"En ce temps-là, la bourgeoisie dominait entièrement la société, et faisait tout pour maintenir le peuple dans l’ignorance en lui interdisant les portes des établissements secondaires. La microsociété rurale, dans laquelle je vivais, était tenue à l’écart de la culture intellectuelle — et, bien sûr, artistique. Cependant, un classique Hatier étant tombé entre mes mains, je fis venir de Paris, grâce à l’argent de ma première communion, tous les titres dont la liste se trouvait sur la couverture et qui me parurent répondre à mon attente spéculative. Certains me déçurent extrêmement et m’ennuyèrent, tels les Essais de Locke, de Mill, les premières leçons du Cours d’Auguste Comte ; et, plus tard, je ne parvins jamais à leur trouver une profondeur quelconque, alors même qu’une certaine sympathie me porta vers leurs auteurs. Mais d’autres, que je m’acharnais à lire, fortifiaient ma passion naissante par les joies qu’ils me donnaient. C’étaient les Pensées de Marc Aurèle, le Manuel d’Épictète, les Pensées de Pascal, et, jusqu’à un certain point (car je ne mettais pas ce livre au niveau des autres), les Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant. Ainsi je bénéficiai, durant mon adolescence — grâce, d’ailleurs, à ma seule initiative —, d’excellentes lectures en philosophie morale, alors que les grands traités de métaphysique me restaient inaccessibles. C’est ce qui explique, sans doute, mon intérêt de ce temps-là pour la morale et l’éthique.
À l’âge de dix-huit ans, j’étais élève-maître dans une École normale d’instituteurs. Le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, persuadé que la défaite de nos armes en 1940 était due au mauvais esprit —socialisant, pacifiste— qui régnait dans les Écoles normales primaires, décida que les normaliens suivraient l’enseignement des lycées. C’est alors que je découvris et l’existence même des lycées — j’étais vraiment un garçon de la campagne ! — et, avec émerveillement, la classe de philosophie. Cet émerveillement, il est vrai, ne dura pas. Ni une psychologie et une morale de manuel, également mornes, ni la psychanalyse, à laquelle le professeur vouait un intérêt douteux, ne correspondaient le moins du monde, alors que la métaphysique était passée sous silence, à mon idée de la philosophie. Toutefois, cette idée me guidait d’une manière irrésistible, et la déception que me donnait la réalité empirique ne l’atteignait aucunement.
Instituteur, je donnai bientôt ma démission, et, quoique à la limite de l’indigence matérielle, je quittai ma province pour Paris, espérant y trouver une réalité de la philosophie correspondant à mon idée. Ma déception fut d’abord profonde. J’allais de salle en salle, dans la vieille Sorbonne, cherchant en vain un philosophe. Des historiens, oui ; de philosophe, point. « Les professeurs s’abritent derrière Descartes, Berkeley, Hume, Maine de Biran, etc., administrent des pensées mortes — parce qu’ils ne les font pas vivre —, inventorient des opinions, mais se gardent de poser la seule question qui m’importe, et qui doive importer à un philosophe : “est-ce vrai ?” — comme aussi de faire part de ce qu’ils pensent, s’ils pensent » : tel était le monologue que je me tenais, en toute injustice. J’étais d’une humeur négative, dans laquelle mon ressentiment vis-à-vis de la société était pour beaucoup. Les choses changèrent bientôt. À suivre, de ces professeurs, les cours savants et modestes, je ne tardai pas à comprendre et à estimer en eux l’humilité calculée de l’intelligence, la retenue du jugement, à comprendre aussi la nécessité de l’ascèse historienne, que, plus tard, je devais pratiquer moi-même extrêmement. Peu à peu, la déception initiale fit place à de la gratitude. Alors, enfant sauvage issu des buissons corréziens, je participais, côte à côte avec les Jean d’Ormesson, les Michel Butor, les Gilles Deleuze, les Robert Misrahi, les Pierre Aubenque, de l’attente heureuse qui précédait l’arrivée des maîtres dans ces salles fameuses où je devais moi-même enseigner plus tard."
"Persuadé pourtant que la vérité ne vient à nous que si on l’oblige à se montrer par une argumentation qui ne laisse aucune échappatoire, je croyais ferme aux vertus de la discussion. Il fallut me résigner à ne plus attendre que l’on discutât dans les cours. Mais je trouvais une compensation dans les discussions que nous avions, entre étudiants, à la Sorbonne, dans un petit local sous les toits, où François Châtelet était notre boute-en-train. En ce temps-là, la dialectique me mena à la logique. Je fus même tenté, un moment, par la logistique. Comme on le voit, je m’égarais. M’égarer, cela devait m’arriver encore, ainsi lorsque je me figurais qu’il fallait, en philosophie, commencer par une première vérité indubitable, ou lorsque j’attachais, assez ridiculement, une immense importance à la différence entre la première et la seconde rédaction de la déduction transcendantale, dans la Critique de la raison pure, n’étudiant rien d’autre durant des semaines, ou encore lorsque je me laissais fasciner par les Méditations cartésiennes de Husserl, au point d’aller les copier entièrement, au porte-plume (je n’avais pas de stylo), à la Bibliothèque nationale."
