"Loin d’être une arène amorale où s’affrontent les intérêts, comme est souvent dépeint le capitalisme par ceux qui cherchent à le saper ou à le détruire, l’interaction capitaliste est fortement structurée par des normes éthiques et des règles. En effet, le capitalisme repose sur un rejet de l’éthique du pillage et de l’accaparement, c’est à dire le moyen par lequel la plupart des richesses dont jouissent les riches ont été acquises dans d’autres systèmes économiques et politiques." (p.2)
"Le capitalisme ce n’est pas seulement des gens qui échangent du beurre contre des œufs sur les marchés locaux - ce qui se passe depuis des millénaires. Le capitalisme, c’est ajouter de la valeur grâce à la mobilisation de l’énergie et de l’ingéniosité humaines à une échelle jamais vue auparavant dans l’histoire humaine. C’est créer pour les gens ordinaires de la richesse qui aurait ébloui et étonné les rois, sultans et empereurs les plus riches et plus puissants du passé. C’est l’érosion de systèmes de pouvoir, de domination, et de privilèges ancrés de longue date, et c’est l’ouverture des « carrières au talent ». C’est le remplacement de la force par la persuasion. C’est le remplacement de l’envie par l’accomplissement." (p.4-5)
-Tom G. Palmer (ed.), La moralité du capitalisme, Petro Ofsetas, 2012, 138 pages.
« C’est un changement dans la manière dont les gens honoraient les marchés et l’innovation qui a causé la révolution industrielle, pour donner le monde moderne. L’ancienne sagesse conformiste, en revanche, ne laisse pas de place aux attitudes en faveur du commerce et de l’innovation, et pas de place pour la pensée libérale. Le vieux récit matérialiste affirme que la révolution industrielle provient de causes matérielles, de l’investissement ou du vol, de taux d’épargne plus élevés ou de l’impérialisme. Vous avez entendu cela : « L’Europe est riche en raison de ses empires », « Les États-Unis ont été construits sur le dos des esclaves », « la Chine devient riche grâce au commerce ».
Mais si la révolution industrielle avait été provoquée plutôt par des changements dans la façon dont les gens pensaient, et surtout dans la façon dont ils se pensaient les uns les autres ? Supposons que des moteurs à vapeur et les ordinateurs soient provenus d’un honneur tout nouveau rendu aux innovateurs, et non pas d’un empilement de briques ou de cadavres africains ?
Les économistes et les historiens commencent à réaliser qu’il a fallu beaucoup, beaucoup plus que le vol ou l’accumulation de capital pour initier la révolution industrielle : il a fallu un grand changement dans la façon dont les Occidentaux pensaient le commerce et l’innovation. Les gens ont dû commencer à aimer la « destruction créatrice », c’est à dire l’idée nouvelle qui remplace l’ancienne. C’est comme en musique. Un nouveau groupe a une nouvelle idée dans la musique rock, qui remplace l’ancienne si suffisamment de gens adoptent librement la nouvelle. Si la musique ancienne est jugée moins bonne, elle est « détruite » par la créativité. De la même manière, les lampes électriques ont « détruit » les lampes à pétrole, et les ordinateurs ont « détruit » les machines à écrire. Pour notre bien.
L’histoire correcte est la suivante. Jusqu’à ce que les Hollandais, vers 1600, ou les Anglais, vers 1700, changent leur façon de penser, l’honneur ne se concevait que de deux façons : en étant soldat ou en étant prêtre, au château ou à l’église. Les gens qui, simplement, achetaient et vendaient des choses pour gagner leur vie, ou qui innovaient, étaient méprisés comme des tricheurs, des pécheurs. Un geôlier autour de 1200 rejetait les demandes de miséricorde d’un homme riche : « Allons, Maître Arnaud Teisseire, vous avez croupi dans une telle opulence ! Comment pourriez-vous ne pas être pécheur ? ». » (p.32-33)
« Puis quelque chose a changé. En Hollande, puis en Angleterre. Les révolutions et les réformes en Europe, de 1517 à 1789, ont donné la parole aux gens ordinaires, en dehors des évêques et des aristocrates. Les européens, puis d’autres, en sont venus à admirer des entrepreneurs comme Benjamin Franklin, Andrew Carnegie ou encore Bill Gates. La classe moyenne a commencé à être considérée comme bonne, et a commencé à être autorisée à faire le bien, et à le faire bien. Les gens ont alors signé une sorte de « contrat de classe moyenne » qui allait ainsi caractériser des régions désormais riches comme la Grande-Bretagne, la Suède ou Hong Kong : « Permettez-moi d’innover et de faire beaucoup d’argent à court terme grâce à l’innovation, et sur le long terme je vais vous rendre riche ».
Et c’est ce qui s’est passé. À partir des années 1700 avec le paratonnerre de Franklin et le moteur à vapeur de Watt, allant encore plus loin dans les années 1800, et toujours plus loin dans les années 2000, l’occident, qui pendant des siècles avait pris du retard sur la Chine et l’Islam, est devenu incroyablement innovateur.
