http://www.institutcoppet.org/wp-content/uploads/2011/01/Histoire-de-lindividualisme.pdf
"L'individualisme ne constitue pas une donnée originelle de l'Humanité. Il se déploie en effet progressivement (avec une accélération continue) et conflictuellement à partir d'un degré quasi zéro de la liberté individuelle dans les communautés tribales archaïques de type holistique et organique - suivant une succession de « moments » distincts d'émancipation et d'émergences spécifiques qui nourrissent et scandent son histoire."
"L'individualisme a commencé d'exister avant d'être pensé ou voulu, et n'a été théorisé puis légitimé et conceptualisé en paradigme cohérent
qu'après coup.
Conséquence remarquable : l'individualisme a une double « vie » ou histoire, sociologique et idéologique, qu'il ne faut ni séparer ni confondre mais ni relier. Le processus d'émancipation individuelle et de création concomitante de nouveaux modes de vie individualisés possède sa propre dynamique que l'histoire de J'individualisme doit prendre en compte pour « enraciner» la réflexion philosophique qui en pense les fondements et en accélère ensuite le cours en retour. Il n'y a d'ailleurs pas dans l'histoire des idées à proprement parler de « prophète » intégral ou de grand penseur attitré de l'individualisme, mais seulement des philosophes dont un aspect plus ou moins important de la pensée s'attache à fonder intellectuellement l'autonomie et l'indépendance individuelles. Leur œuvre écrite constitue en ce sens le plus précieux des indicateurs de J'affirmation montante de la
configuration individualiste dans l'ordre des mentalités et des valeurs."
"Après une longue et souterraine gestation tout au long du Moyen Age au terme de laquelle l'individu émerge d'une manière balbutiante lors de la Renaissance comme réalité vécue et catégorie de la pensée, l'individualisme fait irruption au grand jour aux XVIIème et XVIIIème siècles."
"1. - Les premiers frémissements de l'individuel dans l'Antiquité gréco-romaine.
Jusqu'au Iv" siècle avant J.C., l'organisation de l'ensemble des groupes humains - au-delà de leur diversité empirique - ne renvoie qu'à un seul modèle, celui du holisme. Partout règnent exclusivement la communauté tribale ou des cités-empires composés à la manière d'un « tout» organique rigidement hiérarchisé, transcendant ses membres liés par des interdépendances fortes et contraignantes. Le comportement des hommes y est totalement déterminé par l'appartenance au groupe et la soumission intériorisée à ses lois, ainsi que par la quasi-immuable reproduction des traditions. Ils ne disposent d'aucune autonomie dans le choix des valeurs et des normes de conduite et ne se pensent ni ne se représentent comme individus singuliers mais agissent en simples fragments dépendants d'un « Nous ».
Les religions archaïques propres à ces communautés ont pour fonction essentielle de légitimer l'antériorité et la supériorité du principe d'ordre collectif qui cimente totalement les hommes les uns aux autres. Une bonne illustration théorique de ce paradigme universel réside dans le modèle platonicien de la Cité dans La République, telle qu'elle est aussi bien perçue par Hegel (<< La belle totalité hellénique ») que par Karl Popper qui l'analyse ainsi:
« Le holisme de Platon me semble étroitement apparenté au collectivisme tribal dont il avait la nostalgie ( ... ) L'individu est éphémère, seul le collectif possède permanence et stabilité. Enfin, l'individu doit être assujetti au tout, celui-ci n'étant pas un simple rassemblement d'individus, mais une unité "naturelle" appartenant à un ordre supérieur» (La société ouverte et ses ennemis, chap. 5).
Mais des exemples concrets encore plus probants sont offerts tant par le monde patriarcal biblique de l'Ancien Testament que par le régime des castes caractérisant l'Inde traditionnelle que les pertinentes analyses de Louis Dumont dans Homo Hiérarchicus (1967) posent en incarnation typique du holisme.
Ce même auteur considère d'ailleurs que ce n'est qu'en référence à ce fond holiste universel et premier que peut se formuler la problématique de l'individualisme. Dans ses Essais sur l'individualisme (1983), il estime qu' « en gros, le problème des origines de l'individualisme est de savoir comment, à partir du type général des sociétés holistes, un nouveau type a pu se développer qui contredisait fondamentalement la conception commune. Comment cette transition a-t-elle été possible, comment pouvons-nous concevoir une transition entre ces deux univers antithétiques, ces deux idéologies
inconciliables» ?
C'est au sein de la « belle totalité hellénique» historique puis lors de l'époque impériale romaine que se produisent les toutes premières et fugitives manifestations de ce « type nouveau» de conception du rapport de l'être humain avec lui-même et les autres qu'est l'individualisme. Rien, certes, n'autorise à parler déjà d'une véritable naissance de l'Individu tant les membres de ces cités demeurent dépourvus de la pleine intériorité de la conscience de soi et de l'indépendance de décision par rapport au groupe. Mais quelque chose de radicalement inédit s'y passe, qu'atteste l'apparition même des premiers auteurs individualisés par le souvenir de leur nom personnel ainsi que par le caractère rationnel et singulier de leur réflexion. Malgré le contenu holiste de celle-ci, la pensée des premiers philosophes peut prendre valeur de témoignage « sociologique » révélant et reflétant la métamorphose qui
s'esquisse dans les mentalités de l'époque. Si, en tant que citoyens, les Grecs puis les Romains ne se libèrent pas de la subordination aux lois imposant l'appartenance totale à la Cité ni du caractère public de l'existence (ce que Benjamin Constant soulignera avec tant de force dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes en 1819), une petite minorité d'entre eux commence à pratiquer un art de vivre centré sur une relation plus singulière et intérieure à soi.
[...] Le fait même que la pensée de Platon cherche à exclure toute possibilité d'indépendance individuelle de la Cité idéale semble d'abord prouver qu'elle tendait dès alors à se faire un peu jour dans la démocratie athénienne. Mais ce sont surtout les propos et les actes de Socrate qui semblent inaugurer ce thème du « souci de soi ». Par la « maïeutique », ce dernier s'attache à faire naître l'âme personnelle à elle-même, pour l'inviter ensuite au perfectionnement moral grâce au « Connais-toi toi-même ». La conscience (le « dieu» de l'Apologie) en train d'apparaître à l'intérieur de l'individu doit pousser celui-ci à « s'examiner soi-même » et à « s'occuper de soi» dans un éventuel repli sur la vie privée.
Que la finalité de la vie individuelle et la relation entre l'individu et la société (cité) ait dès cette époque été une préoccupation des philosophes est attesté par les ambiguïtés de la pensée aristotélicienne qui, tout en voyant dans l'homme en « animal social » et un citoyen ne pouvant exister hors d'une communauté, pose dans l'Ethique de Nicomaque que « le vrai bien est individuel », qu'il faut « chercher le bien et le bonheur de l'individu » et « se suffire à soi-même » - et que la justice se mesure aussi « selon le mérite de chacun ».
Après avoir été célébré par les Cyniques et en particulier par ce premier champion en date du non-conformisme que fut Diogène, le thème de l'autarcie bienfaisante et de l'autosuffisance morale intérieure l'est avec plus de force encore par Epicure qui l'érige en souverain bien auquel conduit l'exercice permanent et solitaire du soi de soi-même. « C'est un grand bien, à notre sens, de savoir se suffire à soi-même », écrit-il dans la Lettre à Ménécée ; et de préciser que « quand on se suffit à soi-même, on arrive à posséder le bien inestimable qu'est la liberté ». Ce souci de l'application à soi-même est, sous la forme d'un austère travail de soi sur soi, encore davantage développé par les stoïciens qui en font la règle fondamentale de leur art de vivre.
Pour Sénèque, il s'agit de « revenir à soi », de « se faire soi-même » (De la beauté de la vie), d' « être au-dedans de soi» et d' « être heureux de son propre fond» (Lettre à Luculius). Dans les Entretiens, Epictète célèbre la figure du sage qui ne s'attache qu'aux « seules choses dépendant de (soi) », qui « cultive le gouvernement de soi-même », est « attentif à soi-même» et « n'attend tout profit et dommage que de lui-même ». Enfin, dans ses Pensées pour moi-même, Marc Aurèle privilégie par-dessus tout le fait de devenir « maître de soi », d'avoir« la capacité de se suffIre
en tout par soi », de savoir « se contenter par soi-même» et « se replier en soi-même» dans « son for intérieur ».
Mais l'impératif de veiller rationnellement à soi coexiste avec des devoirs sociaux non moins impérieux: « Le bien d'un être raisonnable est de vivre en
société » et le sage doit « se rendre utile à la communauté », ajoute Marc Aurèle pour qui on ne doit jamais oublier de se savoir « la partie d'un tout ». Ce
holisme constitue l'indépassable horizon du stoïcien et il relativise beaucoup le sens à donner à cette expérience précoce de l'autoréférence. L'idéal de vivre par soi et pour soi ne vaut pas comme volonté d'émancipation du tout de la Cité. Résultat vraisemblable mais ... improbable (le « miracle » grec) du premier grand brassage historique de cultures différentes - par l'action des échanges commerciaux - dans un espace restreint ainsi que de l'exercice corrélatif de la rationalité naissante dans la connaissance et la politique, le sage-citoyen hellénique et romain n'est qu'une imparfaite préfiguration de l'Individu - et l'individualisme n'est pas encore au rendez-vous de l'Histoire. Ni en grec (le mot atome renvoie seulement aux éléments du monde
physique), ni en latin (Individuum n'apparaît qu'au Moyen Age), il n'y a de mot pour représenter la catégorie de l'individualité humaine ...
II. - La source chrétienne: le salut de l'âme personnelle.
Alors que les virtualités d'individualisation confusément apparues au cours de l'Antiquité demeurent inhibées et stérilisées par la pression persistante de
l'ordre clos des communautés organiques, l'irruption du christianisme va de manière indirecte subvertir et briser celles-ci par les deux bouts: en intériorisant radicalement l'être humain en personne libre et unique- et en l'arrachant aux appartenances tribales ou étatiques pour faire de chacun l'égale incarnation d'une humanité à valeur universelle. A priori, l'attribution à la théologie chrétienne d'une telle vertu émancipatrice conduisant à la genèse de l'individu moderne semble paradoxale. Le refus de la propriété personnelle couplé à l'abnégation obligatoire de soi ainsi que la primauté du communautaire chez les premiers chrétiens ne prédispose guère le christianisme à jouer le rôle de générateur-catalyseur de l'indépendance individuelle.
Mais ce serait là s'en tenir aux apparences et réduire le christianisme à l'un de ses aspects partiels et statiques alors que sa référence fondatrice à un Dieu personnel et transcendant est porteuse d'une dynamique d'affranchissement et d'individualisation en profondeur. Tout en concrétisant des potentialités déjà présentes dans le monothéisme judaïque, le surgissement de ce Dieu sujet et totalement séparé du monde fait du christianisme une religion sans précédent et en complète rupture avec le holisme ambiant. Pour Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde. 1985), elle implique l'apparition concomitante et révolutionnante d'un nouveau type d'être humain que sa relation directe et intériorisée à Dieu et le statut « hors du monde» qui en résulte individualisent d'abord dans le secret de soi puis dans sa relation au social. Doté d'une transcendance personnelle à l'image de son Créateur, il
est une âme ayant valeur absolue et responsable de son propre salut éternel devant Dieu. Et il se trouve par suite délié de toute obligation d'appartenance au groupe et à l'Etat. Dès lors métamorphosé au plus intime de son être, l'homme devient lui-même un sujet, une personne autonome potentiellement apte à disposer librement d'elle-même et de son lien avec les autres : l'indépendance y est en germe et l'individu ainsi conçu entre dans sa période de véritable gestation.
