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    Georg Lukács, Existentialisme ou marxisme ?

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Georg Lukács, Existentialisme ou marxisme ? Empty Georg Lukács, Existentialisme ou marxisme ?

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 4 Oct - 12:17


    "Je sais par exemple, depuis le discours de Khrouchtchev en 1956, que les grands procès de l'année 1938 étaient inutiles. Par conséquent, les réflexions philosophico-historiques et éthiques qui, dans mon livre, sont liées à ces faits, peuvent être justes d'un point de vue abstrait; mais les exemples historiques sont caduques. [...]

    Il est plus important que, Sartre et Merleau-Ponty, aient changé fondamentalement dans ce laps de temps, leur position politique et, par conséquent, philosophique. Une polémique actuelle aboutirait, sous plusieurs aspects, à des résultats différents.

    Etant très occupé par l'achèvement de mon ouvrage sur l'esthétique, je ne peux pas envisager un remaniement complet d « Existentialisme ou Marxisme ». Par contre, j'espère pouvoir revenir sur la plupart des problèmes actuels de la philosophie de Sartre dans mon ouvrage sur l'éthique que j'entreprendrai après avoir terminé l'esthétique." (p.9)
    -Georg Lukács, préface à la 2ème édition de Existentialisme ou marxisme ?, Paris, Éditions Nagel, 1961 (1948 pour la première édition française), 292 pages.

    "En ce qui concerne le problème de la personnalité et de la liberté, la bourgeoisie a un intérêt vital -intérêt qui correspond d'ailleurs à son intelligence spécifique et à ses instincts immédiats- à ne pas considérer les menaces que la structure de la société fait peser sur la personnalité comme un phénomène propre au capitalisme. Au contraire: on s'accorde à voir dans le socialisme le principal danger. La bourgeoisie considère instinctivement son pouvoir d'exploitation comme faisant organiquement partie de sa conception de la personnalité et de la liberté. L'intelligence bourgeoise est d'ailleurs profondément imbue de ce sentiment général, qui considère comme la forme originelle de la liberté cette liberté apparente, propre au capitalisme, qui s'accorde très bien avec l'oppression totale, voire la prostitution de la personnalité. C'est ainsi que se constitue une conception purement formelle et subjective de la liberté, en opposition avec la notion de liberté concrète et objective, que nous ont léguée les Anciens, ainsi que Hegel et Marx.

    Dans ce domaine également, l'existentialisme représente le sommet de l'évolution bourgeoise, encore que ses résultats soient du type d'une « troisième voie ». Le stade de l'impérialisme donne naissance, un peu partout, à une lutte contre certains aspects - avant tout culturels - du capitalisme, que l'on identifie avec la perspective du socialisme. La grossière démagogie du fascisme a tracé une « troisième voie » de la morale: capitalisme et socialisme sont, à ses yeux, identiques. Cette démagogie a fait -partiellement-faillite. Ses adversaires n'ont cependant guère dépassé son niveau, puisqu'ils confondent fascisme et bolchévisme, en tant qu'aspects divers du même « totalitarisme » et en tant qu'adversaires et destructeurs, l'un et l'autre, de la liberté et de la personnalité. [...]

    Des idées de ce genre sont responsables du chaos monstrueux qui règne dans la philosophie, autour de la notion de la liberté. Ce qui augmente encore ce chaos, c'est l'incompréhension de larges milieux de l' « intelligentzia » bourgeoise pour le problème social essentiel de notre temps, sous son aspect concret: la lutte des formes nouvelles de la démocratie contre ses formes anciennes, qui servent le capitalisme et qui lui sont subordonnées. Là encore, l'existentialisme représente la forme la plus évoluée de la « troisième voie », puisqu'il opère avec une conception extrême, abstraite et subjective de la liberté, en liaison avec une approbation -abstraite encore- du socialisme et avec une protestation contre l'absence de liberté dans les manifestations les plus voyantes du capitalisme. L'existentialisme reflète ainsi, sur le plan de l'idéologie, le chaos spirituel et moral de l'intelligence bourgeoise actuelle.