Donnez dignité et liberté à la classe moyenne pour la première fois dans l’histoire humaine et voici ce que vous obtenez : la machine à vapeur, le métier à tisser mécanique, la chaîne d’assemblage, l’orchestre symphonique, le chemin de fer, la société anonyme, l’abolitionnisme, l’imprimerie à vapeur, le papier bon marché, l’alphabétisation à grande échelle, l’acier bon marché, le verre de vitre bon marché, l’université moderne, le journal moderne, l’eau potable, le béton armé, le mouvement des femmes, la lumière électrique, l’ascenseur, l’automobile, le pétrole, les vacances au parc de Yellowstone, les plastiques, un demi-million de nouveaux livres en langue anglaise par an, le maïs hybride, la pénicilline, l’avion, l’air propre en ville, les droits civiques, la chirurgie à cœur ouvert, et l’ordinateur.
Le résultat a été que, chose unique dans l’histoire, des gens ordinaires, et surtout les plus pauvres, ont vu leur situation grandement s’améliorer – rappelons-nous ce « contrat de la classe moyenne ». Les cinq pour cent des Américains les plus pauvres sont maintenant à peu près aussi bien nantis en termes de climatisation et d’automobile que les cinq pour cent d’Indiens les plus riches.
Aujourd’hui nous voyons le même mouvement se dérouler en Chine et en Inde, soit près de 40 pour cent de la population mondiale. La grande histoire économique de notre époque n’est pas la grande récession de 2007-09 – aussi désagréable qu’elle ait pu être. La grande histoire économique c’est que les Chinois en 1978, puis les Indiens en 1991 ont adopté des idées libérales dans leurs économies, et ont embrassé la destruction créatrice. Désormais, la quantité de biens et services par personne chez eux quadruple à chaque génération. » (p.33-35)
« Tous les autres « sauts » dans le monde moderne (plus de démocratie, la libération des femmes, l’amélioration de l’espérance de vie, une meilleure éducation, le développement spirituel, l’explosion artistique…) sont fermement attachés à ce Grand Fait de l’histoire moderne, l’augmentation par un facteur de 2900 pour cent en matière d’alimentation, d’éducation et de voyages.
Ce Grand Fait sans précédent est si important qu’il est impossible de le voir comme provenant de causes routinières telles que le commerce, l’exploitation, l’investissement ou l’impérialisme. C’est ce que les économistes sont bons à expliquer : la routine. Pourtant, toutes les routines avaient eu lieu à grande échelle en Chine et dans l’Empire ottoman, à Rome et en Asie du Sud. L’esclavage était commun au Moyen-Orient, le commerce était très développé en Inde, l’investissement en canaux et routes dans l’empire romain ou en Chine était immense. Pourtant, aucun Grand Fait ne s’était matérialisé. Il doit y avoir quelque chose de profondément erroné dans les explications économiques habituelles.
En d’autres termes, il est faux de se reposer exclusivement sur le matérialisme économique pour expliquer le monde moderne, que ce soit le matérialisme historique de gauche, ou l’économisme de droite. Le tour de magie est venu des idées de dignité et de liberté humaine. Comme l’historien économique Joel Mokyr l’a écrit : « le changement économique, à toutes les époques, dépend, bien davantage que ce que la plupart des économistes ne le pensent, de ce que les gens croient ». Les changements matériels gigantesques ont été un résultat et non pas la cause. Ce sont les idées, ou la « rhétorique », qui ont été la cause de notre enrichissement, et avec lui, de nos libertés modernes. » (p.35-36)
-Deirdre N. McCloskey, « La liberté et la dignité expliquent le monde moderne », in Tom G. Palmer (ed.), La moralité du capitalisme, Petro Ofsetas, 2012, 138 pages, p.32-36.
"La crise des marchés financiers a déclenché un torrent prévisible de sentiment anti-capitaliste. Malgré le fait que les réglementations publiques ont été une cause majeure de la crise, les anti-capitalistes et leurs relais dans les médias ont blâmé le marché et appelé à de nouvelles contraintes. Le gouvernement américain est déjà intervenu à un degré sans précédent sur les marchés financiers, et il semble maintenant clair que de nouveaux contrôles économiques s’étendront bien au-delà de Wall Street.
La réglementation de la production et du commerce est l’une des deux actions premières de l’État dans notre économie mixte. L’autre est la redistribution : des transferts de revenu et de richesse des uns vers les autres. Dans ce domaine aussi, les anticapitalistes ont saisi le moment pour appeler à de nouveaux droits tels que les soins de santé garantis et de nouvelles charges fiscales pour les « riches ». La crise économique, surtout avec l’élection de Barack Obama, a révélé une énorme revendication refoulée en faveur de la redistribution. D’où vient la demande ?
Pour répondre à cette question en termes fondamentaux, nous avons besoin de revenir sur les origines du capitalisme et de regarder de plus près les arguments en faveur de la redistribution.
Le système capitaliste est arrivé à maturité au cours du siècle s’étendant de 1750 à 1850 en raison de trois révolutions. La première a été une révolution politique : le triomphe du libéralisme, en particulier la doctrine des droits naturels, et la vision que l’État devait être limité dans ses fonctions à la protection des droits individuels, y compris les droits de propriété. La deuxième révolution a été la naissance de la compréhension des phénomènes économiques, aboutissant à La richesse des nations d’Adam Smith. Ce dernier a démontré que lorsque les individus sont laissés libres de poursuivre leurs intérêts économiques propres, le résultat n’est pas le chaos, mais un ordre spontané, un système de marché dans lequel les actions des individus sont coordonnées, et davantage de richesse produite que si l’État dirigeait l’économie. La troisième révolution a été, bien sûr, la révolution industrielle. L’innovation technologique fournit un levier qui a considérablement multiplié la puissance de production de l’homme. L’effet n’a pas été seulement d’élever le niveau de vie pour tous, mais d’offrir à l’individu alerte et entreprenant la perspective de gagner une fortune inimaginable autrefois.
