" [L'Esthétique hégélienne] serait, selon Helmut Kuhn, « l'accomplissement » du mouvement qui, né de Leibniz, Baumgarten, Lessing, Mendelssohn, Winckelmann, aboutit, avec Kant, Fichte et Schelling, à la définition d'un statut transcendantal ou ontologique du Beau, avec Herder, Schiller et Schlegel, à une analyse historique de la culture.
Il semble pourtant qu'on s'en soit tenu à la traiter en doctrine close, définitive, comme si les Cours de Berlin n'avaient été incessamment remaniés pendant onze ans, comme si le programme que Hegel projetait pour Heidelberg dès 1805 préfigurait nécessairement celui qu'il y développerait en 1818." (p.197)
"Ce qu'on entrevoit plutôt à travers cette hâte d'instruire, de compléter l'école par des précepteurs privés -Griesinger en catéchisme, Duttendorf en astronomie et géométrie, Löffler en lettres- c'est l'effort pour assurer au fils aîné, que la maladie avait fait tenir pour perdu, une éducation en rapport avec l'ascension d'un père de souche modeste (artisans, pasteurs, instituteurs), vers d'importantes fonctions et l'intimité de la cour : cette carrière illustrait à merveille le ralliement de la bourgeoisie souabe à son duc, Karl Eugen, promu, depuis les « états généraux » (Ständeversammlung, 1770), de "Tyran", à « Père de la Nation », et dont la popularité reposait sur une exaltation chauvine du particularisme wurtembourgeois, fier de ses traditions luthériennes, d'un essor culturel accéléré par l'affectation à l'enseignement public des revenus confisqués aux monastères, et d'une indépendance jalousement préservée tant à l'égard de la Prusse réformée que de l'Autriche catholique.
A sept ans, le jeune Georg Wilhelm Friedrich passe de « l'école latine » au « Gymnasium illustre » - collège pour « fils de famille », le plus conservateur peut-être de l'un des plus conservateurs États d'Allemagne. Les maîtres sont presque tous théologiens, et d'une théologie strictement orthodoxe, peu touchée par l'intériorité d'un piétisme "sensible au cœur » ; le rationalisme en faveur auprès d'une bourgeoisie, qui, certes, avait pris ses distances envers la noblesse, mais collaborait avec elle et prônait la trêve entre classes, ne pouvait être qu'une Aufklärung d'hier ou d'avant-hier, à l'usage du « despote éclairé » et de ses sujets « bien-pensants »; la «libre-pensée » française y était objet de scandale, comme athée d'abord, comme étrangère ensuite ; la lecture même de Lessing, Herder, Rousseau, prenait une arrière-saveur de fruit défendu ; ajoutons la rigueur d'une discipline toute médiévale, avec fréquent recours aux châtiments corporel." (p.200)
"L'adolescent vient de perdre sa mère. Cette frustration affective a renforcé des dispositions caractérielles : timidité envers les jeunes filles ; gaucherie en société, que ses maîtres de Tübingen confondront avec de la lourdeur d'esprit, d'où leur surprise devant sa gloire future ; difficulté à parler en public, que traduira l'annotation du professeur Hopf à sa dernière dissertation [...] On comprend qu'un adolescent sans brillant, meurtri dans sa sensibilité, ait identifié le cours de sa vie au progrès de ses études. Le Journal intime en témoigne : rien qui réponde au besoin piétiste d'un examen de conscience quotidien, comme chez Rieser, l'ami de Goethe, ni au culte narcissique d'un Siegwart, d'un Werther ; point d'événements personnels, de conflits moraux ; il consigne des réflexions de « moraliste » ou sociologue, des dates historiques, des éléments de géométrie, fixe des jalons [...] Ce n'est point qu'il s'interdise tout sentiment, mais s'il avoue que « la contemplation de jolies filles n'a pas peu contribué » à sa « satisfaction », il est que plus libre de leur reprocher leur manque de cervelle, et s'indigner contre de trop galants camarade." (p.201)
"Le Traité du Sublime de Longin et le Manuel d'Épictète traduits chapitre par chapitre, ce dernier avec copie du texte en regard [...] il entreprend de poursuivre son Journal en latin -un latin raffiné, avec grand choix de tournures insolite." (p.202)
"Que la formation du Gymnase ait reposé sur la culture classique, le programme hebdomadaire de l'hiver 1786-1787 en fait foi : quatorze heures (plus cinq soirées et cinq cours privés) consacrées à Cicéron (De Ofliciis) et Longin; trois à Virgile, l'Iliade et la Chrestomathie grecque ; deux seulement aux mathématiques et à la physique." (p.202)
"N'achète-t-il pas un Isocrate, l'Éthique à Nicomaque, le Discours sur la couronne ? [...] Dès 1785, avait étudié « un peu en hébreu » les Psaumes, en grec les Épîtres de Paul aux Thessaloniciens et aux Romains." (p.204)
"Agé de huit ans, il a reçu en présent de Loffler un Shakespeare en douze tomes." (p.204)
"Peu d'intérêt porté aux arts autres que poétiques." (p.204)
