https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Clavier
"Le concept de bien semble appartenir à une époque intellectuellement et culturellement révolue." (p.
"Les grandes doctrines morales de l'Antiquité se référaient fréquemment à un bien suprême ou souverain Bien. Ce Bien était soit la norme, la référence, la cause ou le mobile des actions dites bonnes. Dans la conception platonicienne, le Bien, ou plutôt "l'idée du Bien" avait le rang d'un principe absolument premier. Aristote, lui, préférait définir le Bien en termes de cause finale ("le Bien est ce à quoi tendent toutes choses"). [...] Les Néoplatoniciens réservent au Bien une place d'honneur dans leurs Principes ou hypostases: le Bien est assimilé à l'Un, antérieur en dignité à l'Etre, à l'Intellect, à l'Ame... A son tour, l'époque médiévale rangera le Bien aux côtés de l'Un, de l'Etre, du Vrai. Ces adjectifs substantivés étaient appelés les "transcendantaux", c'est-à-dire des termes qui transcendent la diversité des espèces de choses. Chaque "réalité, en tant que telle, est "une", elle est un "être". Et ce qu'elle est pour quelqu'un d'autre, c'est soit un objet de la volonté (donc un "bien", s'il est vrai que la volonté se porte toujours au bien, ou à ce qui lui semble tel) ou un objet de l'intellect (le "vrai").
Le Bien désigne jusqu'alors une réalité ultime: un archétype, un idéal, un principe, un "transcendantal", une norme objective, voire Dieu lui-même défini comme "le bien de tout bien", la source objective et universelle de l'obligation morale.
Mais cette conception objectiviste sa s'éroder au fil des siècles. L'époque médiévale voit naître des formes de ce qu'on pourrait appeler, par analogie avec le volontarisme doxastique (la théorie qui affirme qu'on peut croire à volonté, qu'il suffit de vouloir croire quelque chose pour y arriver), un volontarisme éthique: le Bien n'est plus la norme de la volonté, mais au contraire c'est la volonté qui serait la norme du Bien, ou plus exactement des différents "biens" que nous pouvons envisager (par exemple, Dieu aurait le pouvoir de décider ce qui est bon [...]
Très schématiquement, on peut dire que l'époque moderne accentue ce volontarisme éthique. C'est entre autres une revendication cartésienne: "il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c'est un bien d'affirmer par là notre libre arbitre" [Descartes, Lettre au P. Mesland, 9 février 1645]. Cette possibilité revendiquée par Descartes consiste à modifier le rôle joué par la notion de bien. Le bien reste ici le mobile de l'action, mais il nous est loisible d'envisager un autre bien (celui qui consiste à exercer notre libre arbitre) que le bien substantiel identifié. Cela même qui est une revendication chez Descartes, à savoir une orientation délibérée de la pensée [...] pourra être décrit comme un mécanisme d'appétence par Spinoza: "nous voulons, désirons, tendons vers quelque chose non pas parce que nous jugeons qu'elle est bonne, mais nous jugeons qu'elle est bonne parce que nous la voulons, tendons vers elle, la désirons" [Ethique, III, prop.9, scolie] [...] Ce qui chez Descartes semble une revendication individuelle, va devenir une revendication d'autonomie collective, par exemple dans la théorie politique de Rousseau. Le bien a une valeur obligatoire, mais c'est un corps collectif de citoyens qui, par l'expression d'une "volonté générale", définit librement le contenu de la loi: "l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté". La théorie politique du Contrat social affirme en ce sens que la Volonté générale ne peut errer. Elle est infaillible, c'est elle qui est garante du bien, en l'occurrence, de la conservation et du bien-être général: "Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n'ont qu'une seule volonté, qui se rapporte à la commune conservation, et au bien-être général.