La révolution politique, le triomphe de la doctrine des droits individuels, a été accompagnée par un esprit d’idéalisme moral. C’était la libération de l’homme de la tyrannie, la reconnaissance que chaque individu, quel que soit son rang dans la société, est une fin en soi. Mais la révolution économique a été formulée en termes moralement ambigus : en tant que système économique, le capitalisme a été largement considéré comme ayant été conçu dans le péché. Le désir de richesse est tombé sous le coup de l’injonction chrétienne contre l’égoïsme et l’avarice. Les premiers observateurs de l’ordre spontané étaient conscients du fait qu’ils affirmaient un paradoxe moral – le paradoxe, comme Bernard Mandeville l’a exprimé, que les vices privés pouvaient produire des avantages publics.
Les critiques du marché ont toujours tiré profit de ces doutes sur la moralité du marché. Le mouvement socialiste a été soutenu par des allégations que le capitalisme engendre l’égoïsme, l’exploitation, l’aliénation, l’injustice. Dans des formes plus douces, cette même croyance a produit l’État providence, qui redistribue les revenus grâce à des programmes publics au nom de la « justice sociale ». Le capitalisme n’a jamais échappé à l’ambiguïté morale dans laquelle il a été conçu. Il est apprécié pour la prospérité qu’il apporte, il est apprécié comme un préalable nécessaire à la liberté politique et intellectuelle. Mais peu de ses défenseurs sont prêts à affirmer que le mode de vie central au capitalisme, c’est à dire la poursuite de l’intérêt personnel dans la production et le commerce, est moralement honorable et, encore moins, noble ou idéal.
La source de l’antipathie morale à l’égard du marché n’est pas un mystère. Elle découle de l’éthique de l’altruisme, qui est profondément enracinée dans la culture occidentale, comme d’ailleurs dans la plupart des cultures. Selon les normes de l’altruisme, la poursuite de l’intérêt personnel est, au mieux, un acte neutre, en dehors du domaine de la morale, et, au pire, un péché. Il est vrai que le succès sur le marché est réalisé par échange volontaire, et donc par la satisfaction des besoins des autres. Mais il est aussi vrai que ceux qui réussissent sont motivés par le gain personnel, et l’éthique se préoccupe autant des motivations que des résultats.
Dans le langage courant, le terme « altruisme » est souvent pris pour ne signifier rien de plus que la bonté ou la courtoisie. Mais son véritable sens, historiquement et philosophiquement, c’est le sacrifice de soi. Pour les socialistes qui ont inventé le terme, cela signifiait la submersion complète du soi dans un plus grand ensemble social. Comme Ayn Rand l’a écrit, « le principe de base de l’altruisme est que l’homme n’a pas le droit d’exister pour lui-même, que le service aux autres est la seule justification de son existence, et que le sacrifice de soi est son plus haut devoir moral, sa plus grande vertu et sa valeur la plus élevée ». L’altruisme dans ce sens strict est le fondement des différents concepts de « justice sociale » qui sont utilisés pour défendre les programmes publics de redistribution des richesses.
Ces programmes représentent le sacrifice obligatoire de la population taxée pour les soutenir. Ils représentent l’utilisation de personnes en tant que ressources collectives, afin d’être utilisées comme moyens pour les fins des autres. Et c’est la raison fondamentale pour laquelle toute personne doit s’y opposer si elle défend le capitalisme.
Les revendications de justice sociale
Les revendications d’établissement de la justice sociale prennent deux formes différentes, que j’appellerai welfarisme [NDT : de Welfare en anglais dans l’expression Welfare state : État providence ] et égalitarisme. Pour le welfarisme, les individus ont un droit à certaines nécessités de la vie, y compris des niveaux minimum de nourriture, de logement, de vêtements, de soins médicaux, d’éducation, et ainsi de suite. C’est la responsabilité de la société de s’assurer que tous les membres ont accès à ces nécessités. Mais un système de capitalisme de laissez-faire ne peut pas les garantir à tout le monde. Ainsi, affirment les welfaristes, le capitalisme échoue à remplir ses responsabilités morales et doit donc être modifié par l’action de l’État pour fournir ces biens à des personnes qui ne peuvent pas les obtenir par leurs propres efforts.
Pour l’égalitarisme, la richesse produite par une société doit être répartie équitablement. Il est injuste que certaines personnes gagnent quinze, cinquante, ou cent fois plus de revenus que les autres. Mais le capitalisme de laissez-faire permet et encourage ces disparités de revenus et de richesses : il est donc injuste. Le sceau de l’égalitarisme est certainement l’utilisation des statistiques sur la répartition des revenus. En 2007, par exemple, 20 pour cent des ménages aux États-Unis sur l’échelle des revenus ont gagné 50 pour cent du revenu total, alors que les 20 pour cent les plus pauvres ont gagné seulement 3,4 pour cent de ce même revenu total. Le but de l’égalitarisme est de réduire cet écart ; tout changement dans le sens d’une plus grande égalité est considéré comme un gain en équité.