    En ce qui concerne enfin le nihilisme, il se trouve être très étroitement lié à toutes ces questions et tout d'abord à la prise de conscience, que l'évolution historique tend de plus en plus à imposer aux hommes, du caractère transitoire des assises de leur existence sociale et individuelle. C'est cette prise de conscience, dépourvue de toute perspective concrète et vraie, qui donne naissance au nihilisme." (pp.18-19)

    "L'athéisme de Heidegger et de Sartre est tout aussi religieux que celui de Nietzsche, bien qu'il doive ses bases à Kierkegaard. L'horizon religieux, qui se forme ainsi, se rapproche dangereusement de tous les mythes modernes. L'existentialisme porte donc l'empreinte du même nihilisme spontané que toute idéologie bourgeoise moderne." (p.20)

    "De nombreuses écoles philosophiques dont le fascisme s'est emparé (Nietzsche, par exemple) continuent de bénéficier d'une popularité inchangée dans de larges milieux antifascistes bourgeois." (p.23)

    "La philosophie de l'impérialisme ne peut être comprise et critiquée qu'à la lumière des lois fondamentales de la société capitaliste, parce qu'il va de soi que l'influence de la structure économique se manifeste également dans le domaine de la philosophie." (p.24)

    "Dans la société capitaliste le fétichisme est inhérent à toutes les manifestations idéologiques. Cela veut dire, sommairement, que les relations humaines, qui se maintiennent, dans la plupart des cas, par l'intermédiaire d'objets, apparaissent, pour ces observateurs trompés par le mirage superficiel de la réalité sociale, comme des choses ; les relations entre les êtres humains apparaissent donc sous l'aspect d 'une chose, d'un fétiche. C'est l'élément fondamental de la production capitaliste, la marchandise, qui fournit l'exemple le plus clair de cette aliénation. Aussi bien par sa production que par sa circulation, la marchandise est, en effet, l'agent médiateur de relations humaines concrètes (capitaliste-ouvrier, vendeur-acheteur, etc.) et le fonctionnement de conditions sociales et économiques -c'est-à-dire de relations humaines- très concrètes et très précises est nécessaire pour que le produit du travail de l'homme devienne marchandise. Or, la société capitaliste masque ces relations humaines et les rend indéchiffrables: elle dissimule de plus en plus le fait que le caractère de marchandise du produit du travail humain n'est que l'expression de certaines relations entre les hommes. Ainsi, les qualités de marchandise du produit (son prix, par exemple) s'en détachent et deviennent des qualités objectives, comme le goût de la pomme ou la couleur de la rose. Le même processus d'aliénation a lieu dans le cas de l'argent, dans celui du capital et de toutes les catégories de l 'économie capitaliste : les relations humaines prennent l'aspect de choses, de qualités objectives d'objets. Plus une de ces catégories est éloignée de la production matérielle effective, plus le fétiche est vide, dépourvu de tout contenu humain. Il va de soi que, pour la pensée bourgeoise, son effet de fétiche n'en est que plus profond. Voilà pourquoi l'évolution du capitalisme dans le stade impérialiste ne fait qu'intensifier le fétichisme général, puisque, du fait de la domination du capital financier, les phénomènes à partir desquels il serait possible de dévoiler la réification de toutes les relations humaines deviennent de moins en moins accessibles à la réflexion de la moyenne des gens.

    Au point de vue de la philosophie, il importe de retenir que cet enlisement dans le fétichisme exerce un effet anti-dialectique sur la pensée. De plus en plus, la société se présente à la pensée bourgeoise comme un amas de choses mortes et de relations entre objets, au lieu de s'y refléter telle qu'elle est, c'est-à-dire comme la reproduction ininterrompu et sans cesse changeante de relations humaines. Le climat mental ainsi créé est très défavorable pour la pensée dialectique. Le parasitisme propre au stade impérialiste ne fait qu'intensifier cette évolution. La plupart des intellectuels se trouvent, en effet, très éloignés du processus de travail effectif qui détermine la structure véritable et les lois de l'évolution de la société ; ils sont si profondément encastrés dans la sphère des manifestations secondaires de la production sociale -qu'ils considèrent d 'ailleurs comme capitales- que la mise à jour des relations humaines masquées par l'aliénation devient pour eux chose impossible." (pp.26-28)

