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    Claude Pennetier, Le socialisme dans le Cher (1851-1921)

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Claude Pennetier, Le socialisme dans le Cher (1851-1921) Empty Claude Pennetier, Le socialisme dans le Cher (1851-1921)

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 22 Juil - 19:56

    "L'hégémonie vaillantiste puis communiste est une constante de la vie politique du Cher de 1885 aux années 1930, si l’on excepte les années 1901-1906 marquées par la division du mouvement socialiste entre, schématiquement, « socialistes réformistes » et « socialistes révolutionnaires ».

    Le succès du vaillantisme dans le Cher est mal compris par les contemporains extérieurs au département et à leur suite par les historiens. D'autant que dans les centres où règne « la dispersion des socialismes » le C.R.C., issu d’un des courants blanquistes, ne rencontre qu’un succès limité. Ainsi, Charles Rappoport note dans ses souvenirs (inédits) « les forces blanquistes se concentraient dans de rares régions (comme le département du Cher) et dans les quartiers révolutionnaires de Paris (principalement dans le XX° - Père Lachaise) ». IL voyait dans le Comité révolutionnaire central-Parti socialiste révolutionnaire (C.R.C.- P.S.R.) « un parti d'action », « réformiste et à l’occasion révolutionnaire » entretenant de bonnes relations avec les éléments révolutionnaires des syndicats mais inapte à faire une propagande « strictement socialiste ». Rappoport, critique résolu du syndicalisme révolutionnaire, jugeait sévèrement le courant politique le plus proche de la C.G.T., sans voir l'originalité d’Edouard Vaillant par rapport à Auguste Blanqui et sans comprendre la réussite du mouvement socialiste dans le Cher.

    L'attachement de Vaillant aux thèmes de défense républicaine, à l’idée de nation, facilita le passage du républicanisme social au socialisme, tandis que l’attention accordée à la lutte économique permit un soutien efficace, fructueux aux grèves. Les rapports harmonieux entre syndicalistes révolutionnaires et socialistes vaillantistes -Pierre Hervier, créateur de la Bourse du Travail de Bourges était à la fois vaillantiste et syndicaliste révolutionnaire - expliquent bien des comportements ouvriers locaux, y compris après la Première guerre mondiale. Le ralliement des forces vives du syndicalisme révolutionnaire à la III° Internationale renforça les militants du Cher dans leur volonté de se doter d’une organisation révolutionnaire nouvelle, tirant les leçons de la guerre et s'inspirant de l'exemple russe.

    De 1883 à 1887, puis de 1891 à 1921 le département possède un ou plusieurs journaux socialistes. S’y ajoutent une presse syndicale active et des quotidiens locaux que nous avons consultés surtout pour les périodes importantes : grèves bûcheronnes de 1891-1892, mobilisation d'août 1914, grèves de février-mai 1920, scission de Tours, élections municipales et législatives." (p.10)

    "Quand arrive à Paris la dépêche annonçant le vote du Cher pour la « liste rouge » aux élections législatives du 13 mai 1849, on croit d’abord à une erreur de transmission. La nouvelle se confirme faisant naître une réelle inquiétude. Le Cher semblait être un département assez sûr. Comment expliquer le succès de la Montagne dans un pays où les habitants sont « naturellement indolents d’esprit ou de corps » ? (Procureur Général de Bourges). L'ordre social est-il sur le point de se rompre en province ? La découverte et l’écrasement du réseau de sociétés secrètes « Les Mariannes », renforcent cette impression.

    Le Cher avait la réputation d’être plus conservateur que son voisin berrichon, l'Indre. Or, à partir de 1849, la situation s’inverse et dès les dernières années de l’Empire, le Haut-Berry s'affirme comme un pôle de rayonnement des idées les plus avancées." (p.13)

    "Le Cher correspond à la partie orientale du Berry et au Saint-Amandois qui était rattaché au Bourbonnais avant la Révolution française.

