http://people.soc.cornell.edu/swedberg/2005%20Can%20there%20be%20a%20sociological%20concept%20of%20interest.pdf
Si j’en crois cet article de Richard Swedberg (cf : ), le concept d’intérêt à d’abord sur origine chez les économistes, avant d’être intégré, à la fin du dixième-siècle, dans la sociologie (avec le sociologue australien Gustav Ratzenhofer, Albion Small et E. A. Ross aux USA, Max Weber et Georg Simmel en Allemagne. Durkheim utilise aussi le terme mais selon l’auteur « [he] was less enthusiastic about the use of the concept of interest ». Le concept tombe en relative désuétude à partir de l’Entre-Deux Guerres, Talcott Parsons le critique âprement paraît-il. Quelques décennies plus tard, il devient central dans les sociologies de James Coleman et Pierre Bourdieu).
Pour Ratzenhofer et Small, le concept d’intérêt relève du naturel aussi bien que du social. Je cite l’article de Swedberg : « Like Ratzenhofer, Small saw interest as part of the cosmos : « in the beginning were interests”. Just as the physicist makes the assumption that something called atoms constitute the basic units of matter, so the sociologist should make the assumption that interests constitute the basic units of human behavior. “The notion of interest is accordingly serving the same purpose in sociology that the notion of atoms has served in physical science”. No one ever seen an atom, and it is the same with interest ; they should be used because they constitute a useful abstraction.” (p.6)
Le concept d’intérêt chez Small a deux caractéristiques: il correspond aux motivations que l’on peut attribuer a posteriori a un agent pour rendre compte de son action [et dans cette optique on voit mal comme l’on pourrait connaître l’intérêt d’autrui autrement que sous la forme d’un savoir portant sur le passé] ; il désigne aussi bien des nécessités physiologiques que des comportements qui semblent plus « libres » : « Every act that every man performs is to be traced back to an interest. We eat beacause there is a desire for food ; but the desire is set in motion by a bodily interest. We sleep because we are tired ; but the weariness is a function of the bodily interest in re-building used-up tissue. We play because there is a bodily interest in the use of the muscles. We study because there is a mental interest in satisfying curiosity…We go to the market to supply an economic interest, and to war because of some social interest of whatever mixed or simple form.” (p6-7).
De plus, les différents intérêts des individus peuvent être en conflits “or support one another ». Small explique ainsi le soutien ou l’hostilité à la loi de prohibition de l’alcool comme une contradiction d’intérêts. Il affirme également l’existence d’ intérêts immoraux (« immoral interests »), tels que la poursuite du gain aux dépens des autres.
[Je passe un peu de temps sur ce point, puisque, comme vous le savez, dans le libéralisme et en particulier chez Mises [et chez Aron], il est posé que les intérêts bien compris des individus sont nécessairement convergents, au moins sur le moyen et long terme. Par conséquent, face à une contradiction d’intérêts quelconque, ces auteurs devraient logiquement soutenir que l’une au moins des parties n’a pas conscience de son véritable intérêt].
C’est Ross, le concept d’intérêt est un dérivé complexe de forces impulsives premières, qu’il nomme désirs.
Athur Bentley semble procéder à une collectivisation du concept, puisqu’il identifie les intérêts à ceux des groupes : « There is no group without its interest. An interest, as the terme will be used in this work, is the equivalent of a group. We may speak also of an interest group or of a group interest, again merely for the sake of clearness in expression. The group and the interest are not separate. There exists only one thing, that is, so many men bound together in or along path of a certain activity.” (p.9)
Pour Small et Simmel (mais pas Ross), l’intérêt est une force d’impulsion présociale, qui sert justement à expliquer pourquoi il y la vie en société. En outre, les intérêts peuvent selon Simmel être « sensuous or ideal, momentary or lasting, conscious or unconscious, causal or teleological ».
Pour Coleman, influencé par la pensée économique (vraisemblablement néoclassique, Swedberg ne précise pas) l’intérêt est un concept central. Il part du principe que chaque individu cherche à maximiser son propre intérêt, et qu’il faut étudier la société à partir de là. L’intérêt n’est plus décrit comme présocial ; en revanche il est toujours un principe explicatif de l’action. L’action et les interactions sociales surviennent parce que l’individu ne contrôle pas les ressources qui lui permettraient de satisfaire son intérêt. Des groupes sociaux distincts ont des intérêts distincts (Coleman utilise l’exemple des travailleurs et des bureaucrates).
