https://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Groethuysen
"L'absurdité de la vie, le côté irrationnel du monde humain est une des idées maîtresses de la fin du XVIIe siècle. Elle atteint son point culminant chez Bayle. Bayle pose nettement le problème du monde moral. De son point de vue rationnel, la solution ne peut être que négative. Le monde n'est qu'un chaos. La raison, chez Bayle, se dresse contre la raison. Pour que l'homme apprenne à se mépriser, il accumule devant lui toutes les erreurs qui obscurcissent l'entendement humain. Bien présomptueux serait celui qui croirait pouvoir comprendre l'ordre du monde. Il fait penser à un homme qui, n'ayant entendu que deux ou trois mots d'une pièce de théâtre, se croirait autorisé à en parler. « Je ne blâmerai pas Socrate, dit Bayle, d'avoir souhaité une explication de l'univers... Mais cette science n'est pas faite pour le genre humain » (BAYLE, Dict., Article Anaxagoras. Note R). « Les philosophes, dit-il encore, ne sont guère plus en état de juger de la machine du monde que ce paysan de juger d'une grosse horloge. Ils n'en connaissent qu'une petite portion, ils ignorent le plan de l'ouvrier, ses vues, ses fins... la relation réciproque de toutes ses pièces... la sagesse de l'ouvrier est infinie. L'ouvrage est donc tel qu'il doit être. Le détail nous passe : ceux qui veulent y entrer ne se sauvent pas toujours du ridicule. » (BAYLE, Ib., Note 9.) Plus on étudie les philosophes et plus la confusion augmente. Ce ne sont qu'hypothèses qui se contredisent. « La philosophie nous fournit cent exemples de propositions contradictoires, qui ont chacune des preuves également spécieuses, de sorte que les esprit difficiles n'y sauraient choisir le meilleur du moins bon. » (BAYLE, Œuvres diverses, t. II, p. 547.) « Les lumières philosophiques ne peuvent conduire l'homme qu'à lui faire enfin avouer qu'il sait seulement qu'il ne sait rien ; que c'est là le nec plus ultra de la philosophie. » (BAYLE, Dictionnaire, Art. Bunel. Note E.) De sorte que « le meilleur usage que l'on puisse faire des études de la philosophie est de connaître qu'elle est une voie d'égarement »."
"Ainsi le XVIIe siècle, qui avait commencé par la conscience d'une force rationnelle illimitée, finit par entrevoir un vaste domaine, le monde vraiment humain, qui semble échapper pour toujours à l'accès de la raison. L'interprétation rationnelle dont s'enorgueillissait le XVIIe siècle semble finir là où commencent les variations de l'histoire humaine. « Ayant reconnu, en voyageant, dit Descartes, que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres ne sont pas pour cela barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent autant et plus que nous de raison, et ayant considéré combien un même homme avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des Français ou des Allemands, devient différent de ce qu'il serait s'il avait toujours vécu entre des Chinois ou des Cannibales ; et comment, jusqu'aux modes de nos habits, la même chose qui nous a plu il y a dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule ; en sorte que c'est bien plus la coutume ou l'exemple qui nous persuadent qu'aucune connaissance certaine..., je ne pouvais choisir personne dont les opinions me semblassent devoir être préférées à celles des autres. » (Descartes, Discours de la Méthode. IIe partie, Ed. de la Pléiade, p. 101 et suiv.)
La raison avait fait entrevoir à l'homme la structure de l'univers, mais quand il contemplait cette succession d'événements qui avait déterminé le sort de l'humanité, quand, questionnant l'univers, il se demandait quel était le rôle qu'il y jouait, il ne savait quoi répondre. L'univers du moyen âge avait été un monde où tout se rattachait aux destinées de l'humanité, un monde qui ne devait son existence qu'aux desseins que Dieu avait formés en créant l'homme. Le nouvel univers se crée et se meut d'après ses propres lois. Sa structure concevable à l'esprit qui calcule et mesure n'est plus en rapport avec le sort de l'humanité.
Voilà donc l'homme en quelque sorte un étranger dans cet univers que la raison lui a fait construire ; il croit comprendre l'univers, mais lui-même, il ne se comprend pas. Il ne sait comment se situer dans un monde où rien n'est en rapport avec ses aspirations humaines. Aussi lorsque, libéré de toute autorité et se fiant à sa raison, il aura refait le système de l'univers, le souci de sa vie intérieure le ramènera vers des traditions religieuses."