    Au cœur du département s'étale la Champagne berrichonne, vaste plaine calcaire où domine la culture des céréales. En son centre siège Bourges, ville au riche passé dont la vocation balance entre l’industrie et les activités d'échange.
    Au Sud et au Sud-Est, le Boischaut et la Vallée de Germigny dessinent un croissant de terres vallonnées couvertes de forêts et de prairies. Saint-Amand-Montrond assure une fonction administrative comme sous-préfecture, complétée par des activités commerciales, artisanales et de petites industries. Plus au sud les coteaux de Châteaumeillant se couvrent de vigne, puis à la pointe méridionale du département, l’altitude s'élève, les vallées s’encaissent : la Marche annonce le Massif Central.

    Les collines du Sancerrois, au Nord-Est, dominent le Val de Loire de leur magnifique paysage où alternent vignes et pâturages. Elles se prolongent dans le Pays Fort au Nord. Le Nord-Ouest du Cher est formé par la partie sud-orientale de la Sologne, terre longtemps défavorisée. Elle connut un renouveau au XIXe siècle grâce au canal de la Sauldre, au percement de routes, au chaulage des terres et à la plantation de pins. Vierzon, ville industrielle se situe à l’ouest du département, à la frontière de l'Indre et au contact de la Sologne.

    Les régions naturelles ont fortement marqué l’histoire sociale du Cher. Des comportements politiques et sociaux caractérisés et durables s’y sont créés comme en témoigne le républicanisme des vignerons du Sancerrois ou l'esprit révolutionnaire des bûcherons déchristianisés de la vallée de Germigny." (pp.13-14)

    "Le 1er mai 1843 fut ouverte la ligne de chemin de fer de Paris à Orléans prolongée ensuite jusqu’à Vierzon. La ville y gagna un renouveau industriel. Les travaux de terrassement ne donnèrent lieu à aucune agitation sociale importante mais l’arrivée de cheminots parisiens chassés de la capitale après les journées de juin 1848, jeta un levain de contestation chez les ouvriers de la compagnie P.0." (p.14)

    "Des cheminots du dépôt d'lvry furent envoyés en province après juin 1848, or, s'ouvraient à Vierzon les ateliers de réparation du matériel ferroviaire. Notons pourtant que dès février 1848 les cheminots de Vierzon formaient un milieu remuant. Au lendemain de la révolution parisienne, les ouvriers mécaniciens du chemin de fer furent les seuls à troubler l'ordre ; au nombre d'une quarantaine ils défilèrent dans les rues en chantant des airs patriotiques. D'après le maire de Vierzon, « ils ont pris le drapeau rouge à la gare probablement parce qu'ils le voient aux convois qui l'ont adopté comme signal » (A.D., 16 M 4, letttre du maire de Vierzon au préfet, 28 février 1848)." (note 3 p.14)

    "En 1847, le rail atteignit d’une part Bourges (20 juillet 1847) et de l’autre Châteauroux (15 novembre 1847). La ligne passant par l'Indre (Issoudun, Châteauroux) mit en contact Vierzon avec la Creuse dont on connaît les migrants commis voyageurs de la conscience de classe. Celle qui traversait le Cher transversalement aboutissait à Nevers en passant par Bourges, Nérondes et la Guerche. Elle explique en partie les liens qui s’établirent entre le mouvement ouvrier vierzonnais et les travailleurs (ouvriers d’usines, forgerons, bûcherons) de la vallée de Germigny (ou vallée de l’Aubois). Le canton de la Guerche n'est-il pas le premier à avoir élu un conseiller général socialiste le 18 août 1886 ! Or c'était un communard vierzonnais : Eugène Baudin. Le réseau se compléta sous le Second Empire avec la ligne Bourges, Saint-Florent (centre métallurgique), Saint-Amand, Montluçon (Allier) puis par la construction de lignes secondaires." (p.14)