Chez Weber, l’intérêt ne sert qu’à expliquer un certain type d’action sociale, celle « determined by self-interest », qui a une visée instrumentale, et diffère de l’usage et la coutume. L’intérêt est ce qui détermine une fin calculée et rationnellement poursuivie [ici, impossible de parler d’intérêts « inconscients » ou irrationnels], il peut être matériel (ex : économique) ou idéel (ex : religieux). Ce type d’action caractérise de façon prédominante le comportement économique, mais peut-être trouvé dans d’autres sphères de l’action. L’intérêt s’oppose donc à la coutume acceptée inconsciemment et à la dévotion à des normes ou values absolues. L’individu qui agit en suivant son intérêt ne se sent pas lié par quelque chose. Ce type de comportements se développe avec le marché et l’effacement des coutumes au profit d’une rationalisation croissante. Weber affirme également (dans Économie et Société) qu’un ordre ne peut être stable sur la seule base de l’intérêt (ou de la violence), il ne peut fonctionner que si des normes sont perçues comme valides ou contraintes. On s’éloigne donc d’un modèle où la coopération sociale est expliquée en termes d’intérêts bien compris. Chez Weber, les intérêts peuvent s’opposer (entre les individus, et au sein d’un même individu), et l’ordre social n’est possible que parce qu’il existe à côté des relations d’intérêts des relations communautaires, et parce que les relations intéressées qui durent finissent par créer un sentiment de communauté.
Bourdieu s’inspire de Weber. Il utilise le concept d’intérêt pour éviter d’expliquer les faits sociaux par des concepts psychologiques comme les motivations ou les impulsions. Les agents ne participent à un champ (religieux, économique, littéraire) que s’ils ont un intérêt dans celui-ci. Cependant, pour Bourdieu, l’intérêt n’est pas un (comme l’affirme selon lui les économistes) mais multiples, relatifs aux champs. De plus, le rapport du sujet au monde dépend de son habitus, l’agent n’est pas rationnel mais « raisonnable ». Sa recherche de son intérêt n’est donc pas calculé mais plutôt instinctive. Il ne délibère pas avant de faire (modèle délibérationniste de l’action inspiré d’Aristote), il fait. L’influence de la société peut transformer n’importe quoi en un intérêt.
Pour Parsons (qui critique Locke et la tradition utilitariste, et dont la démarche ressemble ici un peu à Weber), l’ordre social ne tient pas grâce à l’intérêt, mais grâce aux normes, qui évitent la guerre de tous contre tous.
Swedberg conclut (d’une manière qui montre toute l’obscurité qui demeure encore autour de cette notion) : « The discussion in this article of the works of Ratzenhofer and others shows that there has been little continuity over time in the sociological literature when it comes to interest, in the sense that sociologists have not been aware of the way in which other sociologists have used this concept. » (p.27)
Dernière remarque intéressante: “Thinkers who start with the individual must face the problem of explaining how an individual can survive, and this usually leads to a discussion of work, interest, or the like. Systems theoreticians and holists, in contrast, do not find it equally urgent to address this question, because a system is an abstract entity and easily lends itself to an analysis exclusively in terms of symbols, culture, and the like”. (p.29)
Si j’en crois cet article de Richard Swedberg (cf : ), le concept d’intérêt à d’abord sur origine chez les économistes, avant d’être intégré, à la fin du dixième-siècle, dans la sociologie (avec le sociologue australien Gustav Ratzenhofer, Albion Small et E. A. Ross aux USA, Max Weber et Georg Simmel en Allemagne. Durkheim utilise aussi le terme mais selon l’auteur « [he] was less enthusiastic about the use of the concept of interest ». Le concept tombe en relative désuétude à partir de l’Entre-Deux Guerres, Talcott Parsons le critique âprement paraît-il. Quelques décennies plus tard, il devient central dans les sociologies de James Coleman et Pierre Bourdieu).
Pour Ratzenhofer et Small, le concept d’intérêt relève du naturel aussi bien que du social. Je cite l’article de Swedberg : « Like Ratzenhofer, Small saw interest as part of the cosmos : « in the beginning were interests”. Just as the physicist makes the assumption that something called atoms constitute the basic units of matter, so the sociologist should make the assumption that interests constitute the basic units of human behavior. “The notion of interest is accordingly serving the same purpose in sociology that the notion of atoms has served in physical science”. No one ever seen an atom, and it is the same with interest ; they should be used because they constitute a useful abstraction.” (p.6)
Le concept d’intérêt chez Small a deux caractéristiques: il correspond aux motivations que l’on peut attribuer a posteriori a un agent pour rendre compte de son action [et dans cette optique on voit mal comme l’on pourrait connaître l’intérêt d’autrui autrement que sous la forme d’un savoir portant sur le passé] ; il désigne aussi bien des nécessités physiologiques que des comportements qui semblent plus « libres » : « Every act that every man performs is to be traced back to an interest. We eat beacause there is a desire for food ; but the desire is set in motion by a bodily interest. We sleep because we are tired ; but the weariness is a function of the bodily interest in re-building used-up tissue. We play because there is a bodily interest in the use of the muscles. We study because there is a mental interest in satisfying curiosity…We go to the market to supply an economic interest, and to war because of some social interest of whatever mixed or simple form.” (p6-7).
De plus, les différents intérêts des individus peuvent être en conflits “or support one another ». Small explique ainsi le soutien ou l’hostilité à la loi de prohibition de l’alcool comme une contradiction d’intérêts. Il affirme également l’existence d’ intérêts immoraux (« immoral interests »), tels que la poursuite du gain aux dépens des autres.
