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    Marcel Conche, Vivre et philosopher

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20739
    Date d'inscription : 12/08/2013
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    Marcel Conche, Vivre et philosopher Empty Marcel Conche, Vivre et philosopher

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 18 Aoû - 15:18


    "En ce temps-là, la bourgeoisie dominait entièrement la société, et faisait tout pour maintenir le peuple dans l’ignorance en lui interdisant les portes des établissements secondaires. La microsociété rurale, dans laquelle je vivais, était tenue à l’écart de la culture intellectuelle — et, bien sûr, artistique. Cependant, un classique Hatier étant tombé entre mes mains, je fis venir de Paris, grâce à l’argent de ma première communion, tous les titres dont la liste se trouvait sur la couverture et qui me parurent répondre à mon attente spéculative. Certains me déçurent extrêmement et m’ennuyèrent, tels les Essais de Locke, de Mill, les premières leçons du Cours d’Auguste Comte ; et, plus tard, je ne parvins jamais à leur trouver une profondeur quelconque, alors même qu’une certaine sympathie me porta vers leurs auteurs. Mais d’autres, que je m’acharnais à lire, fortifiaient ma passion naissante par les joies qu’ils me donnaient. C’étaient les Pensées de Marc Aurèle, le Manuel d’Épictète, les Pensées de Pascal, et, jusqu’à un certain point (car je ne mettais pas ce livre au niveau des autres), les Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant. Ainsi je bénéficiai, durant mon adolescence — grâce, d’ailleurs, à ma seule initiative —, d’excellentes lectures en philosophie morale, alors que les grands traités de métaphysique me restaient inaccessibles. C’est ce qui explique, sans doute, mon intérêt de ce temps-là pour la morale et l’éthique.

    À l’âge de dix-huit ans, j’étais élève-maître dans une École normale d’instituteurs. Le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, persuadé que la défaite de nos armes en 1940 était due au mauvais esprit —socialisant, pacifiste— qui régnait dans les Écoles normales primaires, décida que les normaliens suivraient l’enseignement des lycées. C’est alors que je découvris et l’existence même des lycées — j’étais vraiment un garçon de la campagne ! — et, avec émerveillement, la classe de philosophie. Cet émerveillement, il est vrai, ne dura pas. Ni une psychologie et une morale de manuel, également mornes, ni la psychanalyse, à laquelle le professeur vouait un intérêt douteux, ne correspondaient le moins du monde, alors que la métaphysique était passée sous silence, à mon idée de la philosophie. Toutefois, cette idée me guidait d’une manière irrésistible, et la déception que me donnait la réalité empirique ne l’atteignait aucunement.

    Instituteur, je donnai bientôt ma démission, et, quoique à la limite de l’indigence matérielle, je quittai ma province pour Paris, espérant y trouver une réalité de la philosophie correspondant à mon idée. Ma déception fut d’abord profonde. J’allais de salle en salle, dans la vieille Sorbonne, cherchant en vain un philosophe. Des historiens, oui ; de philosophe, point. « Les professeurs s’abritent derrière Descartes, Berkeley, Hume, Maine de Biran, etc., administrent des pensées mortes — parce qu’ils ne les font pas vivre —, inventorient des opinions, mais se gardent de poser la seule question qui m’importe, et qui doive importer à un philosophe : “est-ce vrai ?” — comme aussi de faire part de ce qu’ils pensent, s’ils pensent » : tel était le monologue que je me tenais, en toute injustice. J’étais d’une humeur négative, dans laquelle mon ressentiment vis-à-vis de la société était pour beaucoup. Les choses changèrent bientôt. À suivre, de ces professeurs, les cours savants et modestes, je ne tardai pas à comprendre et à estimer en eux l’humilité calculée de l’intelligence, la retenue du jugement, à comprendre aussi la nécessité de l’ascèse historienne, que, plus tard, je devais pratiquer moi-même extrêmement. Peu à peu, la déception initiale fit place à de la gratitude. Alors, enfant sauvage issu des buissons corréziens, je participais, côte à côte avec les Jean d’Ormesson, les Michel Butor, les Gilles Deleuze, les Robert Misrahi, les Pierre Aubenque, de l’attente heureuse qui précédait l’arrivée des maîtres dans ces salles fameuses où je devais moi-même enseigner plus tard."

    "Persuadé pourtant que la vérité ne vient à nous que si on l’oblige à se montrer par une argumentation qui ne laisse aucune échappatoire, je croyais ferme aux vertus de la discussion. Il fallut me résigner à ne plus attendre que l’on discutât dans les cours. Mais je trouvais une compensation dans les discussions que nous avions, entre étudiants, à la Sorbonne, dans un petit local sous les toits, où François Châtelet était notre boute-en-train. En ce temps-là, la dialectique me mena à la logique. Je fus même tenté, un moment, par la logistique. Comme on le voit, je m’égarais. M’égarer, cela devait m’arriver encore, ainsi lorsque je me figurais qu’il fallait, en philosophie, commencer par une première vérité indubitable, ou lorsque j’attachais, assez ridiculement, une immense importance à la différence entre la première et la seconde rédaction de la déduction transcendantale, dans la Critique de la raison pure, n’étudiant rien d’autre durant des semaines, ou encore lorsque je me laissais fasciner par les Méditations cartésiennes de Husserl, au point d’aller les copier entièrement, au porte-plume (je n’avais pas de stylo), à la Bibliothèque nationale."

    "Dans les domaines ordinaires de la vie, bien des déceptions m’assaillaient, mais ce n’étaient que morsures superficielles. Mon contentement venait surtout de ce que, découvrant les grands philosophes, je voyais, chez Platon, Descartes, Leibniz ou Kant, mon idée de la philosophie réalisée, car eux, contrairement aux professeurs, ne se souciaient guère de l’historique des questions et de l’historiographie des écoles, mais seulement de trouver des voies, des itinéraires, pour aller au vrai en se fiant à la « seule lumière naturelle »."

    "La question : « Vous sentez-vous — et vous sentez-vous avec raison — un philosophe français ? », suppose que, dans la manière même de philosopher qui est la mienne, se retrouvent des caractères spécifiquement français.

    Que de tels caractères existent, j’incline immédiatement à le penser. Il me suffit de mettre en parallèle, d’un côté, un texte de Descartes ou de Malebranche, de l’autre, un texte de Kant ou de Hegel. Et Pascal ! Voyez De l’esprit géométrique. Quelle clarté ! mais aussi quelle précision ! et quelle sûreté dans la démarche ! Comme l’esprit se sent heureux, libéré ! La justesse s’allie à la profondeur, et tout paraît aller de soi. Vous sentez comme la respiration de l’intelligence. C’est Pascal, il est vrai. Mais les mêmes qualités se retrouvent, plus ou moins, chez tous ceux que Wahl place dans son Tableau. Mais Kant ! mais Hegel ! Comme ils peinent (pas toujours) ! Comme ils ahanent (pas toujours) ! Et quelle technicité ! Sur ce point, au contraire, du côté des Français, quelle retenue ! Certes, le langage commun ne saurait recouvrir toutes les réalités philosophiques, et j’entends, ici, ne donner ni tort ni raison aux uns plus qu’aux autres : seulement les distinguer.

    Or, si je mets, d’un côté, les Français déjà nommés, de l’autre, les Allemands, je me sens, dans ma manière de philosopher, du côté des premiers. Il ne serait pas convenable, ici, qu’énumérant les caractères qui distinguent la manière de philosopher proprement française, je m’applique ensuite à les retrouver dans mes écrits, car ce n’est pas à moi qu’il appartient de me trouver des qualités. Je me limiterai donc à remarquer une identité de visée entre les philosophes français susdits et moi-même. Je viens de noter, chez eux, une « retenue » devant les innovations de vocabulaire. Plutôt que de créer des mots nouveaux, ils préfèrent enrichir les mots du langage commun de significations nouvelles. Pourquoi cela ? C’est que le lecteur idéal, que leurs écrits présupposent, n’est pas le spécialiste, ou le professeur, ou l’éminent collègue, ou même l’étudiant avancé, mais l’honnête homme. Et moi, de même, je m’adresse universellement, en droit, à tout être humain cultivé. Ainsi la particularité, la spécificité proprement française, est une vocation à l’universel, et c’est aussi la mienne. Et, de ce que le lecteur supposé n’est pas le philosophe professionnel, mais l’homme cultivé quelconque, il ne résulte en aucune façon que, tout en étant clair et aisément intelligible, on soit moins rigoureux et moins profond. Car qu’est-ce qu’être « profond » ? C’est, sous la surface des choses, aller à l’essentiel. Or, qu’attend l’honnête homme d’une lecture philosophique ? Qu’on l’entretienne de ce qui, pour tout homme, en ce monde, est l’essentiel : que signifie la vie ? et la mort ? comment bien vivre ?, etc. Certes, nous ne disons pas que Kant ignorait ces questions, ni Hegel. Mais ils viennent aux réponses par de longs chemins, où l’homme cultivé, quoique de bonne volonté, se décourage, s’embourbe — tandis qu’un Français parle, argumente, sobrement, simplement mais pourtant de façon vivante, et, s’il écrit, écrit bien.

    Ce dernier point est à souligner. Qu’est-ce que bien écrire ? Pour un philosophe, je dirai que c’est avoir le respect du lecteur : c’est donner de l’attrait, de l’agrément, à un difficile chemin de pensée ; c’est ménager au lecteur non de l’ennui — ou le moins possible ! —, mais de la joie. « Un philosophe a droit au style », dit Michel Serres . « Droit » au style ? Je parlerais plutôt de « devoir ». Les philosophes français, de Montaigne à Maine de Biran, puis à Bergson ou Alain, Camus ou Sartre, ont eu le souci du style, lors même qu’ils n’entendaient pas faire œuvre d’écrivains. C’est aussi mon souci."

    "Je suis, et je me sens, philosophe français. Il faut, toutefois, préciser un peu. Il y a deux France, l’une du Nord, l’autre du Midi, l’une colonisatrice, l’autre colonisée. Le Limousin, berceau de la poésie courtoise, est ma patrie, et la langue limousine, langue par excellence de la poésie lyrique des troubadours, ma langue d’origine. Maternelle ? Non. À la maison, il ne fallait pas parler « en patois ». Il fallait dire « violette » et non « pimpanella », « pie » et non « agassa ». Non pas langue de l’instituteur, officielle, mais langue du pays, paysanne, langue des jours de foire, des rencontres dans les champs, des gamins qui chahutent, langue refoulée, en perdition, honteuse, qui n’ose plus s’écrire. Car le pape Innocent III (ainsi nommé par antiphrase) a décrété la Croisade, Simon de Montfort l’a exécutée. La civilisation d’oc, occitane, était la civilisation même de la poésie. La Croisade, qui la ruina, sonna aussi le glas de la poésie courtoise. Que nous ayons encore les noms de quatre cent soixante-dix troubadours, des œuvres de quatre cents d’entre eux, donne une idée de l’immense production lyrique de ce temps. Le prétexte de la Croisade (car, pour Simon et les rapaces du Nord, ce ne fut qu’un prétexte) : l’albigéisme. Les « Albigeois », pour innocenter Dieu du mal, admettaient un autre dieu, antithétique, un dieu mauvais. Pourquoi pas ? Je préfère deux dieux à un seul (mais à deux, aucun). Ils refusaient toute guerre, même légitime. Avec raison. Bref, je me sens avec eux. Le parler d’oc, le chant des troubadours, l’exigence cathare, cela résonne lointainement au fond de mon être. Philosophe français, oui, mais du Sud, comme Montaigne (« je suis gascon »), ou Montesquieu, ou Biran… ou Serres. À la différence de la philosophie française du Nord, souvent sinistrée par l’influence allemande, le Sud ou est indifférent à cette influence, ou s’en fortifie."

    "Je ne fais jamais mes « comptes », et, lorsque j’ai fait un achat, j’oublie aussitôt le prix. Que certaines boutiques fassent des rabais me laisse indifférent ; je n’y vais pas de préférence. Je refuse les « cartes de fidélité ». 1991 : ma voiture date de 1977. Je ne l’ai jamais lavée (comment peut-on laver sa voiture alors que la vie est si courte ?). Mon garagiste a soin de son moteur. Elle roule. Elle est quelque peu cabossée, éraflée : cela ne me choque pas. Quant aux engins volants (avions, etc.), je n’en ai cure, évidemment. Je n’ai d’ailleurs pas souvenir d’en avoir vu de près. [...]

    Alors que j’avais déjà en vue les satisfactions éphémères d’une soirée, j’ai su préférer la lecture d’un Kant, que dis-je ! d’un Auguste Comte, à une rencontre savoureuse. J’ai ainsi bien mérité de la philosophie, du moins telle que je l’entends, surtout durant les dernières décennies, où les natures féminines ont, comme on sait, beaucoup relâché de leur réserve, et se sont résignées beaucoup plus facilement à faire notre bonheur. Non évidemment que je ne puisse goûter ce bonheur tout comme un autre, mais un philosophe ne peut, n’est-ce pas ?, trouver une satisfaction véritable loin de l’essentiel."

    "La notion d’« inconscient » me paraît être, à l’origine, une de ces notions de l’arsenal judéo-chrétien forgées pour combattre la sagesse antique (comme toute sagesse païenne, libertine ou impie) et démasquer les prétendues « vertus » des sages, stoïciens ou autres.

    Saint Augustin donne le ton : les vertus des infidèles « sont des vices plutôt que des vertus, faute de les rapporter à Dieu » (La Cité de Dieu, liv. XIX, chap. 25). Ces vertus, pourtant, seront prises au sérieux par les hommes de la Renaissance : on honorera les grands hommes de l’Antiquité, on donnera en exemple les sages, Montaigne fera l’éloge de Julien l’Apostat.

    Viendra, au XVII siècle, la réaction. Avec le retour en force de l’augustinisme, on rappelle que la nature humaine, par l’effet du péché originel, est dans un état naturel de corruption et de vice. Les vertus apparentes ne sont que vices cachés. Mais Épictète n’est-il pas un homme juste ? Il faut être persuadé, dit Pascal à M. de Saci, « de la corruption de la plus parfaite justice qui n’est pas de la foi ». Cependant, l’homme a quelque réticence à discerner en lui-même une telle malice, un vice aussi radical. C’est là un tour, explique Pascal, de cette malice même. L’homme ne veut pas voir qu’il est mauvais. Il hait la vérité qui le découvrirait à lui-même. Il refoule dans l’inconscience les penchants qu’il ne veut pas s’avouer. Il veut tuer son père et épouser sa mère : c’est évident. Mais cela, il ne veut pas le savoir. Il conçoit contre cette vérité une « haine mortelle »."