La différence entre ces deux conceptions de la justice sociale est la différence entre les niveaux absolus et relatifs de bien-être. D’un côté, les welfaristes exigent que les gens aient accès à un niveau de vie minimum. Tant que ce plancher ou ce « filet de sécurité » existe, peu importe les richesses de quiconque d’autre ou le niveau des disparités entre les riches et les pauvres. Ainsi les welfaristes sont principalement intéressés par les programmes qui profitent aux personnes qui sont en dessous d’un certain niveau de pauvreté ou qui sont malades, n’ont pas de travail, ou sont démunis d’une manière ou d’une autre. De l’autre côté, les égalitaristes sont concernés par le bien-être relatif. Les égalitaristes ont pu souvent soutenir que de deux sociétés, ils préfèrent celle dans laquelle la richesse est mieux répartie, même si le niveau de vie global y est plus faible. Ainsi, les égalitaristes ont tendance à favoriser les mesures publiques telles que l’impôt progressif et qui visent à redistribuer la richesse à travers toute l’échelle des revenus, pas seulement tout en bas. Ils ont également tendance à soutenir la nationalisation de services tels que l’éducation et la médecine, de les retirer entièrement du marché et de les rendre accessibles à tous, de manière plus ou moins égalitaire.
Analysons tout à tour ces deux concepts de justice sociale.
Welfarisme : l’obligation non choisie
La prémisse fondamentale du welfarisme, c’est que les gens ont des droits à des biens et services tels que la nourriture, un toit et des soins médicaux. Ils ont droit à ces choses. Dans cette hypothèse, quelqu’un qui reçoit des prestations d’un programme social reçoit simplement ce qui lui est dû, de la même manière qu’un acheteur qui reçoit le bien qu’il a payé a simplement obtenu son dû. Quand l’État distribue des prestations sociales, il s’agit simplement de protéger les droits, tout comme quand il protège l’acheteur contre la fraude. Dans aucun des deux cas il n’est pas nécessaire à l’individu d’éprouver une quelconque reconnaissance.
Le concept de droits sociaux, ou droits « positifs » comme ils sont souvent appelés, est modelé sur les droits traditionnels libéraux à la vie, à la liberté et à la propriété. Mais il y a une différence bien connue. Les droits traditionnels sont des droits d’agir sans l’interférence des autres. Le droit à la vie est un droit à agir dans le but de se préserver. Ce n’est pas un droit à être protégé de la mort du fait de causes naturelles, même une mort prématurée. Le droit de propriété est le droit d’acheter et de vendre librement, et de s’approprier des biens non appropriés de la nature. C’est le droit de chercher la propriété, mais pas un droit à une espèce de dot de la nature ou de l’État ; ce n’est pas une garantie que chacun réussira à acquérir quelque chose. En conséquence, ces droits des uns imposent aux autres uniquement l’obligation négative de ne pas interférer, de ne pas empêcher quelqu’un d’agir comme bon lui semble. Si je m’imagine retiré de la société et vivant sur une île déserte, par exemple, mes droits serait parfaitement sécurisés. Je ne pourrais pas vivre longtemps, et ne vivrais certainement pas bien, mais je vivrais dans une parfaite liberté eu égard au risque de me faire assassiner, voler et agresser.
En revanche, les droits sociaux sont conçus comme des droits de posséder et de jouir de certains biens, indépendamment des actes de la personne jouissant de ce droit ; ce sont des droits à obtenir des biens fournis par d’autres si la personne ne peut pas les obtenir par elle-même. En conséquence, les droits sociaux imposent des obligations. Si j’ai un droit à l’alimentation, quelqu’un a une obligation de produire cette nourriture que je vais recevoir. Si je ne peux pas la payer, quelqu’un a une obligation de l’acheter pour moi. Les welfaristes font parfois valoir que l’obligation est imposée à la société comme un tout, et pas à une personne en particulier. Mais la société n’est pas une entité, et encore moins un agent moral, au-delà de ses membres individuels, de sorte que toute obligation de ce type tombe sur nous en tant qu’individus. Dans la mesure où les droits sociaux sont mis en oeuvre par les programmes sociaux, par exemple, l’obligation est répartie sur l’ensemble des contribuables.
Ainsi, du point de vue éthique, l’essence du welfarisme est la prémisse que le besoin d’un individu est une créance à réclamer auprès d’autres individus. La créance à réclamer ne peut valoir que dans la mesure de la ville ou de la nation. Elle ne peut pas concerner toute l’humanité. Mais dans toutes les versions de la doctrine, la créance à réclamer ne dépend pas de votre relation personnelle vis à vis du bénéficiaire du « droit » en question, ou de votre choix de l’aider ou de votre appréciation de ce bénéficiaire comme étant digne de recevoir votre aide. C’est une obligation non choisie provenant du fait même de son besoin.
Mais nous devons poursuivre l’analyse plus loin. Si je vis seul sur une île déserte, alors bien sûr je n’ai pas de droits sociaux, car il n’y a personne d’autre autour de moi pour fournir ces biens attachés à ces droits sociaux. Pour la même raison, si je vis dans une société primitive où la médecine est inconnue, alors je n’ai pas de droit à des soins médicaux. Le contenu des droits sociaux est relatif au niveau de la richesse économique et la capacité productive dans une société donnée. En conséquence, l’obligation d’individus de satisfaire les besoins des autres dépend de leur capacité à le faire. Je ne peux pas être blâmé en tant qu’individu pour avoir échoué à fournir aux autres quelque chose que je ne peux pas produire moi-même. Supposons que je puisse le produire mais que je choisisse simplement de ne pas le faire ? Supposons que je sois capable de gagner un revenu beaucoup plus important que ce que je ne gagne, et sur lequel le niveau de taxes collectées pourrait aider une personne qui, autrement, aurait faim. Suis-je obligé de travailler plus, pour gagner plus, pour les besoins de cette personne ? Je ne connais pas un philosophe du Welfare qui soutiendrait que je le suis. La revendication morale imposée à moi par le besoin d’une autre personne est subordonnée non seulement à ma capacité, mais aussi à ma volonté de produire.