"Dans les domaines ordinaires de la vie, bien des déceptions m’assaillaient, mais ce n’étaient que morsures superficielles. Mon contentement venait surtout de ce que, découvrant les grands philosophes, je voyais, chez Platon, Descartes, Leibniz ou Kant, mon idée de la philosophie réalisée, car eux, contrairement aux professeurs, ne se souciaient guère de l’historique des questions et de l’historiographie des écoles, mais seulement de trouver des voies, des itinéraires, pour aller au vrai en se fiant à la « seule lumière naturelle »."
"La question : « Vous sentez-vous — et vous sentez-vous avec raison — un philosophe français ? », suppose que, dans la manière même de philosopher qui est la mienne, se retrouvent des caractères spécifiquement français.
Que de tels caractères existent, j’incline immédiatement à le penser. Il me suffit de mettre en parallèle, d’un côté, un texte de Descartes ou de Malebranche, de l’autre, un texte de Kant ou de Hegel. Et Pascal ! Voyez De l’esprit géométrique. Quelle clarté ! mais aussi quelle précision ! et quelle sûreté dans la démarche ! Comme l’esprit se sent heureux, libéré ! La justesse s’allie à la profondeur, et tout paraît aller de soi. Vous sentez comme la respiration de l’intelligence. C’est Pascal, il est vrai. Mais les mêmes qualités se retrouvent, plus ou moins, chez tous ceux que Wahl place dans son Tableau. Mais Kant ! mais Hegel ! Comme ils peinent (pas toujours) ! Comme ils ahanent (pas toujours) ! Et quelle technicité ! Sur ce point, au contraire, du côté des Français, quelle retenue ! Certes, le langage commun ne saurait recouvrir toutes les réalités philosophiques, et j’entends, ici, ne donner ni tort ni raison aux uns plus qu’aux autres : seulement les distinguer.
Or, si je mets, d’un côté, les Français déjà nommés, de l’autre, les Allemands, je me sens, dans ma manière de philosopher, du côté des premiers. Il ne serait pas convenable, ici, qu’énumérant les caractères qui distinguent la manière de philosopher proprement française, je m’applique ensuite à les retrouver dans mes écrits, car ce n’est pas à moi qu’il appartient de me trouver des qualités. Je me limiterai donc à remarquer une identité de visée entre les philosophes français susdits et moi-même. Je viens de noter, chez eux, une « retenue » devant les innovations de vocabulaire. Plutôt que de créer des mots nouveaux, ils préfèrent enrichir les mots du langage commun de significations nouvelles. Pourquoi cela ? C’est que le lecteur idéal, que leurs écrits présupposent, n’est pas le spécialiste, ou le professeur, ou l’éminent collègue, ou même l’étudiant avancé, mais l’honnête homme. Et moi, de même, je m’adresse universellement, en droit, à tout être humain cultivé. Ainsi la particularité, la spécificité proprement française, est une vocation à l’universel, et c’est aussi la mienne. Et, de ce que le lecteur supposé n’est pas le philosophe professionnel, mais l’homme cultivé quelconque, il ne résulte en aucune façon que, tout en étant clair et aisément intelligible, on soit moins rigoureux et moins profond. Car qu’est-ce qu’être « profond » ? C’est, sous la surface des choses, aller à l’essentiel. Or, qu’attend l’honnête homme d’une lecture philosophique ? Qu’on l’entretienne de ce qui, pour tout homme, en ce monde, est l’essentiel : que signifie la vie ? et la mort ? comment bien vivre ?, etc. Certes, nous ne disons pas que Kant ignorait ces questions, ni Hegel. Mais ils viennent aux réponses par de longs chemins, où l’homme cultivé, quoique de bonne volonté, se décourage, s’embourbe — tandis qu’un Français parle, argumente, sobrement, simplement mais pourtant de façon vivante, et, s’il écrit, écrit bien.
Ce dernier point est à souligner. Qu’est-ce que bien écrire ? Pour un philosophe, je dirai que c’est avoir le respect du lecteur : c’est donner de l’attrait, de l’agrément, à un difficile chemin de pensée ; c’est ménager au lecteur non de l’ennui — ou le moins possible ! —, mais de la joie. « Un philosophe a droit au style », dit Michel Serres . « Droit » au style ? Je parlerais plutôt de « devoir ». Les philosophes français, de Montaigne à Maine de Biran, puis à Bergson ou Alain, Camus ou Sartre, ont eu le souci du style, lors même qu’ils n’entendaient pas faire œuvre d’écrivains. C’est aussi mon souci."