    "Le creusement du canal latéral à la Loire amena au début du XIXe siècle, une population déracinée et socialement mal intégrée. La main d'œuvre pénitencière fut largement employée. La fixation d’une partie de ces ouvriers dans le Val de Loire alimenta un prolétariat remuant de chaufourniers, mineurs de fer, bûcherons, journaliers agricoles. Le canal du Berry, partiellement ouvert en 1830 et achevé en 1840, forme un Y dont le pied va de Montluçon au Nord de Saint-Amand, la branche Ouest part de Vierzon en passant par Bourges et celle de l'Est rejoint le canal latéral de la Loire à Marseilles-les-Aubigny. Les conséquences économiques furent importantes : le long des canaux se développèrent une série de petites entreprises ; les forges et les entreprises de chaux et cimens situées dans la vallée de l’Aubois bénéficièrent de nouvelles facilités. La voie d’eau resserra les liens entre les petits bourgs industriels qui, de Sancoins à Marseilles-les-Aubigny, formèrent un chapelet de foyers révolutionnaires. Les bateliers n’eurent pas un rôle dominant dans la diffusion des idées socialistes mais ils n’y étaient pas réfractaires [...]

    Le Nord (Sancerrois, Pays Fort, Sologne), n’était irrigué que par des moyens de transport secondaires d’où un manque de dynamisme économique et le maintien des seules activités traditionnelles. N'est-ce pas une des explications de la spécificité de son comportement social et politique caractérisé jusqu’en 1914 par une forte pratique religieuse et la faiblesse de l'implantation socialiste ?" (pp.14-15)

    "Le mouvement de la population souligne la vitalité du Cher au XIXème siècle. Entre 1801 et le sommet de la courbe en 1891, le nombre de personnes recensées passe de 217.785 à 359.276, soit une augmentation de 64%. Le gain se situe surtout dans la première moitié du siècle : entre 1801 et 1851 la progression est de 40,6%. A partir du point de rupture de 1891, le déclin commence, progressif inexorable. En quarante-cinq ans le Cher perd 19.6% de ses habitants. L’accélération de la dépopulation entre le recensement de 1911 et celui de 1921 rappelle l’impôt de sang versé par les berrichons pendant la Première guerre mondiale et les migrations provoquées par cette période troublée.

    Seul Bourges maintient sa population pendant le conflit mondial grâce aux activités des Etablissement militaires. Mais, au lendemain de la démobilisation, les départs sont nombreux. L’incertitude devant le sort des E.M. prolonge le mouvement jusqu’en 1926. La courbe de Bourges se divise en trois phases. De 1870 à 1891, la capitale du Haut-Berry profite du début d’exode rural dans son propre département et chez ses voisins : Indre, Allier, Nièvre. Ses fonctions administratives, la prospérité des forges de Mazières, la multiplicité des petites industries et surtout le développement de l’arsenal, lui permettent d'intégrer une population nouvelle. La crise des forges rurales lui amène un grand nombre d'ouvriers qualifiés. De 1891 à 1931, la population stagne autour de 45 000 habitants avec des fluctuations liées au marché de l’emploi. L’exode rural bénéficie plus à la région parisienne qu’à la métropole régionale." (p.15)

    "Le Cher est un département essentiellement rural. En 1876, trois habitants sur quatre vivaient à la campagne. Cette proportion diminua rapidement à la fin du XIXème siècle pour atteindre deux sur trois en 1911. Lors du recensement de 1921, la population rurale était encore largement majoritaire avec 67,2% (10). La place des villes est cependant importante, et, dès 1876, le Cher se situait en 35ème position parmi les 87 départements français pour son pourcentage de population urbaine. Nous retrouvons l’image d’une région équilibrée dans les chiffres de la population active : les travailleurs de l’agriculture représentaient 57% des hommes actifs en 1896, 55% en 1906 et environ 50% entre-deux-guerres." (p.16)