Et cela nous indique une chose d’importance sur le centre d’attention éthique du welfarisme. Il n’affirme pas une obligation de poursuivre la satisfaction des besoins humains, et encore moins l’obligation de réussir à le faire. L’obligation, plutôt, est conditionnelle : ceux qui réussissent à créer de la richesse peuvent le faire à la condition que d’autres soient autorisés à avoir une part de la richesse. Le but n’est pas tant de faire profiter à ceux dans le besoin que d’obliger ceux qui sont capables. L’hypothèse implicite est que la capacité et l’initiative d’une personne sont des actifs sociaux, qui ne peuvent être utilisés qu’à la condition qu’ils soient dirigés au service des autres.
L’égalitarisme : la distribution « équitable »
Si nous nous tournons vers l’égalitarisme, nous constatons que nous arrivons au même principe par une voie logique différente. Le cadre éthique de l’égalitariste est défini par le concept de justice plutôt que celui de droits. Si nous considérons la société comme un tout, nous constatons que le revenu, le patrimoine et la puissance sont distribués d’une certaine manière entre les individus et les groupes. La question fondamentale est : la répartition existante est-elle juste ? Si la réponse est non, alors la répartition doit être corrigée par des programmes sociaux de redistribution. Une économie de marché pure, bien sûr, ne produit pas l’égalité entre les individus. Mais peu d’égalitaristes affirment que la justice requiert une stricte égalité de résultat. La position la plus commune est qu’il y a une présomption en faveur de l’égalité de résultat et que toute déviation de l’égalité doit être justifiée par ses avantages pour la société dans son ensemble. Ainsi, l’écrivain anglais R.H. Tawney a pu écrire que « l’inégalité de circonstance est considérée comme raisonnable, dans la mesure où elle est une condition nécessaire pour sécuriser les services dont la communauté a besoin ». Le célèbre « principe de différence » de John Rawls (selon lequel les inégalités sont permises tant qu’elles servent les intérêts des personnes les moins favorisées de la société) n’est que l’exemple le plus récent de cette approche. En d’autres termes, les égalitaristes reconnaissent que l’égalisation stricte aurait un
effet désastreux sur la production. Ils admettent que tout le monde ne contribue pas également à la richesse d’une société. Dans une certaine mesure, par conséquent, les gens doivent être récompensés en fonction de leur capacité productive, comme une incitation à déployer au mieux leurs efforts. Mais ces différences doivent être limitées à celles qui sont nécessaires pour le bien public.
Quel est le fondement philosophique de ce principe ?
Les égalitaristes affirment souvent qu’il découle logiquement du principe fondamental de justice : que les gens ne doivent être traités différemment que s’ils diffèrent d’une manière qui soit moralement pertinente. Si nous appliquons cependant ce principe fondamental à la répartition des revenus, nous devons d’abord supposer que la société s’engage littéralement dans un acte de distribution des revenus. Cette hypothèse est évidemment fausse. Dans une économie de marché, les revenus sont déterminés par le choix de millions d’individus : consommateurs, investisseurs, entrepreneurs et travailleurs. Ces choix sont coordonnés par les lois de l’offre et la demande et ce n’est pas un hasard si un entrepreneur à succès, par exemple, gagne beaucoup plus qu’un travailleur journalier. Mais ce n’est pas le résultat d’une intention consciente de la part de la société. En 2007, la personne du show business la mieux payée aux États-Unis était Oprah Winfrey, qui avait gagné environ 260 millions de dollars. Ce n’était pas parce que « la société » avait décidé qu’elle valait tant que ça, mais parce que des millions de fans avaient décidé que son show valait la peine d’être regardé. Même dans une économie socialiste, comme nous le savons maintenant, les résultats économiques ne sont pas sous le contrôle des planificateurs de l’État. Même ici il y a un ordre spontané, quoique corrompu, dans lequel les résultats sont déterminés par des luttes intestines bureaucratiques, des marchés noirs, et ainsi de suite.
Malgré l’absence de tout acte réel de distribution, les égalitaristes affirment souvent que « la société » est responsable de s’assurer que la distribution statistique des revenus répond à certaines normes d’équité. Pourquoi ? Parce que la production de richesses est un processus coopératif, social. Davantage de richesse est créée dans une société caractérisée par le commerce et la division du travail que dans une société de producteurs auto-suffisants. La division du travail signifie que de nombreuses personnes contribuent au produit final, et le commerce signifie qu’un cercle encore plus large de personnes partagent la responsabilité de la richesse créée par les producteurs. La production est donc transformée par ces relations, à un point tel, disent les égalitaristes, que le groupe dans son ensemble doit être considéré comme la véritable unité de production et la véritable source de richesse. A tout le moins, cela est la source de la différence de richesse qui existe entre une société de coopération et une société de non-coopération. La société doit donc s’assurer que les fruits de la coopération sont équitablement répartis entre tous les participants.