"Je suis, et je me sens, philosophe français. Il faut, toutefois, préciser un peu. Il y a deux France, l’une du Nord, l’autre du Midi, l’une colonisatrice, l’autre colonisée. Le Limousin, berceau de la poésie courtoise, est ma patrie, et la langue limousine, langue par excellence de la poésie lyrique des troubadours, ma langue d’origine. Maternelle ? Non. À la maison, il ne fallait pas parler « en patois ». Il fallait dire « violette » et non « pimpanella », « pie » et non « agassa ». Non pas langue de l’instituteur, officielle, mais langue du pays, paysanne, langue des jours de foire, des rencontres dans les champs, des gamins qui chahutent, langue refoulée, en perdition, honteuse, qui n’ose plus s’écrire. Car le pape Innocent III (ainsi nommé par antiphrase) a décrété la Croisade, Simon de Montfort l’a exécutée. La civilisation d’oc, occitane, était la civilisation même de la poésie. La Croisade, qui la ruina, sonna aussi le glas de la poésie courtoise. Que nous ayons encore les noms de quatre cent soixante-dix troubadours, des œuvres de quatre cents d’entre eux, donne une idée de l’immense production lyrique de ce temps. Le prétexte de la Croisade (car, pour Simon et les rapaces du Nord, ce ne fut qu’un prétexte) : l’albigéisme. Les « Albigeois », pour innocenter Dieu du mal, admettaient un autre dieu, antithétique, un dieu mauvais. Pourquoi pas ? Je préfère deux dieux à un seul (mais à deux, aucun). Ils refusaient toute guerre, même légitime. Avec raison. Bref, je me sens avec eux. Le parler d’oc, le chant des troubadours, l’exigence cathare, cela résonne lointainement au fond de mon être. Philosophe français, oui, mais du Sud, comme Montaigne (« je suis gascon »), ou Montesquieu, ou Biran… ou Serres. À la différence de la philosophie française du Nord, souvent sinistrée par l’influence allemande, le Sud ou est indifférent à cette influence, ou s’en fortifie."
"Je ne fais jamais mes « comptes », et, lorsque j’ai fait un achat, j’oublie aussitôt le prix. Que certaines boutiques fassent des rabais me laisse indifférent ; je n’y vais pas de préférence. Je refuse les « cartes de fidélité ». 1991 : ma voiture date de 1977. Je ne l’ai jamais lavée (comment peut-on laver sa voiture alors que la vie est si courte ?). Mon garagiste a soin de son moteur. Elle roule. Elle est quelque peu cabossée, éraflée : cela ne me choque pas. Quant aux engins volants (avions, etc.), je n’en ai cure, évidemment. Je n’ai d’ailleurs pas souvenir d’en avoir vu de près. [...]
Alors que j’avais déjà en vue les satisfactions éphémères d’une soirée, j’ai su préférer la lecture d’un Kant, que dis-je ! d’un Auguste Comte, à une rencontre savoureuse. J’ai ainsi bien mérité de la philosophie, du moins telle que je l’entends, surtout durant les dernières décennies, où les natures féminines ont, comme on sait, beaucoup relâché de leur réserve, et se sont résignées beaucoup plus facilement à faire notre bonheur. Non évidemment que je ne puisse goûter ce bonheur tout comme un autre, mais un philosophe ne peut, n’est-ce pas ?, trouver une satisfaction véritable loin de l’essentiel."
"La notion d’« inconscient » me paraît être, à l’origine, une de ces notions de l’arsenal judéo-chrétien forgées pour combattre la sagesse antique (comme toute sagesse païenne, libertine ou impie) et démasquer les prétendues « vertus » des sages, stoïciens ou autres.
Saint Augustin donne le ton : les vertus des infidèles « sont des vices plutôt que des vertus, faute de les rapporter à Dieu » (La Cité de Dieu, liv. XIX, chap. 25). Ces vertus, pourtant, seront prises au sérieux par les hommes de la Renaissance : on honorera les grands hommes de l’Antiquité, on donnera en exemple les sages, Montaigne fera l’éloge de Julien l’Apostat.
Viendra, au XVII siècle, la réaction. Avec le retour en force de l’augustinisme, on rappelle que la nature humaine, par l’effet du péché originel, est dans un état naturel de corruption et de vice. Les vertus apparentes ne sont que vices cachés. Mais Épictète n’est-il pas un homme juste ? Il faut être persuadé, dit Pascal à M. de Saci, « de la corruption de la plus parfaite justice qui n’est pas de la foi ». Cependant, l’homme a quelque réticence à discerner en lui-même une telle malice, un vice aussi radical. C’est là un tour, explique Pascal, de cette malice même. L’homme ne veut pas voir qu’il est mauvais. Il hait la vérité qui le découvrirait à lui-même. Il refoule dans l’inconscience les penchants qu’il ne veut pas s’avouer. Il veut tuer son père et épouser sa mère : c’est évident. Mais cela, il ne veut pas le savoir. Il conçoit contre cette vérité une « haine mortelle »."