Au même moment, un philosophe comme Kant hésite encore sur le statut à donner au bien : "notion obscure et complexe", "sentiment irréductible": "le jugement: "ceci est bien" est tout à fait indémontrable : c'est l'effet immédiat de la conscience de plaisir qui accompagne la représentation de l'objet" [Recherche sur l'évidence des principes [...] de la morale]. Kant s'attarde encore quelque temps à la conception aristotélicienne: "le bien consiste seulement dans l'accomplissement de la fin" [...] Mais bientôt, le même Kant va revendiquer une "héautonomie de la volonté" (l'idée que la volonté se donne à elle-même ses lois, ou au moins découvre en elle-même une loi morale). [...] Autrement dit, la volonté n'est plus soumise à un ordre des fins voulu par Dieu, ni à une quelconque loi naturelle." (pp.7-10)
"Marx, Freud et Nietzsche nous auraient ainsi appris à démasquer, sous le concept de Bien, un rapport de forces économiques et sociales, psychiques ou physiologiques." (p.11)
"Après les morales anciennes de l'attraction (le Bien exerce une attraction plus ou moins résistible sur la volonté), puis les morales modernes de l'impératif (le concept de Bien est détrôné par celui de Devoir puis par le concept de Juste), le Juste lui-même se trouve réduit à l'agrément entre parties contractantes. L'éthique "minimaliste" défendue par Ruwen Ogien, par exemple, estime souhaitable de s'en tenir au seul impératif de "ne pas nuire à autrui"." (p.12)
"D'une part la critique nominaliste nous interdit de parler du Bien comme d'une entité réelle subsistant par elle-même : il n'y a pas de Bien, mais seulement des réalités jugées plus ou moins bonnes. En outre, chaque évaluation de "ce qui est bien" pourra aisément être considérée comme relative aux conditions d'existence et aux intérêts de celui qui évalue. "Bien" est une étiquette collée sur des réalités, des comportements, des décisions pour exprimer une approbation subjective ou un jugement sur l'utilité ou le plaisir que ces réalités nous procurent. Pour ces deux types de raison (l'inexistence d'un bien unique ou universel, et la relativité des jugements de valeur), l'enquête sur l'existence et la nature du bien est vite close." (p.14)
"Les théories contemporaines sur l'éthique recommandent expressément la mise entre parenthèse de toute conception du Bien [!]. Le problème éthique, tel que le définit par exemple T. Engelhardt, est de parvenir à un accord entre "étrangers moraux" (moral aliens), i.e entre personnes qui ne partagent pas une même conception du Bien (de ce qui est intrinsèquement bon, ou avantageux, ou utile, ou préférable). A l'éthique dite "substantielle" (une éthique du "contenu", qui définit des types d'action comme bonnes ou mauvaises) succède une éthique "formelle" ou "procédurale", qui met en œuvre des principes définissant non pas la nature du bien ou le genre d'actions bonnes ou mauvaises, mais des principes servant de cadre à une procédure d'agrément mutuel entre étrangers moraux." (pp.14-15)
"Le conséquentialisme estime inutile d'évaluer la bonté d'une action par sa conformité à des principes (sur lesquels il n'y a pas d'accord universel) et préfère l'évaluer par ses conséquences. On déclarera bonne l'action dont les conséquences sont bonnes. Mais cette échappatoire [...] pose au moins trois problèmes.
1) Il y a d'abord un problème de circularité. Affirmer qu'une action est bonne si et seulement ses conséquences sont bonnes ne dispense pas d'un critère de bonté. On ne fait que repousser la question du côté des conséquences ou des effets.
2) Il y a ensuite un problème de délai. L'auteur d'une action est-il responsable de toutes les conséquences de son acte ? Sa responsabilité est-elle engagée pour les seuls effets immédiats de son action ? Ou bien également à moyen et long terme [...] ?
3) En outre, faut-il dire que l'agent n'est responsable que des conséquences prévisibles de ses actes ? Auquel cas, qui fixe les conditions de la prévisibilité ? Suis-je responsable de la fiabilité de mes prévisions ? A quel moment puis-je estimer que j'ai fait tout ce qui était humainement possible pour envisager tous les effets de l'action que j'entreprends ? Il est classique de considérer le cas ou une même action engendre deux effets, l'un bénéfique, et l'autre nocif (un dommage collatéral). Cette situation a donné lieu au "principe du double-effet", qui définit les critères auxquels doit satisfaire l'auteur d'une telle action. On admet d'ordinaire qu'une action à double effet (par exemple l'administration d'une dose de morphine à une personne endurant d'intenses souffrances) est bonne lorsque:
a) L'acte envisagé est intrinsèquement bon (c'est le cas: on administre un antalgique).