    "[La philosophie] a pour objet les questions dernières de l'existence et de la connaissance : c'est-à-dire la conception du monde elle-même, sous ses formes abstraites et générales. Là, au contraire, où la manifestation idéologique a pour objet immédiat la réalité sociale directement donnée -et non pas sa somme abstraite ou ses principes généraux- la vue courageuse et impartiale de la réalité compense très souvent les défauts de la conception idéologique. La littérature nous fournit de nombreux exemples d'écrivains aux idées personnelles influencées par le fétichisme qui savent, dans une large mesure, s'en débarrasser dans leur création littéraire. En d'autres termes, ces écrivains savent représenter, dans leurs œuvres, les relations humaines en tant que telles, en dépit de leurs idées individuelles contraires. Mais, dans la philosophie, où les principes derniers eux-mêmes sont mis en question, l'objet de l'étude ne saurait exercer cette influence salutaire." (p.29)

    "Ce sont les vastes intérêts généraux d'une classe, placée sur la scène de l'histoire mondiale, objectivement appelée à transformer dans le sens du progrès l'ensemble de la société qui reçoivent leur expression adéquate dans les œuvres de la philosophie classique. [...] Les penseurs de cette époque avaient à la fois un sens subtil et robuste de la réalité et leurs erreurs mêmes relèvent de l'histoire mondiale, parce qu'elles sont issues d'illusions héroïques, correspondant à des nécessitées historiques." (pp.30-31)

    "En 1830 commence le processus de décomposition de la philosophie bourgeoise classique, qui s'achève avec la révolution de 1848. Cette date forme dans l'évolution de la philosophie le seuil d'une nouvelle période qui se termine à peu près au début de la période impérialiste. Le combat offensif de la bourgeoisie contre les survivances du féodalisme est désormais fini : c'est la défensive contre le prolétariat montant qui lui succède. L'autre grand processus historique de l'époque des révolutions bourgeoises, celui de la formation des Etats nationaux prend également fin par la réalisation de l'unité nationale allemande et italienne dans le cadre d'Etats réactionnaires. C'est l'ère des compromis sociaux étouffants, celle de Napoléon III et de Bismarck. L'ancienne démocratie bourgeoise périclite et se défait continuellement depuis 1848. Libéraux et démocrates se séparent et finissent par se tourner les uns contre les autres: le libéralisme se transforme en un « libéralisme national » de caractère conservateur. [...]

    La philosophie de cette période constitue le reflet exact, sur le plan de la pensée, du compromis social. Elle renonce à l'ambition de fournir la réponse aux ultimes questions de l'esprit. Sur le plan de la théorie de la connaissance, cette tendance se manifeste par l'agnosticisme qui prétend que nous ne pouvons rien savoir de l'essence véritable du monde et de la réalité et que cette connaissance serait d'ailleurs sans aucune utilité pour nous. Nous n'avons à nous préoccuper que des seules acquisitions des sciences, spécialisées et séparées les une des autres, connaissances indispensables au point de vue de la vie pratique de tous les jours. Le rôle de la philosophie, selon l'agnosticisme, doit se borner à veiller à ce que personne ne puisse franchir les limites définies par les sciences et à ce que personne n'ose tirer des sciences économiques et sociales certaines conclusions qui risqueraient de discréditer le régime. Dans le même sens, l'agnosticisme s'interdit d'exploiter les découvertes des sciences naturelles contre les dogmes religieux. Cette philosophie répudie par principe toutes les recherches tendant à élaborer une conception cohérente du monde car une vue d 'ensemble définirait les limites tracées par la science qu'elle considère comme l'autorité suprême.