"Selon Freud, les désirs interdits de séjour dans la conscience claire, ou refoulés hors d’elle, existent et agissent, même si, convaincus du contraire, nous trouvons à nos sentiments et à nos actes toutes sortes de justifications et de motivations avouables — de sorte que les raisons que nous nous donnons, en dépit du satisfecit qui les accompagne, ne sont que la rationalisation de quelque chose d’autre."
"Ni Pascal, ni La Rochefoucauld, ni Nietzsche ne savent, mieux que moi, ce que valent mes vertus. « Il n’y a que vous qui sçache si vous estes lâche et cruel, ou loyal ou devotieux ; les autres ne vous voyent poinct, ils vous devinent par conjectures incertaines… » (Montaigne, III, II, p. 807, Villey). Si mon humilité n’est que feinte, si mon respect n’est que prudence, si ma générosité n’est qu’indifférence, je suis le premier à le savoir. Mais, quand mon honnêteté, ma bonté, ma compassion sont de bon aloi, je le sais aussi."
"L’un de ces derniers étés, Beya, qui a été mon étudiante, est venue me voir. Nous avons un peu marché sur les collines qui, du côté du soleil levant, cernent mon village. Au retour, nous avons fait halte à l’ombre du clocher. Nous tenions sans passion des propos innocents sur des sujets ordinaires. Beya s’est assise sur un vieux mur et, tout de go, a dit, parlant plus à elle-même qu’à moi : « Je suis heureuse. » Elle dit cela sans raison particulière — ce n’était pas comme si elle avait eu un motif précis de joie —, et tout en ayant ses « problèmes », qu’elle laissait de côté, qu’elle « oubliait », quitte à les retrouver plus tard. Mais, parce qu’elle était en paix avec elle-même, en confiance avec moi, dans la paix profonde d’un dimanche après-midi, au milieu de la douceur et des parfums de l’été, le bonheur tout simplement naissait, comme s’il était la production spontanée de la vie, lorsque, par chance, rien ne s’oppose à ce que, pour un court laps de temps, on vive sans avoir autre chose à faire que vivre.
Le bonheur est « le contentement de l’état où l’on se trouve », dit Kant, mais « accompagné de la certitude qu’il est durable » (Doctrine de la vertu, trad. franç., Vrin, p. 58). Autant dire que le bonheur est impossible en cette vie : Mais Beya dit son bonheur, sans avoir pourtant aucune certitude de sa durée et plutôt la certitude contraire. Laissons parler l’expérience : le bonheur fugitif est possible.
Vous me direz : elle se dit heureuse, faut-il l’en croire ? Pourquoi non ? Si vous n’admettez pas le témoignage de la conscience, quel témoignage plus décisif lui substituer ? La clef de la sagesse paysanne de mon père — telle, du moins, qu’il la concevait, car il fut toujours inquiet — était : « Pour être heureux, il suffit de croire l’être. » La pensée de la chose emporte la chose même, comme dans le Cogito de Descartes. Montaigne l’avait dit, du reste : « Non de qui on le croid, mais qui le croid de soy, est content. Et en cella seul la creance se donne essence et verité » (I, XIV, p. 67 V.). Il est vrai que, pour lui, philosophes et paysans se rejoignent : « Les deux extremes, des hommes philosophes et des hommes ruraus, concurrent en tranquillité et en bon heur » (III, X, p. 1020 V.)."
"Je ne suis pas « idéaliste » : ni au sens platonicien ou hégélien, où les Idées-substances sont les causes des choses, ni au sens subjectiviste, où les choses ne sont, pour nous ou en soi, que les pensées d’un sujet, fini ou absolu. Dès lors, je ne suis évidemment pas « immatérialiste » au sens de Berkeley, pour qui la « matière » n’est jamais qu’une idée. Je ne suis pas spiritualiste, si l’on entend par « spiritualisme » une doctrine d’après laquelle l’esprit existe ou peut exister par lui-même, indépendamment de la nature, de sorte que c’est dans l’esprit qu’il faudrait chercher l’explication de la nature (ainsi chez Kant, Ravaisson, etc.). Naturellement, je ne suis ni « théiste », ni « panthéiste ». Le mot « Dieu », pour autant qu’il désigne une personne, relève de la religion, laquelle n’est qu’un phénomène culturel, engendré par la peur de la mort. Le panthéisme refuse la personnalité de Dieu, qui ne fait plus qu’un avec le monde, mais il suppose l’unité de l’être, de ce qui, pour moi, est un réel éclaté, sans unité réelle.
