Extrait du chapitre 2 « Les syndicats, les coopératives et la démocratie politique » de Réforme sociale ou révolution 1898.
http://www.autogestion.asso.fr/?p=115
https://www.marxists.org/francais/luxembur/intro_ecopo/intro_ecopo_31.htm
« Les mains des ouvrières et ouvriers allemands produisent chaque année dans l'agriculture et l'industrie une énorme quantité de biens de consommation de toutes sortes. Tous ces biens sont-ils produits pour la propre consommation de la population du Reich allemand ? Nous savons qu'une partie très importante et chaque année plus grande des produits allemands est exportée pour d'autres peuples, vers d'autres pays et d'autres continents. Les produits sidérurgiques allemands vont vers divers pays voisins d'Europe et aussi vers l'Amérique du Sud et l'Australie : le cuir et les objets en cuir vont vers tous les États européens; les objets en verre, le sucre, les gants vont vers l'Angleterre; les fourrures vers la France, l'Angleterre, l'Autriche-Hongrie; le colorant alizarine vers l'Angleterre, les États-Unis, l'Inde; des scories servant d'engrais aux Pays-Bas, à l’Autriche-Hongrie; le coke va vers la France; la houille vers l'Autriche, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse; les câbles électriques vers l’Angleterre, la Suède, la Belgique; les jouets vers les États-Unis; la bière allemande, l'indigo, l'aniline et d'autres colorants à base de goudron, les médicaments allemands, la cellulose, les objets en or, les bas, les étoffes et vêtements de laine et de coton, les rails de chemin de fer sont expédiés dans presque tous les pays commerçants du monde.
Mais inversement, le travail du peuple allemand dépend à chaque étape, dans sa consommation quotidienne, des produits de pays et de peuples étrangers. Notre pain est fait avec des céréales russes, notre viande provient du bétail hongrois, danois, russe; le riz que nous consommons vient des Indes orientales ou d'Amérique du Nord; le tabac, des Indes néerlandaises ou du Brésil; nous recevons notre cacao d’Afrique occidentale, le poivre, de l'Inde, le saindoux, des États-Unis. le thé, de la Chine, les fruits, d'Italie, d'Espagne et des États-Unis, le café, du Brésil, d'Amérique centrale ou des Indes néerlandaises; les extraits de viande nous proviennent d'Uruguay, les œufs de Russie, de Hongrie et de Bulgarie; les cigares de Cuba, les montres de Suisse, les vins mousseux de France, les peaux d'Argentine, le duvet de Chine, la soie d'Italie et de France, le lin et le chanvre de Russie, le coton des États-Unis, des Indes, d'Égypte, la laine fine d'Angleterre; le jute des Indes; le malt d'Autriche-Hongrie; la graine de lin d'Argentine; certaines sortes de houille d’Angleterre; la lignite d'Autriche; le salpêtre du Chili; le bois de Quebracho; pour son tannin, d'Argentine; les bois de construction de Russie; les fibres pour la vannerie, du Portugal; le cuivre des États-Unis; l'étain de Londres, des Indes néerlandaises; le zinc d'Australie; l'aluminium d'Autriche-Hongrie et du Canada; l'amiante du Canada; l'asphalte et le marbre d'Italie; les pavés de Suède; le plomb de Belgique, des États-Unis, d'Australie; le graphite de Ceylan; la chaux d'Amérique et d'Algérie; l'iode du Chili, etc.
Des plus simples aliments quotidiens aux objets de luxe les plus recherchés et aux matières premières ou aux outils les plus nécessaires, la plupart proviennent directement ou indirectement, en tout ou en partie, de pays étrangers et sont le produit du travail de peuples étrangers. Pour pouvoir vivre et travailler en Allemagne, nous faisons ainsi travailler pour nous presque tous les pays, tous les peuples, tous les continents et travaillons à notre tour pour tous les pays. »
« Nous découvrons que la distinction du savant Bücher, entre pays à production industrielle et pays fournissant des produits bruts, n'est elle-même qu'un produit brut du schématisme professoral. Les parfums, les cotonnades et les machines sont tous également des produits fabriqués. Les exportations françaises de parfums prouvent seulement que la France est le pays de production du luxe pour la mince couche de la riche bourgeoisie mondiale; les exportations japonaises de cotonnades prouvent que le Japon rivalise avec l'Europe occidentale pour ruiner dans tout l'Extrême-Orient la production paysanne et artisanale traditionnelle et la remplacer par le commerce de marchandises; les exportations anglaises, allemandes, américaines de machines-outils montrent que ces trois pays introduisent eux-mêmes la grande industrie dans toutes les régions du monde.
Nous découvrons donc qu'on exporte et importe aujourd'hui une “ marchandise ” qui était inconnue au temps du roi Nabuchodonosor ainsi que durant toute la période historique de l'antiquité et du Moyen Âge et qui se nomme le capital. Cette “ marchandise ” ne sert pas à combler “ certaines lacunes ” des “ économies nationales ” étrangères, mais au contraire à créer des lacunes, à ouvrir des failles et des lézardes dans la maçonnerie des “ économies nationales ” vieillies, pour y pénétrer, y agir comme un tonneau de poudre et transformer à court ou à long terme ces “ économies nationales ” en amas de ruines. Avec cette “ marchandise ”, d'autres “ marchandises ” encore plus remarquables se répandent en masses de quelques pays dits civilisés vers le monde entier : moyens de communication modernes, extermination totale de populations indigènes; économie monétaire et endettement de la paysannerie; richesse et pauvreté, prolétariat et exploitation; insécurité de l'existence et crises, anarchie et révolutions. Les “ économies nationales ” européennes étendent leurs tentacules vers tous les pays et tous les peuples de la terre pour les étouffer dans le grand filet de l'exploitation capitaliste. »
« Et le prolétaire allemand qui reste chez lui et veut se nourrir honnêtement dépend pas à pas, pour le meilleur et pour le pire, du développement de la production et du commerce dans le monde entier. Trouvera-t-il ou non du travail ? Son salaire suffira-t-il pour rassasier femme et enfants ? Sera-t-il condamné plusieurs jours par semaine à des loisirs forcés ou à l'enfer du travail supplémentaire jour et nuit ? C'est une oscillation continuelle, selon la récolte de coton aux États-Unis, selon la moisson de blé en Russie, selon la découverte de nouvelles mines d'or ou de diamant en Afrique, selon les troubles révolutionnaires au Brésil, les conflits douaniers, les troubles diplomatiques et les guerres sur les cinq continents. Rien n'est plus frappant aujourd'hui, rien n'a une importance plus décisive pour la vie politique et sociale actuelle que la contradiction entre ce fondement économique commun unissant chaque jour plus solidement et plus étroitement tous les peuples en une grande totalité et la superstructure politique des États qui cherche à diviser artificiellement les peuples, par les poteaux-frontières, les barrières douanières et le militarisme, en autant de fractions étrangères et hostiles les unes aux autres. »
