L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

Le deal à ne pas rater :
Pokémon Évolutions Prismatiques : coffrets et dates de sortie de ...
Voir le deal

    Joseph Moreau, La conscience et l'être

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20739
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Joseph Moreau, La conscience et l'être Empty Joseph Moreau, La conscience et l'être

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 22 Oct - 19:54


    "Ce qui frappe l'historien de la philosophie, quand il considère le mouvement de la philosophie contemporaine, c’est son ingratitude à l’égard du passé. Plus même que de l’ingratitude, plus que le refus de ce qui lui est dû, la résolution de se passer de lui, de ne rien lui devoir. Lorsqu’à la fin de 1947 la vénérable Revue de Métaphysique et de Morale eut rajeuni son état-major, les abonnés reçurent une circulaire où se lisait ceci :

    « La coupure de la deuxième guerre mondiale a consacré en Occident un changement capital dans le style même de l’existence. Nous n avons pas fini de dénombrer les profondes transformations ainsi réalisées dans les conditions de notre vie matérielle et spirituelle. Une autre civilisation est née, parmi les tourments d’une crise dont l’issue demeure encore incertaine. L’homme de l’ère atomique s’interroge aujourd’hui sur le sens douteux de son destin. [...]
    Il n’est plus possible de penser en ce moment comme il y a dix ans. Et la philosophie française, naguère installée sur des positions qui lui paraissaient solidement établies, se cherche à présent dans une inquiétude qui reflète l’inquiétude générale de notre époque. Jamais sans doute la réflexion ne s’est elle-même sentie aussi étroitement solidaire de l’ordre de l’univers et de l’actualité des événements.
    »

    C’était le temps où M. Jean Wahl lançait une nouvelle revue intitulée Deucalion, l’homme qui a survécu au Déluge et qui a tout à refaire à partir du néant.

    A vrai dire, ce style et cet accent nouveaux dans la philosophie française n’étaient qu’une nouveauté apparente, ou plus exactement un produit d’importation. C’était l’envahissement de la philosophie française par des formes de pensée qui s'étaient développées en Allemagne entre les deux guerres, mais qui n avaient rencontré en France que peu d'écho. Elles déferlaient maintenant, ramenées parfois de captivité, et à la suite de l'invasion s'installaient sans résistance. Le discrédit de la langue allemande, consécutif à la défaite de l'Allemagne, l'incapacité d’une grande partie du public d’avoir accès aux œuvres originales faisaient trouver de géniales inventions là où il n'y avait, le plus souvent, que des pastiches. Travestie en français, la phénoménologie allemande allait trouver accès auprès de publics ou dans des pays où elle serait demeurée inconnue." (pp.5-6)

    "Le rôle de la philosophie française, nourrie d’une longue tradition, eût été de dégager des tentatives laborieuses de la phénoménologie la contribution qu'elles apportaient aux problèmes permanents de la philosophie, de digérer la phénoménologie, de l'assimiler à la substance de la philosophia perennis. Au lieu de cela, une génération avide d'étonner le public français en revêtant un plumage insolite a développé les thèmes de la phénoménologie comme l'expression d’une philosophie nouvelle, sans passé, seule habile à répondre aux préoccupations du temps présent. Le jargon phénoménologique a tenu lieu de l'effort de réflexion originale." (p.6)

    "L’intentionalité n’est [...] pas une découverte de la phénoménologie. Non seulement cette notion, sous sa désignation explicite, est empruntée à la philosophie médiévale : elle a été transmise à Husserl par son maître Brentano, interprète d’Aristote et des scolastiques ; mais les philosophes les plus notables de l’Antiquité et des Temps Modernes, sans faire usage du terme d’intentionalité, ont exercé leur réflexion sur ce caractère essentiel de la conscience.