La dynamique de ce retournement sur soi émancipateur commence alors à contaminer l'environnement holiste (l'Etat) d'abord mis entre parenthèses. Le processus s'amorce au début du Iv" siècle avec la conversion de l'empereur Constantin, qui a pour conséquence d'instiller les nouvelles valeurs chrétiennes dans la société et de donner naissance au premier Etat chrétien, amené à se conformer à la logique individualisante de la théologie du Dieu personnel. De leur côté et en intervenant dans le champ politique, les papes du VIII" siècle (Etienne II, Léon III) y transfèrent les exigences universalistes et donc individualisatrices du christianisme jusqu'alors contenues dans la seule sphère religieuse. [...]
III. Le nominalisme et les premières ouvertures de la société médiévale.
Ce n'est qu'aux alentours des XIIIe et Xlv" siècles que se font ressentir les premiers effets de l'immersion de l'individualisation chrétienne de la foi dans les mentalités, la philosophie politique et l'organisation sociale européenne. A cette époque charnière apparaissent des changements sociaux et culturels significatifs qui tendent à faire de l'individu l'acteur de base « visible» de la société. Une nouvelle ontologie de l'individuel s'élabore tandis que le sujet individualisé devient une catégorie fondamentale du droit - d'abord théologique puis laïque. Un peu partout en Europe occidentale, l'établissement puis la consolidation des premières véritables villes provient de la coopération de volontés individuelles agissant de leur propre initiative. En France, dès les XIe et XII" siècles, Roscelin puis Abélard inaugurent la théologie de l'individuation. Mais l'épicentre de ces surgissements spontanés, simultanés et
interactifs, semble surtout se situer en Angleterre où Guillaume d'Ockham va accomplir la révolution épistémologique donnant naissance au cours du Xlv" siècle à un second courant nominaliste plus puissant et aux implications politiques et sociétales considérables. [...]
Dans la mesure où les thèses nominalistes (selon lesquelles n'existent d'une manière générale que des êtres singuliers dont chacun est absolument un) ne commencent à s'étendre à la conception des relations homme/société qu'au cours du XIVème siècle, elles ont sans doute plus traduit ou accompagné le changement culturel déjà à l'œuvre qu'elles ne l'ont suscité. A cette époque en tous cas, le résultat intellectuel de la confrontation théologico-politique d'Ockham avec la papauté est que pour la première fois dans l'Histoire, le paradigme individualiste commence à prendre forme dans le champ épistémologique, puis « sociologique » et éthique, en s'opposant à la philosophie réaliste et holiste alors dominante de saint Thomas. Pour G. d'Ockham, les universaux et autres « substances secondes » aristotéliciennes dont le thomisme affirme la réalité primordiale ne sont que des signes, des abstractions,
et n'existent littéralement pas. Il n'y a rien d'ontologiquement réel au-delà de l'être particulier, de l'individuum - terme du latin scolastique apparu alors depuis peu dont Ockham retourne la logique pour en faire non plus l'aboutissement d'un processus d'individuation à partir du genre ou de l'espèce, mais l'objet d'une intuition originelle et empirique de la réalité nécessairement singulière et une. L'individu est un tout unique et séparé qui existe par lui-même, et cela vaut aussi dans l'ordre de l'humain. En conséquence, les totalités que semblent être les institutions et les corps sociaux (universitas) perdent tout droit de cité et sont réduites à n'être que la simple collection (societas) des parties qui les composent et seules existent: les individus
humains. Ainsi, tel ordre religieux ou l'Eglise en elle-même n'existent pas, ils sont simplement le nom (d'où le ... nominalisme) donné à l'ensemble des Frères ou des fidèles individuels. Par là même s'enclenche le processus d'individualisation et de recomposition de la société, avec une séparation du spirituel et du séculier légitimant l'autonomisation du politique - et par l'attribution au sujet individuel du droit naturel de choisir, de s'associer volontairement et contractuellement, et de se livrer à l'appropriation privée des biens.
Selon l'analyse que l'un des plus grands historiens mondiaux de la philosophie, le P. Coppleston, fait de l'ouvrage d'Ockham intitulé Opus nonaginta dierum. le franciscain d'Oxford pose explicitement que « L'individu a son droit naturel à la propriété. Dieu a donné à l'homme le pouvoir de disposer des biens sur la terre selon un mode dicté par la droite raison et, depuis la Chute, la droite raison montre que l'appropriation individuelle des biens temporels est nécessaire. Le droit de propriété privée est ainsi un droit naturel voulu par Dieu et il est donc inviolable, au sens que personne ne peut être dépouillé de ce droit par un pouvoir terrestre» (A history of philosophy).
IV. - L'irruption concrète du libre individu lors de la Renaissance.
A partir du xv" siècle, la figure de l'individu en gestation spirituelle et juridique déjà avancée va commencer à s'incarner en de nouvelles manières de vivre tendant à l'émanciper de la tradition, du groupe et des hiérarchies de l' « ordre naturel ». Pour cela, elle va bénéficier - outre la dynamique propre de l'idée chrétienne d'autonomie personnelle - de la conjugaison de multiples facteurs aux effets individualisants concourants: la complexité déjà croissante de la vie sociale dans les villes affranchies par les chartes; la diffusion d'innovations techniques telles que l'horlogerie, qui permet de régler soi-même l'emploi de son temps et de se synchroniser librement à distance avec les autres - ou encore l'imprimerie qui va favoriser cette activité individuelle entre toutes qu'est la lecture mais aussi le libre échange des idées et l'esprit critique; l'apparition d'un libre marché stimulé par les premières banques, la développement de la propriété privée et l'audace nouvelle d'entrepreneurs d'abord mus par leur intérêt particulier et le goût de l'initiative individuelle.
De ce bouillon de culture sans précédent surgit un nouveau type d'homme - encore minoritaire-- pour lequel dire « Je » et se poser ainsi en auteur de ses actes doit se traduire effectivement en actions exprimant la souveraineté de soi et l'indépendance individuelle. Un siècle plus tard, cette révolution culturelle de la première personne du singulier amènera Shakespeare à mettre le premier en scène des personnages solitaires disant « moi, je » aux lieux et places de ceux qui auparavant et selon la tradition médiévale incarnaient des « nous » ou symbolisaient des entités abstraites comme « la Pauvreté ». Vers la fin du xv" siècle, l'émergence subversive en Europe occidentale d'un Individu se voulant le libre auteur de son destin prend le visage d'un être cosmopolite, hédoniste, soucieux de singularité et aimant le risque.
Dans La civilisation en Italie lors de la Renaissance, Jacob Burckhardt identifie cet Vorno singolare aussi bien sous les traits de l'artiste commençant à signer individuellement ses oeuvres et revendiquant son droit de libre créateur que sous ceux du hardi banquier lombard à l'oeuvre dans les villes indépendantes et activement commerçantes de l'Italie du Nord: « L'homme devient individu spirituel, et il a conscience de ce nouvel état ( ... ) Le cosmopolitisme qui se développe chez les exilés les plus heureusement doués est un des degrés les plus élevés de l'individualisme. » Mais cet individu en train de naître et de s'affirmer peut également prendre les traits de l'aventurier conquérant de nouveaux savoirs ou de nouveaux continents - dont Christophe Colomb est un parfait exemple. Comme le note Jacques Attali à ce propos, « 1492, c'est la naissance de l'individu. Il y a cinq figures qui dominent alors' le découvreur, le mathématicien, l'artiste, le marchand. le philosophe. A travers ces cinq figures, c'est l'individu qui est exalté. Et l'individu comme aventurier: celui qui sort de la norme, qui sort des règles. qui sort de la route prévue. qu'il s'agisse d'idées. de voyage ou de peinture ( ... ) Ce
qu'annonce 1492. c'est que désormais l'homme vit son aventure personnelle. »
Mais le nouveau type individuel d'homme qui apparaît alors est décidément de nature bien polymorphe (ce qui atteste la vigueur du courant culturel qui le génère) puisqu'il prend également consistance sous une forme tout à fait différente et néanmoins tout autant décisive: celle du protestant. Avec la Réforme s'accomplit en effet un autre aspect capital du procès d'individualisation: l'intériorisation de l'homme en sujet spirituellement autonome, voire autosuffisant. Pratiquant le libre examen des Ecritures sans recourir à quelque autorité ou intermédiaire que ce soit et à l'aide de sa seule raison, l'individu pensé par Luther mais surtout Calvin, plus porteur de modernité, concrétise les virtualités émancipatrices du christianisme en menant sa logique à son terme. Il assume dans la solitude de l'intimité à soi (si remarquablement analysée par Max Weber dans L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme) la pleine responsabilité de son salut personnel devant Dieu - au prix d'une hypertrophie de la culpabilité qui se traduira ultérieurement par une forte imprégnation de l'individualisme anglo-saxon par l'ascétisme puritain.
Comme l'a montré le plus réputé des érudits en la matière, Ernst Troeltsch (Protestantisme et modernité, 1911), l'influence majeure du protestantisme consiste dans le fait d'avoir fourni un fondement religieux et métaphysique aux idées modernes mais antérieurement apparues de conversion personnelle et de liberté individuelle. En privilégiant la capacité rationnelle d'autodétermination des croyants ainsi que le rôle de la volonté individuelle, l'individualisme religieux propre au protestantisme va en partie réaliser le « programme» du nominalisme d'Ockham. Dans cette perspective, l'Eglise se trouve réduite à ne plus être qu'une libre association de fidèles individuels - et l'individu prend le pas sur elle. [...]
Ce n'est cependant là qu'une modeste amorce d'émancipation individuelle, plus significative par les brèches et les perspectives ouvertes que par les libertés concrètement offertes à l'ensemble des individus vivant à l'époque. Le reflux de la conception « organique» de l'Eglise ne prévaut que dans le monde anglo-saxon - et encore y coexiste-t-il avec une mentalité théocratique peu tolérante à la diversité des choix de vie. Surtout, il donne en même temps à l'Etat la possibilité d'un développement autonome l'instituant en nouvel et puissant obstacle aux aspirations montantes de l'individu à la liberté. Car sur un plan plus sociologique et général, cette période de gestation s'achève alors que la soumission coutumière à l'autorité collective commence à subir une certaine érosion, essentiellement dans la fraction urbanisée de la population d'Europe occidentale. Dans La société des individus (1987), Norbert Elias observe que cette autre forme de libération s'opère aussi à l'intérieur de l'être, mais en l'occurrence par le contrôle personnel croissant des affects et des pulsions. Dans le secret de ce nouveau mode d'existence fondé sur la sublimation des émotions et la maîtrise de soi se forge un individu qui va tendre à se percevoir comme toujours plus différent des autres, à s'en séparer et à prendre conscience de soi dans l'ébauche d'une vie privée d'abord limitée au for intérieur. Premier des grands individualistes et fier de l'être, Montaigne célèbre la jouissance de cet avènement du « moi» et du refus intérieur d'appartenance - qu'il incarne à souhait."
L'IRRUPTION: LA « RÉVOLUTION COPERNICIENNE » DE L'INDIVIDU (XVII" ET xVIII" SIÈCLES)
Au sortir de la Réforme et de la Renaissance, le paradigme individualiste a commencé à prendre culturellement forme mais sans être pensé comme tel ni constituer une idéologie pleinement opérante. Les ferments « intérieurs » et « extérieurs» de l'individualisme sont déjà là, mais minoritaires, à l'état erratique, dénués de légitimité. Avec l'époque classique, l'Europe occidentale va en moins de deux siècles passer d'un ancien monde holiste dans lequel l'individu a inconsciemment et intérieurement commencé de vivre et même de se frayer un chemin - à un monde nouveau dont il devient la figure dominante et la clé de voûte institutionnelle. Une sorte de « révolution copernicienne» l'affranchit de son traditionnel statut de membre dépendant du tout de la communauté pour l'installer au centre d'une société qui gravite autour de lui, qui se recompose à partir de son autonomie et de son indépendance.