Il semble que je sois du côté du matérialisme dès lors que je ne suis pas du côté opposé. Et c’est bien, en effet, du même côté que je me trouve sur un point, entre tous, essentiel : la conception de l’esprit. Car « le matérialisme, à le considérer dans son impact maximal, est surtout une théorie de l’esprit » (Comte-Sponville, ibid., p. 100). Ce que je crois, comme tous les matérialistes, est que l’esprit n’existe que sous condition que le non-esprit fasse son existence possible. Le non-esprit, de la manière la plus prochaine, c’est la vie. Des êtres pensants sont d’abord des êtres vivants. Mais la vie elle-même suppose, pour exister, que la non-vie l’ait précédée dans l’existence. Si l’on appelle « matière » cette forme de la réalité qui précède et rend possibles ces autres formes de la réalité que sont la vie et l’esprit, je n’admets donc pas l’« hylozoïsme », pour lequel toute matière serait vivante. Bref, au sein de l’inanimé, la vie, un jour, a dû apparaître. Et, de la vie inconsciemment vécue a dû émerger la vie consciente ; puis, de la vie capable de conscience a dû surgir la vie capable de pensée, de réflexion. N’est-ce pas là le matérialisme, tout bonnement ?
C’est ici que je dois placer un bémol. Sur divers points importants, je ne suis pas en phase avec les matérialistes. D’abord le matérialisme est un dogmatisme : il contient une vérité philosophique exclusive de toute autre. Or, il me paraît clair qu’un philosophe, avant même d’être matérialiste ou le contraire, doit être, primordialement, sceptique. S’il y avait une connaissance philosophique, il y aurait un accord nécessaire entre les philosophes sur certaines propositions universelles. Mais ce n’est pas le cas. Il n’y a que des possibilités : l’idéalisme en est une, le matérialisme en est une, et aucune, jamais, ne pourra éliminer l’autre. J’ai argumenté contre le théisme à partir de ce que j’ai appelé le « mal absolu ». Argumentation concluante ? Oui pour certains, non pour d’autres. Une argumentation n’est pas une démonstration. Ni Spinoza, pour qui les propositions philosophiques sont démontrables, ni Kant, qui a cru pouvoir mettre fin au désaccord des philosophes, n’ont vu qu’il appartenait à l’essence même de la philosophie de ne pouvoir, définitivement, ni réfuter ni conclure. Je suis tout à fait convaincu de la fausseté du théisme et de l’ontologie spiritualiste. Si je pouvais en faire la preuve, chacun saurait qu’il n’y a pas de Dieu, que l’« âme » est mortelle, etc., et la croyance, avec l’espérance eschatologique, deviendrait impossible. Or, elle sera toujours possible, comme la croyance contraire. Entre les diverses possibilités philosophiques, la décision appartient à la seule méditation, laquelle engage nécessairement la personne et son attitude devant la vie."
"Parler indifféremment, comme Engels ou Lénine, de la « matière », de la « nature » ou de l’« être », est le signe qu’on en reste à des idées confuses. L’être, traditionnellement, pour les Grecs, est ce sur quoi le temps n’a pas de prise, qui dure —si toutefois l’on peut parler de « durée »— dans l’absolue fidélité à soi-même, tels les Idées de Platon, les Atomes d’Épicure, etc. Or, il n’y a rien, pour moi, sur quoi le temps n’ait pas de prise. Je suis persuadé que les constituants de la matière que la science juge, provisoirement, « ultimes », n’ont qu’une durée limitée de vie —les savants ou m’ont déjà donné raison ou me donneront raison un jour—, et, durant leur vie, sont moins des « êtres » que des processus. Dès lors, qu’est-ce que cette « matière » dont on nous dit qu’elle est la seule substance, la seule à exister à part et par elle-même (alors que la vie et l’esprit la supposent) ?"
"Je suis du même côté que les matérialistes, mais je vais plus loin du même côté. Ils sont trop attachés —l’étymologie le veut — à cette notion de « matière », qu’ils doivent à l’idéalisme, puisque c’est chez les Platoniciens qu’on la trouve d’abord —au point que les « matérialistes » grecs préfèrent parler de « corps » (dans la Lettre à Hérodote, où il expose son système de la nature, Épicure n’emploie pas le mot hylè). La matière est éternelle, dit Engels. Mais que signifie ici le mot « matière » ? [...] Si l’on ne veut pas revenir aux substances immuables et éternelles, cela ne peut signifier rien d’autre que ceci : rien n’est éternel — non pas la permanence d’une substance mais l’impermanence universelle. Mais le mot « matière » suggère qu’il y a une substance de ce nom. Mot trompeur : alors pourquoi ne pas s’en passer ?"
"À s’en tenir aux faits, c’est-à-dire aux apparences, c’est à l’âge de quatorze ans, en 1936, au moment de cette révolution culturelle que le Front populaire produisit dans les campagnes (j’ai un vif souvenir de l’enthousiasme de ce temps-là, à quoi rien n’a ressemblé depuis), que j’abandonnai la pratique religieuse. Cela se fit sans secousses : tous les garçons de mon âge l’abandonnaient aussi, et, dans ma famille même, mon père cessa de porter le dais aux processions, ma tante Alice, à qui je dois l’essentiel de mon éducation, renonça à nous réunir pour la prière familiale du soir, etc. Dès lors, il n’y eut plus, pour moi, que l’école — à savoir le cours complémentaire. L’enseignement primaire laïque n’était marqué par aucun anticléricalisme. Mais la sphère dont le centre était l’instituteur et celle dont le centre était le prêtre étaient sans rapport entre elles, et chacune ignorait l’autre. Nous vivions (j’entends mes camarades et moi), travaillions dans la sphère laïque, le religieux nous devint peu à peu étranger.