    « Ce qui caractérise tout phénomène psychique, écrivait Brentano dans sa Psychologie du point de vue empirique, c’est ce que les scolastiques du Moyen-Age ont appelé la présence intentionnelle [...] (ou encore mentale), et ce que nous pourrions appeler nous-mêmes —en usant d’expressions qui n’excluent pas toute équivoque verbale— rapport à un contenu, direction vers un objet (sans qu’il faille entendre par là une réalité), ou objectivité immanente [...] Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon. Dans la représentation, c’est quelque chose qui est représenté, dans le jugement quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l’amour quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose qui est haï, dans le désir quelque chose qui est désiré, et ainsi de suite.

    [...] Cette présence intentionnelle appartient exclusivement aux phénomènes psychiques. Aucun phénomène physique ne présente rien de semblable. Nous pouvons donc définir les phénomènes psychiques en disant que ce sont les phénomènes qui contiennent intentionnellement un objet [...] en eux. »

    Cette conception du fait psychique, exprimée par Brentano, évoque la remarque fondamentale de la psychologie de Spinoza : Tout mode mental (modus cogitandi), comme l’amour, le désir ou toute autre affection, suppose l’idée de la chose aimée, désirée, etc. C’est donc, suivant Spinoza, parce que tout fait psychique, tout mode mental, implique l’idée qu’il est de nature intentionnelle ; car l’intentionalité est un caractère essentiel de l’idée.

    Ce caractère intentionnel de l’idée est mis en lumière par Descartes, au cours de sa IIIe Méditation. Les scolastiques entendaient par intentio l’acte de l’esprit qui s’applique à un objet [...]Telle est l'intentio au sens originel du terme, ou intentio formalis ; mais ce terme sert à désigner aussi le contenu de pensée auquel l’esprit s’applique [intentio objectiva] : non pas l’objet réel, mais l’objet pensé en tant que pensé ou, comme on dirait aujourd’hui, l’objet intentionnel. Descartes, sans faire usage du terme intentio, établit une distinction qui correspond exactement à celle de l’intention formelle et de l’intention objective. Les idées, nous dit-il, peuvent être considérées d’une part comme des modes de penser (modi cogitandi), des faits psychiques ; en cela consiste leur réalité formelle ou, selon une autre expression scolastique, leur être subjectif (esse subjectivum [...] ; mais on peut les considérer aussi comme des images des choses (imagines rerum), les unes représentant une chose, les autres une autre. Considérées de ce point de vue, il y a entre elles une grande inégalité : celle qui représente une substance contient plus de réalité objective que celles qui représentent des modes ou des accidents ; il y a plus de réalité objective dans l’idée d’un homme, d’un animal ou d’une pierre, que dans celle d’une grandeur, d’une qualité ou d’une relation; enfin, celle par laquelle je conçois Dieu ou l’être infiniment parfait contient plus de réalité objective que toute autre.

    Qu’entendre par cette « réalité objective » ? Elle se conçoit par opposition à la réalité formelle, à l’être subjectif, non de l’idée, mais de la chose. Il y a une réalité formelle, un être subjectif, non seulement de l’idée, considérée comme fait psychique, mais de l’homme ou de la pierre; c’est l’être qu’ils ont dans la nature. Mais la pierre et l’homme présents à l’entendement, représentés dans une idée, même s’ils n’existent pas dans la nature, ont néanmoins un être dans la pensée; ils sont, du moins, en tant qu’objets de pensée ; ils ont une réalité objective, un être intentionel, qui fait le contenu de l’idée. C’est ainsi que les idées contiennent plus ou moins de réalité objective selon qu’il y a plus ou moins de réalité actuelle dans les choses qu’elles représentent : « car tout ce que nous concevons comme étant dans les objets des idées », ce qui revient à dire dans les choses, « tout cela est objectivement ou par représentation dans les idées mêmes »." (pp.9-11)

