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    Marc Hufty, L'Argentine, un capitalisme sans marché, un socialisme sans plan et des citoyens qui ne paient pas leurs impôts

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Marc Hufty, L'Argentine, un capitalisme sans marché, un socialisme sans plan et des citoyens qui ne paient pas leurs impôts Empty Marc Hufty, L'Argentine, un capitalisme sans marché, un socialisme sans plan et des citoyens qui ne paient pas leurs impôts

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 8 Sep - 16:41

    Marc Hufty, politologue à l'Institut universitaire d'études du développement de Genève, aborde des thèmes relatifs au contexte historico-social de la crise en Argentine, dont l'économie «est devenue l'une des plus absurdes au monde».

    "La situation politique et économique de l'Argentine semble se stabiliser quelque peu après deux semaines d'émeutes, une valse des présidents et un programme économique d'urgence. On ne peut comprendre l'Argentine sans connaître son passé. C'est un pays singulier, dont il est difficile de pénétrer les mystères, en particulier celui de son échec. Voici quelques explications sous forme de questions-réponses.

    L'Argentine était-elle vraiment, au début du siècle, un pays riche ?

    – Il est fréquent d'entendre qu'elle était la sixième puissance économique du monde. Le pays était certes riche en ressources naturelles, arrachées de force aux indigènes, mais seuls quelques-uns de ses habitants en profitaient. Une jeunesse dorée se pavanait en Europe sans regarder à la dépense alors qu'au pays la majorité des familles d'ouvriers ou de paysans vivaient dans des conditions misérables. Quelque 400 familles richissimes et vivant autour de Buenos Aires contrôlaient l'économie et la politique, tirant leur richesse d'un pacte conclu avec la Grande-Bretagne: l'Argentine lui fournissait laine, blé et viande contre des produits manufacturés. Malgré tout, des progrès avaient été accomplis: école laïque obligatoire, universités, urbanisation, début d'industrialisation et apparition d'une classe moyenne.

    Comment cet « âge d'or » a-t-il pris fin ?

    – Cet âge d'or qui n'en était un que pour l'élite a pris fin avec les deux secousses de la Première Guerre mondiale et de la crise des années 30. L'Argentine s'est alors trouvée vulnérable aux aléas cycliques des marchés extérieurs. Son économie stagnait. En même temps, sur le plan interne, de plus en plus de groupes sociaux réclamaient un changement de modèle économique et une participation au pouvoir politique. L'élite a dû concéder le suffrage universel (censitaire et masculin) en 1916 et ce fut le Parti radical, créé en 1891, qui gagna les élections. L'élite économique n'a jamais su se doter d'un grand parti conservateur qui puisse la représenter dans le système politique, mais elle se refusait à cette perte du pouvoir, d'où une fracture historique. La classe moyenne détenait la majorité politique alors que l'élite agro-exportatrice détenait le pouvoir économique. «Le suffrage universel est le triomphe de l'ignorance universelle», proclamaient ses représentants.

    Quel est le rôle joué par le général Perón ?