b): L'effet visé est bénéfique (c'est le cas: on veut calmer la douleur pour permettre à la personne de supporter dignement la maladie).
c): L'effet toléré (le dommage collatéral) n'est pas le moyen d'obtenir l'effet visé (la morphine va finir par endommager irréversiblement le système nerveux de la personne, mais ce n'est pas là le moyen choisi pour calmer la douleur : on ne tue pas la personne pour qu'elle ne souffre plus, on atténue sa douleur d'une manière qui, à terme, va la tuer)
d) Il y a une proportion acceptable entre le bénéfice escompté et l'effet toléré (c'est la question du dosage: la morphine est là pour supprimer la souffrance, non la personne souffrante). [...]
On voit que, dans l'examen du double-effet, on ne peut pas faire l'économie de principes ou de critères permettant de qualifier l'action elle-même de bonne (critère a), d'estimer le bienfait de l'effet visé d'où résulte la bonté de l'intention (critère b). On juge inacceptable (donc non conforme à une conception du bien), l'instrumentalisation de l'effet néfaste, qui dès lors ne serait plus simplement un effet secondaire ou un dommage collatéral (critère c). Enfin, l'idée de proportion entre le bienfait recherché et le dommage à prévoir (critère d) suppose, là encore, une norme de ce qui est jugé supportable, parce que compensé par un bénéfice." (pp.15-17)
"Les principes retenus dans le cadre de l'éthique procédurale véhiculent tous une certaine idée du bien. Le "Principe d'Autonomie" stipule que chacun doit rester libre de décider de son propre bien. Cela implique que le consentement d'un agent moral est jugé préférable à toute forme de paternalisme. Dans une même perspective, le "Principe de bienfaisance" remplace la règle d'or ("Ne fais [pas] à autrui ce que tu voudrais qu'autrui te fasse") par "fais à autrui ce qu'il veut qu'on lui fasse": autrement dit, ce principe estime que c'est le destinataire d'un bienfait qui est juge, et qu'une définition individualisée du bien est préférable à une définition collective. Le "Principe de non-malfaisance" fait intervenir des considérations d'objection de conscience (nul ne peut être obligé à un acte qu'il estime mauvais, nul ne peut donc être obligé d'accomplir une action qu'il juge malfaisante), etc. Dès lors qu'on met en avant des principes, dont la valeur est prescriptive, on estime que certaines dispositions ou procédures sont meilleures que d'autres. On s'interdit d'imposer une conception du bien, mais on sous-entend que c'est mieux ainsi.
Par ailleurs, l'idée que personne, dans un débat démocratique, n'a le droit d'imposer sa conception du bien ne signifie pas que toutes les conceptions du bien se valent. A moins de définir le consensus ou l'accord d'une majorité comme garantie suffisante d'une bonne décision ou d'une bonne loi. En revanche, on peut espérer que si une décision ou une disposition législative est bonne, elle pourra, moyennant un débat contradictoire, s'imposer d'elle-même comme la bonne décision à prendre. En outre, la recherche d'un agrément entre les adversaires s'affrontant sur ce qui est bon n'est pas une position métaphysiquement neutre. Elle sous-entend qu'à défaut d'unanimité ou de consensus, un compromis est toujours préférable à une rupture de négociations. Autrement dit, même l'éthique dite procédurale véhicule une conception du bien. Le simple fait de traiter les décisions éthiques dans le cadre d'une procédure d'agrément revient à considérer l'accord (même sur une base réduite préférable au conflit ou à l'imposition d'une conception substantielle du bien. [...] Il est peut-être tout bonnement irréaliste de prétendre faire de l'éthique sans une idée du bien (sans un critère de ce qui est préférable). [...] L'objectif zéro-conflit n'est pas toujours souhaitable. Une vérité qui divise est certainement préférable à un mensonge qui tue en silence." (pp.18-19)
"Il n'est pas de bon ton de défendre l'objectivisme moral, soupçonné d'intolérance, d'impérialisme idéologique, d'ethnocentrisme." (p.22)
"Parler du Bien semble présumer de l'existence d'une certaine unité sous laquelle viendraient se ranger divers échantillons de "biens", ou de réalités appelées "bonnes". Cette unité est-elle réelle ou fictive ? Est-ce l'unité d'un genre (comme le genre "animal" ou le genre "triangle"), est-ce l'unité d'une espèce (le "triangle rectangle", ou "l'homme") ? En ce cas, les biens ou les réalités dites bonnes (aliments, décisions, comportements) seraient réunies par une propriété commune ou par une relation définie avec le Bien supposé. Mais il pourrait aussi s'avérer qu'aucun dénominateur commun ne réunisse les réalités dénommées "bien" ou "bonnes". [...]