En entreprenant de s'assurer de son propre fondement et en prenant conscience et possession de lui, l'individu « intérieur » donne une légitimité et une vigueur conquérantes accrues à l'émancipation subversive où s'est déjà engagé l'individu « extérieur ». Le moment clé du déploiement de l'individualisme se tient dans cette conjonction de l'affirmation du droit de penser par soi (rationalisme critique) et de vivre pour soi (conscience des intérêts particuliers). Ce processus d'alchimie du pouvoir intérieur d'autodétermination et du désir de souveraineté extérieure conduit à la reconnaissance de l'individu à part entière comme pleine et seule expression de l'humanité. Il se traduit par une innovation sémantique décisive dans le courant du XVIIème siècle : on commence à user du mot « individu » pour dire l'être humain, entendu dans sa singularité et son universalité. Le statut devenu hégémonique avec les Lumières de cette catégorie nouvelle provient de son origine plurielle qui en fait une unité multiple. Elle s'inscrit en effet dans la culture et la réalité sociale/politique du temps par le biais de trois figures successives puis coexistantes, complémentaires et concurrentes : le sujet à la conscience de soi séparée du rationalisme, le propriétaire de soi acteur du marché du libéralisme et le citoyen égalitaire de l'humanisme démocratique.
1. - La dynamique de l'autosuffisance du sujet.
Avec la révélation du « cogito» énoncé dans le Discours de la méthode (1637), « Descartes signe l'acte de naissance philosophique des individus souverains » (André Glucksman). Dans la démarche (auto)critique qui y conduit et ne s'appuie que sur le doute de sa propre raison à l'encontre de tout ce qui vient de l'extérieur, l'auteur du Discours scande un « Je » signifiant l'initiative singulière d'une conscience qui se saisit et se pose dans sa puissance de penser par elle-même. Lorsqu'au terme de ce cheminement elle finit par s'apparaître à elle-même dans une irréductible autosuffisance, le « Je pense donc je suis » fait coïncider le sujet grammatical et le sujet pensant que cette autoréférence pose en subjectivité certaine de sa propre réalité, indépendante
du monde et d'autrui. Cette foncière séparation ontologique érige la conscience de soi en unité distincte que la possession de la « raison naturelle » pourvoit de libre arbitre: l'individu est conceptuellement là, centré sur sa propre évidence et capable d'autodétermination. Cette souveraineté « pensée» n'est pas l'apanage d'un seul être, elle vaut également pour tous les hommes définis en autant de « centres du monde », pour « un chacun en particulier ». [...]
Cette logique de la séparation devait être à la fin du XVIIIème siècle explorée jusqu'à son terme ultime par Sade - enfermant l'individu dans l'impasse du solipsisme extrême. Totalement isolé des autres et sans aucun lien naturel avec quelque groupe que ce soit, le libertin incarne et accomplit intégralement le destin solitaire de l'être humain, ici voué à ne vivre que pour soi. A lui-même le seul absolu concevable, cet individu souverain peut et doit refuser tout ce qui entrave sa jouissance égoïste: « Aucun être n'a le droit despotique de me soumettre à ce qu'il a dit ou pensé ( ... ) Il n'est aucun individu sur la terre qui puisse acquérir le droit de (me) punir» (Histoire de Juliette). Si les fantasmes stériles du divin marquis vont bien au-delà des normes de l'individualisme rationnel, ils en révèlent cependant l'un des aboutissements possibles - dont le caractère « déviant» provient de la négation du principe d'universalité inhérent à la catégorie de l'individu en soi. Surtout, ils signalent que l'idéal de l'indépendance individuelle est alors déjà quelque part pleinement parvenu à sa maturation dans l'imaginaire occidental.
II. - La naissance de l'individualisme libéral : propriété de soi et marché.
Si l'individualisme rationaliste continental demeure quelque peu éthéré et distant du procès d'émancipation concret des individus (bien qu'il reflète et alimente d'une certaine manière l'évolution des mentalités) sans doute en raison des fortes pesanteurs culturelles émanant du catholicisme dominant, il n'en va pas de même pour la variante anglo-saxonne issue d'une précoce individualisation sociale et imprégnée du nominalisme protestant. L'individualisme se développe donc plus rapidement en Angleterre qu'ailleurs et s'y institutionnalise plus facilement grâce à la reconnaissance quasi consensuelle du droit de propriété de chacun sur sa propre personne et à l'expansion de l'économie de libre marché.
Dès les années 1640, l'intense effervescence politique qui règne en Angleterre favorise l'irruption du premier courant idéologique en date à professer un individualisme « social» absolu: les Nivelleurs. C'est en effet à eux que l'on doit la première affirmation historique explicite d'un droit naturel de propriété de l'individu sur soi - et ils sont également les premiers à utiliser le terme « individu» dans un sens exclusivement humain en le liant à l'exercice souverain de l'indépendance naturelle de chacun. [...]
C'est dans le contexte de ce bouillonnement social et intellectuel initiateur d'une nouvelle socialité que Hobbes publie le Léviathan (1651), ouvrage à haute signification symbolique de la révolution culturelle en cours. Sa contribution au déploiement intellectuel de l'individualisme est paradoxale car elle aboutit à subordonner les individus à l'autorité absolue d'un Etat qui les prive de leur liberté. Mais pour en arriver là, il s'appuie sur des postulats largement imprégnés d'individualisme "méthodologique" avant la lettre, qu'il dégage sans doute de l'observation empirique du mouvement de la société anglaise vers le marché et la liberté individuelle - mais qu'il installe en retour durablement dans la représentation commune de la nature de l'homme et du social. [...]
Un bref détour sur le continent s'impose maintenant, très précisément du côté des Pays-Bas, haut lieu de la liberté de conscience et de la contestation de
l'absolutisme politique - et où réside Spinoza, dont certaines thèses exercèrent une influence sur la maturation de la théorie individualiste et libérale de Locke (qui y fut un exilé politique de 1680 à 1689 et y conçut les deux Traités du gouvernement civil). Spinoza, dans le Traité théologico-politique (1670),
explore à son tour le thème du droit naturel de l'individu - ce dernier terme s'appliquant initialement à tous les êtres vivants. Suivant d'abord Hobbes, il
pose les individus en seuls êtres réellement existants, dotés d'un droit inné de chercher à se conserver en vie chacun pour soi.
Mais pour éviter que du conflit de tous ces désirs individuels ne résultent misère et insécurité, il faut qu'au nom de la raison qui les spécifie, les individus humains renoncent à leur droit naturel pour le remettre à la collectivité et à l'Etat. Si Spinoza n'aboutit pas comme Hobbes à retourner totalement l'individualisme initial contre lui-même en légitimant l'instauration d'un Etat tout-puissant, il n'en prône pas moins une telle autolimitation du droit naturel des individus au profit du « tout» de la société et de l'Etat que même effectués en vue de la « démocratie », ce transfert et cette subordination volontaires reviennent à fortement mutiler l'individualisme préalablement reconnu dans l'état de nature et à l'assujettir à une construction holiste de « synthèse ».
Tout le mérite de Locke dans l'édification théorique du paradigme individualiste est de savoir s'appuyer sur les prémisses établies par Hobbes et Spinoza sans les abolir ensuite mais au contraire en montrant (et en retrouvant l'inspiration des Niveleurs) que raisonnablement conçu et exercé, le droit naturel des individus comprend la norme de sa propre autorégulation pacifique. Et qu'il n'a pas à être sacrifié à l'Etat, mais partiellement et contractuellement confié à un pouvoir politique chargé de le garantir. Publié en 1690 juste après que le Bill of rights ail reconnu aux Anglais la jouissance légitime et inaliénable de leurs droits et libertés individuels, le Deuxième Traité du gouvernement civil représente le véritable acte fondateur élaboré de l'individualisme en société. Locke y pose en absolu irréductible le droit naturel de chaque être humain (The individual, écrit-il parfois déjà) d'agir librement en propriétaire exclusif de soi. [...]
Ainsi vigoureusement exprimé, l'individualisme libéral étend rapidement au XVIIIème siècle son emprise idéologique sur la philosophie politique et la mentalité générale anglaises. Cela se manifeste d'abord par le succès du thème de la "main invisible" - modèle d'interprétation subtile de l'autorégulation du marché que Bernard de Mandeville expose dans la provocante Fable des abeilles (1714) et dans lequel l'égoïsme des individus perd sa réputation détestable pour devenir une motivation naturelle et légitime de l'individu séparé et attaché à la seule poursuite de ses intérêts propres. La recherche hédoniste de l' "avantage particulier" par « amour de soi » passe pour avoir toujours des conséquences non intentionnelles mais utiles pour les autres, ce qui lui confère une dignité éthique objective. Fortement teinté d'utilitarisme, l'individualisme représente ainsi le seul genre de vie à la fois conforme à la nature humaine et favorable à la société. [...]
Avec Bentham, la référence utilitariste s'affirme définitivement dans la figure de l'individu froid calculateur de ses propres intérêts. Mais par le biais de cet individualisme assez rude et rudimentaire, un auteur défend pour la première fois les droits de l'individu contre les empiétements croissants d'un nouvel ennemi: la puissance publique de l'Etat moderne. [...]
III. - Les « Lumières » et les droits universels de l'individu-citoyen.
[...] Lorsqu'en août 1789 les constituants français adoptent la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ils ne font que prendre acte de la révolution
culturelle « copernicienne » qui vient de bouleverser l'Europe occidentale depuis deux siècles en faisant de l'individu le centre de gravité d'une société qui se réorganise à partir et autour de lui. Ils en tirent les conséquences juridiques et politiques en les formalisant et en adaptant le nouveau paradigme à ce qui est déjà l'« exception française ». Car au contraire de l'Angleterre où pour les raisons historiques que l'on sait la transition du holisme traditionnel à l'individualisme se fait de manière progressive et consensuelle, l'émancipation « bourgeoise» de l'individu en France se heurte à une lourde pesanteur religieuse (catholique) et de vives résistances politiques. D'où la violente et longue crise révolutionnaire de la fin du siècle où le triomphe de l'individu et de ses droits fondamentaux est dans une profonde ambiguïté compromis par la conception étatiste et nationalitaire de la citoyenneté.
[...] L'imprégnation individualiste de la Déclaration se manifeste en outre très concrètement dans de multiples dispositions qui l'institutionnalise dans la vie courante des individus. En abolissant les corporations, la loi Le Chapelier (1791) ouvre la voie à la libre concurrence des individus sur le marché du travail et supprime en même temps ce qui les séparait du niveau suprême du pouvoir (mesure en même temps grosse d'effets pervers étatiques ... ). Et, en 1792, l'autorisation du divorce non seulement implique le reflux de l'emprise religieuse sur la vie privée mais accorde la primauté à la volonté des
individus sur le micro-communautarisme de la cellule familiale « naturelle ». [...]
Faut-il pour terminer rappeler à quel point a été forte à la fin du XVIIIème siècle la contribution de Kant à la promotion d'un individualisme rationnel et humaniste ? Non seulement dans la Critique de la raison pratique (1788) il pose l'homme en sujet radicalement rendu indépendant par sa raison propre, source de l' « autonomie de la volonté» qui l'élève individuellement à la dignité de « fin en soi » dont personne ne peut disposer comme « moyen » - mais il développe dans la Doctrine du droit (1790) des thèses légitimant l'interprétation individualiste du droit naturel.
