"Envisager la distinction entre le juste et le bien, c’est, depuis la parution en 1971 de la Théorie de la justice de John Rawls, examiner un problème de priorité entre eux. Ce problème est éminemment normatif : compris comme principe moral et politique, le juste renverrait à des principes et des normes formels, qui définissent notre devoir et nos obligations de manière rationnelle et axiologiquement neutre, tandis que le bien recouvrirait à l’inverse l’ensemble substantiel des valeurs, des croyances morales, religieuses ou philosophiques, des intérêts et des engagements personnels qui sont constitutifs de la vie bonne et conditionnent les normes du comportement juste. La question de leur priorité est alors la suivante : lequel des deux doit être placé au fondement de la définition des normes morales et/ou politiques du jugement et de la conduite individuelle et sociale ?
Pour Rawls, le juste doit être prioritaire sur le bien, parce que seul il peut faire l’objet d’un accord rationnel, raisonnable, et strictement politique entre des partenaires délibérant sur les principes de base d’une société pluraliste et bien ordonnée. Cette priorité du juste sur le bien, étroitement associée au libéralisme, a suscité une vague de débats et de discussions alimentés par des thèses et des arguments aussi bien métaéthiques qu’éthiques, épistémologiques, politiques, anthropologiques, psychologiques, etc. Nous nous intéresserons ici à deux de ces lignes principales d’opposition au sujet de la priorité entre le juste et le bien, l’une éthique, l’autre politique. Sur le plan éthique, la tension entre priorité du juste et priorité du bien affronte traditionnellement les défenseurs de la déontologie contre ceux de la téléologie, tandis que dans le champ politique elle correspond au débat entre libéraux et communautariens. Or ces deux lignes d’opposition tendent à se superposer : la déontologie et le libéralisme accordant tous deux au juste la priorité sur le bien, les libéraux appuient généralement leur théorie politique sur des fondements moraux déontologiques ; et inversement la téléologie et le communautarianisme privilégiant le bien, les communautariens mobilisent généralement des arguments moraux de type téléologique.
Il s’agira ici d’interroger les fondements de ce débat, autour de deux points : tout d’abord, le juste et le bien sont-ils aussi radicalement opposés, du moins en termes de priorité, que ces premières distinctions conceptuelles semblent le présenter ? Ensuite est-il correct de penser que leur compréhension politique repose sur des fondements éthiques, qui seraient ainsi premiers et constitueraient la condition de possibilité même du libéralisme d’une part et du communautarianisme d’autre part ?
Nous proposons d’apporter une réponse négative à chacune de ces questions, en présentant et en discutant la recombinaison normative du juste et du bien que nous paraît déployer Thomas Nagel, à l’intersection de la philosophie morale et de la philosophie politique. Héritier de Rawls et défendant dans sa continuité un libéralisme déontologique et égalitarien, il maintient néanmoins un souci pour la question du bien qui le conduit à développer une conception éthico-politique divergeant de l’approche libérale rawlsienne, et proposant une manière originale, mais peu connue en France, de concevoir la justice. En examinant en détail la combinaison normative du juste et du bien qu’il avance, nous en envisagerons les apports et limites. Nous suggérerons que ces dernières peuvent être dépassées par un modèle politique distinct du libéralisme, dans lequel les propositions de Nagel quant au juste et au bien pourraient trouver un ancrage à la fois plus stable et plus réaliste d’un point de vue politique." (pp.99-100)
-Blondine Desbiolles, « Le juste et le bien, entre théorie éthique et théorie politique. Une possible combinaison normative ? », Éthique, politique, religions, n° 11, 2017 – 2, Le juste et le bien. Normativité éthique, modèles politiques et démocratie, p. 99-118.