"Le régime excellent est l’ordre dans lequel n’importe qui pourra parvenir à la meilleure réussite et vivre pleinement heureux (VII, 2, 1324a23-25). Considérant cet argument, il est clair que la conception aristotélicienne du bonheur n’est pas réservée à quelques privilégiés. [...] L’EN décrit pareillement le plus grand des biens humains comme un bien partagé par beaucoup, accessible à tous [...] L’activité rationnelle caractérise en propre chaque personne, de sorte que toutes sont appelées à l’exercer excellemment et peuvent ainsi prétendre au bonheur.
Donc loin de contrer l’accessibilité de l’idéal éthique aristotélicien, son aspect intellectualiste en fait la consolide." (p.2)
"Il apparaît que l’idéal éthique, en principe universellement atteignable dans la mesure où chaque être humain possède la rationalité, est d’abord menacé par des entraves intérieures –les conditions anthropologiques défavorables correspondant en fait à des traits susceptibles de se rencontrer chez toute personne, peu importe sa situation." (p.4)
"La description ainsi obtenue, plutôt que d’être axée sur le contenu de l’idéal aristotélicien, portera sur les caractéristiques de la personne qui l’incarne." (p.5)
[Partie 2 : Les êtres imparfaits]
"Si en effet on est femme, enfant, vieillard, esclave, barbare ou même individu moyen, le bonheur reste certes l’objectif ultime, mais son atteinte se fait alors plus difficile, dans la mesure où ces conditions anthropologiques recèlent des embûches parfois ardues à surmonter ou à contourner." (p.151)
[Chapitre 1 - Les femmes]
"La femme athénienne avait pour objectifs le mariage et la maternité. L’éducation était fonction de ces buts : les garçons, qui se destinaient à la vie politique, étudiaient l’art oratoire et étaient entraînés physiquement, alors qu’il suffisait aux filles d’apprendre les arts domestiques auprès de leur mère. Pendant que les garçons développaient leurs aptitudes physiques et intellectuelles, les filles étaient déjà mariées et mères de famille. L’âge moyen du (premier) mariage pour les filles est estimé à quatorze ans, avec un homme d’environ trente ans, de sorte que l’écart d’âge et d’éducation produisait une union caractérisée par une attitude paternaliste de la part du mari, et une relation peu propice à l’amitié. La séparation des sexes était inscrite dans l’espace ; dans celui de la cité, où les lieux publics étaient fréquentés par les hommes, tandis que les femmes restaient à la maison ; et à l’intérieur de la maison elle même, laquelle comptait des quartiers réservés aux hommes et d’autres aux femmes. Celles-ci y exécutaient leurs travaux, qui consistaient dans les soins aux jeunes enfants, la fabrication des vêtements et la préparation des repas. À cet égard, le mieux qu’une femme pouvait espérer était d’exercer un rôle de gestion. Dans les classes plus aisées, les femmes n’exécutaient pas elles-mêmes les tâches domestiques, aussi étaient-elles appelées à superviser les travaux des esclaves, et donc à développer des connaissances économiques." (pp.153-154)
"Mais de l’aveu même du Stagirite, la science du maître ne présente rien de grand ni de vénérable." (note 7 p.154)
"Il partage certains préjugés anciens à l’endroit des femmes, ainsi écrit-il que la parure d’une femme, c’est son silence. Et c’est sans compter sa biologie de la reproduction, dont une des données fondamentales reste l’infériorité féminine. Dans cette perspective, la femelle serait une privation du mâle, et donc la femme comme un « mâle stérile », qui se caractérise par une impuissance particulière. Pareilles remarques ont mené certains interprètes à parler pudiquement du « conservatisme » d’Aristote ; sous ce rapport, la conception des femmes véhiculée par son œuvre serait le reflet de la condition féminine prévalant dans la société où le philosophe vivait. D’autres n’hésitent pas à qualifier ses vues sur la génération d’outrageantes, voire de misogynes et d’idiotes." (p.155)
"Il s’agit [...] de déterminer si réellement il exclut les femmes de la réalisation du potentiel humain d’autogouvernance par la raison." (pp.155-157)
"En Politique, VII, 16, dans le cadre de la description du meilleur des régimes, Aristote fixe l’âge du mariage vers dix-huit ans pour les femmes [...] Il repousse ainsi de quelques années l’union conjugale par rapport aux pratiques de son époque, ce qui laisse à la future épouse plus de temps pour se développer. L’argumentation qui sous-tend cette position est essentiellement utilitariste, fondée sur le bien-être des femmes, mais aussi sur celui des enfants et de la communauté. Aristote remarque ainsi que chez tous les animaux, les rejetons de parents jeunes sont imparfaits – par exemple, ils sont de petite taille et sont plus souvent des femelles [...] En plus d’être mauvaise pour la procréation, l’union des jeunes gens fait en sorte que les femmes souffrent plus lors de la naissance et meurent en plus grand nombre. Le philosophe ajoute un argument tenant compte de la valeur des femmes en tant que personnes : il importe de donner en mariage des filles plus âgées en regard de la tempérance, car celles qui connaissent jeunes les relations sexuelles passent pour être moins retenues [...] Bien que la promotion de la tempérance féminine soit un brin machiste, la raison invoquée pour retarder le mariage des filles traduit un certain intérêt pour leur développement. Mais celui des garçons prime, Aristote endossant la traditionnelle différence d’âge entre les époux : il fixe l’âge du mariage vers trente-sept ans pour les hommes. La justification d’un tel écart réside dans le fait que la fin de la fécondité tombera alors harmonieusement au même moment pour les deux partenaires – autrement dit, le début de l’union conjugale doit correspondre, pour l’âge, à l’intervalle du terme de la génération (qui est de vingt ans dans la plupart des cas, c’est-à-dire à soixante-dix ans pour les hommes, et à cinquante ans pour les femmes). Donc même si le philosophe reporte le mariage des femmes de quatre ans par rapport à la norme, l’homme demeure avantagé dans une telle relation conjugale. Il dispose de vingt ans de plus que sa compagne pour parfaire son développement avant de se reproduire, et le fait d’être de vingt ans l’aîné de son épouse le place naturellement en situation d’autorité. Sans compter que la justification qu’Aristote donne de cette différence d’âge trahit une vue sur le mariage : celui-ci est contracté avant tout à des fins de procréation." (pp.156-157)
-Louise Rodrigue, L'idéal éthique et son revers chez Aristote, Presses de l'université de Laval, coll. Zêtêsis, 2021, 343 pages.