« Le fondement de l'économie politique actuelle, c'est une mystification scientifique dans l'intérêt de la bourgeoisie. »
« Aujourd'hui encore, il existe de telles économies paysannes en Bosnie, en Herzegovie, en Serbie, en Dalmatie. Si nous voulions exposer à tel paysan de Haute-Écosse, de Russie, de Bosnie ou de Serbie, les questions professorales habituelles d'économie politique concernant le “ but de l'économie ”, la “ naissance et la répartition de la richesse ”, il ouvrirait sûrement de grands yeux. Pourquoi et dans quel but, moi et ma famille, nous travaillons, ou, en termes savants, quels “ ressorts ” nous incitent à nous occuper d'“ économie ” ? s'exclamerait-il. Eh bien ! il faut bien que nous vivions et les alouettes ne nous tombent pas toutes rôties dans la bouche. Si nous ne travaillions pas, nous mourrions de faim. Nous travaillons donc pour réussir à nous maintenir, pour manger à notre faim, pour nous habiller proprement et avoir un toit au-dessus de nos têtes. Ce que nous produisons, “ quelle direction ” nous donnons à notre travail ? Encore une question bien naïve ! Nous produisons ce dont nous avons besoin, ce dont toute famille paysanne a besoin pour vivre. Nous cultivons du blé et du seigle, de l'avoine et de l'orge, nous plantons des pommes de terre, nous élevons, selon les cas, des vaches et des moutons, des poules et des canards. En hiver, on file, ce qui est l'affaire des femmes, et nous les hommes, nous arrangeons à la hache, à la scie et au marteau, ce qu'il faut pour la maison. Appelez cela si vous voulez “ économie agricole ” ou “ artisanale ”, en tout cas il nous faut faire un peu de tout parce qu'on a besoin de toutes sortes de choses à la maison et au champ. Comment nous “ divisons ” ces travaux ? Voilà encore une curieuse question ! Les hommes font évidemment ce qui exige une force masculine, les femmes s'occupent de la maison, des vaches et du poulailler, les enfants aident ici et là. Ou bien croyez-vous que je devrais envoyer ma femme couper le bois et traire moi-même la vache ? (Le brave homme ne sait pas - ajoutons-nous pour notre part - que chez beaucoup de peuples primitifs, par exemple chez les indiens du Brésil, c'est justement la femme qui va dans la forêt ramasser le bois, déterrer les racines et cueillir les fruits, tandis que chez les peuples de bergers en Afrique et en Asie, les hommes non seulement gardent le bétail, mais le traient. On peut aussi voir aujourd'hui encore, en Dalmatie, la femme porter de lourds fardeaux sur le dos, tandis que l'homme vigoureux chemine à côté sur son âne, en fumant tranquillement sa pipe. Cette “ division du travail ” paraît alors aussi naturelle qu'il semble naturel à notre paysan d'abattre le bois tandis que sa femme trait les vaches.) Et puis : ce que j'appelle ma richesse ? Mais tout enfant le comprend au village ! Est riche le paysan dont les granges sont pleines, l'étable bien remplie, le troupeau de moutons imposant, le poulailler de grande taille; pauvre est celui qui manque de farine dès Pâques et chez qui l'eau passe à travers le toit quand il pleut. De quoi dépend “ l'augmentation de ma richesse ” ? A quoi bon cette question ? Si j'avais un plus grand lopin de bonne terre, je serais naturellement plus riche, et si en été, ce qu'à Dieu ne plaise, il tombe une forte grêle, nous serons tous pauvres au village en 24 heures. »
« Nous avons tous déjà vécu plusieurs grandes crises commerciales et industrielles et nous connaissons par expérience leur déroulement dont Friedrich Engels a donné une description classique :
“ Le commerce s'arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là en quantités si grandes qu'ils sont invendables, l'argent comptant devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques s'arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. L'engorgement dure des années, forces productives et produits sont dilapidés et détruits en masse jusqu'à ce que les surplus de marchandises accumulées s'écoulent enfin avec une dépréciation plus ou moins forte, jusqu'à ce que production et échange reprennent peu à peu leur marche. Progressivement, l'allure s'accélère, passe au trot, le trot industriel se fait galop et ce galop augmente à son tour jusqu'au ventre à terre d'un steeple chase complet de l'industrie, du commerce, du crédit et de la spéculation, pour finir, après les sauts les plus périlleux, par se retrouver... dans le fossé du krach. ” [in Anti-Dühring]
Nous savons tous qu'une telle crise est la terreur de tout pays moderne, et déjà la façon dont l'approche d'une crise s'annonce est significative. Après quelques années de prospérité et de bonnes affaires, des murmures confus commencent çà et là dans la presse, à la Bourse circulent quelques inquiétantes rumeurs de faillites, puis les signes se font plus précis dans la Presse, la Bourse est de plus en plus inquiète, la Banque d'État augmente le taux d'escompte, c'est-à-dire qu'elle rend plus difficile et limité le crédit, jusqu'à ce que les nouvelles concernant des faillites tombent en averse. Et la crise une fois déclenchée, on se dispute pour savoir qui en est responsable. Les hommes d'affaires en rendent responsables les Banques, par leur refus total de crédit, et les boursiers, par leur rage de spéculation; les boursiers en rendent les industriels responsables, les industriels incriminent la pénurie de monnaie dans le pays, etc.
Les affaires reprennent-elles enfin, la Bourse, les journaux notent aussitôt avec soulagement les premiers signes d'une amélioration jusqu'à ce que l'espoir, le calme et la sécurité s'instaurent à nouveau pour quelque temps. Ce qu'il y a de plus remarquable dans tout cela, c'est que tous les intéressés, toute la société, considèrent et traitent la crise comme quelque chose qui échappe à la volonté humaine et aux calculs humains, comme un coup du sort dont nous frappe une puissance invisible, comme une épreuve du ciel, à la façon par exemple d'un orage, d'un tremblement de terre ou d'une inondation. Les termes mêmes, dans lesquels les journaux commerciaux ont coutume de rendre compte d'une crise, sont empruntés avec prédilection à ce domaine : “ Le ciel jusqu'ici serein du monde des affaires commence à se couvrir de sombres nuages ” ou, quand il s'agit d'annoncer une brusque hausse du taux de l'escompte, c'est inévitablement sous le titre : “ Signes annonciateurs de la tempête ”, de même que nous lisons ensuite que l'orage se dissipe et que l'horizon s'éclaircit. Cette façon de s'exprimer reflète autre chose que le manque d'imagination chez les plumitifs du monde des affaires, elle est typique de l'effet curieux, pour ainsi dire naturel, produit par une crise. La société moderne remarque avec effroi l'approche de la crise, elle courbe l'échine en tremblant sous la grêle de ses coups, elle attend la fin de l'épreuve, puis relève la tête, d'abord avec hésitation et incrédulité, puis finalement se retrouve tranquillisée.