    – Les dirigeants argentins avaient développé une politique volontariste d'immigration. «Gouverner c'est peupler» disait le président Alberdi. De 1895 à 1930, la population passe de 3,9 à 11,6 millions d'habitants. En 1914 les immigrants formaient 30% de la population. Souvent venus comme ouvriers agricoles mais avec l'espoir de devenir propriétaires, ils étaient déçus par la rareté des terres disponibles. Ils s'installèrent donc dans les villes, surtout Buenos Aires, qui prend alors une allure de capitale européenne. En même temps, la campagne restait gravement sous-développée, ce qui provoqua une importante migration vers les villes. Cette classe d'ouvriers, d'artisans et de travailleurs précaires devint de plus en plus remuante avec les crises économiques, les ouvriers espagnols ou italiens ayant amené les idées de Marx et de Bakounine dans leurs bagages. Ils réclamaient une redistribution de la richesse et une voix politique. Mais la classe dominante argentine n'avait pas vraiment d'alternative à proposer et la tension était de plus en plus vive. Juan Perón sera le Bismarck de l'Argentine, renversant le pouvoir des junkers argentins tout en bloquant le chemin aux idées communistes. Le génie de Perón, colonel fascisant arrivé au pouvoir à la suite d'un coup d'Etat militaire, est de mobiliser la classe populaire en l'enrôlant dans un mouvement politique. Il inféode les organisations ouvrières au pouvoir. En contre-partie, il accorde aux travailleurs les congés payés, le repos dominical, des logements subventionnés, la sécurité sociale, un salaire minimum, le treizième salaire, des conventions collectives, le vote des femmes. Il industrialise le pays à toute allure. Sa popularité et celle de sa femme Evita sont immenses. L'âge d'or des travailleurs sera le péronisme. Désormais la politique argentine n'allait plus être la même.

    L'Argentine n'est-elle pas connue pour ses successions de coups d'Etat militaires ?

    – Oui, avec raison. Ils ont été innombrables et de plus en plus violents. Pour schématiser, les militaires ont fait partie, depuis Perón, du système politique dans lequel ils jouaient le rôle de balancier. Comme les radicaux étaient minoritaires politiquement, aucune alternance n'était possible: chaque élection libre était gagnée par le parti péroniste, appuyé par la classe populaire, majoritaire. Mais comme les péronistes menaient des politiques populistes, l'économie s'en ressentait tôt ou tard. Les secteurs économiques demandaient alors une intervention des militaires. Le gouvernement militaire ou civil qui s'installait s'orientait typiquement vers une politique libérale. Mais les militaires étaient eux-mêmes fortement divisés, et les politiques libérales étaient régulièrement mises en échec par la mobilisation des syndicats ou l'incurie des gouvernants. Les militaires se retiraient et un gouvernement populiste arrivait à nouveau au pouvoir. Et ainsi de suite. L'Argentine a connu entre 1946 et 1983 une alternance entre deux modèles économiques sans pouvoir se décider pour l'un ou pour l'autre. Mais le point commun de ces gouvernements successifs a été d'augmenter constamment le rôle de l'Etat dans l'économie tout en pillant ses caisses. L'Argentine est devenue une des économies les plus absurdes au monde: introvertie, inefficiente et stagnante, dotée d'un Etat démesuré et d'entreprises se concurrençant pour obtenir ses faveurs. Un capitalisme sans marché et un socialisme sans plan, disait l'économiste Adolfo Sturzenegger.

    D'où vient la dette argentine?

    – Elle date du dernier gouvernement militaire (1976-83). Elle a ensuite peu à peu augmenté pour combler les déficits fiscaux de l'Etat central et des provinces. Mais une partie significative de cette dette a servi à alimenter des fraudes contre l'Etat de la part de dirigeants peu scrupuleux. Les Argentins ne paient pas leurs impôts, c'est un des principaux problèmes du gouvernement, mais cela peut sembler constituer une réponse à sa mauvaise gouvernance.

    Quel a été le rôle de Carlos Menem ?

    – Il a joué un rôle historique en apportant une solution à la fracture entre pouvoir politique et pouvoir économique. Péroniste optant résolument pour une politique libérale, il a réconcilié les deux pouvoirs. Ainsi, malgré ses défauts, en particulier celui d'avoir laissé s'installer une véritable république des voleurs, il a adapté le pays aux normes internationales. Le seul modèle actuellement possible en Argentine est libéral, dominé par le grand capital national."
    -Marc Hufty, "L'Argentine, un capitalisme sans marché, un socialisme sans plan et des citoyens qui ne paient pas leurs impôts", Le Temps, 11 janvier 2002 : https://www.letemps.ch/opinions/largentine-un-capitalisme-marche-un-socialisme-plan-citoyens-ne-paient-leurs-impots


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