"Le grand rythme universel se perdait dans les intrigues et les tentatives prudentes d'un réalisme politique. Les variations politiques auxquelles on assistait ne faisaient guère entrevoir l'unité d'un principe dirigeant, et il était plus difficile que jamais de rattacher le cours des choses humaines aux conseils immuables d'une divinité.
Les temps modernes semblaient donc, de par les événements mêmes, échapper à une synthèse historique conçue selon les anciennes traditions religieuses. Mais cette même synthèse allait se heurter à d'autres difficultés encore. Une histoire construite dans les cadres de la doctrine chrétienne devait nécessairement exclure des valeurs qui étaient devenues parties intégrantes de la vision de l'homme moderne. L'image que le chrétien se faisait du monde historique avait des limites bien marquées. Jérusalem et Rome formaient les centres de ce monde ; en s'éloignant de ces deux centres de l'univers, le chrétien ne rencontrait plus que des peuples qui vivaient en dehors des grands courants de l'histoire. Or, voici que l'horizon s'ouvre. Les peuples de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique réclament une place dans l'histoire de l'humanité. Mais comment rattacher ce qu'on apprenait des traditions et des mœurs de cette nouvelle humanité aux faits saillants de l'histoire universelle chrétienne ? Comment établir des rapports entre leurs intérêts vitaux et le développement de l'Eglise catholique ? Reléguer ces peuples à l'arrière-plan, les bannir du domaine de l'histoire proprement dite, ne pouvait être pour l'homme moderne qu'une solution précaire. Si jusqu'ici les peuples païens avaient vécu en marge de l'histoire, maintenant que l'historien apprenait à mieux les connaître, chacun de ces peuples se révélait à lui avec son histoire et ses traditions. Ne considérer leur destinée que du point de vue chrétien eût été leur faire violence.
Ainsi pour l'homme moderne, l'humanité était en quelque sorte décentralisée ; il ne lui était plus possible de ranger l'ensemble des affaires humaines sous un point de vue unique, de faire dépendre les destinées de l'homme d'un « conseil éternel » qui les aurait toutes enchaînées dans un ordre universel. Les contours de l'ancien univers étaient devenus incertains ; il ne restait plus que la vision d'un vaste plan sans unité apparente et sans limite bien marquée sur lequel se joue la vie infiniment variée des différents peuples. Cette vie toujours changeante ne peut être envisagée qu'en elle-même et ne saurait être enfermée dans les cadres étroits d'une conception théologique."
"Mais ce ne fut pas seulement la complexité des connaissances nouvelles qui mina l'ancien édifice de l'histoire chrétienne. Des faits anciens, envisagés d'un point de vue nouveau, contribuèrent pour leur part à rompre les cadres de la synthèse théologique. Ce fut avant tout la conception nouvelle de l'histoire romaine qui en fut un élément dissolvant. Pour le chrétien, le peuple romain avait eu la grande mission de préparer par ses conquêtes la domination universelle de l'Eglise. C'était là le point de vue sous lequel le chrétien devait envisager les grands faits de l'histoire romaine. Mais ce point de vue ne put se maintenir dès que l'historien, remontant aux sources de l'histoire antique, s'imprégna de l'esprit des anciens Romains. On se rendit compte que pour comprendre le développement historique des Romains, il n'était nullement besoin de remonter aux fins de l'Eglise catholique, et que ce qui avait réglé les destinées du peuple romain était son propre esprit et non des causes étrangères. Ainsi il se forma, en dehors de l'épopée universelle et chrétienne dans laquelle les personnages et les événements ne figuraient qu'en tant qu'ils avaient contribué à l'avènement et au développement de l'Eglise catholique, une autre épopée : l'histoire romaine, les personnages qui y figuraient étaient des héros et non des saints. Les hauts faits qu'on y relatait avaient leur beauté, indépendamment des vues du chrétien. Le peuple romain, pour apparaître dans toute sa grandeur, n'avait pas besoin de se prévaloir d'une mission qui le dépassait.