    "Selon Freud, les désirs interdits de séjour dans la conscience claire, ou refoulés hors d’elle, existent et agissent, même si, convaincus du contraire, nous trouvons à nos sentiments et à nos actes toutes sortes de justifications et de motivations avouables — de sorte que les raisons que nous nous donnons, en dépit du satisfecit qui les accompagne, ne sont que la rationalisation de quelque chose d’autre."

    "Ni Pascal, ni La Rochefoucauld, ni Nietzsche ne savent, mieux que moi, ce que valent mes vertus. « Il n’y a que vous qui sçache si vous estes lâche et cruel, ou loyal ou devotieux ; les autres ne vous voyent poinct, ils vous devinent par conjectures incertaines… » (Montaigne, III, II, p. 807, Villey). Si mon humilité n’est que feinte, si mon respect n’est que prudence, si ma générosité n’est qu’indifférence, je suis le premier à le savoir. Mais, quand mon honnêteté, ma bonté, ma compassion sont de bon aloi, je le sais aussi."

    "L’un de ces derniers étés, Beya, qui a été mon étudiante, est venue me voir. Nous avons un peu marché sur les collines qui, du côté du soleil levant, cernent mon village. Au retour, nous avons fait halte à l’ombre du clocher. Nous tenions sans passion des propos innocents sur des sujets ordinaires. Beya s’est assise sur un vieux mur et, tout de go, a dit, parlant plus à elle-même qu’à moi : « Je suis heureuse. » Elle dit cela sans raison particulière — ce n’était pas comme si elle avait eu un motif précis de joie —, et tout en ayant ses « problèmes », qu’elle laissait de côté, qu’elle « oubliait », quitte à les retrouver plus tard. Mais, parce qu’elle était en paix avec elle-même, en confiance avec moi, dans la paix profonde d’un dimanche après-midi, au milieu de la douceur et des parfums de l’été, le bonheur tout simplement naissait, comme s’il était la production spontanée de la vie, lorsque, par chance, rien ne s’oppose à ce que, pour un court laps de temps, on vive sans avoir autre chose à faire que vivre.

    Le bonheur est « le contentement de l’état où l’on se trouve », dit Kant, mais « accompagné de la certitude qu’il est durable » (Doctrine de la vertu, trad. franç., Vrin, p. 58). Autant dire que le bonheur est impossible en cette vie : Mais Beya dit son bonheur, sans avoir pourtant aucune certitude de sa durée et plutôt la certitude contraire. Laissons parler l’expérience : le bonheur fugitif est possible.

    Vous me direz : elle se dit heureuse, faut-il l’en croire ? Pourquoi non ? Si vous n’admettez pas le témoignage de la conscience, quel témoignage plus décisif lui substituer ? La clef de la sagesse paysanne de mon père — telle, du moins, qu’il la concevait, car il fut toujours inquiet — était : « Pour être heureux, il suffit de croire l’être. » La pensée de la chose emporte la chose même, comme dans le Cogito de Descartes. Montaigne l’avait dit, du reste : « Non de qui on le croid, mais qui le croid de soy, est content. Et en cella seul la creance se donne essence et verité » (I, XIV, p. 67 V.). Il est vrai que, pour lui, philosophes et paysans se rejoignent : « Les deux extremes, des hommes philosophes et des hommes ruraus, concurrent en tranquillité et en bon heur » (III, X, p. 1020 V.)."

    "Je ne suis pas « idéaliste » : ni au sens platonicien ou hégélien, où les Idées-substances sont les causes des choses, ni au sens subjectiviste, où les choses ne sont, pour nous ou en soi, que les pensées d’un sujet, fini ou absolu. Dès lors, je ne suis évidemment pas « immatérialiste » au sens de Berkeley, pour qui la « matière » n’est jamais qu’une idée. Je ne suis pas spiritualiste, si l’on entend par « spiritualisme » une doctrine d’après laquelle l’esprit existe ou peut exister par lui-même, indépendamment de la nature, de sorte que c’est dans l’esprit qu’il faudrait chercher l’explication de la nature (ainsi chez Kant, Ravaisson, etc.). Naturellement, je ne suis ni « théiste », ni « panthéiste ». Le mot « Dieu », pour autant qu’il désigne une personne, relève de la religion, laquelle n’est qu’un phénomène culturel, engendré par la peur de la mort. Le panthéisme refuse la personnalité de Dieu, qui ne fait plus qu’un avec le monde, mais il suppose l’unité de l’être, de ce qui, pour moi, est un réel éclaté, sans unité réelle.

    Il semble que je sois du côté du matérialisme dès lors que je ne suis pas du côté opposé. Et c’est bien, en effet, du même côté que je me trouve sur un point, entre tous, essentiel : la conception de l’esprit. Car « le matérialisme, à le considérer dans son impact maximal, est surtout une théorie de l’esprit » (Comte-Sponville, ibid., p. 100). Ce que je crois, comme tous les matérialistes, est que l’esprit n’existe que sous condition que le non-esprit fasse son existence possible. Le non-esprit, de la manière la plus prochaine, c’est la vie. Des êtres pensants sont d’abord des êtres vivants. Mais la vie elle-même suppose, pour exister, que la non-vie l’ait précédée dans l’existence. Si l’on appelle « matière » cette forme de la réalité qui précède et rend possibles ces autres formes de la réalité que sont la vie et l’esprit, je n’admets donc pas l’« hylozoïsme », pour lequel toute matière serait vivante. Bref, au sein de l’inanimé, la vie, un jour, a dû apparaître. Et, de la vie inconsciemment vécue a dû émerger la vie consciente ; puis, de la vie capable de conscience a dû surgir la vie capable de pensée, de réflexion. N’est-ce pas là le matérialisme, tout bonnement ?

    C’est ici que je dois placer un bémol. Sur divers points importants, je ne suis pas en phase avec les matérialistes. D’abord le matérialisme est un dogmatisme : il contient une vérité philosophique exclusive de toute autre. Or, il me paraît clair qu’un philosophe, avant même d’être matérialiste ou le contraire, doit être, primordialement, sceptique. S’il y avait une connaissance philosophique, il y aurait un accord nécessaire entre les philosophes sur certaines propositions universelles. Mais ce n’est pas le cas. Il n’y a que des possibilités : l’idéalisme en est une, le matérialisme en est une, et aucune, jamais, ne pourra éliminer l’autre. J’ai argumenté contre le théisme à partir de ce que j’ai appelé le « mal absolu ». Argumentation concluante ? Oui pour certains, non pour d’autres. Une argumentation n’est pas une démonstration. Ni Spinoza, pour qui les propositions philosophiques sont démontrables, ni Kant, qui a cru pouvoir mettre fin au désaccord des philosophes, n’ont vu qu’il appartenait à l’essence même de la philosophie de ne pouvoir, définitivement, ni réfuter ni conclure. Je suis tout à fait convaincu de la fausseté du théisme et de l’ontologie spiritualiste. Si je pouvais en faire la preuve, chacun saurait qu’il n’y a pas de Dieu, que l’« âme » est mortelle, etc., et la croyance, avec l’espérance eschatologique, deviendrait impossible. Or, elle sera toujours possible, comme la croyance contraire. Entre les diverses possibilités philosophiques, la décision appartient à la seule méditation, laquelle engage nécessairement la personne et son attitude devant la vie."

    "Parler indifféremment, comme Engels ou Lénine, de la « matière », de la « nature » ou de l’« être », est le signe qu’on en reste à des idées confuses. L’être, traditionnellement, pour les Grecs, est ce sur quoi le temps n’a pas de prise, qui dure —si toutefois l’on peut parler de « durée »— dans l’absolue fidélité à soi-même, tels les Idées de Platon, les Atomes d’Épicure, etc. Or, il n’y a rien, pour moi, sur quoi le temps n’ait pas de prise. Je suis persuadé que les constituants de la matière que la science juge, provisoirement, « ultimes », n’ont qu’une durée limitée de vie —les savants ou m’ont déjà donné raison ou me donneront raison un jour—, et, durant leur vie, sont moins des « êtres » que des processus. Dès lors, qu’est-ce que cette « matière » dont on nous dit qu’elle est la seule substance, la seule à exister à part et par elle-même (alors que la vie et l’esprit la supposent) ?"

    "Je suis du même côté que les matérialistes, mais je vais plus loin du même côté. Ils sont trop attachés —l’étymologie le veut — à cette notion de « matière », qu’ils doivent à l’idéalisme, puisque c’est chez les Platoniciens qu’on la trouve d’abord —au point que les « matérialistes » grecs préfèrent parler de « corps » (dans la Lettre à Hérodote, où il expose son système de la nature, Épicure n’emploie pas le mot hylè). La matière est éternelle, dit Engels. Mais que signifie ici le mot « matière » ? [...] Si l’on ne veut pas revenir aux substances immuables et éternelles, cela ne peut signifier rien d’autre que ceci : rien n’est éternel — non pas la permanence d’une substance mais l’impermanence universelle. Mais le mot « matière » suggère qu’il y a une substance de ce nom. Mot trompeur : alors pourquoi ne pas s’en passer ?"

    "À s’en tenir aux faits, c’est-à-dire aux apparences, c’est à l’âge de quatorze ans, en 1936, au moment de cette révolution culturelle que le Front populaire produisit dans les campagnes (j’ai un vif souvenir de l’enthousiasme de ce temps-là, à quoi rien n’a ressemblé depuis), que j’abandonnai la pratique religieuse. Cela se fit sans secousses : tous les garçons de mon âge l’abandonnaient aussi, et, dans ma famille même, mon père cessa de porter le dais aux processions, ma tante Alice, à qui je dois l’essentiel de mon éducation, renonça à nous réunir pour la prière familiale du soir, etc. Dès lors, il n’y eut plus, pour moi, que l’école — à savoir le cours complémentaire. L’enseignement primaire laïque n’était marqué par aucun anticléricalisme. Mais la sphère dont le centre était l’instituteur et celle dont le centre était le prêtre étaient sans rapport entre elles, et chacune ignorait l’autre. Nous vivions (j’entends mes camarades et moi), travaillions dans la sphère laïque, le religieux nous devint peu à peu étranger.

    Nous en vînmes à laisser complètement de côté la religion, cela pour deux raisons. D’abord, la religion n’ouvrait pas sur la vie. Elle était inutile. C’est à l’école que l’avenir se préparait et se décidait. Cet avenir, nous l’appréhendions extrêmement ; issus de familles qui ne pourraient nous aider, nous craignions de ne pouvoir nous faire une place dans la société, de rester « en carafe ». S’intéresser à la vie religieuse, aller aux offices, à quoi bon ? C’eût été du temps perdu. Et prier nous eût avancés à quoi si, un jour d’examen, le problème nous tenait en échec, ou si la question posée nous trouvait ignorants et muets ? Seul comptait le travail.

    Car — deuxième et principale raison — la religion avait perdu son sens. Il allait pour ainsi dire de soi qu’elle était quelque chose de dépassé ; elle était bonne pour des enfants, des grands-mères, ou les hommes du Moyen-Âge peut-être, mais la quitter était la même chose que sortir de l’enfance. À dire vrai, ni dans nos études, ni dans nos conversations, nous ne rencontrions plus rien qui évoquât le problème religieux. Qu’il y ait des églises, des fidèles, que l’on se marie et que l’on se fasse enterrer chrétiennement, nous aimions bien pourtant qu’il en fût ainsi, car nous étions attachés à l’observance comme telle, par simple respect de la tradition, sans égard pour son contenu."

    "Il y eut, s’ajoutant à la déception de la raison, une révolte de la sensibilité : la religion prenait beaucoup, et, en échange, ne donnait rien (ne me donnait rien). À cause d’elle, je me trouvais accablé de péchés, de pénitences, d’obligations morales et pratiques, et, tout cela, pour quoi ? Ma paix intérieure, ma confiance en moi-même n’y gagnaient rien, au contraire. Je devenais honteux, je m’enlaidissais intérieurement. Je finis par oser me dire que mes prétendus péchés (les « mauvaises pensées », les « mauvaises lectures »…) n’en étaient pas, et qu’en tout cas mon pouvoir d’autocorrection me suffisait, que les pénitences vexatoires me meurtrissaient sans me rendre meilleur, que les prières étaient vaines. Corrélativement, j’acquis un sentiment tout nouveau de fierté et de responsabilité. Loin de me croire tout permis, je m’imposais mes propres obligations, mes propres tâches. Au reste, l’abandon du catholicisme ne signifiait pas l’abandon de la morale chrétienne, tout simplement parce que cette morale et celle que l’on enseignait et pratiquait à l’école étaient, pour l’essentiel, les mêmes. Devenu incroyant, mon comportement envers les autres n’en fut aucunement changé : j’étais honnête et compatissant, je le restai, etc."

    "La plupart des hommes — la « majeure partie des mortels », dit Sénèque (« maior pars mortalium », De brevitate vitae, I, 1) — jugent que la vie est trop courte. C’est pourquoi ou ils croient à l’immortalité (il n’est rien à quoi un humain ne puisse croire si cela flatte son désir !), et « gobent » joyeusement tous les récits mythiques, plus ou moins fantasques et fantastiques, sur la vie de l’âme dans l’« au-delà » ; ou, sans forcément y croire, ils estiment, en tout cas, qu’il serait réjouissant que l’âme soit immortelle : quelle bonne nouvelle ce serait, pensent-ils [...] Pour moi, eu égard à mon avenir et à mon destin, ce serait, au contraire, la pire des nouvelles possibles. L’idée de l’immortalité de l’« âme » est destructrice de tout ce qui fonde, chez moi, l’acceptation résolue de la vie. J’aime la vie d’autant plus qu’elle va m’être ôtée, et d’autant plus que je ne la subis pas mais la choisis sans cesse, pouvant à tout instant me l’ôter. Oui, je l’aime parce qu’elle est si brève — et que je pourrais encore l’abréger. Trop brève ? Seuls auraient le droit de dire la vie trop brève ceux qui auraient constamment fait un bon usage du temps. Mais qui est dans ce cas ?"

    "L’activité positive par excellence est celle où l’on fait ce que l’on est le seul à pouvoir bien faire. Picasso était le seul qui pût bien faire un picasso. [...] C’est pourquoi, tout naturellement aussi, je ne conçus jamais pour moi d’autre activité positive que celle de philosopher. Et le consacrer à la philosophie est la seule façon que je pus concevoir de faire un bon usage de mon temps."