    Cette philosophie qui se présente dans la plupart des cas sous les traits d'un néo-kantianisme ou du positivisme, n'est pas la seule philosophie de l'époque. Mais ces deux tendances sont dominantes. Parallèlement à leur évolution on peut enregistrer certaines tentatives de renouveler l'ancien matérialisme mécanique, tentatives d'ailleurs assez médiocres (Moleschott, Büchner, etc.). L'influence de Schopenhauer, surtout parmi les intellectuels indépendants est également assez profonde. Philosophe du pessimisme, il jouit du prestige de l'apôtre du mépris d'une existence devenue tout à fait dépourvue de sens." (pp.31-34)

    "Nombreux sont ceux parmi les grands penseurs du stade impérialiste qui se trouvent en dehors de l'enseignement officiel (Nietzsche, Spengler, Keyserling, Klages, etc.) ; Simmel et Scheler, eux aussi, restent longtemps en dehors des Facultés. Peu à peu la nouvelle orientation s'impose à une partie de l'enseignement officiel, lequel finit par admettre que la philosophie doit être « intéressante » (Croce, Bergson, Huizinga, etc.)." (p.36)

    "Ce ne sont pas les constructions utopiques qui manquent, visant à la transformation de la culture, même par des moyens révolutionnaires, comme par exemple chez Nietzsche, mais l'intangibilité de la base sociale et économique du capitalisme est toujours respectée. Nietzsche critique sévèrement les symptômes culturels de la division capitaliste du travail, sans envisager la moindre transformation de l' organisation sociale." (p.39)

    "Faut-il dire qu'on ne parle jamais des contradictions de la culture capitaliste, mais de celles de la culture en général, de la culture tout court ? C'est peut-être Georg Simmel qui est le représentant le plus éminent de cette philosophie de la crise latente." (p.43)

    "Mach et les néokantiens élaborent une théorie de la connaissance qui se borne à faire des concessions terminologiques aux sciences naturelles et s'efforce d'émousser le tranchant du « réalisme naïf » des savants. Tout comme pour Berkeley, les idées et les réalités sont identiques pour eux. La réalité dont ils parlent devient ainsi effectivement une et indivisible -mais elle est celle de l'idéalisme subjectif." (p.50)

    "Sa théorie de la connaissance et sa morale affirment et défendent les droits du corps, sans faire aucune concession au matérialisme philosophique. Or, l'aspect philosophique d'un corps ainsi privé de toute matière ne peut être que mythique. C'est là un élément de ce biologisme particulier et de cette psychologie reposant sur de prétendues bases biologiques, qui prennent chez Nietzsche la place d'une conception sociale." (p.51)

    "Dès qu'il abandonne l'agnosticisme, l'idéalisme, quel qu'il soit, tombe dans la fabrication de mythes, puisqu'il est forcé d'attribuer à des constructions pures de l'esprit un rôle de réalité dans l'explication des phénomènes réels.

    Plus un système philosophique se rapproche de l'idéalisme objectif plus il accuse cette tendance à fabriquer des mythes le « lch » de Fichte l'accuse plus fortement que le « Bewusstsein überhaupt » de Kant et le « Weltgeist » de Hegel encore plus clairement que la construction fichtéenne. Seulement ces constructions de l'esprit, prises pour des réalités contiennent, à ce stade-là encore, les éléments d 'une exploration tout à fait loyale de la réalité. Il est encore parfaitement possible de reconnaître partout les éléments de réalité dont ces constructions de l'esprit sont à la fois la première révélation et la représentation défigurée sur le plan de la pensée. Ces constructions d 'allure mythique ne sont en réalité que la brume de la philosophie, qui précède le lever du soleil de la connaissance.

    La situation est tout à fait différente lorsque nous considérons la philosophie de la période impérialiste. Ici, la construction de l'esprit, le mythe s'oppose d'abord à la con­naissance scientifique ; la première mission du mythe est de dissimuler et de rendre obscures les conséquences sociales des acquisitions de la science. Dès le début de cette période de la philosophie, la mythification nietzschéenne assume ce rôle à l'égard des découvertes du darwinisme." (pp.51-52)

    "
    (pp.53-57)
    -Georg Lukács, Existentialisme ou marxisme ?, Paris, Éditions Nagel, 1961 (1948 pour la première édition française), 292 pages.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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