[Je passe un peu de temps sur ce point, puisque, comme vous le savez, dans le libéralisme et en particulier chez Mises [et chez Aron], il est posé que les intérêts bien compris des individus sont nécessairement convergents, au moins sur le moyen et long terme. Par conséquent, face à une contradiction d’intérêts quelconque, ces auteurs devraient logiquement soutenir que l’une au moins des parties n’a pas conscience de son véritable intérêt].
C’est Ross, le concept d’intérêt est un dérivé complexe de forces impulsives premières, qu’il nomme désirs.
Athur Bentley semble procéder à une collectivisation du concept, puisqu’il identifie les intérêts à ceux des groupes : « There is no group without its interest. An interest, as the terme will be used in this work, is the equivalent of a group. We may speak also of an interest group or of a group interest, again merely for the sake of clearness in expression. The group and the interest are not separate. There exists only one thing, that is, so many men bound together in or along path of a certain activity.” (p.9)
Pour Small et Simmel (mais pas Ross), l’intérêt est une force d’impulsion présociale, qui sert justement à expliquer pourquoi il y la vie en société. En outre, les intérêts peuvent selon Simmel être « sensuous or ideal, momentary or lasting, conscious or unconscious, causal or teleological ».
Pour Coleman, influencé par la pensée économique (vraisemblablement néoclassique, Swedberg ne précise pas) l’intérêt est un concept central. Il part du principe que chaque individu cherche à maximiser son propre intérêt, et qu’il faut étudier la société à partir de là. L’intérêt n’est plus décrit comme présocial ; en revanche il est toujours un principe explicatif de l’action. L’action et les interactions sociales surviennent parce que l’individu ne contrôle pas les ressources qui lui permettraient de satisfaire son intérêt. Des groupes sociaux distincts ont des intérêts distincts (Coleman utilise l’exemple des travailleurs et des bureaucrates).
Chez Weber, l’intérêt ne sert qu’à expliquer un certain type d’action sociale, celle « determined by self-interest », qui a une visée instrumentale, et diffère de l’usage et la coutume. L’intérêt est ce qui détermine une fin calculée et rationnellement poursuivie [ici, impossible de parler d’intérêts « inconscients » ou irrationnels], il peut être matériel (ex : économique) ou idéel (ex : religieux). Ce type d’action caractérise de façon prédominante le comportement économique, mais peut-être trouvé dans d’autres sphères de l’action. L’intérêt s’oppose donc à la coutume acceptée inconsciemment et à la dévotion à des normes ou values absolues. L’individu qui agit en suivant son intérêt ne se sent pas lié par quelque chose. Ce type de comportements se développe avec le marché et l’effacement des coutumes au profit d’une rationalisation croissante. Weber affirme également (dans Économie et Société) qu’un ordre ne peut être stable sur la seule base de l’intérêt (ou de la violence), il ne peut fonctionner que si des normes sont perçues comme valides ou contraintes. On s’éloigne donc d’un modèle où la coopération sociale est expliquée en termes d’intérêts bien compris. Chez Weber, les intérêts peuvent s’opposer (entre les individus, et au sein d’un même individu), et l’ordre social n’est possible que parce qu’il existe à côté des relations d’intérêts des relations communautaires, et parce que les relations intéressées qui durent finissent par créer un sentiment de communauté.
Bourdieu s’inspire de Weber. Il utilise le concept d’intérêt pour éviter d’expliquer les faits sociaux par des concepts psychologiques comme les motivations ou les impulsions. Les agents ne participent à un champ (religieux, économique, littéraire) que s’ils ont un intérêt dans celui-ci. Cependant, pour Bourdieu, l’intérêt n’est pas un (comme l’affirme selon lui les économistes) mais multiples, relatifs aux champs. De plus, le rapport du sujet au monde dépend de son habitus, l’agent n’est pas rationnel mais « raisonnable ». Sa recherche de son intérêt n’est donc pas calculé mais plutôt instinctive. Il ne délibère pas avant de faire (modèle délibérationniste de l’action inspiré d’Aristote), il fait. L’influence de la société peut transformer n’importe quoi en un intérêt.
Pour Parsons (qui critique Locke et la tradition utilitariste, et dont la démarche ressemble ici un peu à Weber), l’ordre social ne tient pas grâce à l’intérêt, mais grâce aux normes, qui évitent la guerre de tous contre tous.
Swedberg conclut (d’une manière qui montre toute l’obscurité qui demeure encore autour de cette notion) : « The discussion in this article of the works of Ratzenhofer and others shows that there has been little continuity over time in the sociological literature when it comes to interest, in the sense that sociologists have not been aware of the way in which other sociologists have used this concept. » (p.27)
Dernière remarque intéressante: “Thinkers who start with the individual must face the problem of explaining how an individual can survive, and this usually leads to a discussion of work, interest, or the like. Systems theoreticians and holists, in contrast, do not find it equally urgent to address this question, because a system is an abstract entity and easily lends itself to an analysis exclusively in terms of symbols, culture, and the like”. (p.29)