Mais cet argument n’est valide que si nous considérons la richesse économique comme un produit social anonyme duquel il est impossible d’isoler les contributions individuelles. Dans ce cas seulement sera-t-il nécessaire de mettre au point, après-coup, des principes de justice distributive pour l’attribution de parts de ce produit. Mais cette hypothèse, encore une fois, est manifestement erronée. Le produit dit « social » est en fait un large éventail de biens et services individuels disponibles sur le marché. Il est certainement possible de savoir quel bien ou service tout individu a contribué à produire. Et lorsque le produit est fabriqué par un groupe d’individus, comme dans une entreprise, il est possible d’identifier qui a fait quoi. Après tout, un employeur n’a pas embauché des travailleurs par caprice. Un travailleur est embauché en raison de la différence anticipée que ses efforts donneront au produit final. Ce fait est reconnu par les égalitaristes eux-mêmes quand ils permettent que les inégalités soient acceptables si elles sont une incitation pour les plus productifs à augmenter la richesse totale d’une société. Afin de s’assurer que les incitations s’adressent aux bonnes personnes, comme Robert Nozick l’a observé, même les égalitaristes doivent supposer que nous pouvons identifier le rôle des contributions individuelles. En bref, il n’y a aucune raison d’appliquer le concept de justice à des distributions statistiques de revenu ou de richesse dans une économie tout entière. Nous devons abandonner l’image d’un grand gâteau qui est divisé par un parent bienveillant qui veut être juste envers tous les enfants à la table.
Une fois que nous abandonnons cette image, que devient le principe adopté par Tawney, Rawls, et bien d’autres, le principe selon lequel les inégalités ne sont acceptables que si elles servent les intérêts de tous ? Si cela ne peut être fondé sur la justice, alors cela doit être considéré comme une question des obligations que nous nous portons les uns aux autres en tant qu’individus. Lorsque nous considérons les choses de cet angle, nous pouvons voir que c’est le même principe que nous avons identifié comme étant la base des droits sociaux. Le principe est que les individus productifs peuvent jouir des fruits de leurs efforts à la seule condition que leurs efforts profitent aussi aux autres. Il n’y a aucune obligation de produire, de créer, de gagner un revenu. Mais si vous le faites, alors les besoins des autres surgissent comme une contrainte à vos actions. Votre capacité, votre initiative, votre intelligence, votre dévotion à vos objectifs et toutes les autres qualités qui rendent le succès possible sont alors des biens personnels que vous avez subordonnés à l’obligation envers ceux qui ont moins de capacité, moins d’initiative, moins d’intelligence, ou moins d’engagement. En d’autres termes, toute forme de justice sociale repose sur l’hypothèse que la capacité individuelle est un bien social. L’hypothèse n’est pas simplement que l’individu ne puisse pas utiliser ses talents pour bafouer les droits des moins capables. L’hypothèse ne pose pas non plus que la bonté ou la générosité sont des vertus. Elle affirme que l’individu doit se considérer, au moins en partie, comme un moyen pour le bien des autres. Et ici nous arrivons à l’essentiel de la question. En respectant les droits des autres personnes, je reconnais qu’elles sont des fins en elles-mêmes, que je ne peux pas les traiter simplement comme des moyens pour ma satisfaction, de la façon dont je traite les objets inanimés. Pourquoi alors n’est-il pas également moral que l’on me considère comme une fin ? Pourquoi ne devrais-je pas refuser, par respect pour ma propre dignité en tant qu’être moral, de me considérer comme un moyen au service des autres ?
Vers une éthique individualiste
La défense du capitalisme par Ayn Rand repose sur une éthique individualiste qui reconnaît le droit moral de poursuivre son propre intérêt et rejette l’altruisme dans son fondement. Les altruistes affirment que la vie nous présente un choix fondamental : il faut soit sacrifier les autres à nous-mêmes, soit nous sacrifier pour les autres. Cette deuxième option correspond à la conduite altruiste et la seule alternative est, par hypothèse, la vie de prédateur. Mais c’est une fausse alternative selon Ayn Rand. La vie ne nécessite pas de sacrifices, dans aucune de ces deux directions. Les intérêts des gens rationnels ne sont pas en conflit et la poursuite de notre intérêt véritable exige que nous traitions avec les autres par le biais de l’échange volontaire pacifique.
Pour comprendre pourquoi, demandons-nous comment nous décidons de ce qui est dans notre propre intérêt. Un intérêt est une valeur que nous cherchons à obtenir : la richesse, le plaisir, la sécurité, l’amour, l’estime de soi, ou un autre bien. La philosophie éthique de Rand est basée sur l’idée que la valeur fondamentale, le summum bonum, c’est la vie. C’est l’existence d’organismes vivants, leur besoin de se maintenir grâce à une action constante pour satisfaire leurs besoins, c’est cela qui donne naissance au phénomène des valeurs. Un monde sans vie serait un monde de faits, mais pas de valeurs, un monde dans lequel aucun état ne pourrait être dit meilleur ou pire que les autres. Ainsi, la norme fondamentale de la valeur, par référence à laquelle une personne doit juger ce qui est dans son intérêt, c’est sa vie : pas la simple survie d’un moment à l’autre, mais la pleine satisfaction de ses besoins par l’exercice continu de ses facultés.