Soulignant que pour Kant le droit commence avec « les droits naturels de l'individu» et que le contrat n'est que « l'œuvre libre des individus », le juriste Michel Villey dans une préface à cet ouvrage jugeait que « c'est là une manière profane d'envisager le droit, vu seulement par ses conséquences pour les intérêts de la vert, d'un point de vue strictement individualiste ( ... ) Kant ne voit le droit qu'en fonction et à partir de l'individu ».
Que Kant ait été d'autre part un contempteur sévère de l'amour de soi (égoïste et donc immoral) souligne qu'à l'orée du XIXème siècle, l'individualisme se diffracte en courants des plus divergents."
"L'ÉMANCIPATION CONCRÈTE: LES INDIVIDUALISMES (XIX· SIÈCLE)
Dès qu'il s'impose en paradigme dominant, l'individualisme "éclate" et se décline en plusieurs courants : un individualisme libéral héritier de celui du xvuf siècle mais enrichi des apports de la spectaculaire montée en puissance du capitalisme et de la démocratie « bourgeoise » - et surtout actif en Angleterre et en France ; un individualisme à sensibilité beaucoup plus « progressiste » qui succède au précédent lorsque celui-ci tend à s'essouffler dans la seconde moitié du siècle et qui se confond (surtout en France) avec le triomphe des valeurs de l'humanisme universaliste et démocratique ; et, en contrepoint de cette socialisation et de cet embourgeoisement de l'autonomie individuelle, un individualisme de rupture, radical, anarchisant, ultra-minoritaire
et critique (y compris des deux premiers) et célébré par des imprécateurs solitaires.
1. - L'épanouissement de l'individualisme libéral.
La grande affaire de la première moitié du XIX' siècle est assurément la consolidation de cet acquis si récent, fragile, controversé et encore partiel qu'est la liberté individuelle dans la vie privée, la chose publique et l'activité économique. Ennemis du désordre comme du despotisme, les libéraux en jugent souhaitable et possible l'institutionnalisation et l'autorégulation par la mise en forme légale des implications du respect des droits naturels de l'homme. Conforme à la nature des choses et érigée à ce titre en plus haute des valeurs, le règne de la liberté de l'individu leur paraît seul susceptible d'apporter le progrès et le bonheur à tous. Mais leur individualisme est modéré, raisonnable, vertueux. Loin de les pousser à récuser la religion (la plupart d'entre eux sont croyants), il les conduit plutôt à en faire une chose privée et à s'opposer aux excès du cléricalisme. Pour eux, l'individu et son désir de liberté ne s'opposent pas à la société en soi mais à ses formes coercitives traditionnelles ou nouvelles : ils voient dans l'ordre social l'effet logiquement émergent de la libre coopération des individus respectant le droit de propriété. S'ils sont hostiles à l'Etat, c'est dans la mesure où celui-ci étouffe liberté individuelle et société civile par son omniprésence et son omnipotence - car ils appellent de leurs vœux un Etat de droit, modeste mais efficace protecteur de la vie privée et des libertés publiques. Et lorsqu'ils font l'apologie du bonheur personnel, c'est au sein de la famille qu'ils le voient s'épanouir.
En fait, l'individualisme libéral ne se conçoit pas sans la forte adhésion à une éthique exigeante de la liberté, fondée sur les vertus d'initiative et de responsabilité individuelle, de confiance en soi et de respect tolérant des autres. Ses adeptes discernent là le secret de sa vitalité conquérante qui en fait l'artisan autant que le reflet de la grande transformation acheminant le monde européen vers une société toujours plus ouverte et prospère, régie par la plus équitable des règles: « A chacun selon ses capacités et ses œuvres. » Anglais ou Français, les individualistes libéraux développent généralement
leurs thèses sans disjoindre les aspects philosophico-politiques et économiques, complémentaires et interactifs, d'une liberté individuelle une et indivisible.
Cependant, beaucoup d'entre eux (B. Constant, Tocqueville, Emile Faguet, John Stuart Mill, Spencer... ) se préoccupent d'abord de redéfinir la finalité et
les limites de l'intervention politique de l'Etat dans la société civile ainsi que la forme d'un lien social plus ouvert : ils prennent à ce titre activement part aux luttes politiques défendant ou faisant progresser la liberté individuelle. Les autres (Bastiat, Molinari, Schatz ... ), minoritaires, privilégient la réflexion sur les conditions de développement du libre-échange et du libre jeu du marché : ils s'engagent en faveur des principes d'un « laissez-faire» où la liberté d'entreprendre et de contracter des acteurs économiques individuels joue un rôle primordial.
Le déploiement de l'individualisme dans la société française des années 1800-1840 a eu en Tocqueville un témoin lucide, habile à révéler les traits profonds d'une révolution mentale et sociétale combinant le bénéfice inédit de l'égalité des droits et de la liberté individuelle: mais un témoin également fort critique, assimilant l'individualisme à un repli passif et conformiste des individus dans le cocon de leur vie privée - qu'il jugeait devoir être combattu. C'est en réalité Benjamin Constant qui a été le chantre inspiré de l'individualisme libéral car tout en montrant de remarquables dons sociologiques et politologiques dans l'analyse de la révolution des mœurs qui légitime la poursuite du bonheur privé et la fin de la participation communautaire et obligatoire à la sphère publique, il a seul ouvertement osé célébrer en l' « indépendance individuelle » la nouvelle valeur suprême qui donne un sens positif à l'émergence de la société postrévolutionnaire. [...]
Si à la fin du XIX' siècle le déploiement de l'individu a pratiquement cessé de se heurter aux entraves anciennes des traditions tribales et religieuses, c'est pour être confronté aux obstacles nouveaux et plus diffus que la civilisation de masse et l'idéologie de la social-bureaucratie met sournoisement en place sous couvert de démocratisation. [...]
III. L'individualisme absolu de la dissidence.
Alors qu'à mesure que s'écoule le XIXème siècle libéraux et socialistes tendent - par-delà des divergences économico-sociales qui demeurent - à se retrouver dans le constat et la célébration de l'avancée historique de l'individualisme démocratique, un piquant et révélateur paradoxe veut que cette vision euphorique des choses soit violemment contestée par les penseurs les plus radicaux de l'individualité souveraine. Infiniment minoritaires, sans lien entre eux, aussi différents que possible (ils sont aussi bien austères que flamboyants, athées ou croyants, anarchistes ou aristocratiques ... ) et venant d'endroits divers (Allemagne, France, Scandinavie), ils ont en commun un goût viscéral de la singularité, un amour farouche de la solitude et ils professent
un individualisme résolument asocial et subversif d'une rare hauteur de vue: ces quelques imprécateurs représentent la quintessence de l'individualisme intégral qui révulse tant de monde.
Un peu artificiellement résumée et « unifiée» (car il ne s'agit pas d'un courant théorique homogène), leur appréciation du sort de l'individu dans la société européenne d'alors s'articule autour des convictions suivantes: contrairement à la représentation naïve ou hypocrite qu'en donnent les libéraux et les socialistes démocratiques, l'individu n'est pas plus libre qu'auparavant: il demeure l'esclave aussi bien d'une société sournoisement hostile à la véritable indépendance individuelle avec son ordre moral (la jouissance comme le recueillement solitaire y sont proscrits) et son contrôle social (la répression « familiariste » du célibataire - état de tous ces individualistes accomplis - pèse toujours, de même que l'inquisition religieuse des âmes) - que d'un Etat qui, par le biais de l' « intérêt général », de l' « unité nationale» et de la« justice sociale », reste plus que jamais le maître absolu et arbitraire des destinées individuelles. L'irruption des « masses» ne fait qu'aggraver cette situation: obéissantes, grégaires, conformistes, elles contrefont, diluent et dégradent l'individualisation - et la « démocratisation » n'arrange rien, au contraire, puisqu'elle signifie seulement le règne fusionnel de la foule, le pouvoir du collectif, l'oppression de l'égalitarisme et la tyrannie de la majorité sur les minorités par la loi du nombre. Enfin, le progrès du libéralisme économique
ne fait que soumettre les individus à la plate loi d'un marché qui les rend simplement mais autrement dépendants les uns des autres tout en les enfermant irrémédiablement dans la banalité utilitariste de la mentalité petite-bourgeoise. [...] Baudelaire, le déviant entre tous, s'écrie: « Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c'est-à-dire moral) que dans l'individu et par l'individu lui-même. » [...]
Si la conception stirnerienne de l'individu propriétaire de soi a été à l'origine d'un courant anarcho-individualiste historiquement marginal, on ne saurait
compter Nietzsche parmi ses adeptes tant l'exceptionnelle envergure de son voyage au bout de l'individualité singulière et indépendante le met à part et bien au-delà de tout ce qui l'a précédé (ou suivi). Le « surhumain » individuel qu'il exalte est l'accomplissement ultime et hyperbolique de l'histoire de l'individualisme - et n'a rien à voir avec un surhomme avide de dominer les faibles et se complaisant au culte de son petit moi. [...]
Pour Nietzsche, rares sont ceux qui ont la passion et la force de devenir des individus: cela oblige à « vivre dangereusement» et expose au risque de devoir se désolidariser des autres, de renoncer à toute appartenance nationale ou de classe et de découvrir la pauvreté existentielle de son « moi ». Car le principal ennemi de l'individu est à l'intérieur de lui-même: c'est la « mauvaise conscience », la culpabilité, la « haine de soi» - marques indélébiles de faiblesse. Empoisonné par deux millénaires de christianisme, l'homme courant est un être grégaire, un « animal de troupeau» dévoré de ressentiment
envers le solitaire qui sait vivre par et pour soi. Ce ressentiment collectif culmine dans la solidarité prêchée par l'Etat: toujours dans les Fragments posthumes (1880-1889), Nietzsche affirme que « l'instinct altruiste est un obstacle à la reconnaissance de l'individu, il veut voir dans l'autre notre égal ou
le rendre tel. Je vois dans la tendance étatique et sociale un obstacle à l'individuation, une élaboration de l'homocommunis : mais si l'on souhaite des hommes ordinaires et égaux, c'est parce que les faibles redoutent l'individu fort et préfèrent un affaiblisse, ment général à un développement dirigé vers l'individuel ».
"Dans un avenir proche, l'individualisme peut avoir à affronter de nouveau une vaste coalition inédite d'ennemis concourant tous d'une manière ou
d'une autre à redonner du poids au paradigme holiste et aux tentatives de limiter la liberté de l'individu: les intégrismes religieux accompagnés du retour de la répression puritaine de la liberté individuelle des mœurs; l'étatisme, réglementant et restreignant le droit de propriété et de disposer de soi dans la relation à son propre corps ou de l'usage des productions de son esprit ; le solidarisme, imposant aux individus d'être toujours plus dépendants les uns des autres et au service non consenti d'autrui; l'écologisme, prônant le retour autoritaire à une vie plus austère par la restriction de la consommation et du recours à des biens ou services individuels; le tribalisme, induit par le retour en force du communautarisme ethnique et du nationalisme..."
-Alain Laurent, Histoire de l'individualisme, PUF, Que sais-je ?, 1993.
"Les principes libéraux sont par définition universels, et à partir du moment où certaines conditions sont réunies (un appel au secours du peuple), je ne vois pas comment les libéraux, qui ont justement des positions morales, pourraient refuser d’agir. Ni l’angélisme ni l’égoïsme ne me semblent répondre à l’éthique libérale. Qu’est-ce que cette éthique oblige à faire ? Cela dépend du contexte et des informations que l’on possède. Un devoir d’ingérence, même préventif, me paraît, même par principe, plausible et souhaitable parfois."
-Alain Laurent, Intervention au colloque "Les idées libérales vont-elles transformer les doctrines militaires et les armées ?", organisé par La Fondation pour la Recherche Stratégique et Le Laboratoire d’Économie Publique (Université Panthéon-Assas), Le jeudi 30 janvier 2003 (amphi Suffren du CESM – Ecole militaire).