    "Quelle vie, vieillard, a-t-on derrière soi ? La vraie vie, selon les lyriques et élégiaques grecs, celle de tous les jeux de la jeunesse et de l’amour. « Quelle vie, en effet, quel bonheur possibles, sans l’Aphrodite d’or ? Puissé-je mourir, dit Mimnerme, le jour où j’aurais perdu le souci de ces plaisirs : secrètes amours, présents délicieux, amoureuses étreintes. Seules, les fleurs de la jeunesse sont désirables pour les hommes et les femmes. Mais lorsque est survenue la douloureuse vieillesse, qui rend l’homme laid et méchant à la fois, des soucis cruels rongent continuellement son âme ; la vue des rayons du soleil ne le réjouit plus, mais il est détesté des enfants, méprisé des femmes : tant la divinité a fait la vieillesse pénible ! » (fr. 1, Diehl, trad. Bergougnan) : « Puissé-je mourir », car, passé le temps de l’amour, « la mort immédiate est préférable à la vie » (fr. 2). « Brièveté de la vie » : cela veut dire que « le temps de la jeunesse, c’est-à-dire de la vie, est court pour les mortels » (Simonide, fr. 8, West). C’est là aussi le jugement de beaucoup de vieillards : « Ils regrettent les plaisirs de la jeunesse, ils se rappellent les délices de l’amour, du vin, de la bonne chère et d’autres amusements du même genre, et ils se chagrinent, comme s’ils avaient perdu des biens considérables ; il faisait bon vivre alors ; à présent ce n’est même plus vivre » (Platon, Rép., I, 3, 329 a, trad. Chambry). Les hommes de l’âge de Cronos, selon Hésiode, sont dispensés de la « vieillesse misérable » (Les Travaux et les Jours, v. 113- 114).

    En ce qui me concerne, si les « délices du vin, de la bonne chère » sont par moi honnis et méprisés, je suis fort sensible au charme de l’amour, et plus encore à celui des promesses d’amour que sont la grâce et la beauté. Cependant, je mets à un plus haut rang la pensée et la vie de l’intelligence. C’est pourquoi je suis, comme Sophocle, qui, vieux, s’estimait « échappé des mains d’un maître enragé et sauvage » (Platon, loc. cit., 329 b), heureux d’être affranchi de l’amour (dans la mesure où je le suis). « De l’amour » : j’entends de ce que l’on appelle ainsi, mais qui, selon moi, est aussi loin du véritable amour que l’illusion de la réalité. La passion, les entraînements amoureux sont des effets de la vigueur du corps, de la jeune énergie. Avec la vieillesse, le corps et ses fantasmes ne viennent plus entraver la calme vision des choses. Le travail intellectuel, le cours des pensées ne sont plus interrompus, troublés par les imaginations du désir. C’est alors le temps de la pensée rendue à elle-même."

    "La solution de Marx reste formelle. Il importe peu que je sois propriétaire du fruit de mon travail si, fabriquant des boulons, je continue à fabriquer des boulons. Car un boulon, ce n’est pas moi. Propriétaire ou non, fabriquant des boulons, je deviens étranger à moi-même. La société industrielle, comme telle, est aliénante et repose sur le travail aliéné. Car il y a aliénation dès lors que le travailleur ne décide pas lui-même du contenu de son travail, de sorte que ce qu’il fait ne lui ressemble pas. Les gestes de l’ouvrier sont si peu personnels qu’au contraire ils doivent ne pas l’être — et de même pour les gestes de beaucoup d’employés. Un ouvrier peut être remplacé par un autre ouvrier qui fera la même chose, un employé par un autre employé — ou par une machine. Si ce que l’on fait, on est seul à pouvoir le faire, ce que l’on réalise est l’œuvre propre, où l’on n’est plus étranger à soi-même, mais où, au contraire, on donne au moi singulier une réalité objective. C’est là créer. Une société, une époque sont d’autant moins aliénantes qu’elles favorisent davantage, et encouragent, la création.

    Mais la création suppose un art — que chacun ne possède pas ou dont il n’est pas capable : l’art de peindre, de sculpter, de jouer d’un instrument, de danser, d’écrire, etc. (la philosophie même, si elle est bien ma philosophie, suppose une certaine maîtrise personnelle de l’écriture). Elle suppose aussi que l’on ait quelque chose à dire ou à exprimer. Donner au moi singulier une réalité objective ? Oui. Encore faut-il qu’il y ait un moi singulier. Or la plupart des gens pensent et réfléchissent à mi-distance du singulier et de l’universel, dans l’entre-deux du collectif : ils ont les croyances, les opinions, les réactions, les goûts de leur milieu, de leur « monde », de la société close dont ils font partie. Dans leur métier, ils font ce que d’autres pourraient faire, comme d’autres pourraient le faire, quoique plutôt mieux, ou plutôt plus mal. Le produit de leur travail — de leur activité — n’a rien d’une œuvre propre. « Aliénation » ? Mais le terme est-il tellement juste ? Puis-je dire que, dans le travail, je deviens étranger à moi-même, si je n’ai aucune originalité, s’il n’y a pas véritablement de « moi-même » ? (Chacun, disant « moi », se croit unique — soit ! mais ce n’est là encore que l’affirmation abstraite de sa dissemblance : où est le contenu ?) Et, à supposer qu’il y ait « aliénation », est-ce tellement important si je suis heureux de faire ce que je fais ? Bien des ouvriers, des employés, des cadres sont heureux d’aller à leur travail, et dans leur travail. Or, s’ils sont heureux, « aliénation » ou non, cela n’a plus d’importance.

    Saint Paul, dès lors, n’avait-il pas raison de vouloir que les esclaves soient contents de leur sort ? Et l’Église du XIX siècle de vouloir persuader les ouvriers que c’était, pour eux, une très bonne chose d’être ce qu’ils étaient ? Aujourd’hui, où les enseignements de l’Église rencontrent quelque scepticisme, pourquoi ne pas expliquer aux ouvriers le bonheur d’après les Maximes capitales d’Épicure ? Il n’y aurait plus, dans les ateliers, que des mines réjouies, plus de réclamations, plus de grèves, etc. Une telle opération euphorisante eût été difficile, et détestable, à l’époque barbare du capitalisme. Mais, aujourd’hui, pourquoi pas ?"

    "Le père mourut alors que Frédéric n’avait pas quatre ans : « Notre famille avait été dépouillée de sa couronne, toute joie s’évanouit de nos cœurs et une tristesse profonde s’empara de nous », dira-t-il plus tard."

    "Épicure fut [d'une] modeste origine. Car, si sa famille était ancienne, et peut-être d’illustre ascendance, son père et sa mère, plus ou moins tombés dans l’indigence, avaient été réduits à partir pour Samos avec les colons que les Athéniens y envoyaient. À Samos, le père s’était fait maître d’école et la maman diseuse de bonne aventure : ce n’étaient rien moins que de petits-bourgeois."

    "La conception épicurienne des désirs décrit exactement la conception implicite à la vie paysanne : avoir de la nourriture, un bon abri, être en paix avec les voisins, que faut-il de plus ? Même d’une femme, on peut alors se passer. Quant aux objets des « vains désirs », aux honneurs, aux distinctions, aux hochets de la vanité, le paysan les méprise — et Épicure, et moi. Le paysan ne cherche pas le bonheur : l’absence de la douleur du corps et du souci du lendemain lui suffit pour être heureux — et telles sont l’aponie et l’ataraxie d’Épicure. De même, je ne me soucie jamais positivement du bonheur : je l’obtiens indirectement en évitant les causes de douleur et de trouble — bonheur négatif, mais c’est là, en général, tout le bonheur possible. Le paysan est pacifique : qu’on le laisse en paix cultiver son champ, c’est tout ce qu’il demande. L’Épicurien est pacifique et pacifiste : il faut fuir la douleur qui est le pire mal — or la guerre est la cause de souffrances innombrables du corps et de l’âme. [...] Où ma sensibilité se reconnaît particulièrement en Épicure, c’est vis-à-vis de la mort. De quelle façon Épicure démontre que l’âme est mortelle, cela m’importe peu. Ce qui compte est qu’il ressente la mort éternelle comme un bienfait, et moi de même. S’éloigne-t-on, ici, de la sensibilité paysanne ? Il y a des paysans chrétiens (ou musulmans, etc.). Mais le paysan grec ne l’était pas, et le cours naturel des choses lui enseignait la fin de son travail de Sisyphe et le soulagement de la mort — la mort, insiste Épicure, où enfin, définitivement, on ne souffre plus."

    "Ma préférence va à une sagesse de l’effort et du dépassement, qui, certes, ne recherche pas la douleur inutile, qui la fuit, qui volontiers accueille le bonheur négatif que donne l’aponie, mais qui dédaigne le plaisir, qui donc accepte la peine, va même au-devant d’elle s’il le faut pour être créatif, généreux, fécond. Car le sens de la vie est de relever, par l’œuvre et la valeur de l’œuvre (quelle que soit celle-ci, si elle est une œuvre de vie), le défi de la mort."

    "Les soldats de Napoléon, par milliers, dit Marbot, « couraient à une mort presque certaine dans le seul espoir d’obtenir la croix de la Légion ». Illusion ? Mais toutes les autres valeurs de la vie leur paraissaient encore beaucoup plus illusoires. Une vie en pantoufles ne les intéressait pas. La gloire ou rien. La gloire, même partagée avec d’autres héros (« j’étais à Austerlitz »…), sauvait leur vie. Vivre pour vivre, pour « s’amuser » — ce qu’ils se permettaient largement entre deux batailles — ne leur suffisait pas. L’amusement du jour se justifiait par la bataille du lendemain. Hugo, notre Homère, a chanté ces héros, leur assurant la gloire ; Marbot a écrit. Le soldat a besoin du mémorialiste, du poète. La vie se sauve en s’écrivant."
    -Marcel Conche, Vivre et philosopher. Réponses aux questions de Lucile Laveggi, Livre de Poche, 2011 (1992 pour la première édition).


    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Marcel Conche, Vivre et philosopher Empty Re: Marcel Conche, Vivre et philosopher

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 18 Aoû - 22:08

    "Je hais, en effet, cette pusillanimité de n’oser dire, dans un pays de liberté, ce que l’on pense, fût-on d’accord, sur tel ou tel point, avec M. Le Pen, alors que le risque encouru n’est, tout au plus, qu’une hostilité ou une réprobation seulement morales. Car il faut, pour que la liberté existe, que chacun la fasse exister, et cela en osant parler et être sincère."

    "Les pseudo-désirs du rêve et de la rêverie ne sont pas nos vrais désirs, ceux qui, dans la réalité de la vie, se traduisent en projets et en volontés. Il faut passer sous silence nos rêves, comme ne pouvant donner qu’une image trompeuse de nous-mêmes. Je me définis non par ce qu’il y a en moi d’indiscipliné et d’incontrôlé, mais par ce que je veux et ce que je fais. Qui fut Descartes ? Les vagues rêveries qu’il pouvait avoir sont nécessairement quelque chose d’insignifiant à côté du Discours de la méthode. [...]

    Un véritable ami, selon Épicure, parle de vous comme si vous pouviez toujours entendre ce qu’il dit. Cela n’implique pas qu’il ait à vous dire tout ce qu’il pense. Montaigne même devait parfois ménager La Boétie. Les amis sont loin de pouvoir et de devoir toujours tout se dire. Mais leur amitié n’en est pas fausse pour autant. C’est, au contraire, s’ils se disaient « tout », y compris leurs plus fugitives et insignifiantes pensées, qu’elle se trouverait altérée par le mélange et la confusion de l’essentiel avec l’inessentiel. À un ami, je ne demande pas compte de ses pensées « les plus secrètes » : il me suffit qu’il se comporte en ami. Et, s’il a quelque mauvaise pensée à mon égard (comme qu’en telle circonstance, j’ai été lâche, etc.), je lui fais confiance pour être le premier à l’écarter. Car nous ne sommes pas responsables de toutes nos pensées. L’esprit est un champ où poussent bien des mauvaises herbes ; mais nous sommes le jardinier."

    "Si la cause produit l’effet, elle ne l’explique pas. L’odeur du chèvrefeuille n’est pas sans cause, soit ! elle n’en est pas moins un événement nouveau : dans la « cause », il n’y avait encore rien de tel que cette odeur lourde."

    "« Il y a », par lui-même, signifie donc simplement que quelque chose se montre. L’éternité s’y ajoute par une réflexion. La constatation naïve s’en tient au « il y a » simple. La contemplation du philosophe a pour corrélat le il y a philosophique : le il y a qui est de toujours est dit à propos de ce qui n’est que pour un moment, mais, par là même, confère à ce qui n’est que pour un moment la vérité de toujours —puisqu’il sera toujours vrai que ce qui a été a été, ne fût-ce qu’un moment."

    "Contemplant ces collines, cet arbre, cet animal, ces fleurs, le philosophe et le poète ont en commun d’avoir affaire à la chose en soi, c’est-à-dire abstraction faite de tout système relationnel qui situe la chose dans un ensemble où elle a un rôle à jouer. N’ayant pas de rôle à jouer, ne renvoyant à rien au-delà d’elle-même, elle se montre avec l’insistance de sa singularité. Singulière, elle déconcerte la parole. Les mots conceptuels ne peuvent la rejoindre. La contemplation est donc silencieuse ou, du moins, comporte nécessairement le moment du silence. Que se passe-t-il alors ? La pensée du philosophe et celle du poète s’orientent différemment. Le philosophe, qui ne peut résister à l’appel de l’universel, voit, représentée dans cette chose singulière, la condition de toutes les choses singulières. Sa précarité ontologique, sa périssabilité sont celles de toutes, et, comme ce qu’il y a ne consiste jamais qu’en choses singulières, cette précarité et cette périssabilité sont celles de tout. Bref, la contemplation se change bientôt en méditation sur le pouvoir universel du temps.

    C’est un autre chemin que suit le poète. Il ne philosophe pas, mais il cède à un charme. Car toute chose singulière dégage une sorte de charme pour qui sait aimer. Non que le poète ait à être amoureux. Au contraire, il ne l’est de personne pour l’être de tout. Être poète suppose une capacité de sympathie, plus exactement d’empathie, grâce à laquelle il est sensible à ce qu’apporte chaque chose singulière et qu’elle est seule à apporter. L’empathie du poète s’enracine au même principe que la générosité humaine. Ce n’est pas un hasard si Hugo, le plus grand de nos poètes, fut le chantre des humbles, des misérables, des vaincus, des faibles. Ses idées généreuses, son républicanisme ne sont pas étrangers à son don poétique : unique, au contraire, est la générosité de son génie. Les poètes incapables de s’enflammer pour des idées généreuses sont petits, sont moindres ; leurs œuvres sont minces. Bien sûr, la capacité de sympathie, si elle est nécessaire, ne suffit pas. Elle permet de saisir, par une intuition participative, le singulier en sa singularité. Mais il s’agit, ensuite, d’évoquer la réalité singulière, cela non pour la représenter « objectivement », mais pour transmettre l’émotion que cette réalité éveille, émotion destinée à n’être jamais, pour l’auditeur ou le lecteur, qu’une émotion littéraire. Comment évoquer le singulier ? Le langage conceptuel est comme un filet aux mailles trop larges pour retenir le poisson. Le poète défie le concept, le supplée par l’image."