"Bien" se dit ou bien comme substantif (le Bien, un bien, des biens) ; ou bien comme adjectif (bien, bon) ; ou encore comme adverbe (bien compter, bien parler)." (p.24)
"L'expression substantivée "le bien", jadis affublé d'une majuscule (comme le Vrai, le Beau, l'Etre) peut renvoyer à une entité réelle ou abstraite. Conçu comme une entité réelle, le Bien est alors un individu concret, quelque chose qui serait "bien" ou "bon" par excellence, ou quelqu'un qui serait le bien en personne, la source de tout ce qu'on appelle bien, l'étalon de mesure de tous les biens, le modèle en référence auquel des actions ou des personnes seraient qualifiées de bonnes. Conçu comme une entité abstraite, le Bien sera le nom collectif qui récapitule la sphère de tout ce qui à un titre ou à un autre, a reçu le nom ou la qualification de "bon". Cette récapitulation ne sera légitime que si les réalités jugées "bonnes" sont suffisamment homogènes. Il serait étrange d'affirmer que le Bien comprend au même titre les bonnes bouteilles et les bonnes actions, les bons numéros de loterie et les bons parents, les bonnes équipes et les gens bien, les bons chevaux et les bons sentiments. C'est la question de l'univocité du Bien : existe-t-il un genre défini de réalités bonnes qui se ressemblent suffisamment par une caractéristique commune ?" (pp.24-25)
-Paul Clavier, Qu'est-ce que le bien ?, Paris, Vrin, 2010, 128 pages.
"Le concept de bien semble appartenir à une époque intellectuellement et culturellement révolue." (p.
"Les grandes doctrines morales de l'Antiquité se référaient fréquemment à un bien suprême ou souverain Bien. Ce Bien était soit la norme, la référence, la cause ou le mobile des actions dites bonnes. Dans la conception platonicienne, le Bien, ou plutôt "l'idée du Bien" avait le rang d'un principe absolument premier. Aristote, lui, préférait définir le Bien en termes de cause finale ("le Bien est ce à quoi tendent toutes choses"). [...] Les Néoplatoniciens réservent au Bien une place d'honneur dans leurs Principes ou hypostases: le Bien est assimilé à l'Un, antérieur en dignité à l'Etre, à l'Intellect, à l'Ame... A son tour, l'époque médiévale rangera le Bien aux côtés de l'Un, de l'Etre, du Vrai. Ces adjectifs substantivés étaient appelés les "transcendantaux", c'est-à-dire des termes qui transcendent la diversité des espèces de choses. Chaque "réalité, en tant que telle, est "une", elle est un "être". Et ce qu'elle est pour quelqu'un d'autre, c'est soit un objet de la volonté (donc un "bien", s'il est vrai que la volonté se porte toujours au bien, ou à ce qui lui semble tel) ou un objet de l'intellect (le "vrai").
Le Bien désigne jusqu'alors une réalité ultime: un archétype, un idéal, un principe, un "transcendantal", une norme objective, voire Dieu lui-même défini comme "le bien de tout bien", la source objective et universelle de l'obligation morale.
Mais cette conception objectiviste sa s'éroder au fil des siècles. L'époque médiévale voit naître des formes de ce qu'on pourrait appeler, par analogie avec le volontarisme doxastique (la théorie qui affirme qu'on peut croire à volonté, qu'il suffit de vouloir croire quelque chose pour y arriver), un volontarisme éthique: le Bien n'est plus la norme de la volonté, mais au contraire c'est la volonté qui serait la norme du Bien, ou plus exactement des différents "biens" que nous pouvons envisager (par exemple, Dieu aurait le pouvoir de décider ce qui est bon [...]