"L'individualisme ne constitue pas une donnée originelle de l'Humanité. Il se déploie en effet progressivement (avec une accélération continue) et conflictuellement à partir d'un degré quasi zéro de la liberté individuelle dans les communautés tribales archaïques de type holistique et organique - suivant une succession de « moments » distincts d'émancipation et d'émergences spécifiques qui nourrissent et scandent son histoire."
"L'individualisme a commencé d'exister avant d'être pensé ou voulu, et n'a été théorisé puis légitimé et conceptualisé en paradigme cohérent
qu'après coup.
Conséquence remarquable : l'individualisme a une double « vie » ou histoire, sociologique et idéologique, qu'il ne faut ni séparer ni confondre mais ni relier. Le processus d'émancipation individuelle et de création concomitante de nouveaux modes de vie individualisés possède sa propre dynamique que l'histoire de J'individualisme doit prendre en compte pour « enraciner» la réflexion philosophique qui en pense les fondements et en accélère ensuite le cours en retour. Il n'y a d'ailleurs pas dans l'histoire des idées à proprement parler de « prophète » intégral ou de grand penseur attitré de l'individualisme, mais seulement des philosophes dont un aspect plus ou moins important de la pensée s'attache à fonder intellectuellement l'autonomie et l'indépendance individuelles. Leur œuvre écrite constitue en ce sens le plus précieux des indicateurs de J'affirmation montante de la
configuration individualiste dans l'ordre des mentalités et des valeurs."
"Après une longue et souterraine gestation tout au long du Moyen Age au terme de laquelle l'individu émerge d'une manière balbutiante lors de la Renaissance comme réalité vécue et catégorie de la pensée, l'individualisme fait irruption au grand jour aux XVIIème et XVIIIème siècles."
"1. - Les premiers frémissements de l'individuel dans l'Antiquité gréco-romaine.
Jusqu'au Iv" siècle avant J.C., l'organisation de l'ensemble des groupes humains - au-delà de leur diversité empirique - ne renvoie qu'à un seul modèle, celui du holisme. Partout règnent exclusivement la communauté tribale ou des cités-empires composés à la manière d'un « tout» organique rigidement hiérarchisé, transcendant ses membres liés par des interdépendances fortes et contraignantes. Le comportement des hommes y est totalement déterminé par l'appartenance au groupe et la soumission intériorisée à ses lois, ainsi que par la quasi-immuable reproduction des traditions. Ils ne disposent d'aucune autonomie dans le choix des valeurs et des normes de conduite et ne se pensent ni ne se représentent comme individus singuliers mais agissent en simples fragments dépendants d'un « Nous ».
Les religions archaïques propres à ces communautés ont pour fonction essentielle de légitimer l'antériorité et la supériorité du principe d'ordre collectif qui cimente totalement les hommes les uns aux autres. Une bonne illustration théorique de ce paradigme universel réside dans le modèle platonicien de la Cité dans La République, telle qu'elle est aussi bien perçue par Hegel (<< La belle totalité hellénique ») que par Karl Popper qui l'analyse ainsi:
« Le holisme de Platon me semble étroitement apparenté au collectivisme tribal dont il avait la nostalgie ( ... ) L'individu est éphémère, seul le collectif possède permanence et stabilité. Enfin, l'individu doit être assujetti au tout, celui-ci n'étant pas un simple rassemblement d'individus, mais une unité "naturelle" appartenant à un ordre supérieur» (La société ouverte et ses ennemis, chap. 5).
Mais des exemples concrets encore plus probants sont offerts tant par le monde patriarcal biblique de l'Ancien Testament que par le régime des castes caractérisant l'Inde traditionnelle que les pertinentes analyses de Louis Dumont dans Homo Hiérarchicus (1967) posent en incarnation typique du holisme.
Ce même auteur considère d'ailleurs que ce n'est qu'en référence à ce fond holiste universel et premier que peut se formuler la problématique de l'individualisme. Dans ses Essais sur l'individualisme (1983), il estime qu' « en gros, le problème des origines de l'individualisme est de savoir comment, à partir du type général des sociétés holistes, un nouveau type a pu se développer qui contredisait fondamentalement la conception commune. Comment cette transition a-t-elle été possible, comment pouvons-nous concevoir une transition entre ces deux univers antithétiques, ces deux idéologies
inconciliables» ?
C'est au sein de la « belle totalité hellénique» historique puis lors de l'époque impériale romaine que se produisent les toutes premières et fugitives manifestations de ce « type nouveau» de conception du rapport de l'être humain avec lui-même et les autres qu'est l'individualisme. Rien, certes, n'autorise à parler déjà d'une véritable naissance de l'Individu tant les membres de ces cités demeurent dépourvus de la pleine intériorité de la conscience de soi et de l'indépendance de décision par rapport au groupe. Mais quelque chose de radicalement inédit s'y passe, qu'atteste l'apparition même des premiers auteurs individualisés par le souvenir de leur nom personnel ainsi que par le caractère rationnel et singulier de leur réflexion. Malgré le contenu holiste de celle-ci, la pensée des premiers philosophes peut prendre valeur de témoignage « sociologique » révélant et reflétant la métamorphose qui
s'esquisse dans les mentalités de l'époque. Si, en tant que citoyens, les Grecs puis les Romains ne se libèrent pas de la subordination aux lois imposant l'appartenance totale à la Cité ni du caractère public de l'existence (ce que Benjamin Constant soulignera avec tant de force dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes en 1819), une petite minorité d'entre eux commence à pratiquer un art de vivre centré sur une relation plus singulière et intérieure à soi.
[...] Le fait même que la pensée de Platon cherche à exclure toute possibilité d'indépendance individuelle de la Cité idéale semble d'abord prouver qu'elle tendait dès alors à se faire un peu jour dans la démocratie athénienne. Mais ce sont surtout les propos et les actes de Socrate qui semblent inaugurer ce thème du « souci de soi ». Par la « maïeutique », ce dernier s'attache à faire naître l'âme personnelle à elle-même, pour l'inviter ensuite au perfectionnement moral grâce au « Connais-toi toi-même ». La conscience (le « dieu» de l'Apologie) en train d'apparaître à l'intérieur de l'individu doit pousser celui-ci à « s'examiner soi-même » et à « s'occuper de soi» dans un éventuel repli sur la vie privée.
Que la finalité de la vie individuelle et la relation entre l'individu et la société (cité) ait dès cette époque été une préoccupation des philosophes est attesté par les ambiguïtés de la pensée aristotélicienne qui, tout en voyant dans l'homme en « animal social » et un citoyen ne pouvant exister hors d'une communauté, pose dans l'Ethique de Nicomaque que « le vrai bien est individuel », qu'il faut « chercher le bien et le bonheur de l'individu » et « se suffire à soi-même » - et que la justice se mesure aussi « selon le mérite de chacun ».
Après avoir été célébré par les Cyniques et en particulier par ce premier champion en date du non-conformisme que fut Diogène, le thème de l'autarcie bienfaisante et de l'autosuffisance morale intérieure l'est avec plus de force encore par Epicure qui l'érige en souverain bien auquel conduit l'exercice permanent et solitaire du soi de soi-même. « C'est un grand bien, à notre sens, de savoir se suffire à soi-même », écrit-il dans la Lettre à Ménécée ; et de préciser que « quand on se suffit à soi-même, on arrive à posséder le bien inestimable qu'est la liberté ». Ce souci de l'application à soi-même est, sous la forme d'un austère travail de soi sur soi, encore davantage développé par les stoïciens qui en font la règle fondamentale de leur art de vivre.
Pour Sénèque, il s'agit de « revenir à soi », de « se faire soi-même » (De la beauté de la vie), d' « être au-dedans de soi» et d' « être heureux de son propre fond» (Lettre à Luculius). Dans les Entretiens, Epictète célèbre la figure du sage qui ne s'attache qu'aux « seules choses dépendant de (soi) », qui « cultive le gouvernement de soi-même », est « attentif à soi-même» et « n'attend tout profit et dommage que de lui-même ». Enfin, dans ses Pensées pour moi-même, Marc Aurèle privilégie par-dessus tout le fait de devenir « maître de soi », d'avoir« la capacité de se suffIre
en tout par soi », de savoir « se contenter par soi-même» et « se replier en soi-même» dans « son for intérieur ».
Mais l'impératif de veiller rationnellement à soi coexiste avec des devoirs sociaux non moins impérieux: « Le bien d'un être raisonnable est de vivre en
société » et le sage doit « se rendre utile à la communauté », ajoute Marc Aurèle pour qui on ne doit jamais oublier de se savoir « la partie d'un tout ». Ce
holisme constitue l'indépassable horizon du stoïcien et il relativise beaucoup le sens à donner à cette expérience précoce de l'autoréférence. L'idéal de vivre par soi et pour soi ne vaut pas comme volonté d'émancipation du tout de la Cité. Résultat vraisemblable mais ... improbable (le « miracle » grec) du premier grand brassage historique de cultures différentes - par l'action des échanges commerciaux - dans un espace restreint ainsi que de l'exercice corrélatif de la rationalité naissante dans la connaissance et la politique, le sage-citoyen hellénique et romain n'est qu'une imparfaite préfiguration de l'Individu - et l'individualisme n'est pas encore au rendez-vous de l'Histoire. Ni en grec (le mot atome renvoie seulement aux éléments du monde
physique), ni en latin (Individuum n'apparaît qu'au Moyen Age), il n'y a de mot pour représenter la catégorie de l'individualité humaine ...
II. - La source chrétienne: le salut de l'âme personnelle.
Alors que les virtualités d'individualisation confusément apparues au cours de l'Antiquité demeurent inhibées et stérilisées par la pression persistante de
l'ordre clos des communautés organiques, l'irruption du christianisme va de manière indirecte subvertir et briser celles-ci par les deux bouts: en intériorisant radicalement l'être humain en personne libre et unique- et en l'arrachant aux appartenances tribales ou étatiques pour faire de chacun l'égale incarnation d'une humanité à valeur universelle. A priori, l'attribution à la théologie chrétienne d'une telle vertu émancipatrice conduisant à la genèse de l'individu moderne semble paradoxale. Le refus de la propriété personnelle couplé à l'abnégation obligatoire de soi ainsi que la primauté du communautaire chez les premiers chrétiens ne prédispose guère le christianisme à jouer le rôle de générateur-catalyseur de l'indépendance individuelle.
Mais ce serait là s'en tenir aux apparences et réduire le christianisme à l'un de ses aspects partiels et statiques alors que sa référence fondatrice à un Dieu personnel et transcendant est porteuse d'une dynamique d'affranchissement et d'individualisation en profondeur. Tout en concrétisant des potentialités déjà présentes dans le monothéisme judaïque, le surgissement de ce Dieu sujet et totalement séparé du monde fait du christianisme une religion sans précédent et en complète rupture avec le holisme ambiant. Pour Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde. 1985), elle implique l'apparition concomitante et révolutionnante d'un nouveau type d'être humain que sa relation directe et intériorisée à Dieu et le statut « hors du monde» qui en résulte individualisent d'abord dans le secret de soi puis dans sa relation au social. Doté d'une transcendance personnelle à l'image de son Créateur, il
est une âme ayant valeur absolue et responsable de son propre salut éternel devant Dieu. Et il se trouve par suite délié de toute obligation d'appartenance au groupe et à l'Etat. Dès lors métamorphosé au plus intime de son être, l'homme devient lui-même un sujet, une personne autonome potentiellement apte à disposer librement d'elle-même et de son lien avec les autres : l'indépendance y est en germe et l'individu ainsi conçu entre dans sa période de véritable gestation.