    "Descartes entend prouver l’existence de Dieu à partir de l’idée, qu’il trouve implantée en lui-même, d’un être « souverain, éternel, infini, immuable, tout connaissant, tout puissant, et Créateur universel de toutes les choses qui sont hors de lui » (Méditation troisième, p. 438, Alquié). Il veut ignorer que cette idée lui vient de son éducation chrétienne — alors même qu’il ne fait que réciter son catéchisme. Ce serait une idée innée à l’esprit de tout homme, de toujours implantée dans notre entendement, ce qui ne pourrait s’expliquer qu’en l’admettant produite en nous par Dieu même. Où Descartes oublie qu’il a conçu l’idée de Dieu en vertu de la Révélation et dans la foi. Sinon, comme les Grecs, il n’en aurait aucune idée. Et l’incroyant n’est nullement tenu de reconnaître que l’idée de Dieu a un sens. Car, effectivement — sauf la Révélation —, elle n’en a pas. Descartes se meut à l’intérieur de la foi chrétienne. Il la présuppose, fût-ce seulement pour que les mots aient un sens. Mais, à la différence de saint Anselme, il veut tenir sa foi en dehors de la philosophie. Pas de théologie surtout ! Montaigne avait pourtant clairement reconnu que le « Dieu » des philosophes n’est qu’un « Dieu » humain, et que, à moins de croire en Dieu et en sa Parole, il n’y a pas d’idée de Dieu.

    Du fait que la philosophie de Descartes était sous le contrôle d’une foi chrétienne prédonnée et impensée comme présupposition, elle n’était pas libre de se développer d’une manière qui eût conduit à nier les mystères de la foi et la réalité même de Dieu. Elle était initialement orientée de manière à se conformer à une foi reçue. Dans la mesure où elle tend à confirmer une telle foi et où elle a le caractère d’une apologétique, on peut même parler d’« idéologie » [...]

    Les philosophies du siècle de Descartes marquent, après les audaces des penseurs de la Renaissance, un retour au bercail du christianisme. On avait tant brûlé ou prohibé les livres, poursuivi, persécuté, voire assassiné (Ramus), torturé (Bruno, Vanini, Campanella), brûlé (Dolet, Servet, Bruno, Vanini) leurs auteurs, qu’une crainte salutaire modérait les intelligences et les courages. Et l’on savait qu’il n’y avait pas plus de tolérance à attendre des protestants que des catholiques. Après avoir revendiqué pour eux le droit au libre examen, ils le refusaient aux autres. Michel Servet, avec sa métaphysique panthéiste, avait été insupportable à Calvin.

    La métaphysique chrétienne, étroitement liée au pouvoir d’Église et au pouvoir d’État, demeura dominante jusqu’au XIX siècle. Descartes, Pascal, Hobbes, Gassendi, Malebranche, Leibniz, Locke, Berkeley, Bayle, Rousseau, Kant, Hegel eussent pu réciter ensemble le Pater."

    "Karl Löwith, qui rencontra Heidegger à Rome en 1936, lui fit part de son opinion que « son engagement en faveur du national-socialisme était dans l’essence de sa philosophie ». Il raconte : « Heidegger m’approuva sans réserve et ajouta que sa notion d’“historicité” était le fondement de son “engagement” politique » (Ma vie en Allemagne avant et après 1933, trad. franç., Hachette, 1988, p. 77). Selon Eric Weil, pourtant, la philosophie de Heidegger ne lui permettait pas de fonder sa décision politique. Le choix qu’il a fait était, il est vrai, admissible dans sa philosophie, mais tout autre choix politique l’eût été : Heidegger « aurait pu se faire anarchiste, libéral, conservateur, communiste » (« Le cas Heidegger », dans Lignes, février 1987, p. 147 ; article paru dans Les Temps modernes, juillet 1947). Ici l’on ne peut suivre Weil. Il dit lui-même que le philosophe d’Être et Temps peut « constater que certains choix lui sont interdits » (ibid.). Oui. Or, quels choix lui sont interdits ? Ceux qui sont incompatibles avec sa conception de l’existence authentique. Qu’en est-il de l’exister « authentique » du Dasein ? Le Dasein advient à son « pouvoir-être le plus propre », à son exister « authentique », lorsqu’il se comprend lui-même à partir de sa possibilité ultime (qui, à la différence des autres possibilités, ne lui propose rien à réaliser), la mort, et dans le « devancement » de la mort. Le Dasein n’existe en mode propre que face à la mort. Heidegger écrit à l’un de ses élèves, qui se bat sur le front de l’Est, que la seule existence digne d’un Allemand est alors d’être au front (Ott, p. 165). Le « front », commente Ott, « c’est toujours pour Heidegger le poste le plus avancé du péril » (ibid.). Or, c’est précisément à ce poste du péril extrême que le Dasein allemand advient à lui-même, que l’Allemand est le plus près de se comprendre lui-même en sa vérité d’Allemand. Alors, que signifie Hitler ? Lorsque le Dasein s’oublie dans la quotidienneté, dans la banalité du « On », la « voix de la conscience » l’interpelle, l’appelle à un autre mode d’exister. Hitler représente cet « appel » (Ruf) de la conscience pour le Dasein allemand : « Le Führer, lui-même et lui seul, est la réalité allemande » — d’aujourd’hui et de l’avenir. Le Dasein allemand n’est pas interpellé du dehors et par une instance interpellante : en Hitler, c’est lui qui s’interpelle lui-même. Hitler, étant la réalité allemande, ne « vaut » que pour les Allemands, et être hitlérien est la même chose, dans la vision du Heidegger de 1933, que se sentir appelé à être en vérité allemand."

    "Ce que l’on a, dans l’Ancien Testament, c’est la notion de guerre sainte — conçue, chez les Israélites, comme guerre d’agression et d’extermination. Les Hébreux sont en droit, croient-ils, de s’emparer de la Terre qui leur a été « promise » par leur Dieu. Toutefois, cette Terre est déjà occupée — par des possesseurs qui se croient légitimes. Il conviendra donc de les exterminer : « Quant aux villes de ces peuples que Yahvé ton Dieu te donne en héritage, tu n’en laisseras rien subsister de vivant. Oui, tu les dévoueras à l’anathème, ces Hittites, ces Amorites, ces Cananéens, ces Perizzites, ces Hivvites, ces Jébuséens » (Deutéronome, XX, 16-17, trad. École biblique de Jérusalem). C’est ainsi que Josué voue Jéricho à l’anathème : « Ils appliquèrent l’anathème à tout ce qui se trouvait dans la ville, hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux bœufs, aux brebis et aux ânes, les passant au fil de l’épée » (Josué, VI, 21). Toutes les villes subissent le même traitement : Aï dont la population est « passée au fil de l’épée » (VIII, 24), Maqqéda, Libna, Lakish, Eglôn, Hébron, Debir, Haçor, etc., toutes villes où « on ne laissa pas âme qui vive […] suivant les prescriptions de Moïse, serviteur de Yahvé » (XI, 11-12). Dans le Coran, la guerre sainte n’est ni une guerre d’extermination, ni, semble-t-il, d’agression : « Combattez dans la voie d’Allâh ceux qui vous combattront ; mais ne commettez pas d’injustice [en attaquant les premiers] » (Sourate de la génisse, 186, trad. Montet) ; « Combattez les idolâtres en tout temps, de même qu’ils vous combattent en tout temps » (Sourate du repentir, 36). Allâh semble moins primitif, plus soucieux de justice que Yahvé."

    "La théorie de la guerre juste n’est ni biblique ni grecque, mais romaine. On la trouve dans Cicéron qui en fait remonter la notion au roi Tullus Hostilius : sous peine d’être « injuste et impie », la guerre devait être déclarée, et, à cet effet, furent institués les féciaux, collège de vingt prêtres chargés de déclarer la guerre selon des rites précis (République, II, 17). Quant aux motifs de guerre : « Sauf quand il s’agit de venger une injure ou de repousser l’ennemi, on ne peut faire justement la guerre » (Rép., III, 23, trad. Appuhn). Reste que le peuple de Rome est devenu « maître de toute la terre » (ibid.) : il a dû avoir beaucoup d’« injures » à venger…

    La notion cicéronienne de la guerre « juste » est encore incomplète. Elle ne concerne que le caractère, « juste » ou non, de la cause que l’on défend. Or, lors même que l’on se bat pour une juste cause, on peut, comme le dit Polybe, faire la guerre en « forcené » (qu’il suffise de songer à la Seconde Guerre mondiale : d’un côté Auschwitz, etc., etc., de l’autre Hiroshima, etc. — la différence étant d’un « etc. »). Les médiévaux, et ensuite Hugo Grotius (Du droit de guerre et de paix, 1625), ont distingué entre jus ad bellum et jus in bello — la justice de la guerre et la justice dans la guerre. À supposer que la guerre du Golfe ait été juste dans son principe, elle est devenue injuste au premier innocent tué. Les enfants irakiens que l’on a tués étaient innocents (pas seulement les enfants, du reste, mais la grande majorité du peuple d’Irak), et il est injuste de tuer des innocents."

    "La guerre des Grecs et des Troyens dans l’Iliade, où ni les enfants, ni les femmes, ni les vieillards ne se battent, mais seulement les guerriers, réalise, autant qu’il se peut, le jus in bello. Au contraire, les guerres modernes, qui « enveloppent dans le même désastre les innocents et les coupables », comme dit Polybe, sont injustes sans restriction. En conséquence, nul n’est tenu d’y participer."

    "Jean-Toussaint Desanti dit (Un destin philosophique, Grasset, 1982, p. 236) qu’il adhéra au PCF en février 1943. Ce que cela suppose d’abnégation, d’esprit de responsabilité, de courage, il faut avoir vécu cette période sombre pour le mesurer. Il faut savoir admirer : je dis ici mon admiration pour Desanti. Et aussi ma non-admiration pour un autre : moi-même —cette « non-admiration » n’impliquant pourtant aucun reproche, aucun regret. En 1943, je recevais, moi, l’ordre de m’embarquer pour l’Allemagne, au titre du STO (Service du travail obligatoire). Cet ordre me déplut. Je ne donnai pas suite. Je fus un « réfractaire », un « irrégulier ». Je ne fus pas un « résistant » — en quoi, en vertu du caractère particulier de toute éthique, je suis, philosophiquement, sans reproche. Je ne fus pas un héros ? Certes, Mais l’obligation d’être un héros n’existe pas."

    "J’avais été, comme beaucoup d’intellectuels — dont Sartre — un « compagnon de route » du PCF. Alors, devant la justesse, pour moi évidente, de la politique du général de Gaulle, notamment extérieure (à partir des accords d’Évian), j’opérai un virage et me ralliai au gaullisme. Ce ne fut pas immédiat ; ce fut lent, réfléchi, profond. Après l’arrestation de Lumumba, en décembre 1960, son transfert au Katanga et son assassinat, double était ma tristesse : de ce qui arrivait et de l’attitude de la France. Le 13 février 1962 encore, je défilai avec toute la gauche (ce fut la plus grande manifestation de l’après-guerre) aux obsèques des victimes du jeudi 8 (métro de Charonne). Mais en mars, Évian. À partir de là, je perçus de Gaulle avec sympathie (une sympathie renouvelée, car, en janvier 1946, je n’avais pas été heureux de son départ), me sentis à l’unisson de ses propos (sur le Proche-Orient, le Viêtnam, etc.) et de ses actes. Mais de Gaulle était vieux, la gauche restait figée dans ses certitudes, la droite affairiste veillait, attendant son heure. L’échec de 1969 ne me surprit pas. Mais j’étais heureux d’avoir vécu au temps d’un grand homme, dont la politique à très longue vue ne se bornait pas à faire la paix dans le présent, mais, surtout, visait à établir partout les conditions de la paix de l’avenir. L’attitude des leaders de la gauche et de ses intellectuels (les Sartre, etc.) était consternante — de sottise, veux-je dire. De là date mon mépris pour la plupart d’entre eux.

    Vous vous demanderez peut-être comment je pouvais me sentir dispensé d’engagement politique alors, précisément, que je me trouvais en accord avec le pouvoir. N’y avait-il pas un parti gaulliste ? Oui, mais ce parti, généralement perçu — à plus ou moins juste raison — comme parti « de droite », compromettait de Gaulle plutôt qu’il ne l’aidait. De Gaulle était tout. Et il était seul. Il faisait ma politique. Alors pourquoi me soucier de politique ? Je pouvais philosopher en paix. Mai 68 mis à part — qui ne signifiait rien [SIC] —, je ne fus jamais plus épicurien qu’en ce temps-là.

    Car, je l’ai dit : l’engagement politique ne fut jamais pour moi qu’une tentation, nullement une vocation. Cette tentation était forte lorsque la misère du monde me pesait. Mais, en même temps, la perspective d’une action politique — au sein d’un parti, par exemple — m’ennuyait, comme tout ce qui est inessentiel. Car il est inessentiel qu’il y ait des pauvres, des malades non soignés, des misérables. On peut concevoir une société sans pauvres, sans chômeurs, sans réfugiés, sans exclus, etc. Mais, dans une société idéale, les problèmes philosophiques seraient toujours là. Eux sont essentiels. La politique n’a affaire qu’à l’inessentiel. Seule la philosophie a affaire à l’essentiel.

    Épicure conseille au sage de ne pas s’engager dans les affaires publiques, s’il peut faire autrement, et, au cas où il s’y serait engagé par suite, peut-être, de circonstances exceptionnelles (ainsi Montaigne acceptant la mairie de Bordeaux à la demande du roi), de s’en « libérer » au plus vite comme d’une « prison » (cf. Sentence vaticane, 58). Mon attitude rejoint-elle l’attitude « impolitique » (comme dit Jean Salem) d’Épicure ? Oui et non. Certes, mis à part quelques impulsions sans lendemain, j’ai réduit autant que possible la part, dans ma vie, de l’engagement politique, et je n’ai jamais voulu saisir les occasions qui se présentaient de fréquenter des politiciens. Mais pourquoi ? Non pas pour les raisons d’Épicure. L’Épicurien voit, dans la vie politique, par les soucis qu’elle engendre, une entrave au bonheur, à la vie « sans souci » du sage. Il est certain qu’étant très émotif l’activité politique n’eût pas été pour moi un bien. Mais enfin, ce qui m’intéresse n’est pas le bonheur.

    Comment je conçois l’attitude du philosophe que je suis vis-à-vis du pouvoir politique ? Comme une attitude de réserve extrême, de non-connivence, de distanciation. Non parce que ce serait une condition du bonheur, au sens épicurien du terme, mais parce que c’est une condition de la pensée, c’est-à-dire de la philosophie elle-même."