Très schématiquement, on peut dire que l'époque moderne accentue ce volontarisme éthique. C'est entre autres une revendication cartésienne: "il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c'est un bien d'affirmer par là notre libre arbitre" [Descartes, Lettre au P. Mesland, 9 février 1645]. Cette possibilité revendiquée par Descartes consiste à modifier le rôle joué par la notion de bien. Le bien reste ici le mobile de l'action, mais il nous est loisible d'envisager un autre bien (celui qui consiste à exercer notre libre arbitre) que le bien substantiel identifié. Cela même qui est une revendication chez Descartes, à savoir une orientation délibérée de la pensée [...] pourra être décrit comme un mécanisme d'appétence par Spinoza: "nous voulons, désirons, tendons vers quelque chose non pas parce que nous jugeons qu'elle est bonne, mais nous jugeons qu'elle est bonne parce que nous la voulons, tendons vers elle, la désirons" [Ethique, III, prop.9, scolie] [...] Ce qui chez Descartes semble une revendication individuelle, va devenir une revendication d'autonomie collective, par exemple dans la théorie politique de Rousseau. Le bien a une valeur obligatoire, mais c'est un corps collectif de citoyens qui, par l'expression d'une "volonté générale", définit librement le contenu de la loi: "l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté". La théorie politique du Contrat social affirme en ce sens que la Volonté générale ne peut errer. Elle est infaillible, c'est elle qui est garante du bien, en l'occurrence, de la conservation et du bien-être général: "Tant que plusieurs hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n'ont qu'une seule volonté, qui se rapporte à la commune conservation, et au bien-être général.
Au même moment, un philosophe comme Kant hésite encore sur le statut à donner au bien : "notion obscure et complexe", "sentiment irréductible": "le jugement: "ceci est bien" est tout à fait indémontrable : c'est l'effet immédiat de la conscience de plaisir qui accompagne la représentation de l'objet" [Recherche sur l'évidence des principes [...] de la morale]. Kant s'attarde encore quelque temps à la conception aristotélicienne: "le bien consiste seulement dans l'accomplissement de la fin" [...] Mais bientôt, le même Kant va revendiquer une "héautonomie de la volonté" (l'idée que la volonté se donne à elle-même ses lois, ou au moins découvre en elle-même une loi morale). [...] Autrement dit, la volonté n'est plus soumise à un ordre des fins voulu par Dieu, ni à une quelconque loi naturelle." (pp.7-10)
"Marx, Freud et Nietzsche nous auraient ainsi appris à démasquer, sous le concept de Bien, un rapport de forces économiques et sociales, psychiques ou physiologiques." (p.11)
"Après les morales anciennes de l'attraction (le Bien exerce une attraction plus ou moins résistible sur la volonté), puis les morales modernes de l'impératif (le concept de Bien est détrôné par celui de Devoir puis par le concept de Juste), le Juste lui-même se trouve réduit à l'agrément entre parties contractantes. L'éthique "minimaliste" défendue par Ruwen Ogien, par exemple, estime souhaitable de s'en tenir au seul impératif de "ne pas nuire à autrui"." (p.12)
"D'une part la critique nominaliste nous interdit de parler du Bien comme d'une entité réelle subsistant par elle-même : il n'y a pas de Bien, mais seulement des réalités jugées plus ou moins bonnes. En outre, chaque évaluation de "ce qui est bien" pourra aisément être considérée comme relative aux conditions d'existence et aux intérêts de celui qui évalue. "Bien" est une étiquette collée sur des réalités, des comportements, des décisions pour exprimer une approbation subjective ou un jugement sur l'utilité ou le plaisir que ces réalités nous procurent. Pour ces deux types de raison (l'inexistence d'un bien unique ou universel, et la relativité des jugements de valeur), l'enquête sur l'existence et la nature du bien est vite close." (p.14)
"Les théories contemporaines sur l'éthique recommandent expressément la mise entre parenthèse de toute conception du Bien [!]. Le problème éthique, tel que le définit par exemple T. Engelhardt, est de parvenir à un accord entre "étrangers moraux" (moral aliens), i.e entre personnes qui ne partagent pas une même conception du Bien (de ce qui est intrinsèquement bon, ou avantageux, ou utile, ou préférable). A l'éthique dite "substantielle" (une éthique du "contenu", qui définit des types d'action comme bonnes ou mauvaises) succède une éthique "formelle" ou "procédurale", qui met en œuvre des principes définissant non pas la nature du bien ou le genre d'actions bonnes ou mauvaises, mais des principes servant de cadre à une procédure d'agrément mutuel entre étrangers moraux." (pp.14-15)
"Le conséquentialisme estime inutile d'évaluer la bonté d'une action par sa conformité à des principes (sur lesquels il n'y a pas d'accord universel) et préfère l'évaluer par ses conséquences. On déclarera bonne l'action dont les conséquences sont bonnes. Mais cette échappatoire [...] pose au moins trois problèmes.
