"La distance prise par Sextus Empiricus vis-à-vis des questions politiques a souvent été soulignée. Il faut dire que l’objectif revendiqué par Sextus d’une vie tranquille obtenue par la suspension du jugement semble prédisposer le pyrrhonien à un désengagement du politique. [...] On dénonce assez facilement les effets politiques dévastateurs du scepticisme : l’absence de conviction politique amènerait au conformisme prudent et à l’obéissance aux puissants. Pire qu’une philosophie d’esclave –parce qu’il faut du courage pour être esclave à la manière d’un stoïcien– le scepticisme nous offrirait une philosophie de veules ou de lâches, toujours prêts à collaborer avec le pouvoir en place. Et comment ne pas donner raison à ceux qui pensent qu’être indifférent aux thèses philosophiques, que considérer qu’une thèse n’est pas plus vraie que fausse, cela revient finalement toujours à se résoudre à suivre l’ordre établi ?" (p.15)
"Selon Sextus, la « tradition des lois et des coutumes » constitue un des aspects de la vie quotidienne, c’est-à-dire une façon commune d’agir sans véritablement se poser de questions, sans s’interroger sur ce qui est bien ou mal. En faisant référence à cette façon d’agir, Sextus répond à l’objection selon laquelle le scepticisme mène à l’inaction. Car la référence à cette façon d’agir permet d’introduire l’idée selon laquelle l’action du sceptique n’est jamais originale ou inédite, que ce dernier se coule dans le moule d’un ensemble de choix qui ont toujours déjà été faits, donc sans jamais avoir d’opinion. D’un point de vue épistémologique, il s’agit de se défausser de la responsabilité du choix d’une option plutôt que d’une autre sur les choix déjà faits par une communauté; d’un point de vue politique, il s’agit d’agir en se conformant à ce qui se fait, sans s’appuyer sur des principes que l’on se serait forgés, ou sur une opinion. Ainsi l’arrêt de la pensée [...] qui définit la suspension du jugement n’équivaut en rien à l’arrêt de l’action. Non seulement le sceptique décrit par Sextus agit, mais il agit selon « la tradition et les coutumes» parce qu’il n’est pas en situation épistémique de les remettre en cause. Un sceptique qui vivrait dans une communauté ne trouverait en effet aucune raison philosophique d’agir autrement que comme on a toujours agi. [...]
Telle est la lecture conformiste.
Cette lecture n’est pas fausse, mais peut être insuffisante." (pp.16-17)
"La réponse de Sextus consiste à séparer, pour ainsi dire, le circuit de l’action de celui de la connaissance. Le phénomène, ce qui m’apparaît, constitue un critère d’action sans que j’aie à me demander de manière dogmatique si ce qui apparaît est une qualité réelle de l’objet de ma représentation. Et selon Sextus, non seulement c’est en vertu de ce circuit que l’action du sceptique est possible, mais c’est aussi ce qui se passe dans la vie quotidienne [...] À chaque fois, selon Sextus, nous avons affaire à des situations où l’action ne sollicite pas une représentation théorique de ce qu’il faut faire –ce qu’on pourrait appeler un principe–, mais une réponse pratique liée à la représentation phénoménale de la situation ainsi qu’à l’observation des solutions trouvées par les hommes pour répondre à ces situations." (pp.18-19)
"En ce qui concerne la tradition des lois et des coutumes, Sextus choisit l’exemple de la piété. L’enjeu est de montrer que, même si le sceptique doute de l’existence des dieux au sens où il n’affirme ni ne nie leur existence, il ne remet pas en cause l’ensemble des attitudes communes qui constituent le fait religieux dans une communauté, et notamment la piété. Sans pour autant croire que les dieux existent (ou qu’ils n’existent pas) le sceptique agit de la même façon que les croyants." (p.19)
"Sextus dit d’ailleurs à ce sujet « sans doute se trouvera-t-il [le sceptique] plus en sécurité que les autres philosophes »." (note 1 p.20)