    "Ces considérations de Husserl ont eu un extraordinaire retentissement. On a voulu y voir une découverte qui renouvelait complètement la position des problèmes fondamentaux de la philosophie, le problème de la connaissance et le problème de la réalité. La théorie de la connaissance, nous dit-on, avait toujours échoué devant ce problème : en quoi peut consister l’accord ou adéquation de l’idée et de la chose, de la pensée et de la réalité ? On se rappelle la réflexion de Spinoza : « L’idée... est quelque chose de distinct de son idéat : autre chose est le cercle, autre chose l’idée du cercle. L’idée du cercle, en effet, n’est pas quelque chose qui ait une périphérie et un centre, comme le cercle. » Or, demande un interprète de Heidegger, « si l’idée de cercle n’est pas circulaire, comment peut-elle s’accorder avec le cercle et lui être adéquate ? Mais si, renonçant à son être d’idée, elle devait, par impossible, devenir cercle elle-même, comment pourrait-elle encore nous « représenter » ou nous « faire connaître » le cercle, puisque de « connaissance de la chose » elle serait devenue à son tour « chose à connaître »? Pour éviter cette régression à l’infini, il faut que l’idée ne soit pas pour l’esprit un objet, même immédiat, mais la vision ou la visée de la chose même, ce qu’elle est déjà dans l’argument ontologique » [H. Birault, « Existence et vérité », Revue de Métaphysique et de Morale, 1951, p. 49].

    Faudrait-il donc admettre que le privilège de l’idée de Dieu, sur quoi repose l’argument ontologique, c’est qu’elle est la visée de son objet, tandis que les autres idées se réduiraient à des « peintures muettes »? Descartes ne fait-il pas, au contraire, consister ce privilège dans la richesse de son contenu, dans le fait qu’elle contient plus de réalité objective que toute autre, et ne reconnaît-il pas expressément dans toute idée une intention formelle et un contenu objectif, un objet intentionel ? L’intentionalité n’est donc pas une découverte d’hier ; en outre, une fois reconnue l’intentionalité de la pensée, les problèmes de la connaissance et de la réalité ne sont pas résolus pour autant; on ne saurait dire même que la position en soit renouvelée, si l’on remarque qu’ils continuent à se poser dans les termes mêmes où ils se posaient à la philosophie classique." (pp.12-13)

    "« Celui qui connaît, demande Socrate dans la République, connaît-il quelque chose ou rien ? — Il connaît quelque chose. — Quelque chose qui est, ou qui n’est pas ? - Quelque chose qui est ; comment, en effet, s’il n’est pas, quelque chose pourrait-il être connu ? »

    Il y a incontestablement dans ces déclarations l’affirmation du caractère intentionel de la connaissance : pas de connaissance qui n’ait un objet, qui ne soit connaissance de quelque chose ; et aussi l’affirmation que cet objet est, sans quoi il ne saurait être connu. Mais en quoi consiste cet être de l’objet de la connaissance ?

    On a cru généralement que Platon réclamait là pour l’objet de la connaissance l’être absolu et en soi. L’objet de la connaissance intellectuelle notamment, l’objet intelligible ou idée, serait une réalité, subsistant en soi, en dehors des choses sensibles et en dehors de l’esprit. Une telle conception est ce qu’on appelle le réalisme de l’intelligible, à quoi se ramène, dans l’interprétation courante, la théorie platonicienne des Idées. Mais cette interprétation de l’idée comme entité « séparée », subsistant en soi, bien que suggérée souvent par le langage de Platon, est loin de s’imposer ; au contraire, Platon lui-même, dans la première partie du Parménide, nous met en garde contre elle et en signale les difficultés. Ce qu’il y a à retenir du texte de la République, c’est donc seulement qu’il n’y a pas de connaissance qui n’ait un objet, et que l’objet de la connaissance est un objet qui est. Mais en quel sens doit-on dire qu’il est ?