La dynamique de ce retournement sur soi émancipateur commence alors à contaminer l'environnement holiste (l'Etat) d'abord mis entre parenthèses. Le processus s'amorce au début du Iv" siècle avec la conversion de l'empereur Constantin, qui a pour conséquence d'instiller les nouvelles valeurs chrétiennes dans la société et de donner naissance au premier Etat chrétien, amené à se conformer à la logique individualisante de la théologie du Dieu personnel. De leur côté et en intervenant dans le champ politique, les papes du VIII" siècle (Etienne II, Léon III) y transfèrent les exigences universalistes et donc individualisatrices du christianisme jusqu'alors contenues dans la seule sphère religieuse. [...]
III. Le nominalisme et les premières ouvertures de la société médiévale.
Ce n'est qu'aux alentours des XIIIe et Xlv" siècles que se font ressentir les premiers effets de l'immersion de l'individualisation chrétienne de la foi dans les mentalités, la philosophie politique et l'organisation sociale européenne. A cette époque charnière apparaissent des changements sociaux et culturels significatifs qui tendent à faire de l'individu l'acteur de base « visible» de la société. Une nouvelle ontologie de l'individuel s'élabore tandis que le sujet individualisé devient une catégorie fondamentale du droit - d'abord théologique puis laïque. Un peu partout en Europe occidentale, l'établissement puis la consolidation des premières véritables villes provient de la coopération de volontés individuelles agissant de leur propre initiative. En France, dès les XIe et XII" siècles, Roscelin puis Abélard inaugurent la théologie de l'individuation. Mais l'épicentre de ces surgissements spontanés, simultanés et
interactifs, semble surtout se situer en Angleterre où Guillaume d'Ockham va accomplir la révolution épistémologique donnant naissance au cours du Xlv" siècle à un second courant nominaliste plus puissant et aux implications politiques et sociétales considérables. [...]
Dans la mesure où les thèses nominalistes (selon lesquelles n'existent d'une manière générale que des êtres singuliers dont chacun est absolument un) ne commencent à s'étendre à la conception des relations homme/société qu'au cours du XIVème siècle, elles ont sans doute plus traduit ou accompagné le changement culturel déjà à l'œuvre qu'elles ne l'ont suscité. A cette époque en tous cas, le résultat intellectuel de la confrontation théologico-politique d'Ockham avec la papauté est que pour la première fois dans l'Histoire, le paradigme individualiste commence à prendre forme dans le champ épistémologique, puis « sociologique » et éthique, en s'opposant à la philosophie réaliste et holiste alors dominante de saint Thomas. Pour G. d'Ockham, les universaux et autres « substances secondes » aristotéliciennes dont le thomisme affirme la réalité primordiale ne sont que des signes, des abstractions,
et n'existent littéralement pas. Il n'y a rien d'ontologiquement réel au-delà de l'être particulier, de l'individuum - terme du latin scolastique apparu alors depuis peu dont Ockham retourne la logique pour en faire non plus l'aboutissement d'un processus d'individuation à partir du genre ou de l'espèce, mais l'objet d'une intuition originelle et empirique de la réalité nécessairement singulière et une. L'individu est un tout unique et séparé qui existe par lui-même, et cela vaut aussi dans l'ordre de l'humain. En conséquence, les totalités que semblent être les institutions et les corps sociaux (universitas) perdent tout droit de cité et sont réduites à n'être que la simple collection (societas) des parties qui les composent et seules existent: les individus
humains. Ainsi, tel ordre religieux ou l'Eglise en elle-même n'existent pas, ils sont simplement le nom (d'où le ... nominalisme) donné à l'ensemble des Frères ou des fidèles individuels. Par là même s'enclenche le processus d'individualisation et de recomposition de la société, avec une séparation du spirituel et du séculier légitimant l'autonomisation du politique - et par l'attribution au sujet individuel du droit naturel de choisir, de s'associer volontairement et contractuellement, et de se livrer à l'appropriation privée des biens.
Selon l'analyse que l'un des plus grands historiens mondiaux de la philosophie, le P. Coppleston, fait de l'ouvrage d'Ockham intitulé Opus nonaginta dierum. le franciscain d'Oxford pose explicitement que « L'individu a son droit naturel à la propriété. Dieu a donné à l'homme le pouvoir de disposer des biens sur la terre selon un mode dicté par la droite raison et, depuis la Chute, la droite raison montre que l'appropriation individuelle des biens temporels est nécessaire. Le droit de propriété privée est ainsi un droit naturel voulu par Dieu et il est donc inviolable, au sens que personne ne peut être dépouillé de ce droit par un pouvoir terrestre» (A history of philosophy).
IV. - L'irruption concrète du libre individu lors de la Renaissance.
A partir du xv" siècle, la figure de l'individu en gestation spirituelle et juridique déjà avancée va commencer à s'incarner en de nouvelles manières de vivre tendant à l'émanciper de la tradition, du groupe et des hiérarchies de l' « ordre naturel ». Pour cela, elle va bénéficier - outre la dynamique propre de l'idée chrétienne d'autonomie personnelle - de la conjugaison de multiples facteurs aux effets individualisants concourants: la complexité déjà croissante de la vie sociale dans les villes affranchies par les chartes; la diffusion d'innovations techniques telles que l'horlogerie, qui permet de régler soi-même l'emploi de son temps et de se synchroniser librement à distance avec les autres - ou encore l'imprimerie qui va favoriser cette activité individuelle entre toutes qu'est la lecture mais aussi le libre échange des idées et l'esprit critique; l'apparition d'un libre marché stimulé par les premières banques, la développement de la propriété privée et l'audace nouvelle d'entrepreneurs d'abord mus par leur intérêt particulier et le goût de l'initiative individuelle.
De ce bouillon de culture sans précédent surgit un nouveau type d'homme - encore minoritaire-- pour lequel dire « Je » et se poser ainsi en auteur de ses actes doit se traduire effectivement en actions exprimant la souveraineté de soi et l'indépendance individuelle. Un siècle plus tard, cette révolution culturelle de la première personne du singulier amènera Shakespeare à mettre le premier en scène des personnages solitaires disant « moi, je » aux lieux et places de ceux qui auparavant et selon la tradition médiévale incarnaient des « nous » ou symbolisaient des entités abstraites comme « la Pauvreté ». Vers la fin du xv" siècle, l'émergence subversive en Europe occidentale d'un Individu se voulant le libre auteur de son destin prend le visage d'un être cosmopolite, hédoniste, soucieux de singularité et aimant le risque.
Dans La civilisation en Italie lors de la Renaissance, Jacob Burckhardt identifie cet Vorno singolare aussi bien sous les traits de l'artiste commençant à signer individuellement ses oeuvres et revendiquant son droit de libre créateur que sous ceux du hardi banquier lombard à l'oeuvre dans les villes indépendantes et activement commerçantes de l'Italie du Nord: « L'homme devient individu spirituel, et il a conscience de ce nouvel état ( ... ) Le cosmopolitisme qui se développe chez les exilés les plus heureusement doués est un des degrés les plus élevés de l'individualisme. » Mais cet individu en train de naître et de s'affirmer peut également prendre les traits de l'aventurier conquérant de nouveaux savoirs ou de nouveaux continents - dont Christophe Colomb est un parfait exemple. Comme le note Jacques Attali à ce propos, « 1492, c'est la naissance de l'individu. Il y a cinq figures qui dominent alors' le découvreur, le mathématicien, l'artiste, le marchand. le philosophe. A travers ces cinq figures, c'est l'individu qui est exalté. Et l'individu comme aventurier: celui qui sort de la norme, qui sort des règles. qui sort de la route prévue. qu'il s'agisse d'idées. de voyage ou de peinture ( ... ) Ce
qu'annonce 1492. c'est que désormais l'homme vit son aventure personnelle. »
Mais le nouveau type individuel d'homme qui apparaît alors est décidément de nature bien polymorphe (ce qui atteste la vigueur du courant culturel qui le génère) puisqu'il prend également consistance sous une forme tout à fait différente et néanmoins tout autant décisive: celle du protestant. Avec la Réforme s'accomplit en effet un autre aspect capital du procès d'individualisation: l'intériorisation de l'homme en sujet spirituellement autonome, voire autosuffisant. Pratiquant le libre examen des Ecritures sans recourir à quelque autorité ou intermédiaire que ce soit et à l'aide de sa seule raison, l'individu pensé par Luther mais surtout Calvin, plus porteur de modernité, concrétise les virtualités émancipatrices du christianisme en menant sa logique à son terme. Il assume dans la solitude de l'intimité à soi (si remarquablement analysée par Max Weber dans L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme) la pleine responsabilité de son salut personnel devant Dieu - au prix d'une hypertrophie de la culpabilité qui se traduira ultérieurement par une forte imprégnation de l'individualisme anglo-saxon par l'ascétisme puritain.
Comme l'a montré le plus réputé des érudits en la matière, Ernst Troeltsch (Protestantisme et modernité, 1911), l'influence majeure du protestantisme consiste dans le fait d'avoir fourni un fondement religieux et métaphysique aux idées modernes mais antérieurement apparues de conversion personnelle et de liberté individuelle. En privilégiant la capacité rationnelle d'autodétermination des croyants ainsi que le rôle de la volonté individuelle, l'individualisme religieux propre au protestantisme va en partie réaliser le « programme» du nominalisme d'Ockham. Dans cette perspective, l'Eglise se trouve réduite à ne plus être qu'une libre association de fidèles individuels - et l'individu prend le pas sur elle. [...]
Ce n'est cependant là qu'une modeste amorce d'émancipation individuelle, plus significative par les brèches et les perspectives ouvertes que par les libertés concrètement offertes à l'ensemble des individus vivant à l'époque. Le reflux de la conception « organique» de l'Eglise ne prévaut que dans le monde anglo-saxon - et encore y coexiste-t-il avec une mentalité théocratique peu tolérante à la diversité des choix de vie. Surtout, il donne en même temps à l'Etat la possibilité d'un développement autonome l'instituant en nouvel et puissant obstacle aux aspirations montantes de l'individu à la liberté. Car sur un plan plus sociologique et général, cette période de gestation s'achève alors que la soumission coutumière à l'autorité collective commence à subir une certaine érosion, essentiellement dans la fraction urbanisée de la population d'Europe occidentale. Dans La société des individus (1987), Norbert Elias observe que cette autre forme de libération s'opère aussi à l'intérieur de l'être, mais en l'occurrence par le contrôle personnel croissant des affects et des pulsions. Dans le secret de ce nouveau mode d'existence fondé sur la sublimation des émotions et la maîtrise de soi se forge un individu qui va tendre à se percevoir comme toujours plus différent des autres, à s'en séparer et à prendre conscience de soi dans l'ébauche d'une vie privée d'abord limitée au for intérieur. Premier des grands individualistes et fier de l'être, Montaigne célèbre la jouissance de cet avènement du « moi» et du refus intérieur d'appartenance - qu'il incarne à souhait."
L'IRRUPTION: LA « RÉVOLUTION COPERNICIENNE » DE L'INDIVIDU (XVII" ET xVIII" SIÈCLES)
Au sortir de la Réforme et de la Renaissance, le paradigme individualiste a commencé à prendre culturellement forme mais sans être pensé comme tel ni constituer une idéologie pleinement opérante. Les ferments « intérieurs » et « extérieurs» de l'individualisme sont déjà là, mais minoritaires, à l'état erratique, dénués de légitimité. Avec l'époque classique, l'Europe occidentale va en moins de deux siècles passer d'un ancien monde holiste dans lequel l'individu a inconsciemment et intérieurement commencé de vivre et même de se frayer un chemin - à un monde nouveau dont il devient la figure dominante et la clé de voûte institutionnelle. Une sorte de « révolution copernicienne» l'affranchit de son traditionnel statut de membre dépendant du tout de la communauté pour l'installer au centre d'une société qui gravite autour de lui, qui se recompose à partir de son autonomie et de son indépendance.