    "La réflexion du philosophe doit, dans son cheminement, ne dépendre, directement, que d’elle-même, non du dehors. L’engagement, avec l’aliénation aux événements et aux circonstances qu’il suppose, subordonne la réflexion à l’action, la détruit comme réflexion philosophique. Car le philosophe ne pense pas pour agir. Il ne pense que pour penser."
    -Marcel Conche, Vivre et philosopher. Réponses aux questions de Lucile Laveggi, Livre de Poche, 2011 (1992 pour la première édition).



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

    Johnathan R. Razorback
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    Marcel Conche, Vivre et philosopher Empty Re: Marcel Conche, Vivre et philosopher

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 20 Aoû - 17:15

    "L’apparence, telle qu’on l’entend d’ordinaire, est l’apparence de quelque chose pour quelqu’un. C’est donc une notion particulière puisqu’elle laisse en dehors d’elle ce qui apparaît et celui à qui cela apparaît. Mais, s’agit-il là, entre, d’un côté, l’être — de l’objet qui apparaît, du sujet à qui il apparaît —, de l’autre, l’apparence, d’une séparation fixe Platon explique, dans la deuxième partie du Parménide, lorsqu’il développe la huitième hypothèse — si l’un n’est pas, qu’en résulte-t-il pour les autres ? —, que le quelque chose qui apparaît n’a semblance d’un et d’être que pour un regard émoussé, car, pour un regard pénétrant, l’un et l’être se pluralisent, se dissolvent, s’émiettent, de sorte que l’apparence de quelque chose se découvre, à un regard modifié, comme apparence de rien. Et tandis que l’apparence relative jouait entre des êtres et relativement à eux, dès lors que ce que l’apparence manifeste et celui pour qui il y a manifestation ne sont plus des êtres, la réalité se trouve n’être plus constituée que par le jeu des apparences entre elles : l’apparence universelle et absolue ne laisse plus subsister aucun être. Il n’y a que des apparences, mais, certes, il y a des apparences : on ne peut nier qu’il y ait…, mais cela n’implique pas que ce qu’il y a, ce soit des êtres. L’être n’est qu’une signification particulière du il y a.

    Tout cela, qui est très spéculatif, n’est pas intelligible au non-philosophe. Mais si la notion d’apparence, conceptuellement pensée, est très spéculative, il n’en résulte pas que sa raison d’être soit purement logique. Elle peut être, comme je l’ai indiqué, la traduction d’une certaine expérience, et c’est le cas en ce qui me concerne : non pas une expérience de ceci ou de cela dans le monde — une expérience particulière parmi d’autres —, mais une expérience générale du monde et de la vie, bref une expérience métaphysique. Cette expérience est celle de l’universalité de la mort — où le mot « expérience » n’est pas, bien sûr, à entendre au sens empiriste, puisque, en ce sens-là, il ne saurait y avoir expérience de quoi que ce soit d’universel.

    Que l’universalité de l’apparence se réciproque avec l’universalité de la mort, c’est ce que l’on essaiera ou non d’expliquer au non-philosophe, mais qui ne peut surprendre un philosophe. Car il appartient à l’apparence d’être changeante. Pierre m’apparaît tel ou tel selon le milieu et le moment où je le vois ou selon ce que j’apprends de lui, et il apparaît tel ou tel à d’autres. Y a-t-il un « être » de Pierre qui reste inchangé ? Le spiritualiste le croit, moi, non. Je ne crois pas à l’identité de Pierre : il ne fait, d’un moment à l’autre, que ressembler à ce qu’il a été (est-ce à dire que Pierre ne doit jamais être tenu pour « coupable », puisque, s’il a commis une faute, il n’est plus celui qui l’a commise et ne le sera jamais plus ? mais, s’il n’y a pas identité de celui qu’il est à celui qu’il fut, il y a continuité : Pierre peut être dit « le même » au sens où l’on dit qu’une rivière est « la même » rivière, bien qu’elle ne reste pas identique à elle-même un seul moment). Y a-t-il, sous les variations de la lumière du jour, un être de la lumière égal à lui-même ? Non, mais la lumière se résout en ses variations. Le mot « lumière » rassemble ces variations en ce qu’elles ont de semblable, mais ne correspond pas à une essence réelle. Les formules et les équations de l’optique traduisent des changements, des variations, bref des lois, non des essences. Or, s’il appartient à l’apparence d’être changeante, et si l’apparence n’est pas délimitée par des êtres mais est le tout, cela signifie que tout change, que « tout s’écoule » (Héraclite).

    Or, que signifie le changement universel sinon que rien n’est assuré de durer ? On retrouve alors l’expérience souvent décrite de la fugacité de toutes choses, de la « fuite du temps » — expression trompeuse puisque, au contraire, alors que rien d’autre ne dure, le temps est toujours là, éternellement là."

    "La loi de la plus-value est la loi spécifique de l’économie capitaliste. Le capitaliste achète la force de travail de l’ouvrier et paie à celui-ci un salaire. L’ouvrier doit travailler un certain temps pour restituer la seule valeur du salaire. Mais, cela fait, il ne s’arrête pas : il continue à travailler pendant quelques heures de la journée. La valeur nouvelle qu’il produit alors, qui dépasse le montant du salaire, ne lui appartient pas mais appartient au capitaliste, est la plus-value. Le rapport entre le temps de travail supplémentaire (gratuit) et le temps de travail nécessaire est le taux de la plus-value. Ainsi, dans le cours de la production, la partie du capital consacrée à l’achat des forces de travail (salaires) a une valeur qui ne reste pas constante mais qui augmente : c’est du capital variable, alors que le reste du capital (bâtiments, matières premières, outillage, etc.) est constant. Le rapport capital constant/capital variable représente la « composition organique » d’un capital déterminé. L’effet des progrès techniques est d’accroître l’importance de la partie constante du capital social relativement à la partie variable, i.e. aux salaires. De ce fait, si la population continue à augmenter normalement, il y a de plus en plus d’hommes en trop (chômage). L’existence d’une surpopulation relative permet aux capitalistes de diminuer continuellement les salaires, non pas, nécessairement, en valeur absolue, mais relativement aux profits. De là une paupérisation relative croissante (que l’on songe à la misère des populations ouvrières des pays en voie de développement, sous-développés et du Tiers Monde : car ce n’est pas dans le cadre de tel ou tel État particulier qu’il faut considérer le phénomène, mais dans tout le domaine planétaire et sans frontières du capital). Le « taux de profit » est le rapport de la plus-value au capital total. Puisque, avec le développement des techniques industrielles, la partie du capital investie dans les installations augmente plus rapidement que celle investie dans les salaires, de sorte que la composition organique du capital social tend toujours à s’élever, il en résulte, si le taux de la plus-value n’augmente pas, que le taux de profit doit baisser, et c’est ce qui a lieu. Il est vrai que le capitaliste cherche sans cesse à faire remonter le taux de la plus-value, notamment par une augmentation de la productivité du travail, de sorte que la baisse du taux de profit n’est que tendancielle. La loi de la baisse tendancielle du taux de profit a une puissante valeur explicative —sur laquelle je ne puis insister— de divers phénomènes de la société capitaliste. Un moyen de relever les taux de profit est l’exportation des capitaux, notamment dans les pays en voie de développement où il y a peu de capitaux, où les matières premières sont à meilleur marché, les salaires bas, etc.

    Tout cela en très gros traits. Pour être plus précis, il faudrait parler de la plus-value absolue et de la plus-value relative, du taux de profit moyen, de la reproduction simple et de la reproduction élargie du capital, de la concentration (une masse donnée de capital fait boule de neige) et de la centralisation (la fusion d’un certain nombre de capitaux en un nombre moindre) du capital, des monopoles, de la théorie des crises, etc. J’ai étudié tout cela jadis, et, autant j’ai trouvé Marx lumineux, cohérent, convaincant, autant j’ai trouvé les critiques de ses adversaires faibles et confuses."

    Marx dit que, élaborant son économie politique, il fut aidé dans son travail par le pur hasard qui lui avait fait « refeuilleter la Logique de Hegel » (À Engels, 14 janvier 1858). Fâcheux hasard ! Croit-on que, sans ce « hasard », les analyses et les démonstrations de Marx eussent eu moins de force ? C’est le contraire. Les « lois naturelles de la production capitaliste » n’ont que faire d’un habillage hégélien."

    "Le père de Karl Marx était kantien. Marx est avant tout un être moral. Il parlait, selon Paul Lafargue, d’un devoir, pour les intellectuels, de « mettre leur savoir au service de l’humanité » (cité par M. Rubel, p. XV). S’excusant de n’avoir pas répondu à un correspondant, il écrit : « … Pourquoi je ne vous ai pas répondu ? Parce que j’étais constamment au bord de la tombe. Tant que j’étais capable de travailler, je devais donc réserver tous les moments pour terminer mon œuvre, à laquelle j’ai sacrifié ma santé, mon bonheur de vivre et ma famille. J’espère que cette explication n’appelle aucun autre commentaire. Les soi-disant hommes “pratiques” me font rire avec leur sagesse. Si l’on voulait être une brute, on pourrait naturellement tourner le dos aux souffrances de l’humanité, et s’occuper de sa propre peau. Mais je me serais vraiment tenu pour peu pratique si j’étais mort sans achever au moins le manuscrit de mon livre » (À Siegfried Meyer, 30 avril 1867, trad. M. Rubel). [...] Cela étant, la morale eût dû être le point fort de la pensée de Marx. Or, elle en est le point faible. Dans son analyse en niveaux de la société, il distingue, on le sait, l’infrastructure économique, la superstructure juridico-politique et l’idéologie. Une idéologie est un système d’idées qui veut oublier ses origines : il se présente comme valant en et par lui-même, alors que sa raison d’être et son ressort effectif ne sont que de justifier des convictions ou des intérêts prédonnés. Or, la morale est idéologie (cf. Idéologie allemande, in Œuvres, éd. citée, III, p. 1056), et ne peut être autre chose, car elle est « dans son essence, idéologie » (Althusser, Pour Marx, Maspero, 1966, p. 239)."