Nous en vînmes à laisser complètement de côté la religion, cela pour deux raisons. D’abord, la religion n’ouvrait pas sur la vie. Elle était inutile. C’est à l’école que l’avenir se préparait et se décidait. Cet avenir, nous l’appréhendions extrêmement ; issus de familles qui ne pourraient nous aider, nous craignions de ne pouvoir nous faire une place dans la société, de rester « en carafe ». S’intéresser à la vie religieuse, aller aux offices, à quoi bon ? C’eût été du temps perdu. Et prier nous eût avancés à quoi si, un jour d’examen, le problème nous tenait en échec, ou si la question posée nous trouvait ignorants et muets ? Seul comptait le travail.
Car — deuxième et principale raison — la religion avait perdu son sens. Il allait pour ainsi dire de soi qu’elle était quelque chose de dépassé ; elle était bonne pour des enfants, des grands-mères, ou les hommes du Moyen-Âge peut-être, mais la quitter était la même chose que sortir de l’enfance. À dire vrai, ni dans nos études, ni dans nos conversations, nous ne rencontrions plus rien qui évoquât le problème religieux. Qu’il y ait des églises, des fidèles, que l’on se marie et que l’on se fasse enterrer chrétiennement, nous aimions bien pourtant qu’il en fût ainsi, car nous étions attachés à l’observance comme telle, par simple respect de la tradition, sans égard pour son contenu."
"Il y eut, s’ajoutant à la déception de la raison, une révolte de la sensibilité : la religion prenait beaucoup, et, en échange, ne donnait rien (ne me donnait rien). À cause d’elle, je me trouvais accablé de péchés, de pénitences, d’obligations morales et pratiques, et, tout cela, pour quoi ? Ma paix intérieure, ma confiance en moi-même n’y gagnaient rien, au contraire. Je devenais honteux, je m’enlaidissais intérieurement. Je finis par oser me dire que mes prétendus péchés (les « mauvaises pensées », les « mauvaises lectures »…) n’en étaient pas, et qu’en tout cas mon pouvoir d’autocorrection me suffisait, que les pénitences vexatoires me meurtrissaient sans me rendre meilleur, que les prières étaient vaines. Corrélativement, j’acquis un sentiment tout nouveau de fierté et de responsabilité. Loin de me croire tout permis, je m’imposais mes propres obligations, mes propres tâches. Au reste, l’abandon du catholicisme ne signifiait pas l’abandon de la morale chrétienne, tout simplement parce que cette morale et celle que l’on enseignait et pratiquait à l’école étaient, pour l’essentiel, les mêmes. Devenu incroyant, mon comportement envers les autres n’en fut aucunement changé : j’étais honnête et compatissant, je le restai, etc."
"La plupart des hommes — la « majeure partie des mortels », dit Sénèque (« maior pars mortalium », De brevitate vitae, I, 1) — jugent que la vie est trop courte. C’est pourquoi ou ils croient à l’immortalité (il n’est rien à quoi un humain ne puisse croire si cela flatte son désir !), et « gobent » joyeusement tous les récits mythiques, plus ou moins fantasques et fantastiques, sur la vie de l’âme dans l’« au-delà » ; ou, sans forcément y croire, ils estiment, en tout cas, qu’il serait réjouissant que l’âme soit immortelle : quelle bonne nouvelle ce serait, pensent-ils [...] Pour moi, eu égard à mon avenir et à mon destin, ce serait, au contraire, la pire des nouvelles possibles. L’idée de l’immortalité de l’« âme » est destructrice de tout ce qui fonde, chez moi, l’acceptation résolue de la vie. J’aime la vie d’autant plus qu’elle va m’être ôtée, et d’autant plus que je ne la subis pas mais la choisis sans cesse, pouvant à tout instant me l’ôter. Oui, je l’aime parce qu’elle est si brève — et que je pourrais encore l’abréger. Trop brève ? Seuls auraient le droit de dire la vie trop brève ceux qui auraient constamment fait un bon usage du temps. Mais qui est dans ce cas ?"
"L’activité positive par excellence est celle où l’on fait ce que l’on est le seul à pouvoir bien faire. Picasso était le seul qui pût bien faire un picasso. [...] C’est pourquoi, tout naturellement aussi, je ne conçus jamais pour moi d’autre activité positive que celle de philosopher. Et le consacrer à la philosophie est la seule façon que je pus concevoir de faire un bon usage de mon temps."