Le peuple avait sans doute exactement la même attitude au Moyen Âge face à la famine ou à la peste, ou aujourd'hui le paysan face à un orage ou à la grêle : le même désarroi et la même impuissance face à une dure épreuve. Mais quoique la famine et la peste soient, en dernière analyse, des phénomènes sociaux, ce sont d'abord et immédiatement les résultats de phénomènes naturels : mauvaise récolte, diffusion de germes pathogènes, etc. L'orage est un événement élémentaire de la nature physique et personne ne peut, au moins dans l'état actuel des sciences de la nature et des techniques, provoquer ou empêcher un orage. Qu'est-ce, en revanche, que la crise moderne ? Elle consiste, nous le savons, en ce que trop de marchandises sont produites, qui ne trouvent plus de débouchés, et que, par suite, le commerce et avec lui l'industrie se bloquent. Mais la production de marchandises, leur vente, le commerce, l'industrie…, ce sont là des relations purement humaines. Ce sont les hommes eux-mêmes qui produisent les marchandises, les hommes eux-mêmes qui les achètent, le commerce se pratique d'homme à homme, nous ne trouvons, dans les circonstances qui constituent la crise moderne, pas un seul élément qui serait en dehors de l'activité humaine. Ce qui provoque périodiquement la crise, ce n'est donc rien d'autre que la société humaine.
Et pourtant, nous savons en même temps que la crise est un véritable fléau pour la société moderne, qu'on l'attend avec terreur et qu'on la supporte avec désespoir, que personne ne la veut ni ne la souhaite. En effet, à part quelques spéculateurs en Bourse qui essaient de profiter des crises pour s'enrichir rapidement aux dépens des autres, mais sont souvent pris à leur propre piège, la crise est pour tout le monde un danger, sinon une gêne. Personne ne veut la crise et Pourtant elle vient. Les hommes la créent de leurs propres mains et pourtant ils n'en veulent pour rien au monde. Là, nous avons vraiment une énigme de la vie économique qu'aucun des intéressés ne peut nous expliquer. Le paysan médiéval, sur sa petite parcelle, produisait d'une part ce que voulait et ce dont avait besoin son seigneur féodal, et d'autre part, ce qu'il voulait et ce dont il avait besoin lui-même : du grain et du bétail, des vivres pour lui et sa famille. Le grand propriétaire médiéval faisait produire pour lui ce qu'il voulait et ce dont il avait besoin : du grain et du bétail, de bons vins et des habits fins, des vivres et des objets de luxe pour lui et pour sa cour. La société actuelle produit ce qu'elle ne veut pas et dont elle n'a pas besoin : des crises; elle produit de temps en temps des moyens de subsistance dont elle n'a pas l'usage, elle souffre périodiquement de famines, alors qu'il y a d'énormes réserves de produits invendus. Le besoin et la satisfaction, le but et le résultat du travail ne se recouvrent plus, il y a entre eux quelque chose d'obscur, de mystérieux.
Prenons un autre exemple universellement connu, trop connu même, des travailleurs de tous les pays - le chômage.
Le chômage n'est plus, comme la crise, un cataclysme qui s'abat de temps à autre sur la société : il est devenu aujourd'hui, à plus ou moins grande échelle, un phénomène permanent de la vie économique. Les catégories de travailleurs les mieux organisées et les mieux payées, qui tiennent leurs listes de chômeurs, notent une chaîne ininterrompue de chiffres pour chaque année et chaque mois et chaque semaine de l'année : ces chiffres sont soumis à de grandes variations, mais ne disparaissent jamais complètement. L'impuissance de la société actuelle devant le chômage, ce terrible fléau de la classe ouvrière, apparaît toutes les fois que l'ampleur du mal atteint des proportions telles que les organes législatifs sont contraints de s'en occuper. Cela aboutit régulièrement, après de longues discussions, à la décision de procéder à une enquête sur le nombre des chômeurs. On se contente pour l'essentiel de mesurer le niveau atteint par le mal - comme on mesure le niveau de l'eau lors des inondations - et, dans le meilleur des cas, d'atténuer un peu les effets du mal par de faibles palliatifs, sous la forme d'allocations de chômage - en général aux frais des travailleurs non-chômeurs - sans faire la moindre tentative pour éliminer le mal lui-même.
« Par l'effet de simples variations de prix sur la base de télégrammes en Bourse, des gens peuvent en quelques heures devenir millionnaires ou se retrouver mendiants, et c'est essentiellement là-dessus que repose la spéculation en Bourse, et ses escroqueries. Le propriétaire terrien médiéval pouvait s'enrichir ou s'appauvrir par le fait d'une bonne ou d'une mauvaise récolte; ou bien encore, il s'enrichissait, s'il était chevalier-brigand et faisait une bonne prise en guettant les marchands qui passaient; ou bien encore - et c'était là le moyen en fin de compte le plus éprouvé et le plus apprécié - il augmentait sa richesse quand il pouvait extorquer plus que de coutume à ses serfs, en aggravant les corvées et en augmentant les impôts. Aujourd'hui, un homme peut devenir riche ou pauvre sans bouger le petit doigt, sans le moindre événement naturel, sans que personne ne lui ait fait de cadeau ou ne l'ait dévalisé. Les variations de prix sont comme un mouvement mystérieux auquel présiderait, derrière le dos des hommes, une puissance invisible, opérant un continuel déplacement dans la répartition de la richesse sociale. On note simplement ce mouvement, comme on lit la température sur un thermomètre, ou la pression atmosphérique sur un baromètre. Et pourtant les prix des marchandises et leur mouvement sont manifestement une affaire purement humaine, et non de la magie. Personne d'autre que les hommes eux-mêmes ne fabrique de ses mains les marchandises et n'en fixe les prix; seulement, une fois de plus, il résulte de cette action humaine ce sur quoi personne ne comptait, que personne ne visait; une fois de plus, les besoins, le but et le résultat de l'activité économique des hommes ne sont plus du tout en accord les uns avec les autres.
D'où cela provient-il ? Et quelles lois obscures se combinent-elles derrière le dos des hommes pour que leur propre vie économique aboutisse à de si étranges résultats ? On ne peut l'élucider que par une étude scientifique. Une recherche rigoureuse, une réflexion, des analyses, des comparaisons approfondies deviennent nécessaires pour résoudre toutes ces énigmes, pour découvrir les connexions cachées qui font que les résultats de l'activité économique des hommes ne coïncident plus avec leurs intentions, avec leur volonté, en un mot avec leur conscience. La tâche de la recherche scientifique, c'est de découvrir le manque de conscience dont souffre l'économie de la société, et ici nous touchons directement à la racine de l'économie politique. »
« Si l'économie politique a pour tâche et pour objet d'expliquer les lois de la formation, du développement et de l'expansion du mode de production capitaliste, elle doit, par une conséquence inéluctable, dévoiler les lois du déclin du capitalisme, car tout comme les formes économiques antérieures, elle n'est pas éternelle, mais représente seulement une phase historique passagère, un degré dans l'échelle infinie de l'évolution sociale. La théorie de la montée du capitalisme se transforme logiquement en théorie de la décadence du capitalisme, la science du mode de production du capital en fondement scientifique du socialisme, le moyen théorique de domination de la bourgeoisie en arme de la lutte de classe révolutionnaire pour l'émancipation du prolétariat.