    La critique du réalisme de l’intelligible, développée dans la première partie du Parménide, peut nous aider à résoudre cette question. Si l’objet de la connaissance intellectuelle, l’essence intelligible ou idée, est une entité subsistant en soi, en dehors des choses et en dehors de l’esprit, comment peut-elle entrer dans l’esprit, devenir objet de connaissance ? Comment, d’autre part, peut-elle nous faire connaître les choses ? L’idée ainsi entendue, l’idée séparée, doublement séparée, est objet à connaître et non moyen de connaissance ; elle ressuscite le problème qu’elle est appelée à résoudre. Tel est le sens de l’objection du « troisième homme », difficulté classique aperçue bien avant Heidegger : si l’idée de l’homme, par le moyen de laquelle nous connaissons tous les hommes, est une entité séparée, un « homme intelligible », il faudra encore une idée pour le connaître, et ainsi de suite, à l’infini. C’est pour répondre à cette difficulté que Socrate, qui défend la théorie des Idées contre les attaques de Parménide, envisage de considérer l’idée non comme une entité séparée, subsistant en soi, mais comme une pensée, qui ne peut se produire que dans l’esprit [...] ; il propose, en somme, de réduire l’idée, l’objet intelligible ou eidos, à un mode de penser (modus cogitandi), à un noêma." (pp.13-14)

    "Mais cet objet de la pensée n’a pas l’être d’un mode mental ; l’objet intelligible (eidos) ne saurait se réduire à un noêma. L’objet de la connaissance est ; or, s’il n’est pas une entité subsistant en soi, il n’est pas non plus, du moins absolument et en général, une modification du sujet pensant. Sans doute peut-il y avoir connaissance d’une modification subjective, d’une affection ou même d’une pensée, bref conscience de conscience ; mais ce redoublement ne saurait aller à l’infini. Il faut qu’il y ait finalement conscience d’objet, d’un objet dont l’être est distinct du sujet ; autrement, on aboutirait à cette conséquence qu’il n’y a rien d’autre que des pensées, que chaque chose est constituée de pensées et qu’ainsi tout pense [...] ou qu’il est finalement des pensées, mais qui ne pensent pas [...] Conséquence que l’on peut encore formuler en ces termes : ou l’être sera constitué d’une cascade infinie de pensées (panpsychisme), ou la pensée s’arrête à des objets mentaux, qui ne sont pas en dehors de l’esprit, qui sont en ce sens des pensées, mais des pensées-pensées et non des pensées-pensantes, telles que sont, par exemple, les idées de Berkeley, qui ne sont pas without the mind, mais qui ne sont pas cependant of the mind, des idées dont sont constituées les choses, mais qui ne sont pas pas constitutives de l’esprit.

    En rejetant la réduction de l'eidos à un noêma, Platon rejette donc une certaine conception de l’être de l’idée, une certaine façon de concevoir l’être qu’on ne saurait refuser à l’objet de la connaissance. Cet être n’est ni l’être en soi, ni l’être d’une modalité subjective.
    On a cru qu’en rejetant la réduction de l'eidos à un noêma, Platon condamnait toute interprétation idéaliste de sa doctrine, qu’il confirmait le réalisme de l’intelligible, que toute la critique du Parménide au contraire conteste. Comme si l’idéalisme se caractérisait par la réduction de l’idée à une modification subjective ! Comme s’il s’identifiait avec le subjectivisme, alors qu’il consiste au contraire dans une théorie de la connaissance, qu’il recherche le fondement de l’objectivité ! Ce que Platon condamne ici, c’est ce qu’on peut appeler le psychologisme, en entendant par là la doctrine pour qui la connaissance se réduit à un fait psychologique ; et le problème qui se pose après le rejet du psychologisme et du réalisme de l’intelligible, c’est de savoir quelle sorte d’être il faut accorder à l’objet pour que, sans se confondre avec une modalité du sujet, il puisse cependant être connu. Tel est le problème primordial de la philosophie spéculative, problème des rapports de l’être et du connaître, de la pensée et de la réalité, où s’accuse la connexion indissoluble de l’ontologie et de la gnoséologie. Impossible, comme le voudrait certain idéalisme, de réduire toute la métaphysique à la théorie de la connaissance, d’exclure radicalement toute ontologie ; impossible en revanche de constituer une ontologie, si ce n’est sur la base d’une critique de la connaissance. Le problème qui se pose de la sorte à l’interprète du platonisme est le problème initial auquel s’est appliqué Husserl." (pp.14-16)