"Quelle vie, vieillard, a-t-on derrière soi ? La vraie vie, selon les lyriques et élégiaques grecs, celle de tous les jeux de la jeunesse et de l’amour. « Quelle vie, en effet, quel bonheur possibles, sans l’Aphrodite d’or ? Puissé-je mourir, dit Mimnerme, le jour où j’aurais perdu le souci de ces plaisirs : secrètes amours, présents délicieux, amoureuses étreintes. Seules, les fleurs de la jeunesse sont désirables pour les hommes et les femmes. Mais lorsque est survenue la douloureuse vieillesse, qui rend l’homme laid et méchant à la fois, des soucis cruels rongent continuellement son âme ; la vue des rayons du soleil ne le réjouit plus, mais il est détesté des enfants, méprisé des femmes : tant la divinité a fait la vieillesse pénible ! » (fr. 1, Diehl, trad. Bergougnan) : « Puissé-je mourir », car, passé le temps de l’amour, « la mort immédiate est préférable à la vie » (fr. 2). « Brièveté de la vie » : cela veut dire que « le temps de la jeunesse, c’est-à-dire de la vie, est court pour les mortels » (Simonide, fr. 8, West). C’est là aussi le jugement de beaucoup de vieillards : « Ils regrettent les plaisirs de la jeunesse, ils se rappellent les délices de l’amour, du vin, de la bonne chère et d’autres amusements du même genre, et ils se chagrinent, comme s’ils avaient perdu des biens considérables ; il faisait bon vivre alors ; à présent ce n’est même plus vivre » (Platon, Rép., I, 3, 329 a, trad. Chambry). Les hommes de l’âge de Cronos, selon Hésiode, sont dispensés de la « vieillesse misérable » (Les Travaux et les Jours, v. 113- 114).
En ce qui me concerne, si les « délices du vin, de la bonne chère » sont par moi honnis et méprisés, je suis fort sensible au charme de l’amour, et plus encore à celui des promesses d’amour que sont la grâce et la beauté. Cependant, je mets à un plus haut rang la pensée et la vie de l’intelligence. C’est pourquoi je suis, comme Sophocle, qui, vieux, s’estimait « échappé des mains d’un maître enragé et sauvage » (Platon, loc. cit., 329 b), heureux d’être affranchi de l’amour (dans la mesure où je le suis). « De l’amour » : j’entends de ce que l’on appelle ainsi, mais qui, selon moi, est aussi loin du véritable amour que l’illusion de la réalité. La passion, les entraînements amoureux sont des effets de la vigueur du corps, de la jeune énergie. Avec la vieillesse, le corps et ses fantasmes ne viennent plus entraver la calme vision des choses. Le travail intellectuel, le cours des pensées ne sont plus interrompus, troublés par les imaginations du désir. C’est alors le temps de la pensée rendue à elle-même."
"La solution de Marx reste formelle. Il importe peu que je sois propriétaire du fruit de mon travail si, fabriquant des boulons, je continue à fabriquer des boulons. Car un boulon, ce n’est pas moi. Propriétaire ou non, fabriquant des boulons, je deviens étranger à moi-même. La société industrielle, comme telle, est aliénante et repose sur le travail aliéné. Car il y a aliénation dès lors que le travailleur ne décide pas lui-même du contenu de son travail, de sorte que ce qu’il fait ne lui ressemble pas. Les gestes de l’ouvrier sont si peu personnels qu’au contraire ils doivent ne pas l’être — et de même pour les gestes de beaucoup d’employés. Un ouvrier peut être remplacé par un autre ouvrier qui fera la même chose, un employé par un autre employé — ou par une machine. Si ce que l’on fait, on est seul à pouvoir le faire, ce que l’on réalise est l’œuvre propre, où l’on n’est plus étranger à soi-même, mais où, au contraire, on donne au moi singulier une réalité objective. C’est là créer. Une société, une époque sont d’autant moins aliénantes qu’elles favorisent davantage, et encouragent, la création.
Mais la création suppose un art — que chacun ne possède pas ou dont il n’est pas capable : l’art de peindre, de sculpter, de jouer d’un instrument, de danser, d’écrire, etc. (la philosophie même, si elle est bien ma philosophie, suppose une certaine maîtrise personnelle de l’écriture). Elle suppose aussi que l’on ait quelque chose à dire ou à exprimer. Donner au moi singulier une réalité objective ? Oui. Encore faut-il qu’il y ait un moi singulier. Or la plupart des gens pensent et réfléchissent à mi-distance du singulier et de l’universel, dans l’entre-deux du collectif : ils ont les croyances, les opinions, les réactions, les goûts de leur milieu, de leur « monde », de la société close dont ils font partie. Dans leur métier, ils font ce que d’autres pourraient faire, comme d’autres pourraient le faire, quoique plutôt mieux, ou plutôt plus mal. Le produit de leur travail — de leur activité — n’a rien d’une œuvre propre. « Aliénation » ? Mais le terme est-il tellement juste ? Puis-je dire que, dans le travail, je deviens étranger à moi-même, si je n’ai aucune originalité, s’il n’y a pas véritablement de « moi-même » ? (Chacun, disant « moi », se croit unique — soit ! mais ce n’est là encore que l’affirmation abstraite de sa dissemblance : où est le contenu ?) Et, à supposer qu’il y ait « aliénation », est-ce tellement important si je suis heureux de faire ce que je fais ? Bien des ouvriers, des employés, des cadres sont heureux d’aller à leur travail, et dans leur travail. Or, s’ils sont heureux, « aliénation » ou non, cela n’a plus d’importance.
