« [Toute production journalistique est une traduction car] il n’y a pas de « restitution » du réel qui ne soit aussi une adaptation à des codes linguistiques (ici ceux du journalisme d’agence) et plus largement un formatage. »
« Le modèle « grammatical » de l’action proposé par Cyril Lemieux [Lemieux 2000, 2009] identifie trois ensembles de règles (ou grammaires) auxquels les journalistes et leurs interlocuteurs s’obligent mutuellement selon les situations. L’analyse des critiques adressées aux journalistes et des fautes qui les ont motivées lui permet de dégager une pluralité de règles positives et de normes tacites sur lesquelles reposent les jugements des professionnels. Quelles sont ces règles ? Un premier ensemble relève de ce que Lemieux appelle la grammaire publique (ou grammaire de la distanciation). Ces règles sont mobilisées par les acteurs dans les situations les plus publiques et consistent à « appuyer son action ou son jugement » sur des raisons qui soient partageables par un tiers (par opposition à des raisons « personnelles » d’agir). Ainsi, dans la culture professionnelle des journalistes, le fait de recouper l’information, la prise de distance énonciative avec les sources (par exemple, passer du « tu » au « vous »), la conservation de l’initiative, l’acquisition de preuves juridiquement recevables pour dénoncer, le respect de la polyphonie (ou pluralisme des sources) ou encore, la séparation des faits et des commentaires relèvent typiquement de la grammaire publique. Un second ensemble de règles, mobilisées plutôt dans la relation privée avec les sources, appartient à une autre grammaire dite naturelle (ou grammaire de l’engagement et de la réciprocité). Les faits de se montrer intime, de respecter le « off », de « renvoyer l’ascenseur » correspondent au suivi de règles de ce genre qui permettent aux acteurs, à l’abri du regard des tiers, d’établir entre eux et de consolider des liens de confiance réciproques. Enfin, un troisième ensemble de règles relève de la grammaire de la réalisation (ou grammaire du réalisme). De telles règles sont mobilisées dans des situations où les journalistes « réalisent » qu’écrire un article critique va entraîner des représailles (par exemple de la part d’un annonceur ou d’une source), que leur article n’est pas assez adapté aux « formats de production » (pas assez « punchy » ou « sexy ») ou encore que, s’ils tardent trop, des concurrents vont les « doubler ».
Ce modèle d’analyse pluraliste permet d’étudier au plus près les tensions auxquelles les journalistes sont confrontés du fait de la nécessité de se plier à des exigences parfois contradictoires, et donc la possibilité de commettre des fautes, aux yeux de certains partenaires au moins, en ne suivant pas la règle qu’ils s’attendent à voir respectée. La plus évidente de ces contradictions pour le travail des agenciers, et la plus documentée ([Paillet, 1974], [Palmer, 1996], [Lagneau, 2002]), a trait à la nécessité de « faire vite et bien », c’est-à-dire de proposer une traduction journalistique de l’événement à la fois rapide et exacte (tension entre la règle (de distanciation) du recoupement et la règle (réaliste) du non dépassement par la concurrence). »
« Cyril Lemieux propose d’opposer deux grandes façons de se montrer réaliste dans les mondes du journalisme. La première, qu’il appelle réalisme politique, tend à faire prévaloir la règle de l’anticipation des ruptures de coopération et celle de l’interprétation par l’intérêt à communiquer (règle qui consiste à rapporter le comportement d’autrui à ses intérêts supposés, pour ne pas être dupe par exemple des raisons pour lesquelles il vous fait une confidence). La seconde, dénommée réalisme économique parce que, historiquement, elle a accompagné et servi l’extension du capitalisme dans les univers médiatiques, s’appuie sur deux autres règles réalistes : le respect des formats de production et de diffusion, et le non dépassement par la concurrence (ne pas se mettre en retard par rapport aux médias concurrents). »