    "Husserl, dans la première partie de ses Logische Untersuchungen, intitulée Prolégomènes à une Logique pure, s’applique à établir que la logique est irréductible à la psychologie. Sans doute les opérations qui aboutissent à la connaissance sont-elles des faits psychiques ; mais ce qui confère à ces opérations un sens et une valeur (Sinn und Geltung) est d’un autre ordre et ne relève pas de l’explication psychologique. Il faut distinguer, selon Husserl, entre la connexion psychologique, l’enchaînement des représentations, jugements, intuitions, conjectures, interrogations, par lesquelles s’effectue la recherche ou s’exprime la découverte, et la connexion logique, l’ordre idéal des vérités ou des raisons, d’où la connaissance tire sa validité universelle et son objectivité. C’est à peu près en ce sens que Spinoza distinguait entre l’ordre et l’enchaînement des affections du corps humain ou des images, et l’enchaînement des idées, qui se fait selon l’ordre de l’entendement et qui est le même pour tous les hommes. Faute de cet ordre idéal de l’entendement, nous serions incapables de reconnaître l’ordre réel des choses ; bien loin que la logique puisse être absorbée dans la psychologie, la psychologie ne saurait se constituer comme science sans se référer à l’ordre idéal de la logique.

    Husserl appuie sa distinction sur la considération des mathématiques. La réduction de la logique à la psychologie entraînerait l’absorption dans la psychologie de la mathématique pure elle-même. Les mathématiques, en effet, sont considérées traditionnellement, malgré les réserves de Kant, comme des sciences de pur raisonnement ; les mathématiques, disait Leibniz, sont une « promotion » de la logique ; et les travaux de l’axiomatique ont remis en honneur cette parenté des mathématiques et de la logique. D’ailleurs, les théorèmes mathématiques n’ont-ils pas été considérés de tous temps comme le type de ces « vérités éternelles », de ces propositions universelles et nécessaires, parmi lesquelles se rangent au premier rang les axiomes de la logique ? Or Husserl, en raison sans doute de sa formation mathématique, est fortement attaché à ces « vérités éternelles », qui règnent, dit-il, « dans le royaume intemporel des idées » et qui valent même si aucun homme ne les connaît ou ne les connaîtra jamais ; et la réduction d’une essence mathématique à un produit psychologique lui paraît une monstruosité. C’est par cet attachement à la validité inconditionnelle de l’essence que Husserl a encouru, de la part de ses adversaires, le reproche de logicisme, voire de platonisme. Le platonisme, dans l’esprit de ceux qui en font un reproche, c’est ce que nous avons appelé le réalisme de l’intelligible, tel qu’il s’exprime chez certains mathématiciens. « Les Cantoriens, écrit H. Poincaré, sont réalistes, même en ce qui concerne les entités mathématiques; ces entités leur paraissent avoir une existence indépendante; le géomètre ne les crée pas, il les découvre... On reconnaît la théorie des Idées de Platon. »

    Il semblerait, à en croire ceux qui élèvent contre Husserl le reproche de platonisme, qu’il n’y ait pas de voie possible entre le psychologisme et le réalisme de l’intelligible, qu’on ne puisse éviter l’un qu’en adhérant à l’autre; c’est ce que s’imaginent pareillement ceux qui voient une confirmation de l’interprétation réaliste du platonisme dans le rejet de la réduction de l'eidos à un noêma. Il n’en est rien cependant; et tout l’effort de l’idéalisme platonicien, comme de l’analyse husserlienne, tend à définir le statut de l’Idée, à préciser l’être de l’objet de la connaissance, en évitant ces deux écueils. Or il semble que cette voie intermédiaire ait été indiquée avec clarté par Descartes, au début de sa Ve Méditation.