    "La métallurgie berrichonne devait son développement à l'exploitation d’un minerai de fer local de très bonne qualité et d'extraction facile. Les forêts entourant les forges fournissaient un charbon de bois peu coûteux. L'introduction, au début du XIXème siècle, des forges anglaises à coke, ne mit pas immédiatement en cause la prospérité séculaire, au contraire, la demande de fer était si forte que les forges françaises continuèrent leur production et provoquèrent une pénurie de charbon de bois vers 1840. Il fallut alors augmenter les importations de charbon de terre. Le Berry dut céder le pas aux régions houillères. Les traités de commerce de 1860 aggravèrent la crise en ouvrant le marché national au fer anglais beaucoup moins coûteux. Les hauts-fourneaux du Cher n'avaient plus qu’à s’éteindre : Précy ferma en 1867, Rosières en 1906, La Guerche en 1879, Torteron en 1882, Mazières (Bourges) en 1908. Seuls survécurent les établissements qui se reconvertirent dans la production de produits finis. Une métallurgie de transformation prit le relais à Rosières (cuisinières), à Bourges (Mazières, Etablissements militaires) et à Vierzon (matériel agricole).

    La mutation de la métallurgie bouleversa la géographie économique du département. Les anciennes forges du sud du Cher et les hauts-fourneaux de Torteron déclinèrent, la nouvelle métallurgie abandonna les villages pour se concentrer dans les deux grands centres urbains (Bourges, Vierzon) et l’agglomération de Saint-Florent-sur-Cher. La nature du patronat se transforma parallèlement. Les maîtres de forges, issus des grandes familles nobles du lieu, se déchargeaient parfois de l’exploitation sur des groupes industriels comme la société de Commentry-Fourchambault. [...] Après 1870, les sociétés anonymes capitalistes dominèrent mais des nobles habiles comme les De Voguë s’y intégrèrent.

    Les propriétaires de forges jouèrent un rôle important dans la vie politique du département en s'appuyant à la fois sur leur richesse foncière et leur puissance industrielle. Sous la Monarchie de Juillet, le comte Jaubert présida le Conseil général et encouragea l'installation de voies ferrées. Pendant la Seconde République, le légitimiste De Vogué, devenu « le citoyen Vogüé forgeron », essaya de prendre le relais. Profitant du climat de fraternisation entre ouvriers et maîtres de forges, il tenta sa chance aux élections du 23 avril 1848, mais les rapports de classe évoluèrent rapidement. Dès 1849, dans le groupe de l'Est apparurent des tensions entre la direction et les ouvriers qui mesuraient pour la première fois leur puissance potentielle politique et économique.

    Les signes précurseurs d’une crise de la métallurgie renforcèrent le divorce. Le paternalisme des maîtres se heurta à la cohésion ouvrière. [...] En 1861 le marquis de Vogüé organisa un banquet pour ses ouvriers de Rosières. Dans son discours, il affirma les employer par amitié plus que par intérêt et raconta les persécutions que l’Empire lui avait fait subir après le coup d’Etat pour ses opinions royalistes. Aux élections municipales de 1864, le directeur de l’usine fut battu. Les forgerons interprétèrent la fermeture de l’entreprise, en septembre 1865, comme une sanction de leur attitude politique. Le comte Jaubert, candidat officiel dans le Saint-Amandois lors de la consultation de 1869, ne rencontra pas plus d’écho chez les ouvriers des forges." (pp.17-18)

    "La radicalisation des forgerons fut le produit de leur expérience historique et d’une évolution de la profession. Au début du XIXème siècle, les travailleurs des petites forges se recrutaient sur place. Pendant l'été, les basses eaux interrompaient la production tandis que les ouvriers s’employaient dans les champs.

    A Vierzon les nombreux forgerons étrangers au département n’hésitaient pas à repartir quand le travail faisait défaut. Nomades, individualistes et fiers, ils formaient un milieu assez soumis au patronat. En 1841, un ouvrier originaire de Fourchambault (Nièvre) prit l'initiative d’une grève mais sans succès. Le mouvement de novembre 1851 révéla une grande cohésion de la profession. Malgré la période, les grévistes n'étaient pas animés de motivations politiques. Entre 1841 et 1851 des liens s'étaient tissés entre les forgerons de Vierzon. L’industrialisation de la production avait affaibli les clivages professionnels ; les ouvriers étaient moins spécialisés et les relations sociales moins cloisonnées. La diminution du nomadisme révèle un important changement de mentalité.