-Éric Lagneau, « Ce que Ségolène Royal n’a pas assez vu. L’AFP entre réalismes politiques et économiques », Réseaux, 2009, n°157, pp.13-59 : https://shs.cairn.info/revue-reseaux-2009-5-page-13?lang=fr#re1no1
« Le modèle « grammatical » de l’action proposé par Cyril Lemieux [Lemieux 2000, 2009] identifie trois ensembles de règles (ou grammaires) auxquels les journalistes et leurs interlocuteurs s’obligent mutuellement selon les situations. L’analyse des critiques adressées aux journalistes et des fautes qui les ont motivées lui permet de dégager une pluralité de règles positives et de normes tacites sur lesquelles reposent les jugements des professionnels. Quelles sont ces règles ? Un premier ensemble relève de ce que Lemieux appelle la grammaire publique (ou grammaire de la distanciation). Ces règles sont mobilisées par les acteurs dans les situations les plus publiques et consistent à « appuyer son action ou son jugement » sur des raisons qui soient partageables par un tiers (par opposition à des raisons « personnelles » d’agir). Ainsi, dans la culture professionnelle des journalistes, le fait de recouper l’information, la prise de distance énonciative avec les sources (par exemple, passer du « tu » au « vous »), la conservation de l’initiative, l’acquisition de preuves juridiquement recevables pour dénoncer, le respect de la polyphonie (ou pluralisme des sources) ou encore, la séparation des faits et des commentaires relèvent typiquement de la grammaire publique. Un second ensemble de règles, mobilisées plutôt dans la relation privée avec les sources, appartient à une autre grammaire dite naturelle (ou grammaire de l’engagement et de la réciprocité). Les faits de se montrer intime, de respecter le « off », de « renvoyer l’ascenseur » correspondent au suivi de règles de ce genre qui permettent aux acteurs, à l’abri du regard des tiers, d’établir entre eux et de consolider des liens de confiance réciproques. Enfin, un troisième ensemble de règles relève de la grammaire de la réalisation (ou grammaire du réalisme). De telles règles sont mobilisées dans des situations où les journalistes « réalisent » qu’écrire un article critique va entraîner des représailles (par exemple de la part d’un annonceur ou d’une source), que leur article n’est pas assez adapté aux « formats de production » (pas assez « punchy » ou « sexy ») ou encore que, s’ils tardent trop, des concurrents vont les « doubler ».
Ce modèle d’analyse pluraliste permet d’étudier au plus près les tensions auxquelles les journalistes sont confrontés du fait de la nécessité de se plier à des exigences parfois contradictoires, et donc la possibilité de commettre des fautes, aux yeux de certains partenaires au moins, en ne suivant pas la règle qu’ils s’attendent à voir respectée. La plus évidente de ces contradictions pour le travail des agenciers, et la plus documentée ([Paillet, 1974], [Palmer, 1996], [Lagneau, 2002]), a trait à la nécessité de « faire vite et bien », c’est-à-dire de proposer une traduction journalistique de l’événement à la fois rapide et exacte (tension entre la règle (de distanciation) du recoupement et la règle (réaliste) du non dépassement par la concurrence). »
« Cyril Lemieux propose d’opposer deux grandes façons de se montrer réaliste dans les mondes du journalisme. La première, qu’il appelle réalisme politique, tend à faire prévaloir la règle de l’anticipation des ruptures de coopération et celle de l’interprétation par l’intérêt à communiquer (règle qui consiste à rapporter le comportement d’autrui à ses intérêts supposés, pour ne pas être dupe par exemple des raisons pour lesquelles il vous fait une confidence). La seconde, dénommée réalisme économique parce que, historiquement, elle a accompagné et servi l’extension du capitalisme dans les univers médiatiques, s’appuie sur deux autres règles réalistes : le respect des formats de production et de diffusion, et le non dépassement par la concurrence (ne pas se mettre en retard par rapport aux médias concurrents). »
-Éric Lagneau, « Ce que Ségolène Royal n’a pas assez vu. L’AFP entre réalismes politiques et économiques », Réseaux, 2009, n°157, pp.13-59 : https://shs.cairn.info/revue-reseaux-2009-5-page-13?lang=fr#re1no1