En entreprenant de s'assurer de son propre fondement et en prenant conscience et possession de lui, l'individu « intérieur » donne une légitimité et une vigueur conquérantes accrues à l'émancipation subversive où s'est déjà engagé l'individu « extérieur ». Le moment clé du déploiement de l'individualisme se tient dans cette conjonction de l'affirmation du droit de penser par soi (rationalisme critique) et de vivre pour soi (conscience des intérêts particuliers). Ce processus d'alchimie du pouvoir intérieur d'autodétermination et du désir de souveraineté extérieure conduit à la reconnaissance de l'individu à part entière comme pleine et seule expression de l'humanité. Il se traduit par une innovation sémantique décisive dans le courant du XVIIème siècle : on commence à user du mot « individu » pour dire l'être humain, entendu dans sa singularité et son universalité. Le statut devenu hégémonique avec les Lumières de cette catégorie nouvelle provient de son origine plurielle qui en fait une unité multiple. Elle s'inscrit en effet dans la culture et la réalité sociale/politique du temps par le biais de trois figures successives puis coexistantes, complémentaires et concurrentes : le sujet à la conscience de soi séparée du rationalisme, le propriétaire de soi acteur du marché du libéralisme et le citoyen égalitaire de l'humanisme démocratique.
1. - La dynamique de l'autosuffisance du sujet.
Avec la révélation du « cogito» énoncé dans le Discours de la méthode (1637), « Descartes signe l'acte de naissance philosophique des individus souverains » (André Glucksman). Dans la démarche (auto)critique qui y conduit et ne s'appuie que sur le doute de sa propre raison à l'encontre de tout ce qui vient de l'extérieur, l'auteur du Discours scande un « Je » signifiant l'initiative singulière d'une conscience qui se saisit et se pose dans sa puissance de penser par elle-même. Lorsqu'au terme de ce cheminement elle finit par s'apparaître à elle-même dans une irréductible autosuffisance, le « Je pense donc je suis » fait coïncider le sujet grammatical et le sujet pensant que cette autoréférence pose en subjectivité certaine de sa propre réalité, indépendante
du monde et d'autrui. Cette foncière séparation ontologique érige la conscience de soi en unité distincte que la possession de la « raison naturelle » pourvoit de libre arbitre: l'individu est conceptuellement là, centré sur sa propre évidence et capable d'autodétermination. Cette souveraineté « pensée» n'est pas l'apanage d'un seul être, elle vaut également pour tous les hommes définis en autant de « centres du monde », pour « un chacun en particulier ». [...]
Cette logique de la séparation devait être à la fin du XVIIIème siècle explorée jusqu'à son terme ultime par Sade - enfermant l'individu dans l'impasse du solipsisme extrême. Totalement isolé des autres et sans aucun lien naturel avec quelque groupe que ce soit, le libertin incarne et accomplit intégralement le destin solitaire de l'être humain, ici voué à ne vivre que pour soi. A lui-même le seul absolu concevable, cet individu souverain peut et doit refuser tout ce qui entrave sa jouissance égoïste: « Aucun être n'a le droit despotique de me soumettre à ce qu'il a dit ou pensé ( ... ) Il n'est aucun individu sur la terre qui puisse acquérir le droit de (me) punir» (Histoire de Juliette). Si les fantasmes stériles du divin marquis vont bien au-delà des normes de l'individualisme rationnel, ils en révèlent cependant l'un des aboutissements possibles - dont le caractère « déviant» provient de la négation du principe d'universalité inhérent à la catégorie de l'individu en soi. Surtout, ils signalent que l'idéal de l'indépendance individuelle est alors déjà quelque part pleinement parvenu à sa maturation dans l'imaginaire occidental.
II. - La naissance de l'individualisme libéral : propriété de soi et marché.
Si l'individualisme rationaliste continental demeure quelque peu éthéré et distant du procès d'émancipation concret des individus (bien qu'il reflète et alimente d'une certaine manière l'évolution des mentalités) sans doute en raison des fortes pesanteurs culturelles émanant du catholicisme dominant, il n'en va pas de même pour la variante anglo-saxonne issue d'une précoce individualisation sociale et imprégnée du nominalisme protestant. L'individualisme se développe donc plus rapidement en Angleterre qu'ailleurs et s'y institutionnalise plus facilement grâce à la reconnaissance quasi consensuelle du droit de propriété de chacun sur sa propre personne et à l'expansion de l'économie de libre marché.
Dès les années 1640, l'intense effervescence politique qui règne en Angleterre favorise l'irruption du premier courant idéologique en date à professer un individualisme « social» absolu: les Nivelleurs. C'est en effet à eux que l'on doit la première affirmation historique explicite d'un droit naturel de propriété de l'individu sur soi - et ils sont également les premiers à utiliser le terme « individu» dans un sens exclusivement humain en le liant à l'exercice souverain de l'indépendance naturelle de chacun. [...]
C'est dans le contexte de ce bouillonnement social et intellectuel initiateur d'une nouvelle socialité que Hobbes publie le Léviathan (1651), ouvrage à haute signification symbolique de la révolution culturelle en cours. Sa contribution au déploiement intellectuel de l'individualisme est paradoxale car elle aboutit à subordonner les individus à l'autorité absolue d'un Etat qui les prive de leur liberté. Mais pour en arriver là, il s'appuie sur des postulats largement imprégnés d'individualisme "méthodologique" avant la lettre, qu'il dégage sans doute de l'observation empirique du mouvement de la société anglaise vers le marché et la liberté individuelle - mais qu'il installe en retour durablement dans la représentation commune de la nature de l'homme et du social. [...]
Un bref détour sur le continent s'impose maintenant, très précisément du côté des Pays-Bas, haut lieu de la liberté de conscience et de la contestation de
l'absolutisme politique - et où réside Spinoza, dont certaines thèses exercèrent une influence sur la maturation de la théorie individualiste et libérale de Locke (qui y fut un exilé politique de 1680 à 1689 et y conçut les deux Traités du gouvernement civil). Spinoza, dans le Traité théologico-politique (1670),
explore à son tour le thème du droit naturel de l'individu - ce dernier terme s'appliquant initialement à tous les êtres vivants. Suivant d'abord Hobbes, il
pose les individus en seuls êtres réellement existants, dotés d'un droit inné de chercher à se conserver en vie chacun pour soi.
Mais pour éviter que du conflit de tous ces désirs individuels ne résultent misère et insécurité, il faut qu'au nom de la raison qui les spécifie, les individus humains renoncent à leur droit naturel pour le remettre à la collectivité et à l'Etat. Si Spinoza n'aboutit pas comme Hobbes à retourner totalement l'individualisme initial contre lui-même en légitimant l'instauration d'un Etat tout-puissant, il n'en prône pas moins une telle autolimitation du droit naturel des individus au profit du « tout» de la société et de l'Etat que même effectués en vue de la « démocratie », ce transfert et cette subordination volontaires reviennent à fortement mutiler l'individualisme préalablement reconnu dans l'état de nature et à l'assujettir à une construction holiste de « synthèse ».
Tout le mérite de Locke dans l'édification théorique du paradigme individualiste est de savoir s'appuyer sur les prémisses établies par Hobbes et Spinoza sans les abolir ensuite mais au contraire en montrant (et en retrouvant l'inspiration des Niveleurs) que raisonnablement conçu et exercé, le droit naturel des individus comprend la norme de sa propre autorégulation pacifique. Et qu'il n'a pas à être sacrifié à l'Etat, mais partiellement et contractuellement confié à un pouvoir politique chargé de le garantir. Publié en 1690 juste après que le Bill of rights ail reconnu aux Anglais la jouissance légitime et inaliénable de leurs droits et libertés individuels, le Deuxième Traité du gouvernement civil représente le véritable acte fondateur élaboré de l'individualisme en société. Locke y pose en absolu irréductible le droit naturel de chaque être humain (The individual, écrit-il parfois déjà) d'agir librement en propriétaire exclusif de soi. [...]
Ainsi vigoureusement exprimé, l'individualisme libéral étend rapidement au XVIIIème siècle son emprise idéologique sur la philosophie politique et la mentalité générale anglaises. Cela se manifeste d'abord par le succès du thème de la "main invisible" - modèle d'interprétation subtile de l'autorégulation du marché que Bernard de Mandeville expose dans la provocante Fable des abeilles (1714) et dans lequel l'égoïsme des individus perd sa réputation détestable pour devenir une motivation naturelle et légitime de l'individu séparé et attaché à la seule poursuite de ses intérêts propres. La recherche hédoniste de l' "avantage particulier" par « amour de soi » passe pour avoir toujours des conséquences non intentionnelles mais utiles pour les autres, ce qui lui confère une dignité éthique objective. Fortement teinté d'utilitarisme, l'individualisme représente ainsi le seul genre de vie à la fois conforme à la nature humaine et favorable à la société. [...]
Avec Bentham, la référence utilitariste s'affirme définitivement dans la figure de l'individu froid calculateur de ses propres intérêts. Mais par le biais de cet individualisme assez rude et rudimentaire, un auteur défend pour la première fois les droits de l'individu contre les empiétements croissants d'un nouvel ennemi: la puissance publique de l'Etat moderne. [...]
III. - Les « Lumières » et les droits universels de l'individu-citoyen.
[...] Lorsqu'en août 1789 les constituants français adoptent la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ils ne font que prendre acte de la révolution
culturelle « copernicienne » qui vient de bouleverser l'Europe occidentale depuis deux siècles en faisant de l'individu le centre de gravité d'une société qui se réorganise à partir et autour de lui. Ils en tirent les conséquences juridiques et politiques en les formalisant et en adaptant le nouveau paradigme à ce qui est déjà l'« exception française ». Car au contraire de l'Angleterre où pour les raisons historiques que l'on sait la transition du holisme traditionnel à l'individualisme se fait de manière progressive et consensuelle, l'émancipation « bourgeoise» de l'individu en France se heurte à une lourde pesanteur religieuse (catholique) et de vives résistances politiques. D'où la violente et longue crise révolutionnaire de la fin du siècle où le triomphe de l'individu et de ses droits fondamentaux est dans une profonde ambiguïté compromis par la conception étatiste et nationalitaire de la citoyenneté.
[...] L'imprégnation individualiste de la Déclaration se manifeste en outre très concrètement dans de multiples dispositions qui l'institutionnalise dans la vie courante des individus. En abolissant les corporations, la loi Le Chapelier (1791) ouvre la voie à la libre concurrence des individus sur le marché du travail et supprime en même temps ce qui les séparait du niveau suprême du pouvoir (mesure en même temps grosse d'effets pervers étatiques ... ). Et, en 1792, l'autorisation du divorce non seulement implique le reflux de l'emprise religieuse sur la vie privée mais accorde la primauté à la volonté des
individus sur le micro-communautarisme de la cellule familiale « naturelle ». [...]
Faut-il pour terminer rappeler à quel point a été forte à la fin du XVIIIème siècle la contribution de Kant à la promotion d'un individualisme rationnel et humaniste ? Non seulement dans la Critique de la raison pratique (1788) il pose l'homme en sujet radicalement rendu indépendant par sa raison propre, source de l' « autonomie de la volonté» qui l'élève individuellement à la dignité de « fin en soi » dont personne ne peut disposer comme « moyen » - mais il développe dans la Doctrine du droit (1790) des thèses légitimant l'interprétation individualiste du droit naturel.
Soulignant que pour Kant le droit commence avec « les droits naturels de l'individu» et que le contrat n'est que « l'œuvre libre des individus », le juriste Michel Villey dans une préface à cet ouvrage jugeait que « c'est là une manière profane d'envisager le droit, vu seulement par ses conséquences pour les intérêts de la vert, d'un point de vue strictement individualiste ( ... ) Kant ne voit le droit qu'en fonction et à partir de l'individu ».