Évidemment, ni les savants français ni les savants anglais, et encore moins les savants allemands des classes bourgeoises n'ont résolu cette seconde partie du problème général de l'économie politique. Un homme a tiré les dernières conséquences de la théorie du mode de production capitaliste, en se situant dès l'abord du point de vue du prolétariat révolutionnaire : Karl Marx. Pour la première fois, le socialisme et le mouvement ouvrier moderne se placèrent sur le terrain inébranlable de la connaissance scientifique. »
« En tant qu'idéal d'un ordre social reposant sur l'égalité et la fraternité entre les hommes, en tant qu'idéal d'une société communiste, le socialisme datait de milliers d'années. Chez les premiers apôtres du christianisme, chez diverses sectes religieuses du Moyen Âge, lors de la guerre des paysans, l'idée socialiste n'a cessé de jaillir comme expression la plus radicale de la révolte contre l'ordre existant. Mais justement comme idéal recommandable en tout temps et en tout lieu historique, le socialisme n'était que le beau rêve de quelques exaltés, un songe doré et hors d'atteinte, comme l'arc-en-ciel dans les nuages.
A la fin du XVIII° siècle et au début du XIX°, l'idée socialiste apparaît d'abord avec force et insistance, débarrassée des rêveries des sectes religieuses, comme le reflet des horreurs et des ravages provoqués dans la société par le capitalisme naissant. Même à ce moment, le socialisme n'est au fond qu'un rêve, l'invention de quelques têtes audacieuses. Si nous écoutons le premier précurseur des soulèvements révolutionnaires du prolétariat, Gracchus Babeuf, qui tenta, pendant la Grande Révolution Française, un coup de main pour l'introduction violente de l'égalité sociale, le seul fait sur lequel il fonde ses aspirations communistes, c'est l'injustice criante de l'ordre social existant. Il ne se lasse pas de la peindre sous les couleurs les plus sombres, dans des articles et des pamphlets passionnés et dans sa plaidoirie devant le tribunal qui l'a condamné à mort. Son évangile du socialisme est une répétition monotone d'accusations contre l'injustice régnante, contre les souffrances et les tourments, la misère et l'abaissement des travailleurs aux dépens desquels une poignée d'oisifs s'enrichit et règne. Il suffisait, selon Baboeuf, que l'ordre social existant méritât sa perte pour qu'il pût être réellement renversé il y a cent ans, pourvu qu'il se trouvât un groupe d'hommes résolus qui s'emparât du pouvoir et instaurât le régime de l'égalité, comme les Jacobins avaient, en 1793, pris le pouvoir politique et instauré la république.
C'est sur de tout autres méthodes et bien qu'essentiellement sur les mêmes fondements que reposent les idées socialistes défendues avec beaucoup plus de génie et d'éclat dans les années trente du siècle dernier par trois grands penseurs, Saint-Simon et Fourier en France, Owen en Angleterre. Certes, aucun des trois n'envisageait plus la prise du pouvoir révolutionnaire pour réaliser le socialisme; au contraire, comme toute la génération qui a suivi la Grande Révolution, ils étaient détournés de tout bouleversement social et de toute politique, et partisans résolus de la propagande purement pacifique. Cependant, chez tous, la base de l'idée socialiste était la même : simple projet, invention d'une tête géniale qui en recommandait la réalisation à l'humanité tourmentée pour la sauver de l'enfer de l'ordre social bourgeois.
Malgré toute la vigueur de leurs critiques et la magie de leurs idéaux, ces théories socialistes sont restées pratiquement sans influence sur le mouvement et les luttes réels de l'histoire. Babeuf et sa petite troupe d'amis périrent dans la tourmente contre-révolutionnaire, comme un frêle esquif, sans laisser d'abord d'autre trace qu'une brève ligne lumineuse dans les pages de l'histoire révolutionnaire. Saint-Simon et Fourier n'ont abouti qu'à regrouper des sectes de partisans enthousiastes et doués qui se sont ensuite dispersés ou ont pris d'autres directions, après avoir répandu les germes riches et féconds d'idées, de critiques et d'essais sociaux. C'est encore Owen qui a eu le plus d'influence sur le prolétariat, mais cette influence se perd sans laisser de trace, après avoir enthousiasmé une petite élite d'ouvriers anglais dans les années 1830 et 40.
Une nouvelle génération de dirigeants socialistes est apparue dans les années 1840 : Weitling en Allemagne, Proudhon, Louis Blanc, Blanqui en France. La classe ouvrière avait déjà, de son côté, entrepris la lutte contre la domination du capital, les révoltes élémentaires des canuts lyonnais en France, du mouvement chartiste en Angleterre avaient donné le signal de la lutte de classe. Il n'y avait cependant aucun lien direct entre ces mouvements élémentaires des exploités et les diverses théories socialistes. Les prolétaires en révolution n'avaient aucun but socialiste en vue, les théoriciens socialistes ne cherchaient pas à faire appuyer leurs idées par une lutte politique de la classe ouvrière. Leur socialisme devait se réaliser grâce à certaines institutions astucieuses, telles la banque populaire de Proudhon pour un juste échange des marchandises ou les associations de producteurs de Louis Blanc. Le seul socialiste qui comptât sur la lutte politique comme moyen de réaliser la révolution sociale, c'était Auguste Blanqui : il était le seul véritable défenseur du prolétariat et de ses intérêts révolutionnaires de classe en cette période. Toutefois, son socialisme n'était au fond qu'un projet de république sociale réalisable à tout moment par la volonté résolue d'une minorité révolutionnaire.
L'année 1848 allait voir le point culminant et en même temps la crise de l'ancien socialisme dans toutes ses variantes. Le prolétariat parisien, influencé par la tradition des luttes révolutionnaires antérieures, remué par divers systèmes socialistes, était passionnément attaché à des idées confuses de justice sociale. Dès le renversement du roi-bourgeois Louis-Philippe, les ouvriers parisiens utilisèrent leur position de force pour exiger cette fois de la bourgeoisie effrayée la réalisation de la “ république sociale ” et d'une nouvelle “ organisation du travail ”. Pour appliquer ce programme, le prolétariat accorda au gouvernement provisoire le célèbre délai de trois mois pendant lesquels les ouvriers avaient faim et attendaient tandis que la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie s'armaient en secret et préparaient l'écrasement des ouvriers. Le délai prit fin avec les mémorables batailles de juin où l'idéal d'une “ république sociale à tout moment réalisable ” fut noyé dans le sang du prolétariat parisien. La révolution de 1848 n'amena pas le règne de l'égalité sociale, mais la domination politique de la bourgeoisie et un essor sans précédent de l'exploitation capitaliste sous le Second Empire.