Ainsi de vastes données de l'histoire humaine se dérobaient à la synthèse chrétienne. L'Eglise catholique, dans sa tentative de vouloir expliquer tout ce qui se passait ou s'était passé, en le réduisant à une simplicité majestueuse, se voyait débordée à la fois par les événements et par les découvertes et conceptions nouvelles. Son interprétation des affaires humaines était en contradiction avec l'esprit du siècle.
Certes, rien n'empêchait le croyant d'espérer qu'un jour viendrait où se manifesteraient aux yeux de tous les desseins d'une Providence, comme ce fut le cas jadis pour l'histoire de l'antiquité. Mais ce ne serait qu'une explication après coup, et, en attendant, l'esprit de l'historien resterait désemparé devant l'actualité multiple et diverse. Et à quoi lui servirait-il en somme de savoir ce que Dieu a résolu en faisant agir les passions humaines ? Il voit les faits, et les faits l'intéressent, indépendamment des considérations se rapportant à un ordre transcendant. Les Etats grandissent et leur puissance augmente, le commerce et l'industrie se développent, les rois ont leur ambition et poursuivent leur gloire. Les hommes d'Etat se sentent à même de créer un meilleur ordre, de rendre leur pays plus fort, de diriger l'activité politique vers des buts définis, de combiner, de réglementer les efforts de leurs concitoyens en vue d'un objet unique : la grandeur et la prospérité de l'Etat. L'impression de vanité, de faiblesse, irrémédiablement, inséparablement attachée aux desseins humains, a fait place à la confiance dans l'effort conscient qui préside aux différentes manifestations de l'activité humaine. Tout cela, c'est de l'histoire profane, de la politique. Et dans cette politique, affaire de volonté et d'intelligence pratique, que viennent faire des conceptions d'ordre mystique ? Dans chaque pays, la politique a ses règles, ses principes ; elle se suffit à elle-même, et l'historien voudra comprendre l'histoire en remontant uniquement aux forces qu'il voit agir dans la vie politique.
L'univers ne saurait donc plus tenir dans les formules trop étroites de l'interprétation théologique. De tous côtés, l'histoire déborde les cadres dans lesquels prétend la renfermer le génie de Bossuet."
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-Bernard Groethuysen, "Montesquieu", in Philosophie de la révolution française, Paris, Gallimard, 1956.
"L'absurdité de la vie, le côté irrationnel du monde humain est une des idées maîtresses de la fin du XVIIe siècle. Elle atteint son point culminant chez Bayle. Bayle pose nettement le problème du monde moral. De son point de vue rationnel, la solution ne peut être que négative. Le monde n'est qu'un chaos. La raison, chez Bayle, se dresse contre la raison. Pour que l'homme apprenne à se mépriser, il accumule devant lui toutes les erreurs qui obscurcissent l'entendement humain. Bien présomptueux serait celui qui croirait pouvoir comprendre l'ordre du monde. Il fait penser à un homme qui, n'ayant entendu que deux ou trois mots d'une pièce de théâtre, se croirait autorisé à en parler. « Je ne blâmerai pas Socrate, dit Bayle, d'avoir souhaité une explication de l'univers... Mais cette science n'est pas faite pour le genre humain » (BAYLE, Dict., Article Anaxagoras. Note R). « Les philosophes, dit-il encore, ne sont guère plus en état de juger de la machine du monde que ce paysan de juger d'une grosse horloge. Ils n'en connaissent qu'une petite portion, ils ignorent le plan de l'ouvrier, ses vues, ses fins... la relation réciproque de toutes ses pièces... la sagesse de l'ouvrier est infinie. L'ouvrage est donc tel qu'il doit être. Le détail nous passe : ceux qui veulent y entrer ne se sauvent pas toujours du ridicule. » (BAYLE, Ib., Note 9.) Plus on étudie les philosophes et plus la confusion augmente. Ce ne sont qu'hypothèses qui se contredisent. « La philosophie nous fournit cent exemples de propositions contradictoires, qui ont chacune des preuves également spécieuses, de sorte que les esprit difficiles n'y sauraient choisir le meilleur du moins bon. » (BAYLE, Œuvres diverses, t. II, p. 547.) « Les lumières philosophiques ne peuvent conduire l'homme qu'à lui faire enfin avouer qu'il sait seulement qu'il ne sait rien ; que c'est là le nec plus ultra de la philosophie. » (BAYLE, Dictionnaire, Art. Bunel. Note E.) De sorte que « le meilleur usage que l'on puisse faire des études de la philosophie est de connaître qu'elle est une voie d'égarement »."