    Le contraste est frappant avec les forges de l’Est du Cher où les conflits éclatèrent, dès le milieu du XIXème siècle. Les rapports de police soulignent le rôle du centre ouvrier voisin, Fourchambault (Nièvre), et l'influence « néfaste » des travailleurs nomades sur un prolétariat proche du monde rural. Torteron se localise sur une voie de diffusion de l’agitation sociale qui du Creusot remontait à la région parisienne en passant par la vallée de la Loire. Le déplacement de la main d'œuvre favorisait un brassage d'informations et d'idées : en 1868, « Les ouvriers de cette usine (Torteron), comme ceux de Fourchambault, dont elle est une succursale, sont parfaitement au courant de tous les incidents politiques qui se sont succédés depuis quelque temps ». Les neuf cents forgerons de Torteron et les six cents mineurs de fer de la vallée de l’Aubois formaient un milieu fortement déchristianisé, peu discipliné et prompt aux actions collectives. Dès avril 1848, des ouvriers sans travail se rassemblèrent pour parcourir les routes en direction de Fourchambault, tentant au passage d’envahir les maisons de riches propriétaires. Les mouvements de foule, groupant parfois plusieurs milliers de personnes, se développèrent lors des dernières grèves de 1870. L’agitation ne se limitait pas aux seuls ouvriers, d’ailleurs les mineurs travaillaient comme paysans pendant la bonne saison et leur condition était proche de celle des nombreux bûcherons. Dans la vallée de l’Aubois, lutte contre le patronat et haine des grands propriétaires fonciers se confondaient, entraînant dans une même condamnation leurs protecteurs : Etat et Eglise. Il faudrait remonter à la révolution de 1789 pour comprendre cette conviction commune aux prolétaires ruraux.

    Lorsqu’en 1882 les forges de Torteron s’éteignirent, la compagnie Boigues-Rambourg emmena « les meilleurs ouvriers » dans ses usines de Montluçon. Les autres s’employèrent dans l’agriculture, les fours à chaux ou partirent vers les centres industriels proches : Bourges et Nevers. La population de Torteron tomba de deux mille cinq cents habitants en 1867 à moins de douze cents en 1882. Elle amena dans les grandes villes outre sa compétence technique, son esprit de contestation." (pp.18-19)

    "De 1870 à 1914, malgré quelques grèves à Vierzon (en particulier celle de 1886) et à Saint-Florent, les métallurgistes n’ont pas eu une place dominante dans le mouvement ouvrier du Cher.

    Une première explication s'impose : leur faiblesse numérique. Au recensement de 1886, la population active employée dans « l’industrie métallurgique » et « la fabrication d’objets en métal" n’est que de 4736 personnes (dont 3678 ouvriers). Elle s'élève à 4987 en 1896 et 5807 en en 1901. En 1896, le Cher a 109 travailleurs actifs dans la métallurgie sur 10 000 habitants, or, 37 départements possèdent un taux supérieur [...] Si modestes soient ces chiffres, ils placent la métallurgie avant les industries céramiques (faïence, porcelaine, verre) qui emploient 3752 personnes en 1896 et 3822 en 1901.