La faculté première de l’homme, son principal moyen de survie, c’est sa capacité à user de la raison. C’est elle qui nous permet de vivre par la production et donc de nous élever au-dessus du niveau précaire de la chasse et de la cueillette. La raison est le fondement du langage, ce qui rend possible pour nous de coopérer et de transmettre des connaissances. La raison est le fondement des institutions sociales régies par des règles abstraites. Le but de l’éthique est de fournir des normes pour vivre selon la raison, au service de nos vies.
Pour vivre en raison, nous devons accepter l’indépendance comme une vertu. La raison est une faculté de l’individu. Peu importe combien nous apprenons des autres, l’acte de pensée se déroule dans l’esprit individuel. Il doit être initié par chacun de nous par notre propre choix et dirigé par notre effort mental. La rationalité exige donc que nous acceptions la responsabilité de diriger et de « soutenir » nos propres vies.
Pour vivre en raison, nous devons aussi accepter le fait d’être productif comme une vertu. La production est l’acte de création de valeur. Les êtres humains ne peuvent pas connaître des vies sûres et accomplies en trouvant ce dont ils ont besoin dans la nature, comme les autres animaux. Ils ne peuvent pas vivre comme des parasites sur les autres. « Si certains hommes tentent de survivre par les moyens de la force brute ou de la fraude », affirme Rand, « par le pillage, le vol, la tricherie ou l’asservissement des hommes qui produisent, il reste cependant vrai que leur survie n’est rendue possible que par leurs victimes, uniquement par les hommes qui choisissent de penser et de produire les biens dont eux, les pillards, se saisissent. Ces pillards sont des parasites incapables de survie, qui existent en détruisant ceux qui sont capables, ceux qui poursuivent un plan d’action propre à l’homme ».
L’égoïste est généralement décrit comme quelqu’un qui va tout faire pour obtenir ce qu’il veut, quelqu’un qui va mentir, voler, et chercher à dominer les autres, afin de satisfaire ses désirs. Comme la plupart des gens, Rand considèrerait ce mode de vie comme immoral. Mais la raison, selon Rand, n’est pas que cela nuit aux autres. Son motif est que cela nuit à l’égo. Le désir subjectif n’est pas le test pour savoir si quelque chose est dans notre intérêt ; et la tromperie, le vol, et le pouvoir ne sont pas les moyens d’atteindre le bonheur ou une vie réussie. Les vertus dont j’ai parlé sont des normes objectives. Elles sont enracinées dans la nature humaine et s’appliquent donc à tous les êtres humains. Mais leur but est de permettre à chaque personne de « réaliser, maintenir, accomplir, et profiter de cette valeur ultime, cette fin en soi, qui est sa propre vie ». Ainsi la finalité de l’éthique est de nous dire comment atteindre nos véritables intérêts, et non de savoir comment les sacrifier.
Le principe de l’échange
Comment alors doit-on traiter avec les autres ?
L’éthique sociale de Rand repose sur deux principes fondamentaux : un principe de droits et un principe de justice. Le principe des droits pose que nous devons traiter avec les autres de manière pacifique, par l’échange volontaire, sans recourir à l’usage de la force à leur encontre. C’est seulement de cette façon que nous pouvons vivre de façon autonome, sur la base de nos propres efforts productifs ; et la personne qui tente de vivre en contrôlant les autres est un parasite. Dans une société organisée, d’ailleurs, nous devons respecter les droits des autres si nous voulons que nos droits soient respectés. Et c’est seulement de cette façon que nous pouvons obtenir les nombreux avantages qui proviennent de l’interaction sociale : les avantages de l’échange économique et intellectuel, ainsi que les valeurs de la plus intime des relations personnelles. La source de ces avantages est la rationalité, la productivité, l’individualité de l’autre personne et ces choses requièrent la liberté pour s’épanouir. Si je vis par la force, j’attaque la racine des valeurs que je cherche.
Le principe de justice est ce que Rand appelle le principe de l’échange : vivre par l’échange, offrir une valeur contre une valeur et ne pas chercher ni octroyer ce qui n’est pas mérité. Une personne honorable ne pose pas ses besoins comme une obligation pour les autres, elle offre une valeur comme base de toute relation. Et elle n’accepte pas une obligation non choisie pour servir les besoins des autres. Quiconque attachant une valeur à sa propre vie ne peut accepter la responsabilité sans limite d’être le gardien de son frère. Et une personne indépendante ne souhaiterait pas être gardée - ni par un maître, et ni par le ministère de la Santé et des Services Sociaux. Rand fait remarquer que le principe de l’échange est la seule base sur laquelle les humains peuvent avoir des rapports en tant qu’êtres égaux et indépendants.
L’éthique objectiviste, en bref, traite l’individu comme une fin en soi, au sens plein du terme. L’implication est que le capitalisme est le seul système juste et moral. Une société capitaliste est basée sur la reconnaissance et la protection des droits individuels. Dans une société capitaliste, les hommes sont libres de poursuivre leurs propres fins, par l’exercice de leur esprit. Comme dans toute société, les hommes sont contraints par les lois de la nature. L’alimentation, le logement, les vêtements, les livres, et la médecine ne poussent pas sur les arbres, ils doivent être produits. Et comme dans toute société, les hommes aussi sont contraints par les limites de leur propre nature, l’étendue de leurs aptitudes individuelles. Mais la seule contrainte sociale que le capitalisme impose est l’exigence que tous ceux qui souhaitent les services d’autres doivent offrir une valeur en retour. Nul ne peut utiliser l’État pour exproprier ce que les autres ont produit.