Au moment même où le socialisme des anciennes écoles semblait pour toujours enterré sous les barricades de l'insurrection de juin, Marx et Engels fondaient l'idée socialiste sur une assise entièrement nouvelle. Ils ne cherchaient les points d'appui du socialisme ni dans la condamnation morale de l'ordre social existant, ni dans la découverte de projets aussi ingénieux et séduisants que possible pour introduire en contrebande l'égalité sociale dans le régime actuel. Ils se tournèrent vers l'étude des relations économiques dans la société contemporaine. C'est là, dans les lois de l'anarchie capitaliste, que Marx découvrit le véritable levier des aspirations socialistes. Les classiques français et anglais de l'économie politique avaient découvert les lois selon lesquelles l'économie capitaliste vit et se développe; un demi-siècle plus tard, Marx reprit leur œuvre exactement là où ils l'avaient arrêtée. Il découvrit à son tour que les lois de l'ordre économique contemporain travaillaient à la propre perte de cet ordre économique en menaçant de plus en plus l'existence de la société par le développement de l'anarchie et par un enchaînement de catastrophes économiques et politiques. Ce sont, comme l'a démontré Marx, les tendances évolutives de la domination du capital qui, parvenues à un certain point de maturation, rendent nécessaire le passage a un mode d'économie consciemment planifiée et organisée par l'ensemble de la société laborieuse, pour que toute la société et toute la civilisation humaine ne sombrent pas dans les convulsions d'une anarchie déchaînée. Le capital lui-même précipite inexorablement l'heure de son destin, en rassemblant en masses toujours plus grandes ses futurs fossoyeurs : les prolétaires; en s'étendant à tous les pays de la terre, en instaurant une économie mondiale anarchique et en créant ainsi les bases d'un rassemblement du prolétariat de tous les pays en une puissance révolutionnaire mondiale qui balaiera la domination de la classe capitaliste. Le socialisme cessait ainsi d'être un projet, un merveilleux phantasme, ou l'expérience, acquise à la force du poignet par quelques groupes d'ouvriers isolés dans différents pays. Le socialisme, programme commun d'action politique du prolétariat international, est une nécessité historique, parce qu'il est le fruit des tendances évolutives de l'économie capitaliste. »
« La lutte de classe prolétarienne, s'amplifiant toujours plus, et particulièrement pendant l'insurrection de juin 1848 du prolétariat parisien, a détruit la confiance de la société bourgeoise en son caractère divin. Depuis qu'elle a goûté à l'arbre de la connaissance des contradictions modernes entre les classes, elle a horreur de la nudité classique dans laquelle les créateurs de sa propre économie politique avaient autrefois fait apparaître l'univers. N'est-il pas clair aujourd'hui que les porte-parole du prolétariat moderne ont fabriqué leurs armes mortelles à partir de ces découvertes scientifiques ?
De là vient que, depuis des décennies, l'économie politique, non seulement socialiste mais même bourgeoise (dans la mesure où celle-ci était autrefois une vraie science) ne rencontre chez les classes possédantes que des oreilles de sourds. Incapables de comprendre les doctrines de leurs grands ancêtres et encore moins d'accepter la doctrine de Marx qui en est sortie et sonne le glas de la société bourgeoise, nos doctes bourgeois exposent, sous le nom d'économie politique, une bouillie informe faite des résidus de toutes sortes d'idées scientifiques et de confusions intéressées, et de ce fait, ne cherchent nullement à étudier les buts réels du capitalisme, mais visent au contraire à masquer ces buts, pour défendre le capitalisme comme étant le meilleur, le seul, l'éternel ordre social possible.
Oubliée et trahie par la société bourgeoise, l'économie politique scientifique ne cherche plus ses auditeurs que parmi les prolétaires conscients, pour trouver en eux non seulement une compréhension théorique, mais un accomplissement pratique. »
« Notre connaissance des formes économiques les plus anciennes et les plus primitives est de très fraîche date. Marx et Engels écrivaient encore en 1847, dans le premier texte classique du socialisme scientifique, le Manifeste Communiste - “ L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes. ” Or, au moment même où les créateurs du socialisme scientifique énonçaient ce principe, il commençait à être ébranlé de toutes parts par de nouvelles découvertes. Presque chaque année apportait, sur l'état économique des plus anciennes sociétés humaines, des aperçus jusque-là inconnus; ce qui amenait à conclure qu'il avait dû y avoir dans le passé des périodes extrêmement longues où il n'y avait pas encore de luttes de classe, parce qu'il n'y avait ni distinction de classes sociales, ni distinction entre riche et pauvre, ni propriété privée. »
« Il y a donc deux mille ans, et même davantage, que dans ces temps reculés des peuples germaniques dont l'histoire écrite ne sait rien encore, régnait chez les Germains un état de choses foncièrement différent de la situation actuelle. Pas d'État avec des lois écrites et contraignantes, pas de division entre riches et pauvres, entre maîtres et travailleurs. Les Germains formèrent des tribus et des familles libres qui se déplacèrent longtemps en Europe avant de se fixer d'abord temporairement, puis définitivement. La culture de la terre en Europe a commencé en Allemagne, comme von Maurer l'a démontré, non pas à partir d'individus, mais de tribus et de familles entières, comme elle est partie en Islande de groupements humains assez importants, appelés frändalid et skulldalid. »
« Chaque tribu et, dans chaque tribu, chaque famille, prenait possession d'un certain territoire qui appartenait alors en commun à tous les intéressés. Les anciens Germains ne connaissaient pas de propriété individuelle du sol. L'individu recevait par tirage au sort une parcelle de champ pour une durée limitée et dans le respect d'une égalité rigoureuse. Toutes les affaires économiques, juridiques et générales, d'une telle communauté, qui constituait le plus souvent une centurie d'hommes en état de porter les armes, se réglaient au cours de l'assemblée de ses membres où étaient élus le chef et les autres employés publics.