"C’est précisément parce que le sceptique est conscient de la relativité des lois et des coutumes qu’il peut agir en suivant ses propres lois et coutumes sans y adhérer, tout du moins sans considérer qu’elles sont justes. Le 10e trope lui permet de se rapporter à la loi et à la coutume comme un simple phénomène sans chercher derrière lui une valeur absolue. Il y a à ce niveau le même rapport avec la loi et la coutume qu’avec le phénomène : il faut faire le départ entre le phénomène et le jugement que l’on porte sur le rapport de ce phénomène à la réalité. De la même manière en ce qui concerne les normes d’action constituées par les lois et les coutumes, le sceptique se trouve dans la situation suivante : en tant que citoyen ou membre de telle communauté culturelle, le sceptique ne peut pas ne pas avoir certaines émotions morales liées à des jugements de valeur produits par son milieu culturel. Ces émotions sont de l’ordre du phénomène : elles s’imposent à nous de la même manière que le miel nous apparaît (dans certaines conditions) doux et sucré. Grâce à ces phénomènes, non seulement l’action est possible, mais plus encore, l’inclusion du sceptique dans une communauté avec des règles communes est possible. Il est même possible d’imaginer, à rebours de la lecture conformiste, une certaine forme d’engagement propre au sceptique à partir des valeurs qu’il reçoit de la communauté dans laquelle il vit. Sextus en témoigne d’ailleurs lui-même lorsqu’il dit « nous» pour désigner des jugements de valeurs sur certaines pratiques : « pour la plupart d’entre nous il est illégitime de teindre de sang humain l’autel d’un dieu »." (p.21)
"Par le contact des parents, d’un environnement social, et même de discours, nous apprenons des normes d’actions sans pour autant avoir à les théoriser. Nous commençons par faire avant de penser, et nos sentiments moraux et politiques proviennent d’abord de ce sol-là." (p.22)
"Cette nouvelle logique d’action ne permet donc pas de dire –comme le sous-entend l’objection morale– que le sceptique obéira. Elle ne permet pas non plus de dire qu’il désobéira : elle consiste précisément à montrer que la réponse à ce type de situation ne peut pas être donnée a priori, et cela pour plusieurs raisons. De manière générale parce que, comme nous l’avons dit, la règle de « la tradition des lois et des coutumes », n’est en réalité pas une règle mais une description du déroulement de l’action. À la limite peut-on inférer de la formule « faire quelque chose de défendu » que le sceptique choisira plutôt de désobéir s’il se fie uniquement aux « lois nationales ». Mais en réalité la situation est plus complexe que cela : l’ordre du tyran met en conflit des déterminations pathologiques, comme dirait Kant, (« la conduite de la nature ») avec les lois et les coutumes. Rien ne permet de dire quel sera le processus du choix ; tout se passe donc comme si l’analyse de l’action selon Sextus consistait avant tout à supprimer l’étape philosophique ou dogmatique pour dévoiler un autre fonctionnement propre à la vie quotidienne." (p.27)
"Aucun choix n’est juste ou injuste indépendamment d’une situation; et le scepticisme propose de ne pas ajouter au problème de départ celui de savoir si ce qui a été choisi est bien par nature. Cet aspect critique des prétentions de la philosophie morale à produire des principes qui guideraient une politique, en faisant ressortir la dimension empirique, situationnelle de la vie commune et plus particulièrement de la vie politique met donc la philosophie dehors de la politique. Et on peut se demander dans quelle mesure ce geste libérateur n’est pas en lui-même créateur : il rend possible la philosophie politique dans une certaine mesure, un peu comme la critique sceptique du dogmatisme rend possible la science empirique." (p.29)
-Stéphane Marchand, « Du scepticisme en politique. Le cas de Sextus Empiricus », Éthique, politique, religions, n° 5, 2014 – 2, Scepticismes en politique, p. 15-30.