    Nous avons constaté la diversité du comportement des métallurgistes avant 1870. Seuls les ouvriers de l'Est avaient ébranlé le carcan patronal pour affirmer leur volonté de classe. Vierzon et Bourges n’héritaient pas du même passé de lutte et la diaspora du personnel de Torteron brisa la tradition ouvrière. Jusqu'en 1914, et même au delà, des grèves de 1920 jusqu’en 1936, le patronat de la métallurgie du Cher maintint fermement son autorité dans les entreprises." (p.20)

    "L'éloignement de toute frontière faisait de Bourges un centre privilégié pour l'installation d’une industrie d'armement. La fonderie ouvrit ses portes en 1864, puis en 1870 l’école de pyrotechnie de Metz fut transférée dans la capitale du Haut-Berry. Les établissements se divisaient en quatre groupes :
    —La Fonderie de canon comptant entre 1000 et 1 500 ouvriers avant la Première guerre mondiale.
    —L’Atelier de construction appelé aussi Arsenal ou A.B.S. : 300 à 500 ouvriers.
    —L’Ecole centrale de pyrotechnie : 1 800 à 3 000 ouvriers.
    —Différentes annexes : Entrepôt de réserve générale, cartoucherie St-Paul." (p.20)

    "Les journaliers n’avaient guère plus de garantie que dans le privé mais s’ils donnaient satisfaction, l’administration les intégrait au bout de six mois ou un an parmi les auxiliaires. Au sommet du cursus professionnel les commissionnés étaient nommés au choix par l’administration parmi les auxiliaires ayant de l’ancienneté (environ quinze ans de présence vers 1900). Nul commissionné ne devait être licencié tant que la réduction d’effectif pouvait porter sur les autres catégories. S’ajoutaient d’autres divisions liées à la qualification professionnelle. Ce fractionnement du personnel encourageait les attitudes catégorielles et créait des tensions assez vives. Les journaliers avaient souvent le sentiment d’être « lâchés » et « trahis » par « une catégorie de privilégiés ».

    Les ouvriers des E.M. jouissaient de salaires et de conditions de travail très avantageux pour la région. En 1902, les tarifs de la Fonderie et de l’Ecole de Pyrotechnie étaient supérieurs de 21% en moyenne, à ceux de l'industrie du Cher. La durée du travail, de dix heures par jour pendant six jours, tomba à neuf heures en 1904 puis à huit heures et demie en 1908. Outre leur dimanche, les ouvriers disposaient de quinze jours de congé avec solde. Le temps libre permettait d'avoir des activités secondaires qui provoquaient les protestations des autres corporations. Les syndicats tentèrent sans succès d'empêcher le travail au noir.

    Le personnel bénéficiait d’une retraite après trente ans de service à condition d’être âgé de soixante ans pour les hommes et cinquante-cinq ans pour les femmes ou à soixante-cinq ans pour ceux dont l’ancienneté était insuffisante. L'Etat assurait la moitié du financement par versement de 4% du salaire accompagné d’un prélèvement égal sur les revenus de l’ouvrier.

    Les multiples avantages ne doivent pas faire oublier la vie très dure des ouvriers des E.M. Les journaliers faibles ou malades étaient licenciés pour « manque de travail ». À la Pyrotechnie le maniement d’explosifs provoquait des accidents parfois mortels. Une étude sur les conditions de vie de la population du Cher, réalisée en 1913, illustre leurs difficultés. Les deux manœuvres questionnés, fils d’ouvriers agricoles, logeaient avec leur famille à six dans 26 m2 et à sept dans 24 m2. Tous deux disposaient d’un petit jardin mais leur alimentation restait très rudimentaire : le pain dominait (30 kg et 21 kg par semaine), la viande (2,5 kg et 15kg) et le vin (2 litres, 1,5 litre) apparaissaient encore comme un luxe. Leurs revenus étaient le double de celui d’un ouvrier agricole, pourtant l’exiguïté du logement comme l'alimentation les rapprochaient dans une même pauvreté.