Ce n'est que dans les montagnes, les forêts ou les régions côtières basses où le manque d'espace ou de terre cultivable rendait impossible l'installation d'une colonie importante, par exemple dans l'Odenwald, en Westphalie, dans les Alpes, que les Germains s'installaient par fermes individuelles, en formant quand même entre eux une communauté où, sinon les champs, du moins les prés, la forêt et les pâturages, constituaient la propriété commune du village et où toutes les affaires publiques étaient réglées par la communauté. »
« Commencée dès le début du XVIII° siècle, la conquête des Indes par les Anglais ne se termina qu'au XIX° siècle, après la prise de possession progressive de toute la côte et du Bengale, avec la soumission de l'importante région du Pendjab dans le Nord. Mais ce n'est qu'après la soumission politique que commença l'entreprise difficile d'exploitation systématique des Indes. A chaque pas, les Anglais allèrent de surprise en surprise : ils trouvèrent les communautés paysannes les plus variées, grandes et petites, installées là depuis des millénaires, cultivant le riz et vivant dans le calme et l'ordre, mais nulle part - ô horreur ! - n'existait dans ces villages de propriétaire privé du sol. Même si l'on en venait aux voies de fait, personne ne pouvait déclarer sienne la parcelle de terre qu'il cultivait, il ne pouvait ni la vendre, ni l'affermer, ni l'hypothéquer pour payer un arriéré d'impôts. Tous les membres de ces communes qui englobaient parfois de grandes familles entières et parfois quelques petites familles issues de la grande, étaient obstinément et fidèlement attachés les uns aux autres et les liens du sang étaient tout pour eux. En revanche, la propriété individuelle ne leur était rien. A leur grand étonnement, les Anglais découvrirent sur les bords du Gange et de l'Indus des modèles de communisme agraire tels que les mœurs communistes des vieilles communautés germaniques ou des communes villageoises slaves font en comparaison presque l'effet d'une chute dans la propriété privée. »
« L'ancienneté historique, digne de considérations, de ces institutions communistes devait être sensible aux Anglais, étonnés d'autre part par la résistance tenace que ces institutions opposèrent à l'ingéniosité fiscale et administrative des Anglais. Il leur fallut une lutte de plusieurs décennies, de nombreux coups de force, des malhonnêtetés, des interventions sans scrupules contre d'anciens droits et contre les notions de droit en vigueur chez ce peuple, pour réussir a provoquer une confusion irrémédiable dans toutes les relations de propriété, une insécurité générale et la ruine des paysans. Les anciens liens furent brisés, l'isolement paisible du communisme à l'écart du monde fut rompu et remplacé par les querelles, la discorde, l'inégalité et l'exploitation. Il en résulta d'une part d'énormes latifundia, d'autre part des millions de fermiers sans moyens. La propriété privée fit son entrée aux Indes et avec elle, le typhus, la faim, le scorbut, devenus les hôtes permanents des plaines du Gange. »
« Partout, la puissance coloniale européenne se heurta à la résistance tenace des anciens liens sociaux et des institutions communistes qui protégeaient l'individu des entreprises de l'exploitation capitaliste européenne et de la politique de la finance européenne. »
« On avait là une très ancienne constitution communiste agraire - prédominant chez les tribus péruviennes depuis des temps immémorables - qui était encore pleine de vie et de force au XVI°siècle, lors de l'invasion espagnole. Une association fondée sur les liens de parenté, la famille, était le seul propriétaire du sol dans chaque village ou groupe de villages, les champs étaient répartis en lots et tirés au sort annuellement par les membres du village; les affaires publiques étaient réglées par l'assemblée du village qui élisait le chef du village. On trouva même dans ce lointain pays sud-américain, chez les Indiens, des traces vivantes d'un communisme plus poussé encore qu'en Europe : d'énormes maisons collectives où des familles entières vivaient en commun, avec des tombes communes. On parle d'une de ces habitations collectives où logeaient plus de 4000 hommes et femmes. »
« Autrefois comme aujourd'hui, l'économie politique bourgeoise a été, de toutes les sciences, celle qui, en tant que rempart de la forme dominante d'exploitation, a montré le moins de compréhension pour les autres formes de civilisation et d'économie, et il était réservé à d'autres branches de la science, un peu plus éloignées des oppositions directes d'intérêts et du champ de bataille entre capital et travail, de reconnaître dans les institutions communistes des temps anciens la forme généralement prédominante du développement de l'économie et de la civilisation à une certaine étape. Ce furent des juristes comme von Maurer, comme Kovalevsky et comme l'Anglais Henry Maine, professeur de droit et conseiller d'État aux Indes, qui les premiers firent reconnaître dans le communisme agraire une forme primitive internationale et valable pour tous les continents et toutes les races. C'est à un sociologue de formation juridique, l'Américain Morgan, que devait revenir l'honneur de découvrir que c'était là la base nécessaire, dans la structure sociale de la société primitive, à cette forme économique du développement. Le rôle important des liens de parenté dans les communes villageoises communistes primitives avait frappé les chercheurs, tant aux Indes qu'en Algérie et chez les Slaves. Pour les Germains, les recherches de von Maurer avaient établi que la colonisation de l'Europe était réalisée par les groupes Parentaux, la famille. L'histoire des peuples de l'antiquité, celle des Grecs et des Romains, montraient à chaque instant que la famille avait toujours joué chez eux le plus grand rôle, comme groupe social, comme unité économique, comme institution juridique, comme cercle fermé de pratique religieuse. Enfin, tous les renseignements apportés par les voyageurs sur les pays dits sauvages confirmaient avec un remarquable accord que plus un peuple était primitif, plus les liens de parenté y jouaient un grand rôle; plus ils dominaient toutes les relations et les notions économiques, sociales et religieuses. »
« Morgan a porté à cette conception un coup décisif en présentant l'histoire primitive de la civilisation comme une partie infiniment plus importante dans l'évolution ininterrompue de l'humanité, plus importante tant par la durée infiniment plus longue qu'elle occupe par rapport à la minuscule période de l'histoire écrite, que par les conquêtes capitales de la civilisation qui ont eu lieu justement pendant cette longue pénombre, à l'aurore de l'existence sociale de l'humanité. »
« Se fondant sur l'histoire de l'évolution des relations familiales, Morgan donna la première étude exhaustive de ces anciens groupements familiaux qui, chez tous les peuples civilisés, chez les Grecs et les Romains, chez les Celtes et les Germains, chez les anciens Israélites, sont au début de la tradition historique et se retrouvent chez la plupart des peuples primitifs qui vivent encore aujourd'hui. Il montra que ces groupements, reposant sur la parenté de sang et l'ascendance commune, ne sont d'une part qu'une étape élevée dans l'évolution de la famille et d'autre part le fondement de toute vie sociale - dans la longue période où il n'y avait pas encore d'État au sens moderne, c'est-à-dire pas d'organisation politique contraignante fondée sur le critère territorial. Toute tribu, qui se composait d'un certain nombre de familles ou de gentes, comme les Romains les nommaient, avait son propre territoire qui lui appartenait en commun, et dans chaque tribu, le groupement familial était l'unité qui se gérait de façon communiste, où il n'y avait ni riches ni pauvres, ni paresseux ni travailleurs, ni maîtres ni esclaves, et où toutes les affaires publiques se réglaient par le libre choix et la libre décision de tous. Comme exemple vivant de ces relations, par lesquelles sont autrefois passés tous les peuples de la civilisation actuelle, Morgan dépeignait en détail l'organisation des Indiens d'Amérique, telle qu'elle était encore florissante lorsque les Européens conquirent l'Amérique.