"Ainsi le XVIIe siècle, qui avait commencé par la conscience d'une force rationnelle illimitée, finit par entrevoir un vaste domaine, le monde vraiment humain, qui semble échapper pour toujours à l'accès de la raison. L'interprétation rationnelle dont s'enorgueillissait le XVIIe siècle semble finir là où commencent les variations de l'histoire humaine. « Ayant reconnu, en voyageant, dit Descartes, que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres ne sont pas pour cela barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent autant et plus que nous de raison, et ayant considéré combien un même homme avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des Français ou des Allemands, devient différent de ce qu'il serait s'il avait toujours vécu entre des Chinois ou des Cannibales ; et comment, jusqu'aux modes de nos habits, la même chose qui nous a plu il y a dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule ; en sorte que c'est bien plus la coutume ou l'exemple qui nous persuadent qu'aucune connaissance certaine..., je ne pouvais choisir personne dont les opinions me semblassent devoir être préférées à celles des autres. » (Descartes, Discours de la Méthode. IIe partie, Ed. de la Pléiade, p. 101 et suiv.)
La raison avait fait entrevoir à l'homme la structure de l'univers, mais quand il contemplait cette succession d'événements qui avait déterminé le sort de l'humanité, quand, questionnant l'univers, il se demandait quel était le rôle qu'il y jouait, il ne savait quoi répondre. L'univers du moyen âge avait été un monde où tout se rattachait aux destinées de l'humanité, un monde qui ne devait son existence qu'aux desseins que Dieu avait formés en créant l'homme. Le nouvel univers se crée et se meut d'après ses propres lois. Sa structure concevable à l'esprit qui calcule et mesure n'est plus en rapport avec le sort de l'humanité.
Voilà donc l'homme en quelque sorte un étranger dans cet univers que la raison lui a fait construire ; il croit comprendre l'univers, mais lui-même, il ne se comprend pas. Il ne sait comment se situer dans un monde où rien n'est en rapport avec ses aspirations humaines. Aussi lorsque, libéré de toute autorité et se fiant à sa raison, il aura refait le système de l'univers, le souci de sa vie intérieure le ramènera vers des traditions religieuses."
"Le grand rythme universel se perdait dans les intrigues et les tentatives prudentes d'un réalisme politique. Les variations politiques auxquelles on assistait ne faisaient guère entrevoir l'unité d'un principe dirigeant, et il était plus difficile que jamais de rattacher le cours des choses humaines aux conseils immuables d'une divinité.
Les temps modernes semblaient donc, de par les événements mêmes, échapper à une synthèse historique conçue selon les anciennes traditions religieuses. Mais cette même synthèse allait se heurter à d'autres difficultés encore. Une histoire construite dans les cadres de la doctrine chrétienne devait nécessairement exclure des valeurs qui étaient devenues parties intégrantes de la vision de l'homme moderne. L'image que le chrétien se faisait du monde historique avait des limites bien marquées. Jérusalem et Rome formaient les centres de ce monde ; en s'éloignant de ces deux centres de l'univers, le chrétien ne rencontrait plus que des peuples qui vivaient en dehors des grands courants de l'histoire. Or, voici que l'horizon s'ouvre. Les peuples de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique réclament une place dans l'histoire de l'humanité. Mais comment rattacher ce qu'on apprenait des traditions et des mœurs de cette nouvelle humanité aux faits saillants de l'histoire universelle chrétienne ? Comment établir des rapports entre leurs intérêts vitaux et le développement de l'Eglise catholique ? Reléguer ces peuples à l'arrière-plan, les bannir du domaine de l'histoire proprement dite, ne pouvait être pour l'homme moderne qu'une solution précaire. Si jusqu'ici les peuples païens avaient vécu en marge de l'histoire, maintenant que l'historien apprenait à mieux les connaître, chacun de ces peuples se révélait à lui avec son histoire et ses traditions. Ne considérer leur destinée que du point de vue chrétien eût été leur faire violence.