    Avant 1914, le puissant syndicat des E.M. obtint de sérieuses améliorations du statut et des salaires. Pourtant l’organisation syndicale s'était développée lentement. Les premiers ouvriers semblaient trop contents de disposer d’un travail régulier (obtenu parfois grâce à l’appui d’un élu local (29) pour s'associer à une action revendicative. Le préfet du Cher écrivait le 31 octobre 1882 : « La masse ouvrière est formée à Bourges par la clientèle des EM. qui est tenue sévèrement et chez laquelle on n’aperçoit jusqu’à présent aucun signe de fermentation ». D'ailleurs les ouvriers connus pour leurs activités politiques étaient systématiquement renvoyés. Une Union amicale se constitua et ce fut à grand’peine qu’en 1901, quatre ans après la création de la Bourse du Travail de Bourges, les militants les plus actifs le transformèrent en un syndicat adhérant à la C.G.T. et à la Bourse du Travail. L’existence d’une organisation ouvrière reconnue par la direction bouleversa rapidement le comportement du personnel qui prit confiance en lui et n’hésita pas à affirmer des idées plus avancées. Encouragés par une attitude conciliante de l’administration, les secrétaires généraux successifs, Bordeselle et Lucain, utilisèrent constamment la concertation. Cette pratique s’avérant efficace, la tendance réformiste se consolida laissant aux syndicalistes révolutionnaires le rôle de minorité active incapable de conquérir la direction de l’organisation." (pp.21-22)

    "La céramique a dans le Cher deux berceaux : Foëcy et Vierzon. A la fin du XVIII siècle, un banquier parisien propriétaire du château de Foëcy transforma ses fours à briques en fours à porcelaine. L'entreprise fonctionna régulièrement à partir de 1804. Quarante ans plus tard, Pillivuyt, directeur de la fabrique, créa pour son compte un établissement à Mehun-sur-Vèvre puis racheta Foëcy avant de s'étendre à Limoges (Haute-Vienne), Alligny (Marne) et Nevers (Nièvre).

    A Vierzon, des hommes d’affaires parisiens créèrent en 1816 une manufacture de porcelaine. Après des débuts difficiles, elle prit de l’extension pour atteindre six cents ouvriers en 1859. Une autre usine de porcelaine vit le jour, suivie de trois poteries-faïenceries et verrerie (1860). Autour de ces grandes entreprises se multiplièrent les ateliers plus modestes, dirigés parfois par des patrons aux idées avancées : Armand Bazile, neveu de Félix Pyat et maire de Vierzon après le 4 septembre 1870, Charlemagne et Darmet qui auraient participé aux réunions de l’Internationale en 1870.

    Un pôle industriel plus modeste se forma au nord de Saint-Amand, à l’Abbaye désaffectée de Noirlac et dans la ville voisine, Bruère-Allichamps." (p.22)

    "Les effectifs employés dans l’ensemble de la céramique du Cher varièrent entre 3000 et 4000 personnes. Contrairement aux maîtres de forges berrichons, le grand patronat porcelainier n’avait pas de liens avec l'aristocratie foncière. Soucieux avant tout de rentabilité économique, il négligeait les carrières politiques. Cela n’empêchait pas les patrons d’influer sur la vie politique locale pour préserver la tranquillité de leurs entreprises. L'efficacité industrielle primait face à toute autre considération. Leurs têtes de file, les Pillivuyt (influencés par l'exemple du patronat de Limoges) croyaient aux vertus de l’intransigeance.

    Le prolétariat de la céramique était remuant, déviant, réfractaire à toute discipline. Félix Pyat gardait un souvenir ému de ses compatriotes vierzonnais « bons compagnons, ardents convives, travaillant une semaine et ripaillant l’autre, vivant au jour le jour, presque artistes et à coup sûr, les plus amusants et les plus spirituels des ouvriers".

    Adolphe Hache, le propriétaire de la « Grande Fabrique » de Vierzon, confirmait en 1871 : « Il y a bien longtemps que l'esprit de révolte existe chez les ouvriers porcelainiers contre les chefs d'industrie ; on retrouverait des grèves dans un passé déjà bien éloigné »…"Les loisirs sont pour le cabaret et non pour le foyer domestique »...« Les enfants sont de très bonne heure détachés complètement de l’autorité paternelle ». Il faisait allusion aux grèves de décembre 1833 et janvier 1834 qui sonnèrent le glas de l'autorité patronale. Les ouvriers avaient inventé une forme de grève larvée : ils quittaient l’usine par petits groupes pour parler et boire un verre puis revenaient à leur poste de travail.