1) Il y a d'abord un problème de circularité. Affirmer qu'une action est bonne si et seulement ses conséquences sont bonnes ne dispense pas d'un critère de bonté. On ne fait que repousser la question du côté des conséquences ou des effets.
2) Il y a ensuite un problème de délai. L'auteur d'une action est-il responsable de toutes les conséquences de son acte ? Sa responsabilité est-elle engagée pour les seuls effets immédiats de son action ? Ou bien également à moyen et long terme [...] ?
3) En outre, faut-il dire que l'agent n'est responsable que des conséquences prévisibles de ses actes ? Auquel cas, qui fixe les conditions de la prévisibilité ? Suis-je responsable de la fiabilité de mes prévisions ? A quel moment puis-je estimer que j'ai fait tout ce qui était humainement possible pour envisager tous les effets de l'action que j'entreprends ? Il est classique de considérer le cas ou une même action engendre deux effets, l'un bénéfique, et l'autre nocif (un dommage collatéral). Cette situation a donné lieu au "principe du double-effet", qui définit les critères auxquels doit satisfaire l'auteur d'une telle action. On admet d'ordinaire qu'une action à double effet (par exemple l'administration d'une dose de morphine à une personne endurant d'intenses souffrances) est bonne lorsque:
a) L'acte envisagé est intrinsèquement bon (c'est le cas: on administre un antalgique).
b): L'effet visé est bénéfique (c'est le cas: on veut calmer la douleur pour permettre à la personne de supporter dignement la maladie).
c): L'effet toléré (le dommage collatéral) n'est pas le moyen d'obtenir l'effet visé (la morphine va finir par endommager irréversiblement le système nerveux de la personne, mais ce n'est pas là le moyen choisi pour calmer la douleur : on ne tue pas la personne pour qu'elle ne souffre plus, on atténue sa douleur d'une manière qui, à terme, va la tuer)
d) Il y a une proportion acceptable entre le bénéfice escompté et l'effet toléré (c'est la question du dosage: la morphine est là pour supprimer la souffrance, non la personne souffrante). [...]
On voit que, dans l'examen du double-effet, on ne peut pas faire l'économie de principes ou de critères permettant de qualifier l'action elle-même de bonne (critère a), d'estimer le bienfait de l'effet visé d'où résulte la bonté de l'intention (critère b). On juge inacceptable (donc non conforme à une conception du bien), l'instrumentalisation de l'effet néfaste, qui dès lors ne serait plus simplement un effet secondaire ou un dommage collatéral (critère c). Enfin, l'idée de proportion entre le bienfait recherché et le dommage à prévoir (critère d) suppose, là encore, une norme de ce qui est jugé supportable, parce que compensé par un bénéfice." (pp.15-17)
"Les principes retenus dans le cadre de l'éthique procédurale véhiculent tous une certaine idée du bien. Le "Principe d'Autonomie" stipule que chacun doit rester libre de décider de son propre bien. Cela implique que le consentement d'un agent moral est jugé préférable à toute forme de paternalisme. Dans une même perspective, le "Principe de bienfaisance" remplace la règle d'or ("Ne fais [pas] à autrui ce que tu voudrais qu'autrui te fasse") par "fais à autrui ce qu'il veut qu'on lui fasse": autrement dit, ce principe estime que c'est le destinataire d'un bienfait qui est juge, et qu'une définition individualisée du bien est préférable à une définition collective. Le "Principe de non-malfaisance" fait intervenir des considérations d'objection de conscience (nul ne peut être obligé à un acte qu'il estime mauvais, nul ne peut donc être obligé d'accomplir une action qu'il juge malfaisante), etc. Dès lors qu'on met en avant des principes, dont la valeur est prescriptive, on estime que certaines dispositions ou procédures sont meilleures que d'autres. On s'interdit d'imposer une conception du bien, mais on sous-entend que c'est mieux ainsi.
