"Vers 1860 beaucoup d'esprits, constatant la fragilité des systèmes audacieux qui, un peu auparavant, ont connu un grand succès, renoncent à la philosophie elle-même. Brentano n'échappe pas à cette tentation. S'il la surmonte, c'est que naît en lui l'idée salvatrice qui sera le thème constant autour duquel s'ordonnera sa vision de l'histoire de la philosophie : sa doctrine des quatre phases. Il a lui-même raconté à son disciple Stumpf comment cette conception s'est présentée à son esprit en 1860, alors qu'il était âgé de 22 ans. Elle a surgi en lui pendant sa convalescence, à la suite d'une grave maladie contractée au moment de Pâques. Il avait presque perdu confiance en la philosophie et avait longtemps cherché ce que peut signifier le spectacle offert par son histoire : périodiquement des systèmes hardis suscitent l'admiration générale pour être ensuite complètement oubliés. C'est alors que, par un paradoxe apparent, l'idée même d'une analogie dans la succession des phases en chacune des grandes périodes de cette histoire lui est apparue comme une vision libératrice, susceptible de lui rendre son espoir en la philosophie. La décadence actuelle n'est pas un terme ultime, après elle peut venir le renouveau. Or cette renaissance de la philosophie, il dépend de nous de l'assurer, et même définitivement, car la méthode est à notre disposition. Encore devons-nous prendre conscience de ses exigences et les appliquer. Avec le problème méthodologique, lié à la réflexion sur les quatre phases, c'est le salut de la philosophie qui est en jeu.
Cette méthode dont l'emploi doit permettre à la philosophie un nouvel essor, c'est essentiellement une méthode conforme à la nature. Et, certes, il faut déjà entendre par là une méthode respectueuse à la fois de la nature de l'esprit et de la nature de son objet, c'est-à-dire soucieuse de leurs exigences réelles, se refusant aux procédés illusoires d'une philosophie décadente. Mais il y a plus. La méthode ne sera vraiment telle, selon Brentano, que si elle est la méthode même des sciences de la nature, sciences qui étudient le monde visible en l'observant et en émettant des hypothèses qu'elles s'efforcent ensuite de contrôler. Tel est le grand principe méthodologique énoncé par lui dès 1866. Comment conçoit-il en fait son application en métaphysique ?" (pp.9-10)
"[Husserl] acquit, en écoutant Brentano, la conviction que la philosophie peut être traitée dans un esprit strictement scientifique et décida de s'y consacrer. Il fut alors profondément marqué par le contact de la personnalité de Brentano ; il suivit ses cours à Vienne pendant deux ans, de 1884 à 1886, et vécut même dans l'intimité du maître à qui la philosophie théiste tenait profondément à cœur et qui aimait à parler de Dieu et de l'immortalité." (p.10)
"Cette méthode des sciences de la nature, qui suppose le calcul des probabilités, ne peut elle-même se comprendre pleinement sans l'exposé préalable de celle des mathématiques ; nous devrons donc d'abord connaître la conception brentanienne de la méthode mathématique. Achevons cette vue régressive de notre plan. Il nous aura fallu considérer en premier lieu la doctrine des quatre phases et le grand principe méthodologique, puisque cette vision de l'histoire de la philosophie et la volonté de se conformer à cette règle de méthode expliquent seules la confiance de Brentano en l'avenir de la philosophie et l'orientation qu'il a donnée à ses travaux.
Notre but, dans l'étude de ses raisonnements métaphysiques, n'est donc pas d'en considérer le contenu pour lui-même. Certes, nous situons les passages utilisés par rapport à l'ensemble de l'argumentation dans laquelle ils prennent place et dont nous avons d'ailleurs à discerner la construction, mais on ne doit pas chercher ici un exposé complet des preuves de l'existence de Dieu chez Brentano ni même de l'argument téléologique, dont nous nous occupons pourtant tout spécialement. Ce que nous demandons à son œuvre métaphysique, ce sont des exemples qui illustrent les caractères de sa méthode en ce domaine et permettent de les analyser." (p.12)
"Qu'il nous soit permis d'évoquer ici la mémoire de M. Emile Bréhier, qui voulut bien s'intéresser au début de nos recherches, et de témoigner notre profonde reconnaissance à notre maître, M. Martial Guéroult, ainsi qu'à notre oncle, M. Etienne Gilson." (p.13)
-Lucie Gilson, Méthode et métaphysique selon Franz Brentano, Vrin, Paris, 1955.