    "À quel point Parménide est énigmatique, je ne puis le mesurer qu’en
    essayant de rendre clair ce qu’il dit. C’est donc ce que je vais essayer. Je
    m’en tiendrai, toutefois, au fragment ontologique (fr. VIII) — à ce que
    l’on appelle le « discours de l’être » —, et même aux cinquante premiers
    vers (avec la numérotation de Diels), puisque, ensuite, il ne s’agit plus de
    la « parole digne de foi sur la Vérité », mais des « opinions des mortels ».
    Traduction
    1-2 De voie pour la parole, ne reste que : il y a.
    2-4 Sur cette voie, les signes sont nombreux : qu’étant inengendré, il
    est aussi impérissable, car il est d’un seul bloc, unique, inébranlable et
    sans fin.
    5-6 Ni il n’était, ni il ne sera, puisqu’il est maintenant tout à la fois,
    un, d’un seul tenant.
    e
    6-7 Quelle naissance, en effet, lui rechercherais-tu ? Comment, à
    partir d’où se serait-il accru ?
    7-9 Du il n’y a pas ? Je ne te laisserai ni le dire ni le penser ; car ceci
    n’est ni dicible ni pensable : il n’y a pas.
    9-10 Quelle nécessité, d’ailleurs, l’eût fait venir au jour ou plus tôt ou
    plus tard, partant du rien ?
    11 Aussi faut-il qu’il soit ou tout à fait ou pas du tout.
    12-13 Jamais non plus la force de la conviction n’admettra que, du il
    y a, puisse naître quelque chose à côté de lui.
    13-15 C’est pourquoi Justice (Dikè), n’ayant point relâché ses liens,
    n’a permis ni de naître ni de périr, mais elle maintient.
    15-16 La décision, à l’égard de tout cela, porte sur : il y a ou il n’y a
    pas.
    16-18 Or déjà a été décidé, comme c’est nécessaire, de laisser de côté
    l’une des voies, impensable, innommable, car ce n’est pas une voie de
    vérité, en sorte que c’est l’autre qui subsiste et qui est authentique.
    19 Comment pourrait-il être par la suite, le il y a ? Et comment seraitil venu à être ?
    20 Car, s’il est venu à être, il n’est pas ; il n’est pas non plus s’il doit
    être un jour.
    21 Ainsi est éteinte la genèse, et, de destruction, on ne doit pas
    entendre parler.
    22 Il n’est pas non plus divisible, puisque tout entier pareil.
    23-24 Et aucun plus ne peut se trouver ici, ni là aucun moins, qui
    l’empêcherait de se tenir uni, mais, tout entier, il est plein de il y a.
    25 Aussi est-il tout entier d’un seul tenant, car le il y a touche au il y
    a.
    26-28 Immobile aussi dans les limites de liens puissants, il est sans
    origine ni fin, puisque genèse et destruction ont été bannies au loin et
    que la conviction vraie les a chassées.
    29-30 Restant le même et dans le même état, il demeure par luimême et reste ainsi fixé dans l’immuable ici.
    30-31 Car la puissante Nécessité (Anankè) le tient dans les liens
    d’une limite qui tout autour l’enclôt.
    32 Aussi est-ce justice que le il y a ne soit pas inachevé.
    33 Car il est sans manque, alors que, manquant, il manquerait de tout.
    34-36 C’est le même penser et ce pourquoi il y a pensée. Car, sans le
    il y a dans lequel il est devenu parole, tu ne trouverais pas le penser.
    36-38 Rien d’autre, en effet, il n’y a ni il y aura à côté du il y a,
    puisque le Destin (Moira) l’a enchaîné de façon qu’il soit entier et
    immobile.
    38-41 C’est pourquoi sera nom tout ce que les mortels ont posé,
    croyant que c’était vrai : naître et mourir, être et ne pas être, changer de
    lieu et changer de couleur.
    42-44 Mais, puisque la limite est extrême, il est de tous côtés achevé,
    semblable à la masse d’une sphère bien ronde, du centre en tous sens
    pareille.
    44-45 Car ni en rien plus grand ni en rien plus petit il ne saurait être,
    ici ou là.
    46-48 Il n’y a pas, en effet, de il n’y a pas qui l’empêcherait d’arriver
    à l’homogénéité, ni non plus de il y a qui soit tel qu’il y en aurait plus
    ici, moins ailleurs, puisqu’il est tout entier inviolable.
    49 Car, étant de tous côtés égal à soi, il se trouve pareillement dans
    ses limites.
    50-51 Ici je mets fin au discours digne de foi que je t’adresse et à la
    pensée qui cerne la Vérité.
    Commentaire
    1-2 La parole est dite ici muthos. Rien à voir, pourtant, avec le mythe.
    Il s’agit de la parole sans laquelle il n’y aurait aucune parole. De quoi
    que ce soit que vous parliez, ce dont vous parlez n’est pas rien. Toute
    parole se fonde sur la parole instauratrice : il y a — quelque chose. Ce
    qu’il y a n’est pas en question ici, ni dans la suite du fragment (sauf
    allusivement). On s’intéresse seulement au il y a comme tel — qui, bien
    sûr, n’est pas lui-même quelque chose.
    2-4 Les repères (sèmata) sont nombreux sur la route : à la différence
    de ce qu’il y a, le il y a n’a pas eu à naître, il n’aura pas à mourir (le
    temps est sur lui sans effet) ; il est d’une seule coulée et entier =
    complet (sans manque), unique en son genre, inébranlable et sans
    terme. Ces « signes » marquent les étapes du discours qui va suivre.
    « Unique en son genre » (mounogenés, leçon de Simplicius) est
    suspect : que vient faire ici la notion platonicienne de « genre » ? Je
    préfère qu’elle ne passe pas dans la traduction. O’Brien donne : « entier
    en sa membrure » (d’après oulomelés, leçon de Plutarque). Hélas ! le il
    y a n’a pas de « membrure ».
    5-6 Il y a n’a jamais été au passé, ne sera jamais au futur. On peut
    dire, certes : « il y a eu », « il y aura », mais pour ce qu’il y a eu, ce
    qu’il y aura, non pour le fait qu’il y ait. Le temps ne saurait disperser le
    il y a, le disséminer le long d’une ligne, comme il le fait pour ce qu’il y
    a. « Il y a » : quand ? La réponse est toujours : maintenant. Le il y a
    instaure le maintenant. Ce qu’il y a n’est pas tout à la fois, est multiple,
    n’est pas continu. Mais le il y a lui-même ne se partage point, est tout à
    la fois maintenant, un et sans solution de continuité. Il n’y a rien en lui
    de distingué ou à distinguer. Le maintenant lui-même n’implique pas un
    avant et un après. C’est un maintenant éternel, non un maintenant
    temporel — lequel n’intervient qu’avec ce qu’il y a.
    6-7 Ce qu’il y a est susceptible de naissance et de croissance, non le
    il y a lui-même, qui, forcément, si l’on peut dire, se « précède »
    toujours, et qui ne peut être plus que ce qu’il est : car, si je dis qu’il y a
    plus qu’il n’y avait, je parle de ce qu’il y a, non du il y a.
    7-9 Le il y a ne pouvant venir du il y a, reste qu’il procède du il n’y a
    pas. Mais si ce qu’il n’y a pas peut être dit et pensé (exemple : « il n’y a
    pas de faute »), le il n’y a pas n’est ni dicible ni pensable. — Je viens
    pourtant d’écrire : « il n’y a pas ». — Oui : c’est qu’il y a au moins cet
    « il n’y a pas » que je viens d’écrire. Et si je dis : « il n’y a pas », il y a
    donc au moins cet « il n’y a pas » que je dis (ces phonèmes que je
    prononce). Et si je pense : « il n’y a pas », il y a donc au moins cet « il
    n’y a pas » que je pense. Ainsi le il n’y a pas (absolu) reste en dehors du
    dicible et du pensable.
    9-10 Supposons le rien. Il est pure indifférence. Quelle raison, alors,
    eût pu faire qu’en naisse quelque chose plus tôt que plus tard, à tel
    moment plutôt qu’à tel autre ? Le principe de raison suffisante montre
    ici, comme chez Anaximandre, son efficacité.
    11 Il y a ne peut se dire à demi. S’il y a quelque chose, ce n’est pas
    seulement un peu ou à moitié (à moins que l’on ne songe à ce qu’il y
    a) : c’est forcément tout à fait que le il n’y a pas est vaincu. « Il y a »,
    « il n’y a pas » : c’est l’un ou l’autre, une troisième solution est exclue.
    12-13 À côté de ce qu’il y a, que trouve-t-on ? Ce qu’il y a (à côté
    d’une vague de la mer une autre vague). Mais, à côté du il y a, que
    trouve-t-on ? Encore il y a. De ce qu’il y a, quelque chose peut naître à
    côté (une vague d’une autre vague), mais, du il y a, rien ne peut naître :
    ni il y a (on l’a déjà), ni ce qu’il y a (qui ne peut naître que de ce qu’il y
    a). Ainsi le il y a, contrairement à l’apeiron d’Anaximandre, n’est point
    une archè : il n’est point « principe », « origine » ou « source » de ce
    qu’il y a.
    13-15 Dikè, la Justice, personnifiée comme chez Hésiode (Théog.,
    902) ou chez Héraclite, n’admet aucune entorse à l’ordre universel :
    celui-ci est toujours maintenu, de sorte que l’on peut être assuré que ce
    qui est vrai, à savoir que le naître-et-mourir ne concerne pas le il y a
    (mais seulement ce qu’il y a), ne peut jamais cesser de l’être.
    15-16 À la décision s’impose, incontournable, l’alternative : il y a ou
    il n’y a pas. De là deux voies exclusives l’une de l’autre, diverses,
    inconciliables ; et ont tort les mortels égarés qui, « incapables de
    décider » (fr. VI), conciliateurs aveugles, rêvent d’une troisième voie.
    16-18 Or, non seulement a été rejetée l’idée d’une troisième voie,
    mais la décision a été prise de laisser de côté la route non vraie, la route
    du rien, faussement route, impensable, innommable comme « route » —
    puisque ne pouvant mener que nulle part —, et de ne reconnaître
    comme route praticable, authentiquement route, que celle du il y a.
    19 Comment le fait qu’il y ait pourrait-il, dans la suite du temps,
    n’être que plus tard ? Qu’y aurait-il en attendant ? Rien ? Et comment le
    fait qu’il y ait serait-il venu à être dans le passé ? Qu’y aurait-il eu en
    attendant ? Rien ? Mais on sait que rien ne peut être, précisément parce
    qu’il n’est rien. Et, s’il était, il faudrait dire qu’il y a : ce ne serait pas
    « rien ».
    20 Le il y a, on l’a vu, est inengendré : si donc il était de l’ordre de ce
    qui devient — soit qu’un jour il soit venu à être, soit qu’il doive être un
    jour —, ce ne serait plus le il y a. Supposons-le venu à être, devenu. À
    partir de quoi serait-ce ? Du il y a ? Il n’est donc pas venu à être. Du il
    n’y a pas ? Mais il n’y a rien de tel. Supposons, d’un autre côté, que le
    il y a ait à être un jour. Jusque-là, il n’y a donc rien ? Mais alors de quoi
    naîtra-t-il ? Car le « rien » n’est rien.
    21 Bref, le il y a ne connaît ni naissance ni mort : abstenons-nous de
    prononcer ces mots.
    22 Le il y a ne se divise pas, étant partout tout entier lui-même. Les
    divisions, les articulations de ce qu’il y a ne touchent aucunement le il y
    a. Il y a bien des choses diverses, dissemblables dans le monde, mais le
    il y a ne connaît pas la dissemblance.
    23-24 Il y a, dans le monde, ici plus de ceci, là plus de cela, ailleurs
    plus ou moins de ceci ou de cela, mais aucun plus ou aucun moins
    n’atteint le il y a, altérant son uniformité, empêchant son tenir-ensemble
    et son unisson. Qu’il y ait plus ou qu’il y ait moins dans ce qu’il y a,
    rien ne manque ou n’est en trop dans le il y a lui-même. Il atteint
    toujours, nécessairement, la plénitude de sa signification, puisqu’elle est
    indivisible.
    25 Aucune solution de continuité n’interrompt la calme monotonie
    du il y a, car, puisque le il y a touche à lui-même, aucune marque,
    aucune limite n’apparaît entre « ces » il y a, comme s’il y avait deux ou
    plusieurs il y a, alors qu’il est unique et ne différant en rien de luimême.
    26-28 Ce n’est pas du dehors que des liens puissants retiennent le il y
    a de bouger, et, s’il est immobile, ce n’est pas parce que, susceptible de
    mouvement, il se trouverait obligé au repos. Mais c’est par une
    nécessité immanente que le il y a se fige dans l’immobilité. Car tout
    changement a lieu dans le temps, les mots « commencement », « fin »,
    « genèse », « destruction » supposent le temps ; mais le il y a n’est pas
    dans le temps. « Avant », « après » supposent des événements dont l’un
    vient après l’autre. Mais dès lors que le il y a est toujours égal à luimême, invariant, il n’est le « lieu » d’aucun événement.
    29-30 Que de choses diverses et que de changements il y a dans le
    monde ! Mais aucune diversité ni aucune mutation n’affecte le il y a. Il
    ne connaît que la seule identité à soi-même, exempte de toute
    différence. Mais d’où vient qu’il y ait ? Pourquoi y a-t-il quelque chose
    plutôt que rien ? Toute réponse supposerait un il y a antérieur. Ainsi, le
    il y a n’est soutenu par rien. Il repose en lui-même. Où ? Nulle part
    ailleurs qu’ici-même, où est tout ce qu’il y a.
    30-31 Anankè, la nécessité personnifiée, retient le il y a dans les liens
    de la limite, l’enserre fortement tout autour. C’est là façon poétique de
    parler. Car le il y a ne connaît pas d’autre lien que celui qu’il est luimême pour lui. Ce lien tient à ce qu’il n’est pas ce qu’il y a, de sorte
    qu’il ne peut devenir autre chose, comme la graine devient plante, la
    fleur devient fruit. À la différence de ce qu’il y a, le il y a est figé dans
    le définitif.
    32 Contrairement à ce qu’il y a, qui, lui, change de nature, ou de
    grandeur, de qualité, de position, d’apparence, le il y a est toujours déjà
    au bout de lui-même, toujours déjà achevé.
    33 Dès lors, il est sans manque. S’il était sujet au manque, il ne serait
    plus le il y a mais ce qu’il y a. Le il y a ne peut manquer simplement de
    quelque chose, car rien ne peut, à lui, se soustraire ou s’ajouter.
    Manquant, il manquerait de tout, c’est-à-dire du il y a lui-même : il
    s’annulerait.
    34-36 [Les vers 34-41 constituent un excursus] Le il y a suscite la
    pensée. Les animaux ne se rendent pas compte qu’il y a, et ainsi ne
    pensent pas (ce qui n’empêche pas qu’ils aient quelque degré de
    conscience). Dire « il y a », c’est penser. Est-ce à dire que, parce qu’il y
    a (d’une manière générale), il y ait aussi, nécessairement, le fait de
    penser ? Non (Parménide n’est point idéaliste…). Il faut non seulement
    qu’il y ait, mais que l’on dise : « il y a ». Le « il y a », prononcé, est
    dévoilement du il y a et, en même temps, acte de penser.
    36-38 Il n’y a pas d’autre du il y a. Certes, il peut y avoir bien
    d’autres choses que ce qu’il y a, mais, s’il y avait quoi que ce soit outre
    le il y a, on en parlerait encore pour dire à son sujet : « il y a », et l’on
    n’aurait pas outrepassé le il y a. Le Destin personnifié (Moira)
    représente la force suprême : il y a recouvre tout universellement,
    immuablement, ne laissant aucune éclaircie d’aucun côté, définissant un
    domaine dont on ne sort pas. Le il y a fonde la pensée et, en même
    temps, la pensée est contrainte, pour être vraie, à se borner au il y a.
    38-41 Certes, les mortels croient dire la vérité en parlant des êtres
    multiples qui naissent et meurent, sont puis ne sont plus, changent de
    place et d’apparence. Mais on ne peut parler vraiment de ce qui ne fait
    que passer. Le vrai est toujours vrai. La vérité n’admet pas
    d’inconstance. Je dis : « il y a du brouillard » ; « il y a » est toujours
    vrai, mais non « il y a du brouillard ». Non qu’il ne faille pas, nommant
    le « brouillard », le désigner à d’autres. Mais les noms ne font pas que
    les choses aient consistance et durée.
    42-44 Le il y a n’est pas infini. Il est limité, mais il n’est pas d’un
    côté de la limite comme s’il y avait autre chose de l’autre côté. La
    limite est extrême, « dernière » (pumaton) : elle ne marque pas une
    finité mais une finition — un achèvement, un accomplissement. On
    peut comparer le il y a à une sphère, laquelle, bien arrondie, homogène
    en sa masse, donne l’image d’une parfaite égalité de répartition, d’un
    équilibre et, en même temps, d’une sorte d’autosuffisance : on n’a pas
    de prise sur elle.
    44-45 Le il y a n’est pas susceptible d’un plus ou d’un moins. Il y a
    plus ou moins de brouillard, mais cela concerne le brouillard, non le il y
    a.
    46-48 On dit : « il n’y a pas de brouillard », « il n’y a pas
    d’obstacle », etc. Le « il n’y a pas » peut ainsi s’appliquer à n’importe
    quoi, mais non, toutefois, au il y a lui-même, puisque, s’il « n’y a pas »,
    il y a toujours au moins cet « il n’y a pas », ou, sinon, il ne reste plus
    rien à dire et à penser. Rien de négatif ne peut donc porter atteinte à la
    texture irréfragable du il y a. Bien non plus de positif, à savoir un il y a
    qui serait plus il y a qu’un autre, car le il y a n’est pas susceptible de
    degrés.
    49 Le il y a est donc partout lui-même dans ses « limites », figé dans
    une invariable égalité à soi. De quelles « limites » s’agit-il ? Le il y a
    n’est pas plus spatial que temporel. Mais ce qu’il y a — la multiplicité
    des êtres — est dans l’espace et le temps. Or, pour qu’il y ait lieu de
    dire « il y a », encore faut-il qu’il y ait ce qu’il y a. Comme ce qu’il y a
    est spatio-temporel, l’espace et le temps sont les limites dans lesquelles
    il y a lieu de dire qu’« il y a » ceci ou cela. En dehors de l’espace et du
    temps, il n’y a rien, aucun « être ». Car le il y a, qui n’est ni spatial ni
    temporel, n’est pas un être ; ce n’est pas quelque chose dont on puisse
    dire : il est.
    50-51 Le discours vrai, purement intellectuel, porte exclusivement
    sur le il y a, qu’il « cerne » en énumérant les « signes » ou « indices »
    qui lui font cortège. Quant à ce qu’il y a, c’est à l’expérience de nous
    l’apprendre.
    Que suit-il de cette lecture naïve du poème (en sa principale partie),
    lecture qui s’est voulue savamment ignorante autant des problèmes
    philologiques que des interprétations hétéroclites qui en ont été données ?
    Le conflit des interprétations faisait paraître insaisissable, énigmatique
    comme aucune autre, la figure de Parménide. Les interprétations sont
    maintenant oubliées, au profit d’une seule, pour l’essentiel esquissée.
    L’énigme a-t-elle disparu ? Non, mais elle s’est déplacée. Elle est
    maintenant dans la chose même, dans le il y a, plus précisément dans le
    rapport entre il y a et ce qu’il y a. Ce qu’il y a : des êtres (du moins ainsi
    nommés), dont aucun, pourtant, n’est véritablement, car ils ne font que
    naître et mourir. Le il y a : le fait même qu’il y ait des êtres et qu’il doive
    y en avoir toujours, mais qui, pourtant, n’est pas lui-même un être. Ce
    qu’il y a ne se laisse pas penser sans il y a ; mais il y a, de son côté, à
    moins de s’appliquer à ce qu’il y a, paraît s’évanouir. C’est seulement
    parce que des êtres toujours s’évanouissent, que le il y a, lui, ne risque
    jamais de s’évanouir. "
    -Marcel Conche, Vivre et philosopher. Réponses aux questions de Lucile Laveggi, Livre de Poche, 2011 (1992 pour la première édition).