"Deux directions : l'empirisme anglais, psychologique avec Locke, moral avec Ferguson, philosophique avec Hume et celui qu'il a « éveillé du sommeil dogmatique », le Kant instable, tourmenté, qui n'a pas encore repris assurance sur sa « révolution copernicienne » ; et l'exemple d'authenticité, d'indépendance poussée jusqu'au paradoxe, Rousseau : « Il entendait, rapporte Leutwein1, se libérer par lui de certains préjugés généraux, d'idées tacitement préconçues, ou, selon sa propre expression, de liens. » Le déisme du vicaire savoyard - renforcé de l'« Emile » au « Nouvel Emile » de Feder, qui lui faisait grief d'un reste de « conservatisme chrétien » - inspire à la dissertation « sur la religion des Grecs et Romains » sa défiance envers dogmes et hiérarchies ; l'influence se ressent jusque dans le style : « Nulle part l'âme d'un homme solitaire aux sentiments vifs ne croit voir la déité, n'entre en extase, ne se flatte d'apparitions divines, autant que sur ces hauteurs montagneuses d'où l'on saisit d'un regard une vaste étendue, une large partie de la belle création, ni dans ces forêts silencieuses et sombres où l'on est ravi." (p.208)
"Du 9 au 20 mars 1787, préparé par une lecture de l'« Examen » de Meiners (1772), il copie d'abondants extraits de Garve (« Essai sur l'épreuve des facultés », 1769) et Kästner (conférences sur la psychologie, sur la théologie rationnelle, 1768) ; il emprunte à l'« Abrégé de toutes connaissances », de Sulzer (1759) un programme systématique qui, pour sa partie spéculative, perpétue une dogmatique leibnizienne abâtardie (Ontologie, Cosmologie, Monadologie, Pneumatologie et Psychologie, Théologie rationnelle), pour sa partie pratique, prolonge la Morale générale de Wolff en Théorie du devoir humain (morale appliquée, droit naturel et droit des gens, éthique ou science des mœurs), Économie, Politique, sans assigner à l'Esthétique la moindre place." (p.208)
"Entre toutes les branches de la culture, la philosophie, au sens systématique, était de celle qui intéressaient Hegel le moins." (p.210)
"Prédilection pour des genres nettement arrêtés, contre ces « hybrides conçus par concession au goût affadi du public » ; soumission aux règles, que l'on peut seulement par exception, comme Sophocle fit dans Ajax de l'unité de lieu, « immoler à de grandes beautés » ; originalité de la culture grecque, issue du contact direct avec la nature."(p.211)
"Si une induction documentée doit supplanter toute déduction a priori ; si tout système est d'emblée suspect comme abstrait, donc statique ; alors les prémisses à l'esthétique devront être cherchées dans ce reportage à travers temps et espace." (p.212)
"C'est surtout dans deux courts essais de mars 1786, l'un, en latin, sur la superstition, l'autre, en allemand, sur l'Aufklärung, qu'il abordait « la véritable perspective historique, le point de vue authentiquement philosophique » dont il ferait plus tard, à juste titre, hommage à Montesquieu : la relation « de chaque fait social à une totalité », sa « connexion avec
toutes les autres déterminations qui caractérisent une nation, une époque »." (p.214)
"En automne 1788, Hegel prononce au nom de ses camarades le traditionnel discours de fin d'études. [...]
Aspelin peut prétendre que « le fils de fonctionnaire de Stuttgart » ait évité la crise d'originalité juvénile » qui accompagne si souvent la puberté : « Ses notes de journal ne manifestent aucun intérêt érotique, aucune tendance à la rêvasserie ni au narcissisme, aucune impulsion à la révolte contre son milieu. »." (p.222)
"La trêve entre bourgeoisie et noblesse du Wurtemberg entretenait « une euphorie de Beati Possidentes » aux dépens des classes paysannes, elles-mêmes en partie circonvenues grâce à l'exaltation chauvine de la « nation » contre le reste de l'Allemagne : réconciliation siillusoire qu'une secousse suffirait à en faire justice. Or, Hegel est indemne de nationalisme, et « rien ne lui est plus étranger que la fuite romantique devant le réel » ; dédaigneux de toute culture livresque « qui s'imprime au cerveau par des signes morts », il s'est toujours efforcé de comprendre le monde, son monde. [...] A l'exemple de Schrökh, Hegel se garde de couper l'histoire des leçons qu'on en peut tirer : les efforts, même mal aboutis, vers la vérité, « sont pour nous des expériences déjà faites » ; dégager l'origine sociologique des préjugés, c'est leur ôter leur évidence apparente, nous inciter à tout remettre en question et apprendre la tolérance. Point de surprise, si à Tübingen cet adolescent toujours curieux d'actualités, et qui fait du Contrat social son livre de chevet, se montre des premiers au club où l'on commente les gazettes françaises, dans les bagarres de rues contre les réactionnaires » de la vieille cité, ou à l'érection d'un Arbre de la Liberté." (p.226)
-Bernard Teyssèdre, "Hegel à Stuttgart", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 150 (1960), pp.197-227.