Par ailleurs, l'idée que personne, dans un débat démocratique, n'a le droit d'imposer sa conception du bien ne signifie pas que toutes les conceptions du bien se valent. A moins de définir le consensus ou l'accord d'une majorité comme garantie suffisante d'une bonne décision ou d'une bonne loi. En revanche, on peut espérer que si une décision ou une disposition législative est bonne, elle pourra, moyennant un débat contradictoire, s'imposer d'elle-même comme la bonne décision à prendre. En outre, la recherche d'un agrément entre les adversaires s'affrontant sur ce qui est bon n'est pas une position métaphysiquement neutre. Elle sous-entend qu'à défaut d'unanimité ou de consensus, un compromis est toujours préférable à une rupture de négociations. Autrement dit, même l'éthique dite procédurale véhicule une conception du bien. Le simple fait de traiter les décisions éthiques dans le cadre d'une procédure d'agrément revient à considérer l'accord (même sur une base réduite préférable au conflit ou à l'imposition d'une conception substantielle du bien. [...] Il est peut-être tout bonnement irréaliste de prétendre faire de l'éthique sans une idée du bien (sans un critère de ce qui est préférable). [...] L'objectif zéro-conflit n'est pas toujours souhaitable. Une vérité qui divise est certainement préférable à un mensonge qui tue en silence." (pp.18-19)
"Il n'est pas de bon ton de défendre l'objectivisme moral, soupçonné d'intolérance, d'impérialisme idéologique, d'ethnocentrisme." (p.22)
"Parler du Bien semble présumer de l'existence d'une certaine unité sous laquelle viendraient se ranger divers échantillons de "biens", ou de réalités appelées "bonnes". Cette unité est-elle réelle ou fictive ? Est-ce l'unité d'un genre (comme le genre "animal" ou le genre "triangle"), est-ce l'unité d'une espèce (le "triangle rectangle", ou "l'homme") ? En ce cas, les biens ou les réalités dites bonnes (aliments, décisions, comportements) seraient réunies par une propriété commune ou par une relation définie avec le Bien supposé. Mais il pourrait aussi s'avérer qu'aucun dénominateur commun ne réunisse les réalités dénommées "bien" ou "bonnes". [...]
"Bien" se dit ou bien comme substantif (le Bien, un bien, des biens) ; ou bien comme adjectif (bien, bon) ; ou encore comme adverbe (bien compter, bien parler)." (p.24)
"L'expression substantivée "le bien", jadis affublé d'une majuscule (comme le Vrai, le Beau, l'Etre) peut renvoyer à une entité réelle ou abstraite. Conçu comme une entité réelle, le Bien est alors un individu concret, quelque chose qui serait "bien" ou "bon" par excellence, ou quelqu'un qui serait le bien en personne, la source de tout ce qu'on appelle bien, l'étalon de mesure de tous les biens, le modèle en référence auquel des actions ou des personnes seraient qualifiées de bonnes. Conçu comme une entité abstraite, le Bien sera le nom collectif qui récapitule la sphère de tout ce qui à un titre ou à un autre, a reçu le nom ou la qualification de "bon". Cette récapitulation ne sera légitime que si les réalités jugées "bonnes" sont suffisamment homogènes. Il serait étrange d'affirmer que le Bien comprend au même titre les bonnes bouteilles et les bonnes actions, les bons numéros de loterie et les bons parents, les bonnes équipes et les gens bien, les bons chevaux et les bons sentiments. C'est la question de l'univocité du Bien : existe-t-il un genre défini de réalités bonnes qui se ressemblent suffisamment par une caractéristique commune ?" (pp.24-25)
-Paul Clavier, Qu'est-ce que le bien ?, Paris, Vrin, 2010, 128 pages.