“ Tous ses membres ”, dit-il, “ sont des gens libres, ayant le devoir de protéger la liberté d'autrui; égaux en droits - ni le chef en temps de paix ni le chef de guerre ne peuvent revendiquer quelque privilège que ce soit; ils forment une fraternité liée par les liens du sang. Liberté, égalité, fraternité, quoique jamais formulés, étaient les principes fondamentaux de la Gens, et celle-ci, à son tour, était l'unité de tout un système social, le fondement de la société indienne organisée. Cela explique le sens irréductible de leur indépendance et la dignité personnelle dans le maintien, que tout le monde reconnaît chez les Indiens. ”
« L'organisation en gentes amena l'évolution sociale au seuil de la civilisation que Morgan caractérise comme cette courte période la plus récente de l'histoire de la civilisation où, sur les ruines du communisme et de l'ancienne démocratie, surgirent la propriété privée et, avec elle, l'exploitation, une institution publique contraignante, l'État, et la domination exclusive de l'homme sur la femme dans l'État, dans le droit de propriété et dans la famille. C'est au cours de cette période historique relativement courte que se produisent les plus importants et les plus rapides progrès de la production, de la science, de l'art, mais aussi les divisions profondes de la société par les oppositions de classes, la misère des peuples et leur esclavage. Voici le propre jugement de Morgan sur notre civilisation actuelle, par lequel il conclut les résultats de son étude classique :
“ Depuis l'avènement de la civilisation, la croissance de la richesse est devenue si formidable, ses formes si diverses, son application si vaste et son administration si adroitement canalisée dans l'intérêt des possédants que cette richesse est devenue, face au peuple, une puissance indomptable. L'esprit humain se trouve désemparé et fasciné devant sa propre création. Pourtant, le temps viendra où la raison humaine se fortifiera pour dominer la richesse, où elle établira le constat des rapports de l'État avec la richesse qu'il protège ainsi que les limites des droits des propriétaires. Les intérêts de la société passent avant les intérêts particuliers et des rapports justes et harmonieux doivent s'établir entre les deux. La seule poursuite de la richesse n'est pas la destination de l'humanité, si le progrès doit rester la loi de l'avenir comme il a été celle du passé. Le temps écoulé depuis les débuts de la civilisation n'est qu'une petite fraction de la vie passée de l'humanité, qu'une petite fraction de la vie qui est encore devant elle. La dissolution de la société pèse comme une menace sur nous en conclusion d'une carrière historique dont le but final unique est la richesse; car une telle carrière contient en elle-même les éléments de son propre anéantissement. La démocratie dans l'administration, la fraternité dans la société, l'égalité des droits, l'éducation universelle, consacreront la prochaine étape supérieure de la société, à l'avènement de laquelle l'expérience, la raison et la science contribuent en permanence. Cette étape fera revivre - mais sous une forme plus élevée- la liberté, l'égalité et la fraternité des anciennes gentes. ”
La contribution de Morgan à la connaissance de l'histoire de l'économie a été d'une très grande portée. Il a présenté l'économie communiste primitive, qui n'était connue et expliquée jusque-là que comme une série d'exceptions, comme la règle générale d'une évolution logique des civilisations, et en particulier la constitution en gentes. Il était ainsi prouvé que le communisme primitif avec la démocratie et l'égalité sociale qui y correspondent est le berceau de l'évolution sociale. En élargissant l'horizon du passé préhistorique, il a situé toute la civilisation actuelle avec sa propriété privée, sa domination de classe, sa domination masculine, son État et son mariage contraignants, comme une courte étape passagère, née de la dissolution de la société communiste primitive et qui doit à son tour faire place dans l'avenir à des formes sociales supérieures. Ce faisant, Morgan a fourni au socialisme scientifique un nouveau et puissant appui. Tandis que Marx et Engels avaient, par la voie de l'analyse économique du capitalisme, démontré pour le proche avenir l'inévitable passage de la société à l'économie communiste mondiale et donné ainsi aux aspirations socialistes un fondement scientifique solide, Morgan a fourni dans une certaine mesure à l'œuvre de Marx et Engels tout son puissant soubassement, en démontrant que la société démocratique communiste englobe, quoique sous des formes primitives, tout le long passé de l'histoire humaine avant la civilisation actuelle. La noble tradition du lointain passé tendait ainsi la main aux aspirations révolutionnaires de l'avenir, le cercle de la connaissance se refermait harmonieusement et dans cette perspective, le monde actuel de la domination de classe, et de l'exploitation, qui prétendait être le nec plus ultra de la civilisation, le but suprême de l'histoire universelle, n'était plus qu'une minuscule étape passagère dans la grande marche en avant de l'humanité. »
-Rosa Luxembourg, Introduction à l’économie politique.
https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1908/00/lux_19080000.htm
"Le caractère de classe d'une revendication ne découle pas mécaniquement de son inscription au programme d'un parti socialiste. Ce que ce parti ou un autre considère comme un « intérêt de classe » du prolétariat ne peut être qu'un intérêt supposé, concocté par un raisonnement subjectif. Il serait facile de prouver que l'intérêt de la classe ouvrière exige que l'on impose légalement un salaire minimum. Cette loi protègerait les ouvriers des pressions de la concurrence venue de régions moins développées, elle leur assurerait un minimum vital, etc. Cette revendication a déjà été formulée à plusieurs reprises dans les milieux socialistes. Cependant, le principe n'en a pas été accepté par les partis socialistes en général pour la bonne raison que la réglementation universelle des salaires par la voie légale est un rêve utopique dans les conditions anarchiques actuelles de l'économie privée, parce que les salaires des ouvriers tout comme le prix des marchandises dépendent entièrement dans le système capitaliste de la « libre concurrence » et du mouvement spontané des capitaux. C'est pourquoi la réglementation légale des salaires ne peut être appliquée que dans de petites sphères, nettement circonscrites, par exemple sous forme d'un accord entre une commune et les ouvriers qu'elle emploie. Comme une loi générale imposant un salaire minimum est en contradiction avec les conditions actuelles du capitalisme, nous devons reconnaître qu'il ne s'agit pas d'un véritable intérêt prolétarien, mais d'un intérêt inventé, malgré la logique de l'argumentation."
-Rosa Luxembourg, L'État-nation et le prolétariat, 1908.
http://www.autogestion.asso.fr/?p=115
https://www.marxists.org/francais/luxembur/intro_ecopo/intro_ecopo_31.htm
« Les mains des ouvrières et ouvriers allemands produisent chaque année dans l'agriculture et l'industrie une énorme quantité de biens de consommation de toutes sortes. Tous ces biens sont-ils produits pour la propre consommation de la population du Reich allemand ? Nous savons qu'une partie très importante et chaque année plus grande des produits allemands est exportée pour d'autres peuples, vers d'autres pays et d'autres continents. Les produits sidérurgiques allemands vont vers divers pays voisins d'Europe et aussi vers l'Amérique du Sud et l'Australie : le cuir et les objets en cuir vont vers tous les États européens; les objets en verre, le sucre, les gants vont vers l'Angleterre; les fourrures vers la France, l'Angleterre, l'Autriche-Hongrie; le colorant alizarine vers l'Angleterre, les États-Unis, l'Inde; des scories servant d'engrais aux Pays-Bas, à l’Autriche-Hongrie; le coke va vers la France; la houille vers l'Autriche, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse; les câbles électriques vers l’Angleterre, la Suède, la Belgique; les jouets vers les États-Unis; la bière allemande, l'indigo, l'aniline et d'autres colorants à base de goudron, les médicaments allemands, la cellulose, les objets en or, les bas, les étoffes et vêtements de laine et de coton, les rails de chemin de fer sont expédiés dans presque tous les pays commerçants du monde.