Ainsi pour l'homme moderne, l'humanité était en quelque sorte décentralisée ; il ne lui était plus possible de ranger l'ensemble des affaires humaines sous un point de vue unique, de faire dépendre les destinées de l'homme d'un « conseil éternel » qui les aurait toutes enchaînées dans un ordre universel. Les contours de l'ancien univers étaient devenus incertains ; il ne restait plus que la vision d'un vaste plan sans unité apparente et sans limite bien marquée sur lequel se joue la vie infiniment variée des différents peuples. Cette vie toujours changeante ne peut être envisagée qu'en elle-même et ne saurait être enfermée dans les cadres étroits d'une conception théologique."
"Mais ce ne fut pas seulement la complexité des connaissances nouvelles qui mina l'ancien édifice de l'histoire chrétienne. Des faits anciens, envisagés d'un point de vue nouveau, contribuèrent pour leur part à rompre les cadres de la synthèse théologique. Ce fut avant tout la conception nouvelle de l'histoire romaine qui en fut un élément dissolvant. Pour le chrétien, le peuple romain avait eu la grande mission de préparer par ses conquêtes la domination universelle de l'Eglise. C'était là le point de vue sous lequel le chrétien devait envisager les grands faits de l'histoire romaine. Mais ce point de vue ne put se maintenir dès que l'historien, remontant aux sources de l'histoire antique, s'imprégna de l'esprit des anciens Romains. On se rendit compte que pour comprendre le développement historique des Romains, il n'était nullement besoin de remonter aux fins de l'Eglise catholique, et que ce qui avait réglé les destinées du peuple romain était son propre esprit et non des causes étrangères. Ainsi il se forma, en dehors de l'épopée universelle et chrétienne dans laquelle les personnages et les événements ne figuraient qu'en tant qu'ils avaient contribué à l'avènement et au développement de l'Eglise catholique, une autre épopée : l'histoire romaine, les personnages qui y figuraient étaient des héros et non des saints. Les hauts faits qu'on y relatait avaient leur beauté, indépendamment des vues du chrétien. Le peuple romain, pour apparaître dans toute sa grandeur, n'avait pas besoin de se prévaloir d'une mission qui le dépassait.
Ainsi de vastes données de l'histoire humaine se dérobaient à la synthèse chrétienne. L'Eglise catholique, dans sa tentative de vouloir expliquer tout ce qui se passait ou s'était passé, en le réduisant à une simplicité majestueuse, se voyait débordée à la fois par les événements et par les découvertes et conceptions nouvelles. Son interprétation des affaires humaines était en contradiction avec l'esprit du siècle.
Certes, rien n'empêchait le croyant d'espérer qu'un jour viendrait où se manifesteraient aux yeux de tous les desseins d'une Providence, comme ce fut le cas jadis pour l'histoire de l'antiquité. Mais ce ne serait qu'une explication après coup, et, en attendant, l'esprit de l'historien resterait désemparé devant l'actualité multiple et diverse. Et à quoi lui servirait-il en somme de savoir ce que Dieu a résolu en faisant agir les passions humaines ? Il voit les faits, et les faits l'intéressent, indépendamment des considérations se rapportant à un ordre transcendant. Les Etats grandissent et leur puissance augmente, le commerce et l'industrie se développent, les rois ont leur ambition et poursuivent leur gloire. Les hommes d'Etat se sentent à même de créer un meilleur ordre, de rendre leur pays plus fort, de diriger l'activité politique vers des buts définis, de combiner, de réglementer les efforts de leurs concitoyens en vue d'un objet unique : la grandeur et la prospérité de l'Etat. L'impression de vanité, de faiblesse, irrémédiablement, inséparablement attachée aux desseins humains, a fait place à la confiance dans l'effort conscient qui préside aux différentes manifestations de l'activité humaine. Tout cela, c'est de l'histoire profane, de la politique. Et dans cette politique, affaire de volonté et d'intelligence pratique, que viennent faire des conceptions d'ordre mystique ? Dans chaque pays, la politique a ses règles, ses principes ; elle se suffit à elle-même, et l'historien voudra comprendre l'histoire en remontant uniquement aux forces qu'il voit agir dans la vie politique.
L'univers ne saurait donc plus tenir dans les formules trop étroites de l'interprétation théologique. De tous côtés, l'histoire déborde les cadres dans lesquels prétend la renfermer le génie de Bossuet."
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-Bernard Groethuysen, "Montesquieu", in Philosophie de la révolution française, Paris, Gallimard, 1956.