    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Marcel Conche, Vivre et philosopher Empty Re: Marcel Conche, Vivre et philosopher

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 20 Aoû - 18:01

    "La perception de la beauté suppose le sentiment de sécurité que donne une impression de paix. La nature belle est la nature paisible. La nature ne me semble pas belle lorsqu’elle menace ma sécurité, m’inspire peur ou angoisse : ainsi lors des orages violents où les éclairs illuminent le ciel, où l’on voit s’abattre la foudre, où le tonnerre paraît devoir ébranler la maison, où la grêle tambourine sur le toit. La terreur que suscitent les tremblements de terre, les cyclones, les raz de marée, les inondations énormes et brusques — tous phénomènes que je ne connais point par expérience—, ne serait pas, en ce qui me concerne, compatible avec la perception de la beauté. La haute montagne, où les solitudes, les dénivellations et les abîmes m’angoissent, particulièrement à la tombée du soir, me semble grandiose plutôt que belle. Je ne vois pas non plus que soit belle la mer démontée. D’une manière générale, rien de ce qui se déchaîne, entre en fureur, délire, ou simplement dépasse la mesure, ne me semble beau : ainsi, du vent en rafale, des guêpes furieuses, un homme en colère. Je ne vois aucune sorte de beauté dans la guerre, et j’ai peine à comprendre que Bertrand de Born l’ait chantée — avant, toutefois, de se faire moine [...]

    La nature, pour être belle à mes yeux, doit respirer la paix, non, toutefois, la paix des choses mortes et inertes. Un désert ne me semblerait pas beau [sic!]. La nature belle est la nature vivante : les eaux, les arbres et les divers feuillages, les herbes sauvages et les fleurs, les animaux, depuis l’araignée des jardins (non l’araignée d’appartement !) jusqu’à la buse ou autres rapaces, en passant par les serpents, les crapauds, les mouches mêmes (mais non les moustiques, dont Fénelon, à mon avis, a vainement essayé de justifier l’existence), sont les éléments indispensables de cette beauté. Les arbres surtout m’émeuvent."

    "Mes jugements, dans l’ensemble, vous paraîtront personnels et discutables. Mais cela tient à la nature même du jugement de beauté. À la différence du jugement moral, il n’est pas universalisable. S’il m’arrive de dire : « Cela est beau », je n’entends rien de plus que : « Cela me semble beau. »"

    "La philosophie a à rendre compte de la signification de l’homme dans la réalité, et à donner une réponse — il est vrai parmi d’autres possibles — au problème de la signification de la mort. Or, la réalité dans son ensemble, qui est l’objet par excellence de la philosophie, étant au-delà de l’expérience possible, est ce au sujet de quoi le savant, comme tel, n’a rien à nous dire."

    "Deux rationalismes s’opposèrent, en effet, constamment dans la pensée grecque : d’une part, le rationalisme positif des philosophes-géomètres, avant tout des Pythagoriciens et des Platoniciens, pour qui la vérité géométrique est indépendante de l’expérience et les essences mathématiques réelles en et par elles-mêmes, et, d’autre part, le rationalisme négatif des Sophistes, des Sceptiques et du peuple des « éristiques ». La critique du fondement des mathématiques se trouve chez les uns et chez les autres, mais, chez les premiers, c’est une critique fondatrice, qui arrime les mathématiques à un corps d’Idées et de vérités éternelles, chez les seconds, c’est une critique destructrice, qui, chez les Sceptiques hypercritiques, ne laisse rien subsister, et des notions premières de la géométrie que sont celles de point, de ligne, de surface, de solide, et de l’invention majeure des Grecs que fut la démonstration, grâce à laquelle virent le jour, comme sciences rationnelles, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, l’optique, la catoptrique, l’acoustique, la statique, la dynamique. Or, dans la mesure où elle tend à « évacuer » la notion de vérité, sauf à la concevoir comme purement empirique ou purement formelle (mais pourquoi qualifier de « vraie » la proposition « il pleut ou il ne pleut pas », puisqu’elle ne fait que traduire la convention de répartir les temps possibles en deux cas seulement ?), la pensée scientifique évolue dans le sens du rationalisme négatif et du scepticisme, en accord, du reste, avec l’évolution générale de la pensée.

    « La somme des angles d’un triangle vaut deux angles droits » : on avait su vous en convaincre et vous l’avez cru. Pour moi aussi, cela était vrai. Aujourd’hui, on nous dit, et il faut en convenir, qu’une telle proposition, prise isolément, n’est pas vraie, qu’il faut la rapporter à un système où elle s’intègre, en l’occurrence le système euclidien. Mais dirons-nous que, dans un tel système, elle est « vraie » ? Alors elle serait vraie dans un système, fausse dans un autre (ceux de Lobatchevski, de Riemann). Ce serait absurde, car la vérité n’est pas une girouette : « La vérité n’est jamais qu’une », dit Montaigne. Ne parlons donc plus de « vérité » mais de validité. La vérité disparaît de la géométrie. Le « catégorique », l’« apodictique » cèdent la place à l’hypothétique, car, si les principes ne sont que des hypothèses, tout le système qui en découle n’est qu’une vaste hypothèse. Cela, Platon le savait, qui entendait fonder sur une méta-mathématique (ontologique — ce que n’est pas celle de Hilbert) la mathématique même.

    Un triangle a trois angles, dont la somme vaut deux droits : la géométrie présuppose l’arithmétique. Or, celle-ci, comme la géométrie, repose sur des conventions, et il n’y a pas plus de « vérité » en l’une qu’en l’autre (puisque parler de vérité où il n’y a que la cohérence est un non-sens). La notion de « nombre » est d’ailleurs loin d’être claire. Lorsque Cantor parle du « nombre » de l’ensemble de tous les nombres entiers — le premier nombre cardinal infini (transfini), qu’il désigne par la lettre hébraïque aleph affectée d’un zéro (aleph 0) —, ou nous sommes en pleine absurdité, comme c’était, je crois, l’avis de Kronecker, ou il faut reconnaître que la notion de nombre change de sens. Mais jusqu’où peut-on aller ? Le nombre ordinal ω viendrait à la suite de la suite bien ordonnée des entiers 1, 2, 3… n 1, n, n + 1… Ce nombre et ceux qui en dérivent seraient des nombres « plus grands que l’infini ». On a peine à suivre. Ne tombe-t-on pas ici dans une mathématique purement graphique (car on peut toujours écrire ce que l’on veut). Et Cantor ne nous rassure pas lorsqu’il invoque la « métaphysique », et Platon, saint Thomas, la première Épître aux Corinthiens. En somme, c’est Dieu (l’infini actuel) qui était sa « pensée de derrière » ?

    La géométrie et l’arithmétique présupposent la logique — qui gouverne l’enchaînement des propositions. Les principes des mathématiques, en s’arrimant aux principes logiques, ne se fondent-ils pas sur des axiomes premiers évidents — et vrais ? On a pu le croire. Aujourd’hui, on n’en est plus là. La logique classique a subi le même sort que la géométrie euclidienne. Elle est devenue, elle aussi, un système hypothético-déductif, c’est-à-dire un système parmi d’autres. Dès lors, comme la vérité ne se divise pas, on ne peut plus parler de « vérité ».

    Passons à la physique. Duhem disait déjà : « Une loi n’est ni vraie ni fausse mais approchée. » S’il en est ainsi, dans ce domaine encore, ne parlons plus de « vérité » : que serait une vérité « approchée » ? — car, si vous voulez dire que vous approchez d’elle, c’est donc que vous la connaissez déjà : une vérité dont on s’approche, ou vers quoi l’on tend, n’est pas une vérité « approchée ». Les lois newtoniennes du mouvement des corps, qui expriment la relation entre l’état d’un système à l’instant t et son état à l’instant t + dt, ces lois étaient valables, croyait-on, pour toutes les vitesses, si grandes soient-elles, et pour toutes les masses, si petites soient-elles. Il n’en est rien : elles sont corrigées par les lois einsteiniennes, valables pour toutes les vitesses, et dont l’expression mathématique est indépendante du système de référence. Progrès ? Oui. Vers la vérité ? Disons : vers une moindre erreur. Ne disons pas : vers la vérité. Car il n’est pas vraisemblable que la série des approximations successives tende vers une loi naturelle absolue (les seules « lois de la nature » sont les lois métaphysiques, telles que la loi héraclitéenne du devenir). S’il y a pour nous des « lois » (scientifiques), c’est que la relative imprécision de nos mesures permet de ne pas tenir compte de nombreux facteurs intercurrents. Sans cette imprécision, tout se brouillerait. Les lois ne sont que des vues sommaires sur la nature. Elles valent seulement pour une nature simplifiée, une nature ad hoc. Elles ne sont « vraies » qu’à la condition d’écarter tout ce qui ferait qu’elles ne le sont pas (en obligeant à les compliquer de plus en plus). Mais lorsqu’une « vérité » n’est telle que grâce à des conventions, ce n’est plus la vérité de la chose même.

    Quant aux théories (telles que la théorie ondulatoire ou la théorie corpusculaire de la lumière), qui se risquerait à les dire « vraies » ? Laquelle n’est pas sujette à révision ? Or, qu’est-ce qu’une « vérité » sujette à révision ? Une proposition vraie doit pouvoir être fondée, justifiée. Rien de tel pour une théorie. Elle reste invinciblement hypothétique. Une théorie ne peut jamais être « vérifiée », même si elle peut être « corroborée », comme dit Popper. Elle n’est jamais qu’un « essai ». Revanche de Montaigne sur Descartes : la physique contemporaine est montaignienne. Reste, dit Popper, qu’une théorie scientifique diffère d’une théorie non scientifique en ceci qu’elle donne prise à la « réfutation » : elle est « testable ». Croit-il que, si l’on choisit une hypothèse métaphysique plutôt qu’une autre, c’est sans les avoir éprouvées, « testées » ? On les a mises à l’épreuve de la vie. Si je choisis l’hypothèse athéiste, c’est qu’elle rend ma vie possible, alors que l’hypothèse théiste aurait l’effet contraire. Mais, dans le cas des hypothèses scientifiques, le « test », objecte Popper, est « intersubjectif » : le choix résulte de la confrontation critique des points de vue. Croit-il donc qu’en métaphysique la discussion soit vaine, l’argumentation sans effet ? C’est souvent le cas, pas toujours : la « sensibilité » aux arguments existe. Le philosophe peut céder à des raisons plus fortes que les siennes, son point de vue se modifier… (Reste, il est vrai, que l’essentiel, pour le philosophe, est bien la méditation, laquelle est sans équivalent dans les autres disciplines, étant nécessairement personnelle.)

    Vous m’avez interrogé sur les mathématiques et la physique. Mentionnant la théorie de l’abbé Lemaître, j’y ai joint l’astronomie. L’univers serait en état d’« expansion ». Ainsi est interprété le fait que les nébuleuses extragalactiques paraissent s’éloigner de nous, et d’autant plus vite qu’elles sont déjà plus éloignées (a.d. à des vitesses proportionnelles à leurs distances). Ces nébuleuses, à une certaine époque, étaient rassemblées. Elles se sont ensuite séparées, celles qui sont maintenant les plus lointaines étant celles dont la vitesse était la plus grande à l’origine. Telle est ladite « expansion » de l’univers. De l’« univers » ? Pourquoi pas seulement de ce qui n’est, peut-être, qu’un petit coin d’univers ? C’est que, répond-on, l’espace de cet univers n’est pas l’espace euclidien, ouvert de tous côtés à l’infini, mais (à la suite de la théorie de la relativité généralisée d’Einstein, qui ramène la gravitation universelle à une « courbure » d’espace-temps) un espace « fermé » (quoique de rayon variable), fini et sans bornes (conçu d’après la géométrie générale de Riemann), « au-delà » duquel il n’y a rien, tout simplement parce qu’il n’a pas d’« au-delà ». Soit ! mais cet espace-là est un espace de savant, ce n’est pas l’espace naturel de chacun. Or, un espace de savant est un espace théorique, construit, par là même précaire (puisque — pour un espace physique — reposant sur une base expérimentale en devenir), alors que l’espace naturel sera toujours là.

    En 1931, Georges Lemaître donna un prolongement à la théorie de l’univers en expansion. Ce fut la théorie de l’« atome primitif » (l’explosion primordiale ou big bang), « hypothèse cosmogonique, dit-il, suivant laquelle le monde actuel a résulté de la désintégration radioactive d’un atome » (L’Hypothèse de l’atome primitif, Paris-Neuchâtel, Dunod Éd. du Griffon, 1946, p. 147). Les rayons cosmiques ultra-pénétrants seraient les témoins de l’activité primitive du cosmos et de l’âge super-radioactif ; ce seraient des rayons fossiles qui nous raconteraient ce qui s’est passé bien avant la formation des étoiles. Un « atome primitif ». Bien sûr, on demande aussitôt : qu’y avait-il avant ? Mais, de même que l’espace de l’univers, quoique fini, n’a pas d’au-delà, de même le temps, quoique fini, n’a pas eu d’avant, l’un et l’autre étant liés à l’existence de la matière : « L’espace a [donc] commencé avec l’atome primitif et le commencement de l’espace a marqué le commencement du temps » (ibid., p. 91). En ce cas, qu’y avait-il au tout début ? Toutes les suppositions sont permises. Le spiritualisme a beau jeu. G. Lemaître lui-même est prudent ; d’autres le sont moins. À l’origine, au « début du monde », qui « a eu lieu un peu avant celui de l’espace et du temps » (ibid., p. 26), pourquoi ne pas supposer la création ex nihilo ? James Jeans disait, dès 1930 : « Le caractère fini du temps et celui de l’espace nous contraignent presque, par eux-mêmes, à nous représenter la création comme un acte de pensée » (cité par Ph. Franck, La Fin de la physique mécaniste, Paris, Hermann, 1936, p. 5) — de la Pensée de Dieu. — Mais l’hypothèse de l’atome primitif est une hypothèse de savant, donc précaire et révocable. Comme elle-même n’est pas prouvée, ni ne peut l’être, elle ne peut, à l’évidence, au plan philosophique, prouver quoi que ce soit. La situation, à cet égard, n’a pas changé depuis les philosophes grecs, alors que les uns défendaient la thèse de l’unicité du monde, d’autres étant partisans des mondes innombrables. On peut toujours supposer que notre univers fermé, notre univers « humain », comme dit Heisenberg, n’est que l’un de ces mondes innombrables. J’ai, jadis, posé la question suivante au regretté Paul Musset, physicien du CERN : « Est-ce que vous voyez quelque chose à répondre aux philosophes à qui il plairait de concevoir une multitude d’univers dans l’immensité ? » Voici sa réponse : « Oui, ils doivent seulement s’assurer que cela est possible. Si l’univers est fermé, on peut toujours faire cette hypothèse et dire que notre univers qui est fermé n’a aucune communication avec les autres » (Bulletin de la Société française de Philosophie, avril-juin 1985, p. 64). Paul Musset ajoute que l’hypothèse est inintéressante pour le physicien — puisqu’il n’a aucun moyen de « sortir » de son univers fermé. Mais, « sortir » de cet univers, le philosophe le peut, puisqu’il s’en tient à examiner ce qui est spéculativement possible. Pourtant, l’hypothèse de « mondes » (= univers) innombrables n’est-elle pas « gratuite » ? Nullement, car si l’on s’en tient, comme il convient au philosophe, à l’espace et au temps naturels, on observera, avec Métrodore de Chio, qu’il serait « absurde que dans un grand champ ne naisse qu’un seul épi et un seul monde dans l’illimité » (Diels-Kranz, 70 A 6). Du reste, Montaigne inclinait à admettre cette hypothèse.