Saint Paul, dès lors, n’avait-il pas raison de vouloir que les esclaves soient contents de leur sort ? Et l’Église du XIX siècle de vouloir persuader les ouvriers que c’était, pour eux, une très bonne chose d’être ce qu’ils étaient ? Aujourd’hui, où les enseignements de l’Église rencontrent quelque scepticisme, pourquoi ne pas expliquer aux ouvriers le bonheur d’après les Maximes capitales d’Épicure ? Il n’y aurait plus, dans les ateliers, que des mines réjouies, plus de réclamations, plus de grèves, etc. Une telle opération euphorisante eût été difficile, et détestable, à l’époque barbare du capitalisme. Mais, aujourd’hui, pourquoi pas ?"
"Le père mourut alors que Frédéric n’avait pas quatre ans : « Notre famille avait été dépouillée de sa couronne, toute joie s’évanouit de nos cœurs et une tristesse profonde s’empara de nous », dira-t-il plus tard."
"Épicure fut [d'une] modeste origine. Car, si sa famille était ancienne, et peut-être d’illustre ascendance, son père et sa mère, plus ou moins tombés dans l’indigence, avaient été réduits à partir pour Samos avec les colons que les Athéniens y envoyaient. À Samos, le père s’était fait maître d’école et la maman diseuse de bonne aventure : ce n’étaient rien moins que de petits-bourgeois."
"La conception épicurienne des désirs décrit exactement la conception implicite à la vie paysanne : avoir de la nourriture, un bon abri, être en paix avec les voisins, que faut-il de plus ? Même d’une femme, on peut alors se passer. Quant aux objets des « vains désirs », aux honneurs, aux distinctions, aux hochets de la vanité, le paysan les méprise — et Épicure, et moi. Le paysan ne cherche pas le bonheur : l’absence de la douleur du corps et du souci du lendemain lui suffit pour être heureux — et telles sont l’aponie et l’ataraxie d’Épicure. De même, je ne me soucie jamais positivement du bonheur : je l’obtiens indirectement en évitant les causes de douleur et de trouble — bonheur négatif, mais c’est là, en général, tout le bonheur possible. Le paysan est pacifique : qu’on le laisse en paix cultiver son champ, c’est tout ce qu’il demande. L’Épicurien est pacifique et pacifiste : il faut fuir la douleur qui est le pire mal — or la guerre est la cause de souffrances innombrables du corps et de l’âme. [...] Où ma sensibilité se reconnaît particulièrement en Épicure, c’est vis-à-vis de la mort. De quelle façon Épicure démontre que l’âme est mortelle, cela m’importe peu. Ce qui compte est qu’il ressente la mort éternelle comme un bienfait, et moi de même. S’éloigne-t-on, ici, de la sensibilité paysanne ? Il y a des paysans chrétiens (ou musulmans, etc.). Mais le paysan grec ne l’était pas, et le cours naturel des choses lui enseignait la fin de son travail de Sisyphe et le soulagement de la mort — la mort, insiste Épicure, où enfin, définitivement, on ne souffre plus."
"Ma préférence va à une sagesse de l’effort et du dépassement, qui, certes, ne recherche pas la douleur inutile, qui la fuit, qui volontiers accueille le bonheur négatif que donne l’aponie, mais qui dédaigne le plaisir, qui donc accepte la peine, va même au-devant d’elle s’il le faut pour être créatif, généreux, fécond. Car le sens de la vie est de relever, par l’œuvre et la valeur de l’œuvre (quelle que soit celle-ci, si elle est une œuvre de vie), le défi de la mort."
"Les soldats de Napoléon, par milliers, dit Marbot, « couraient à une mort presque certaine dans le seul espoir d’obtenir la croix de la Légion ». Illusion ? Mais toutes les autres valeurs de la vie leur paraissaient encore beaucoup plus illusoires. Une vie en pantoufles ne les intéressait pas. La gloire ou rien. La gloire, même partagée avec d’autres héros (« j’étais à Austerlitz »…), sauvait leur vie. Vivre pour vivre, pour « s’amuser » — ce qu’ils se permettaient largement entre deux batailles — ne leur suffisait pas. L’amusement du jour se justifiait par la bataille du lendemain. Hugo, notre Homère, a chanté ces héros, leur assurant la gloire ; Marbot a écrit. Le soldat a besoin du mémorialiste, du poète. La vie se sauve en s’écrivant."
-Marcel Conche, Vivre et philosopher. Réponses aux questions de Lucile Laveggi, Livre de Poche, 2011 (1992 pour la première édition).