    L'étude d’Alain Pauquet, sur la société vierzonnaise aux XVIIIème et XIXème siècles, a justement opposé la sociabilité des porcelainiers à celle des forgerons. Le comportement des métallurgistes, travailleurs de force soumis, laborieux, sobres, économes, peu liés entre eux et sans attaches profondes avec la région, contrastait avec la cohésion des porcelainiers, hommes confiants, généreux, accueillants, unis mais ouverts. Au cours du XIXème siècle, l'attitude des porcelainiers déteignit un peu sur celle des métallurgistes vierzonnais.

    Au sein de la profession, les rapports évoluèrent. Les ouvriers se divisaient en une trentaine de catégories, mais la frontière passait entre les journaliers, simples manœuvres payés à la journée et les spécialistes payés à la tâche. Pendant les premières décennies du XIX° siècle ces deux mondes s’ignoraient et les porcelainiers se sentaient plus proches des artisans, des patrons que des journaliers. Quant aux peintres sur porcelaine, ils formaient une élite en marge de la classe ouvrière. Les conflits sociaux donnèrent aux travailleurs à la tâche et aux journaliers le sentiment d’appartenir à une même communauté, mais les professionnels gardaient la prééminence. Les tourneurs et les chauffeurs déclenchaient les grèves, suivis sans réticences par les manœuvres. Le mouvement syndical prit d’abord une forme strictement catégorielle." (p.23)

    "Le mouvement syndical prit d’abord une forme strictement catégorielle [...] En 1905 et 1907, la Bourse du travail de Mehun groupait porcelaine, les useurs de grain, les couleurs de moules et les journaliers. I1 faut attendre 1911 pour les voir rassemblés dans des syndicats uniques où toutes les catégories eurent une égale influence. A Foécy, Bernard Pilorget, peintre sur porcelaine, animait le syndicat mais à Mehun, un journalier, François Provost dirigeait la Bourse du Travail, tous deux furent d'actifs défenseurs du syndicalisme révolutionnaire.

    Les ouvriers de la céramique se rapprochaient en adoptant une commune hostilité au patronat et à l'Etat. Pendant les grèves, les propriétaires ne bénéficiaient d'aucune complicité parmi le personnel. A Mehun en 1887, seuls quatre employés appartenaient à l'encadrement et travaillaient, les autres faisaient bloc et le commissaire de police de Mehun reconnaissait qu'il était « impossible de savoir ce qui s’est passé dans les réunions syndicales ».

    Autre trait spécifique, l'esprit facétieux et irrespectueux : lors des élections législatives de 1893, les porcelainiers de Vierzon s’appliquaient à colorier avec patience et talent les photos du candidat conservateur en calligraphiant des petites formules insultantes ( « Poivrot de première classe ») ou libératoires (« Vive la fête"). Dans les conflits, la moquerie cédait souvent la place à la haine, surtout lorsque les ouvriers étaient atteints dans leur amour-propre [...] Les femmes étaient particulièrement sensibles à la partialité des chefs d'ateliers et encourageaient à la violence contre les « gardes-chiourmes » lors des conflits [...] Les grèves de 1887 et 1910 à Mehun témoignèrent d’une particulière dureté. En mars 1887, Pillivuyt et son chef d'atelier Dupuis furent plusieurs fois entourés par la foule criant : « Enlevez-les ! A l’eau !" tandis qu’un autre chef d'atelier, Bordreuil était menacé de subir le sort de Watrin, l'ingénieur défenestré l’année précédente à Decazeville (Aveyron)." (pp.23-24)
    -Claude Pennetier, Le socialisme dans le Cher (1851-1921), Paris, Editions Delayance - La Charité et Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1982, 306 pages.


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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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