    « Et ce qui, à mon avis, doit être ici considéré surtout, c’est, dit-il, que je découvre en moi d’innombrables idées de certaines choses qui, même si hors de moi elles n’existent peut-être nulle part, ne peuvent cependant être dites n’être rien; et bien qu’elles soient pensées par moi, en un sens, à mon gré, elles ne sont pas cependant feintes par moi ; mais elles ont leurs vraies et immuables natures. Ainsi, par exemple, lorsque j’imagine un triangle, encore que peut-être une telle figure n’existe nulle part au monde, il y a cependant assurément une certaine nature déterminée de cette figure, autrement dit une essence ou une forme immuable et éternelle, qui n’a point été feinte par moi et ne dépend pas de mon esprit ; comme il apparaît du fait qu’on peut démontrer diverses propriétés de ce triangle, à savoir que ses trois angles sont égaux à deux droits, que le plus grand angle est sous-tendu par le plus grand côté, et autres semblables, que bon gré mal gré je reconnais clairement maintenant, même si je n’y ai pensé nullement auparavant quand j’ai imaginé un triangle, et qui par conséquent n’ont pas été feintes par moi. »

    Descartes considère ici des idées de certaines choses qui, sans exister en dehors de l’esprit, ne sont pas cependant un pur néant ; c’est-à-dire que même s’il n’existe en dehors de mon esprit aucun cercle ou aucun triangle, l’objet de ma pensée, quand je pense à ces figures, n’est pas rien. Faut-il entendre que cet objet est une entité subsistant en soi, distincte des figures sensibles ? C’est de celles-ci, en effet, qu’il est dit que, même si elles n’existent pas, l’objet de ma pensée n’est pas rien. En d’autres termes, Descartes veut-il dire que, même s’il n’existe aucun cercle sensible, le cercle intelligible n’en est pas moins ? Sans doute, c’est là ce qu’il veut dire ; mais il ne réalise pas en dehors de l’esprit le cercle intelligible. L’objet de ma pensée, la figure intelligible, est considéré par lui de deux points de vue. En un sens, l’objet intelligible dépend de ma pensée; il dépend de moi d’y penser ou de n’y penser point ; mais quand j’y pense, j’y dois reconnaître certaines propriétés qui s’imposent à moi que je le veuille ou non [...] et qui constituent l’essence de la figure, sa vraie et immuable nature. On pourrait dire que cette essence ne se réalise pas en dehors de ma pensée ou de celle d’un sujet; mais elle n’est pas cependant feinte par moi, et elle n’est pas la fiction d’un sujet quel qu’il soit. Son être consiste non dans le fait d’être pensée, dans la représentation de tel ou tel sujet, mais dans la nécessité avec laquelle ses propriétés s’imposent à moi, quand j’y pense, ou à n’importe quel sujet, autrement dit dans son objectivité. Ainsi, l’être qu’on doit reconnaître à l’objet de la pensée n’est ni celui d’une chose en soi, d’une entité subsistant en soi, ni celui d’un mode de penser, d’un fait psychique, mais celui de la vérité. « Toutes ces propriétés, continue Descartes, sont sans doute vraies, puisqu’elles sont clairement connues par moi ; et, par conséquent, elles sont quelque chose, et non pas un pur rien (merum nihil) ; il est évident, en effet, que tout ce qui est vrai est quelque chose », « la vérité, ajoute la traduction française des Méditations, étant une même chose avec l’être »." (pp.16-19)
    -Joseph Moreau, La conscience et l'être, Paris, Éditions Aubier - Montaigne, 1958, 160 pages.


    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Sam 16 Nov - 16:46