Les résultats économiques sur le marché (la distribution des revenus et des patrimoines) dépendra des actions volontaires et des interactions de tous les participants. Le concept de justice ne s’applique pas au résultat, mais au processus de l’activité économique. Le revenu d’une personne est juste s’il est gagné par l’échange volontaire, comme une récompense pour la valeur offerte jugée par les récipiendaires. Les économistes savent depuis longtemps qu’il n’y a pas de juste prix pour un bien, en dehors des jugements des participants au marché quant à la valeur du bien à leurs yeux. Cela est aussi vrai pour le prix de services productifs « humains ». Cela ne veut pas dire que je dois mesurer ma valeur par mon revenu, mais seulement que si je souhaite vivre par l’échange avec les autres, je ne peux pas exiger d’eux qu’ils acceptent mes conditions en sacrifiant leur propre intérêt.
La bienveillance en tant que valeur choisie
Qu’en est-il de quelqu’un qui est pauvre, handicapé, ou incapable de subvenir à ses besoins ? C’est une question valable à poser, tant que ce n’est pas la première question que nous posons au sujet d’un système social. C’est un héritage de l’altruisme de penser que le standard premier permettant d’évaluer une société est la façon dont elle traite ses membres les moins productifs. « Heureux les pauvres en esprit », dit Jésus, « Heureux les modestes ». Mais il n’y a pas de fondement dans la justice pour tenir le pauvre ou le modeste en une estime particulière ou pour considérer leurs besoins comme premiers. Si nous avions à choisir entre une société collectiviste dans laquelle personne n’est libre, mais personne n’a faim, et une société individualiste où chacun est libre, mais quelques personnes meurent de faim, je dirais que la seconde société, libre, constitue le choix moral.
Personne ne peut revendiquer un droit à ce que les autres le servent contre leur gré, même si sa propre vie en dépend. Mais ce n’est pas le choix auquel nous sommes confrontés. En fait, les pauvres sont beaucoup mieux lotis dans un système capitaliste que dans un système socialiste, voire que dans l’État-providence. Et en réalité, historiquement, les sociétés dans lesquelles personne n’est libre, comme l’ancienne Union soviétique, sont des sociétés dans lesquelles un grand nombre de gens sont affamés.
Ceux qui sont capables de travailler ont un intérêt vital à la croissance économique et technologique qui se produit plus rapidement dans un ordre de marché. L’investissement en capital et l’utilisation de machines permettent d’employer des gens qui, autrement, ne pourraient pas produire suffisamment pour subvenir à leurs besoins. Les ordinateurs et les équipements de communication, par exemple, permettent désormais aux personnes gravement handicapées de travailler de leur domicile.
Quant à ceux qui ne peuvent tout simplement pas travailler, les sociétés libres ont toujours fourni, en dehors du marché, de nombreuses formes d’aide privée ainsi que la philanthropie : les organisations caritatives, les sociétés de bienfaisance, etc. À cet égard, soyons clairs sur le fait qu’il n’y a pas de contradiction entre l’égoïsme et la charité. À la lumière des nombreux avantages que nous recevons de nos relations avec les autres, il est naturel d’avoir de la considération pour nos frères humains, dans un esprit de bienveillance générale, de compatir à leurs malheurs, et de donner de l’aide quand elle ne nécessite pas un sacrifice de nos propres intérêts. Mais il y a des différences majeures entre une conception égoïste et altruiste de la charité.
Pour un altruiste, la générosité à l’égard des autres est une éthique première et elle devrait être réalisée jusqu’au point de sacrifice, sur le principe « donner jusqu’à ce que cela fasse mal ». C’est un devoir moral de donner, indépendamment de toutes autres valeurs que l’on a, et le bénéficiaire y a un droit.
Pour un égoïste, la générosité est un moyen parmi de nombreux autres de poursuivre nos valeurs, y compris la valeur que nous plaçons dans le bien-être des autres. Elle doit être pratiquée dans le contexte des autres valeurs de chacun, sur le principe de « donner si cela aide ». Ce n’est pas une obligation, et les bénéficiaires ne disposent d’aucun droit. Un altruiste tend à considérer la générosité comme une expiation de la culpabilité, sur l’hypothèse qu’il y a quelque chose d’inique ou de suspect à être capable, productif, à connaître le succès, ou à être riche. Un égoïste considère ces mêmes traits comme des vertus et voit la générosité comme une expression de la fierté de posséder ces traits.
La quatrième révolution
J’ai indiqué au début que le capitalisme était le résultat de trois révolutions, chacune d’elles étant une rupture radicale avec le passé. La révolution politique a établi la primauté des droits individuels et le principe que l’État est le serviteur de l’homme et non son maître. La révolution économique a amené la compréhension des marchés. La révolution industrielle a radicalement étendu l’application de l’intelligence au processus de production. Mais l’humanité n’a jamais rompu avec son passé éthique. Le principe éthique selon lequel la capacité individuelle est un actif social est incompatible avec une société libre. Si la liberté doit survivre et prospérer, il nous faut une quatrième révolution, une révolution morale, qui établit le droit moral de l’individu à vivre pour lui-même."
-David Kelley, "Ayn Rand et le capitalisme : la révolution morale", in Tom G. Palmer (ed.), La moralité du capitalisme, Petro Ofsetas, 2012, 138 pages, pp.78-93.