a derrière. Ce que j’essaie de faire ici, c’est de déconstruire toutes les forteresses que le RN et CNews ont construites. À commencer par la peur de l’autre. »
Une bataille qu’elle appelle la gauche à mener. « Bien sûr qu’on peut les récupérer !, coupe-t-elle quand on lui pose la question. Ce n’est pas parce que c’est difficile qu’il faut abandonner ce terrain. Moi, je ne renoncerai jamais à mener la bataille culturelle contre le racisme. » Une voix qu’elle compte porter à l’Assemblée nationale, sous une « identité socialiste » qu’elle « assume totalement », mélange de « justice sociale » et d’attachement aux « valeurs de la République ». On lui fait remarquer que la rose n’a plus vraiment la cote dans les quartiers populaires, fanée par le quinquennat Hollande.
Là-dessus, l’élue des Mureaux ne fait pas la fanfaronne. Les « erreurs », les « trahisons », la « rupture » qu’a été la déchéance de nationalité : l’inventaire ne semble pas lui faire peur. À condition qu’il serve, explique-t-elle, à se tourner vers l’avenir. Pourquoi ne pas remettre à l’agenda de la gauche le combat pour le droit de vote des étrangers et étrangères aux élections locales, par exemple ? « Mon père a 80 ans et il est arrivé en France en 1966, raconte-t-elle. Il s’est toujours intéressé à la politique, il a adoré Mitterrand. Et aujourd’hui, il ne peut même pas voter pour sa fille. Ça me navre. »
Dans son combat contre le RN, Dieynaba Diop ne pourra pas compter sur le soutien de la droite locale. Ni Gérard Larcher, président du Sénat, ni Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, ni Sophie Primat, sénatrice du coin, ne lui ont apporté leur soutien. « Ce n’est pas Dieynaba, le sujet, répond cette dernière. Elle est dans une coalition avec LFI et ça, pour moi, c’est non. C’est un gloubi-boulga politique dont les Français ne veulent pas. »
À l’entourage de Valérie Pécresse, on soumet notre étonnement. N’avait-elle pas pesté, à l’époque, contre Nicolas Sarkozy et tous ceux qui plaidaient le « ni FN ni PS » ? « La gauche s’est perdue en s’alliant avec LFI, Mélenchon est tout aussi dangereux que le RN », répond un des proches de l’ancienne candidate à la présidentielle.
Sur la place de la mairie, à Maule, le tractage finit mieux qu’il n’a commencé. La candidate tend son tract à un couple en pleine discussion. L’homme décline : « C’est bon, merci, je vote déjà pour elle. » « Mais c’est moi ! », éclate-t-elle de rire. Une professeure passe par là et murmure à la candidate : « Je vais revoter pour vous avec grand plaisir, courage ! » Quelques minutes plus tard, Dieynaba Diop se prend à espérer. « Si cette circonscription ne bascule pas au RN, ça voudra dire que le pays résiste, assure-t-elle. Ça serait un symbole fort. »."
-Ilyes Ramdani, "Dans les Yvelines, la gauche tente d’arracher un siège promis au RN", Mediapart, 5 juillet 2024.