Que Kant ait été d'autre part un contempteur sévère de l'amour de soi (égoïste et donc immoral) souligne qu'à l'orée du XIXème siècle, l'individualisme se diffracte en courants des plus divergents."
"L'ÉMANCIPATION CONCRÈTE: LES INDIVIDUALISMES (XIX· SIÈCLE)
Dès qu'il s'impose en paradigme dominant, l'individualisme "éclate" et se décline en plusieurs courants : un individualisme libéral héritier de celui du xvuf siècle mais enrichi des apports de la spectaculaire montée en puissance du capitalisme et de la démocratie « bourgeoise » - et surtout actif en Angleterre et en France ; un individualisme à sensibilité beaucoup plus « progressiste » qui succède au précédent lorsque celui-ci tend à s'essouffler dans la seconde moitié du siècle et qui se confond (surtout en France) avec le triomphe des valeurs de l'humanisme universaliste et démocratique ; et, en contrepoint de cette socialisation et de cet embourgeoisement de l'autonomie individuelle, un individualisme de rupture, radical, anarchisant, ultra-minoritaire
et critique (y compris des deux premiers) et célébré par des imprécateurs solitaires.
1. - L'épanouissement de l'individualisme libéral.
La grande affaire de la première moitié du XIX' siècle est assurément la consolidation de cet acquis si récent, fragile, controversé et encore partiel qu'est la liberté individuelle dans la vie privée, la chose publique et l'activité économique. Ennemis du désordre comme du despotisme, les libéraux en jugent souhaitable et possible l'institutionnalisation et l'autorégulation par la mise en forme légale des implications du respect des droits naturels de l'homme. Conforme à la nature des choses et érigée à ce titre en plus haute des valeurs, le règne de la liberté de l'individu leur paraît seul susceptible d'apporter le progrès et le bonheur à tous. Mais leur individualisme est modéré, raisonnable, vertueux. Loin de les pousser à récuser la religion (la plupart d'entre eux sont croyants), il les conduit plutôt à en faire une chose privée et à s'opposer aux excès du cléricalisme. Pour eux, l'individu et son désir de liberté ne s'opposent pas à la société en soi mais à ses formes coercitives traditionnelles ou nouvelles : ils voient dans l'ordre social l'effet logiquement émergent de la libre coopération des individus respectant le droit de propriété. S'ils sont hostiles à l'Etat, c'est dans la mesure où celui-ci étouffe liberté individuelle et société civile par son omniprésence et son omnipotence - car ils appellent de leurs vœux un Etat de droit, modeste mais efficace protecteur de la vie privée et des libertés publiques. Et lorsqu'ils font l'apologie du bonheur personnel, c'est au sein de la famille qu'ils le voient s'épanouir.
En fait, l'individualisme libéral ne se conçoit pas sans la forte adhésion à une éthique exigeante de la liberté, fondée sur les vertus d'initiative et de responsabilité individuelle, de confiance en soi et de respect tolérant des autres. Ses adeptes discernent là le secret de sa vitalité conquérante qui en fait l'artisan autant que le reflet de la grande transformation acheminant le monde européen vers une société toujours plus ouverte et prospère, régie par la plus équitable des règles: « A chacun selon ses capacités et ses œuvres. » Anglais ou Français, les individualistes libéraux développent généralement
leurs thèses sans disjoindre les aspects philosophico-politiques et économiques, complémentaires et interactifs, d'une liberté individuelle une et indivisible.
Cependant, beaucoup d'entre eux (B. Constant, Tocqueville, Emile Faguet, John Stuart Mill, Spencer... ) se préoccupent d'abord de redéfinir la finalité et
les limites de l'intervention politique de l'Etat dans la société civile ainsi que la forme d'un lien social plus ouvert : ils prennent à ce titre activement part aux luttes politiques défendant ou faisant progresser la liberté individuelle. Les autres (Bastiat, Molinari, Schatz ... ), minoritaires, privilégient la réflexion sur les conditions de développement du libre-échange et du libre jeu du marché : ils s'engagent en faveur des principes d'un « laissez-faire» où la liberté d'entreprendre et de contracter des acteurs économiques individuels joue un rôle primordial.
Le déploiement de l'individualisme dans la société française des années 1800-1840 a eu en Tocqueville un témoin lucide, habile à révéler les traits profonds d'une révolution mentale et sociétale combinant le bénéfice inédit de l'égalité des droits et de la liberté individuelle: mais un témoin également fort critique, assimilant l'individualisme à un repli passif et conformiste des individus dans le cocon de leur vie privée - qu'il jugeait devoir être combattu. C'est en réalité Benjamin Constant qui a été le chantre inspiré de l'individualisme libéral car tout en montrant de remarquables dons sociologiques et politologiques dans l'analyse de la révolution des mœurs qui légitime la poursuite du bonheur privé et la fin de la participation communautaire et obligatoire à la sphère publique, il a seul ouvertement osé célébrer en l' « indépendance individuelle » la nouvelle valeur suprême qui donne un sens positif à l'émergence de la société postrévolutionnaire. [...]
Si à la fin du XIX' siècle le déploiement de l'individu a pratiquement cessé de se heurter aux entraves anciennes des traditions tribales et religieuses, c'est pour être confronté aux obstacles nouveaux et plus diffus que la civilisation de masse et l'idéologie de la social-bureaucratie met sournoisement en place sous couvert de démocratisation. [...]
III. L'individualisme absolu de la dissidence.
Alors qu'à mesure que s'écoule le XIXème siècle libéraux et socialistes tendent - par-delà des divergences économico-sociales qui demeurent - à se retrouver dans le constat et la célébration de l'avancée historique de l'individualisme démocratique, un piquant et révélateur paradoxe veut que cette vision euphorique des choses soit violemment contestée par les penseurs les plus radicaux de l'individualité souveraine. Infiniment minoritaires, sans lien entre eux, aussi différents que possible (ils sont aussi bien austères que flamboyants, athées ou croyants, anarchistes ou aristocratiques ... ) et venant d'endroits divers (Allemagne, France, Scandinavie), ils ont en commun un goût viscéral de la singularité, un amour farouche de la solitude et ils professent
un individualisme résolument asocial et subversif d'une rare hauteur de vue: ces quelques imprécateurs représentent la quintessence de l'individualisme intégral qui révulse tant de monde.
Un peu artificiellement résumée et « unifiée» (car il ne s'agit pas d'un courant théorique homogène), leur appréciation du sort de l'individu dans la société européenne d'alors s'articule autour des convictions suivantes: contrairement à la représentation naïve ou hypocrite qu'en donnent les libéraux et les socialistes démocratiques, l'individu n'est pas plus libre qu'auparavant: il demeure l'esclave aussi bien d'une société sournoisement hostile à la véritable indépendance individuelle avec son ordre moral (la jouissance comme le recueillement solitaire y sont proscrits) et son contrôle social (la répression « familiariste » du célibataire - état de tous ces individualistes accomplis - pèse toujours, de même que l'inquisition religieuse des âmes) - que d'un Etat qui, par le biais de l' « intérêt général », de l' « unité nationale» et de la« justice sociale », reste plus que jamais le maître absolu et arbitraire des destinées individuelles. L'irruption des « masses» ne fait qu'aggraver cette situation: obéissantes, grégaires, conformistes, elles contrefont, diluent et dégradent l'individualisation - et la « démocratisation » n'arrange rien, au contraire, puisqu'elle signifie seulement le règne fusionnel de la foule, le pouvoir du collectif, l'oppression de l'égalitarisme et la tyrannie de la majorité sur les minorités par la loi du nombre. Enfin, le progrès du libéralisme économique
ne fait que soumettre les individus à la plate loi d'un marché qui les rend simplement mais autrement dépendants les uns des autres tout en les enfermant irrémédiablement dans la banalité utilitariste de la mentalité petite-bourgeoise. [...] Baudelaire, le déviant entre tous, s'écrie: « Il ne peut y avoir de progrès (vrai, c'est-à-dire moral) que dans l'individu et par l'individu lui-même. » [...]
Si la conception stirnerienne de l'individu propriétaire de soi a été à l'origine d'un courant anarcho-individualiste historiquement marginal, on ne saurait
compter Nietzsche parmi ses adeptes tant l'exceptionnelle envergure de son voyage au bout de l'individualité singulière et indépendante le met à part et bien au-delà de tout ce qui l'a précédé (ou suivi). Le « surhumain » individuel qu'il exalte est l'accomplissement ultime et hyperbolique de l'histoire de l'individualisme - et n'a rien à voir avec un surhomme avide de dominer les faibles et se complaisant au culte de son petit moi. [...]
Pour Nietzsche, rares sont ceux qui ont la passion et la force de devenir des individus: cela oblige à « vivre dangereusement» et expose au risque de devoir se désolidariser des autres, de renoncer à toute appartenance nationale ou de classe et de découvrir la pauvreté existentielle de son « moi ». Car le principal ennemi de l'individu est à l'intérieur de lui-même: c'est la « mauvaise conscience », la culpabilité, la « haine de soi» - marques indélébiles de faiblesse. Empoisonné par deux millénaires de christianisme, l'homme courant est un être grégaire, un « animal de troupeau» dévoré de ressentiment
envers le solitaire qui sait vivre par et pour soi. Ce ressentiment collectif culmine dans la solidarité prêchée par l'Etat: toujours dans les Fragments posthumes (1880-1889), Nietzsche affirme que « l'instinct altruiste est un obstacle à la reconnaissance de l'individu, il veut voir dans l'autre notre égal ou
le rendre tel. Je vois dans la tendance étatique et sociale un obstacle à l'individuation, une élaboration de l'homocommunis : mais si l'on souhaite des hommes ordinaires et égaux, c'est parce que les faibles redoutent l'individu fort et préfèrent un affaiblisse, ment général à un développement dirigé vers l'individuel ».
"Dans un avenir proche, l'individualisme peut avoir à affronter de nouveau une vaste coalition inédite d'ennemis concourant tous d'une manière ou
d'une autre à redonner du poids au paradigme holiste et aux tentatives de limiter la liberté de l'individu: les intégrismes religieux accompagnés du retour de la répression puritaine de la liberté individuelle des mœurs; l'étatisme, réglementant et restreignant le droit de propriété et de disposer de soi dans la relation à son propre corps ou de l'usage des productions de son esprit ; le solidarisme, imposant aux individus d'être toujours plus dépendants les uns des autres et au service non consenti d'autrui; l'écologisme, prônant le retour autoritaire à une vie plus austère par la restriction de la consommation et du recours à des biens ou services individuels; le tribalisme, induit par le retour en force du communautarisme ethnique et du nationalisme..."
-Alain Laurent, Histoire de l'individualisme, PUF, Que sais-je ?, 1993.
"Les principes libéraux sont par définition universels, et à partir du moment où certaines conditions sont réunies (un appel au secours du peuple), je ne vois pas comment les libéraux, qui ont justement des positions morales, pourraient refuser d’agir. Ni l’angélisme ni l’égoïsme ne me semblent répondre à l’éthique libérale. Qu’est-ce que cette éthique oblige à faire ? Cela dépend du contexte et des informations que l’on possède. Un devoir d’ingérence, même préventif, me paraît, même par principe, plausible et souhaitable parfois."
-Alain Laurent, Intervention au colloque "Les idées libérales vont-elles transformer les doctrines militaires et les armées ?", organisé par La Fondation pour la Recherche Stratégique et Le Laboratoire d’Économie Publique (Université Panthéon-Assas), Le jeudi 30 janvier 2003 (amphi Suffren du CESM – Ecole militaire).
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 23 Sep - 10:39, édité 2 fois