    Conclusion. L’hypothèse triomphe dans les sciences. Le temps des acquis inamovibles est passé. Rien n’est acquis, tout est révocable. La vérité brille par son absence. Elle n’est plus qu’un souvenir ou un « idéal régulateur » que l’on n’atteint jamais. Popper, nouveau Carnéade, parle de « vérisimilitude » : à défaut de la vérité, on aurait — j’y reviens — quelque chose d’« approchant ». « Vérisimilitude » est le terme même par lequel Montaigne caractérise l’« inclination académique » (II, XII, p. 561, Villey), mais Popper ignore la réfutation que Montaigne a donnée de cette notion carnéadienne (ibid., p. 562) : si l’on ne peut connaître ce dont on s’approche, comment peut-on savoir que l’on s’en approche ? N’importe : la pensée scientifique en vient à ceci que, si l’on tient compte des degrés de probabilité, il est possible de penser et d’agir dans l’incertitude. C’est la position même de Carnéade. La science donne donc l’avantage à l’un des deux rationalismes grecs que nous avons distingués : le rationalisme « négatif ».

    Cela explique que la science n’ait plus, pour le philosophe, l’importance qu’elle avait. Il n’a pas tort de négliger d’approfondir les sciences au-delà d’un certain point (peu importe qu’il ne sache pas calculer le tenseur de Riemann…). Que certains philosophes, qui en jugent autrement que je ne fais, s’adonnent à l’étude épistémologique des sciences spéciales, s’y consacrent, pourquoi pas ? Leur jugement vaut pour eux ce que le mien vaut pour moi."

    "Mes élèves s’exprimaient volontiers, affirmant ou niant ceci ou cela. Ma question était alors : « Comment le savez-vous ? » (est-ce par ouï-dire, par expérience, par démonstration ?) — question dont j’ai éprouvé souvent le pouvoir déconcertant. Puis : « Si ce que vous venez de dire est juste, voyez ce qui en découle » — et je faisais ressortir quelque conséquence inacceptable, voire quelque absurdité. Ensuite : « Que répondez-vous à celui qui vous objecte ceci ou cela ? » Et je prenais le parti de l’adversaire, faisais valoir ses arguments. Si toutefois l’élève faiblissait trop vite, changeant de camp, je venais à son secours : « Vous auriez pu répliquer que… » Les propos des élèves n’ont, en général, rien d’original, ni même de personnel. Ils ne font que refléter un certain milieu culturel, vis-à-vis duquel le rôle de la philosophie est fondamentalement négatif."

    "Une bonne raison n’est pas meilleure, une mauvaise raison n’en est pas moins mauvaise parce qu’émanant du maître. Si l’on entend par « démocratie » un mode d’existence collective où chacun, à titre égal, est réputé capable, en principe, de discerner le vrai du faux, le juste de l’injuste, bref, de porter un jugement, où, par conséquent, chacun, lorsqu’il parle, a droit à l’attention et à l’écoute de tous, on peut dire que la classe existe selon un mode démocratique. C’est pourquoi elle n’est possible que dans un pays de tradition démocratique ; inversement, elle est une préparation à la pratique de la démocratie. Les adversaires de la démocratie sont les adversaires inéluctables de la classe de philosophie, et la réciproque est vraie."

    "Les Juifs ne prenaient pas le mot « prochain » en un sens universel — le prochain était l’homme du même peuple, l’ennemi ne pouvait être le « prochain » de l’Israélite —, alors que Jésus a dit : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent » (Luc, 6, 27).

    Belle parole, mais qui est restée sans effet. L’humanité chrétienne ne s’est jamais distinguée du reste de l’humanité par sa capacité d’« aimer ses ennemis ». On ne voit pas que les catholiques aient particulièrement « aimé » les protestants, ou le contraire. Dans les guerres modernes, on n’a jamais vu les chrétiens, en tant que tels, « aimer » leurs ennemis. Durant la guerre de 14-18, par exemple, Français et Allemands, encouragés par leurs aumôniers, se sont haïs et non aimés. Montaigne constatait déjà que tout le prétendu « christianisme » de ceux qui se déchirent et s’entre-tuent n’est que mensonge et hypocrisie. Jean Guitton l’observe dans Le Figaro d’aujourd’hui (18 août 1991, p. 7) : les chrétiens (il dit « les catholiques », mais l’extension va de soi) sont « aussi méchants, aussi hypocrites que les autres ». Bref, Jésus n’a servi à rien — qu’à saupoudrer la méchanceté toujours intacte et renaissante de la douceur sucrée de belles paroles.

    On va m’objecter saint Vincent de Paul, mère Teresa, le Secours catholique, les bonnes œuvres. Effectivement, si l’on consulte les traités de Théologie morale, on voit que la charité, dans son œuvre « extérieure », se ramène à ceci : la bienfaisance, l’aumône. Nourrir ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, visiter les malades, accueillir les étrangers, racheter les captifs, ensevelir les morts : telles sont les sept « œuvres de miséricorde corporelle ». Or, il n’y a rien là que les Grecs aient ignoré."

    "La pratique de l’hospitalité, la philoxénia, était chose très importante chez les Grecs. Platon y insiste (Lois, XII, 953 a s.). Les Arcadiens étaient réputés pour leur caractère hospitalier et leur gentillesse (Polybe, IV, 20). Le protecteur de l’hospitalité est Zeus Xénios. Voici qu’arrive un « pauvre naufragé » : « Puisqu’il est venu, il doit avoir nos soins, dit Nausicaa : étrangers, mendiants, tous nous viennent de Zeus » (Odyssée, VI, 206-207). Et Eumée à Ulysse, venu sous l’apparence d’un « lamentable vieillard » : « C’est Zeus hospitalier que je respecte en toi, et tu m’as fait pitié » (ibid., XIV, 388-389). Plus même que le concitoyen, l’étranger inspire compassion (éleos), dit Platon (Lois, V, 729 e) : « isolé comme il est, sans compagnons ni parents », il est, tout particulièrement, le protégé du dieu, et il faut être très vigilant à ne commettre envers lui aucune faute. L’étranger, ici, est l’homme quelconque, donc le « prochain » au sens élargi, universel du Nouveau Testament, et la philoxénie, l’« amour de l’étranger », n’est autre que l’amour du prochain."

    "D’après Diogène Laërce (III, 98), le philanthrôpos est « enclin à prêter assistance à quiconque est dans l’affliction » (Festugière, ibid.). « Quiconque » : l’homme quelconque, le « prochain ». [...]
    On trouve dans l’Anthologion de Stobée (II, 7, 13) un texte qui insiste admirablement sur la gratuité de l’amour : « Que, parmi les objets de notre affection, les uns soient plus éloignés, les autres tout proches de nous, cela ne fait rien à l’affaire : toute affection est précieuse pour elle-même et non pas seulement pour les services qu’on en tire. Si donc l’affection pour les concitoyens est précieuse pour elle-même, il faut nécessairement en dire autant pour les gens de même nation et de même race, en sorte qu’il en va pareillement de l’affection pour tous les hommes. De fait, les sauveteurs sont ainsi disposés à l’égard du prochain qu’ils accomplissent le plus souvent leurs sauvetages non pas en vue d’une récompense, mais parce que la chose vaut d’être faite pour elle-même. Qui, voyant un homme écrasé par une bête, ne s’efforcerait, s’il le pouvait, d’arracher à la bête sa victime ? Qui refuserait d’indiquer la route à un homme égaré ? Ou de venir en aide à quelqu’un qui meurt de faim ? […] De toute évidence, il y a en nous un sentiment de bienveillance et d’amitié pour tous les hommes, qui manifeste que ce lien d’humanité est chose précieuse par elle-même » (cité par Festugière, loc. cit., p. 307, trad. légèrement modifiée).

    Conclusion : je vois bien ce qu’il y a de « nouveau » dans le Nouveau Testament par rapport à l’Ancien, mais je ne vois pas ce que, du point de vue strictement moral, il apporte qui ne se trouve déjà dans la philoxénie et la philanthropie des Grecs."

    "Quant aux hommes pris collectivement, que je partage le rêve de Zénon d’un État universel."

    "« Aimez vos ennemis », dit l’Évangile. Autrement dit : aimez ce qui n’est pas aimable. Cela n’a pas grand sens. Mais faire preuve de bonté envers ceux que, pour le moment du moins, l’on ne peut aimer, voilà qui est possible. Ainsi le philosophe, pour vivre avec les autres, peut se passer de la notion comme de la réalité de la charité — qu’il s’agisse de l’agapè ou de la charité-aumône. Envers ses proches, il éprouve l’amour électif, envers ceux que, sans les haïr, il n’aime pas (si ce n’est « en général », puisque ce sont des hommes), il fait preuve de bonté. Montaigne use six fois du mot « charité », mais soixante-sept fois du mot « bonté ». Autant dire qu’il a renoncé au premier de ces deux mots."

    "Si l’on commence à parler comme s’il n’y avait encore aucun livre au monde —- surtout pas un livre « sacré » —, aucune tradition, rien que l’on doive respecter, aucun pouvoir dont on doive tenir compte et qui vous tire vers l’insincérité, bref, si l’on commence à parler en pur philosophe, sans autre « outil » que son propre jugement, on voit clairement qu’il n’y a pas de raison pour que l’on s’arrête un jour, car la vérité n’est pas quelque chose que l’on puisse jamais circonscrire."

    " [Contrairement à Montaigne] Ce n’est pas aux livres que je dois, avant tout, la « consolation » de ma vieillesse et de ma solitude, mais à la contemplation de la nature vivante. Je ne nie pas les bienfaits qu’ils m’apportent, ni que leur présence amicale me tienne lieu, souvent, d’autres présences."

    "Dans toute société (étatisée ou non) existent trois types d’actions : celles qui sont dues, celles qui sont permises, celles qui sont défendues. Mais d’une société (ou communauté) à une autre, le dû, le permis et le défendu ne sont pas les mêmes."

    "Il n’y a aucune obligation morale de participer à une guerre, fût-elle défensive (puisque, si une telle guerre est juste sur le papier, elle est injuste dès lors que des innocents « paient » ; ou, si vous préférez : les motifs d’une guerre peuvent être justes, la guerre elle-même est injuste). Mais, lorsque la patrie est en danger, le sentiment patriotique, l’amour non de l’humanité mais de la patrie, l’emporte sur tout autre sentiment, cela chez la plupart."

    "« C’est avec des hochets que l’on mène les hommes », disait Bonaparte ; savez-vous —c’était en 1802, au lendemain de la Révolution —qu’il eut de la peine à faire adopter, par le Conseil d’État, le tribunat et le corps législatif, l’institution de la Légion d’honneur, que l’opinion marqua beaucoup de répugnance pour ce qui lui parut être un retour au système de l’inégalité, et que les premiers qu’on voulut honorer de la sorte en furent presque honteux ?"

    "Si les animaux ont l’équivalent de nos morales collectives, ils n’ont pas l’équivalent de la morale universelle — de la morale proprement dite —, laquelle, par la notion de « droit » d’autrui, nie la notion d’intérêt propre, et c’est là une négation proprement humaine. La philoxénia, la philanthrôpia, l’amour du prochain se traduisent non pas seulement par l’entraide, comme entre les membres d’une société close, ou par le don entraînant réciprocité, mais par l’aide désintéressée, le don sans réciprocité. On accepte de se nuire matériellement à soi-même. Cela est difficile à accepter pour l’homme quelconque."

    "Un homme simplement homme, sans « atours », rencontre un homme simplement homme : ils se reconnaissent et sympathisent. Mais vous, d’un côté, êtes Français, vous, de l’autre côté, êtes Allemand : vous devez vous battre. Ils l’avaient oublié. Car l’homme, naturellement, sympathise avec l’homme. Il est naturellement bon. Seulement sa disposition sympathique universelle est ordinairement refoulée : la contrainte des particularités ne le laisse pas libre d’être humain. Mais l’ordinaire peut être brisé par l’extraordinaire. L’extraordinaire a toujours dû se produire dans des sociétés closes qui ne le reconnaissaient pas. Les sociétés modernes, grâce à la Grèce et à Jésus, sont ouvertes à l’universel, c’est-à-dire qu’elles admettent l’extraordinaire. Aussi la guerre, l’oppression, les institutions inégalitaires y sont-elles radicalement contestées."

    "Je préfère être un « esclave » sous le tyran Louis XVI qu’un « patriote » mort sur l’échafaud avec la consolation de laisser mon nom au « Panthéon de l’histoire ». [...]

    Savez-vous quel est, pour Bakounine, le « bonheur suprême » ? « Mourir en combattant pour la liberté » (ibid., p. 235). Encore ! Je sens tellement la mort venir au-devant de moi que je n’ai aucune envie d’aller au-devant d’elle.
    Je n’exclus cependant pas de mourir pour la liberté, car, si je préfère, en ce qui me concerne, supporter n’importe quel esclavage en attendant mon heure plutôt que de courir héroïquement à l’échec en jouant le tout pour le tout, il en va autrement si ce qui est en question est l’esclavage ou la liberté de ceux que j’aime. [...]

    Lorsque je dis que je pourrais mourir pour la liberté de « ceux que j’aime », je songe seulement à mes proches, plus précisément aux enfants de ma famille. Car l’envers de ma vocation purement intellectuelle est une volonté d’intervention minimale dans les affaires du monde."
    -Marcel Conche, Vivre et philosopher. Réponses aux questions de Lucile Laveggi, Livre de Poche, 2011 (1992 pour la première édition).


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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