Mais inversement, le travail du peuple allemand dépend à chaque étape, dans sa consommation quotidienne, des produits de pays et de peuples étrangers. Notre pain est fait avec des céréales russes, notre viande provient du bétail hongrois, danois, russe; le riz que nous consommons vient des Indes orientales ou d'Amérique du Nord; le tabac, des Indes néerlandaises ou du Brésil; nous recevons notre cacao d’Afrique occidentale, le poivre, de l'Inde, le saindoux, des États-Unis. le thé, de la Chine, les fruits, d'Italie, d'Espagne et des États-Unis, le café, du Brésil, d'Amérique centrale ou des Indes néerlandaises; les extraits de viande nous proviennent d'Uruguay, les œufs de Russie, de Hongrie et de Bulgarie; les cigares de Cuba, les montres de Suisse, les vins mousseux de France, les peaux d'Argentine, le duvet de Chine, la soie d'Italie et de France, le lin et le chanvre de Russie, le coton des États-Unis, des Indes, d'Égypte, la laine fine d'Angleterre; le jute des Indes; le malt d'Autriche-Hongrie; la graine de lin d'Argentine; certaines sortes de houille d’Angleterre; la lignite d'Autriche; le salpêtre du Chili; le bois de Quebracho; pour son tannin, d'Argentine; les bois de construction de Russie; les fibres pour la vannerie, du Portugal; le cuivre des États-Unis; l'étain de Londres, des Indes néerlandaises; le zinc d'Australie; l'aluminium d'Autriche-Hongrie et du Canada; l'amiante du Canada; l'asphalte et le marbre d'Italie; les pavés de Suède; le plomb de Belgique, des États-Unis, d'Australie; le graphite de Ceylan; la chaux d'Amérique et d'Algérie; l'iode du Chili, etc.
Des plus simples aliments quotidiens aux objets de luxe les plus recherchés et aux matières premières ou aux outils les plus nécessaires, la plupart proviennent directement ou indirectement, en tout ou en partie, de pays étrangers et sont le produit du travail de peuples étrangers. Pour pouvoir vivre et travailler en Allemagne, nous faisons ainsi travailler pour nous presque tous les pays, tous les peuples, tous les continents et travaillons à notre tour pour tous les pays. »
« Nous découvrons que la distinction du savant Bücher, entre pays à production industrielle et pays fournissant des produits bruts, n'est elle-même qu'un produit brut du schématisme professoral. Les parfums, les cotonnades et les machines sont tous également des produits fabriqués. Les exportations françaises de parfums prouvent seulement que la France est le pays de production du luxe pour la mince couche de la riche bourgeoisie mondiale; les exportations japonaises de cotonnades prouvent que le Japon rivalise avec l'Europe occidentale pour ruiner dans tout l'Extrême-Orient la production paysanne et artisanale traditionnelle et la remplacer par le commerce de marchandises; les exportations anglaises, allemandes, américaines de machines-outils montrent que ces trois pays introduisent eux-mêmes la grande industrie dans toutes les régions du monde.
Nous découvrons donc qu'on exporte et importe aujourd'hui une “ marchandise ” qui était inconnue au temps du roi Nabuchodonosor ainsi que durant toute la période historique de l'antiquité et du Moyen Âge et qui se nomme le capital. Cette “ marchandise ” ne sert pas à combler “ certaines lacunes ” des “ économies nationales ” étrangères, mais au contraire à créer des lacunes, à ouvrir des failles et des lézardes dans la maçonnerie des “ économies nationales ” vieillies, pour y pénétrer, y agir comme un tonneau de poudre et transformer à court ou à long terme ces “ économies nationales ” en amas de ruines. Avec cette “ marchandise ”, d'autres “ marchandises ” encore plus remarquables se répandent en masses de quelques pays dits civilisés vers le monde entier : moyens de communication modernes, extermination totale de populations indigènes; économie monétaire et endettement de la paysannerie; richesse et pauvreté, prolétariat et exploitation; insécurité de l'existence et crises, anarchie et révolutions. Les “ économies nationales ” européennes étendent leurs tentacules vers tous les pays et tous les peuples de la terre pour les étouffer dans le grand filet de l'exploitation capitaliste. »
« Et le prolétaire allemand qui reste chez lui et veut se nourrir honnêtement dépend pas à pas, pour le meilleur et pour le pire, du développement de la production et du commerce dans le monde entier. Trouvera-t-il ou non du travail ? Son salaire suffira-t-il pour rassasier femme et enfants ? Sera-t-il condamné plusieurs jours par semaine à des loisirs forcés ou à l'enfer du travail supplémentaire jour et nuit ? C'est une oscillation continuelle, selon la récolte de coton aux États-Unis, selon la moisson de blé en Russie, selon la découverte de nouvelles mines d'or ou de diamant en Afrique, selon les troubles révolutionnaires au Brésil, les conflits douaniers, les troubles diplomatiques et les guerres sur les cinq continents. Rien n'est plus frappant aujourd'hui, rien n'a une importance plus décisive pour la vie politique et sociale actuelle que la contradiction entre ce fondement économique commun unissant chaque jour plus solidement et plus étroitement tous les peuples en une grande totalité et la superstructure politique des États qui cherche à diviser artificiellement les peuples, par les poteaux-frontières, les barrières douanières et le militarisme, en autant de fractions étrangères et hostiles les unes aux autres. »
« Le fondement de l'économie politique actuelle, c'est une mystification scientifique dans l'intérêt de la bourgeoisie. »
« Aujourd'hui encore, il existe de telles économies paysannes en Bosnie, en Herzegovie, en Serbie, en Dalmatie. Si nous voulions exposer à tel paysan de Haute-Écosse, de Russie, de Bosnie ou de Serbie, les questions professorales habituelles d'économie politique concernant le “ but de l'économie ”, la “ naissance et la répartition de la richesse ”, il ouvrirait sûrement de grands yeux. Pourquoi et dans quel but, moi et ma famille, nous travaillons, ou, en termes savants, quels “ ressorts ” nous incitent à nous occuper d'“ économie ” ? s'exclamerait-il. Eh bien ! il faut bien que nous vivions et les alouettes ne nous tombent pas toutes rôties dans la bouche. Si nous ne travaillions pas, nous mourrions de faim. Nous travaillons donc pour réussir à nous maintenir, pour manger à notre faim, pour nous habiller proprement et avoir un toit au-dessus de nos têtes. Ce que nous produisons, “ quelle direction ” nous donnons à notre travail ? Encore une question bien naïve ! Nous produisons ce dont nous avons besoin, ce dont toute famille paysanne a besoin pour vivre. Nous cultivons du blé et du seigle, de l'avoine et de l'orge, nous plantons des pommes de terre, nous élevons, selon les cas, des vaches et des moutons, des poules et des canards. En hiver, on file, ce qui est l'affaire des femmes, et nous les hommes, nous arrangeons à la hache, à la scie et au marteau, ce qu'il faut pour la maison. Appelez cela si vous voulez “ économie agricole ” ou “ artisanale ”, en tout cas il nous faut faire un peu de tout parce qu'on a besoin de toutes sortes de choses à la maison et au champ. Comment nous “ divisons ” ces travaux ? Voilà encore une curieuse question ! Les hommes font évidemment ce qui exige une force masculine, les femmes s'occupent de la maison, des vaches et du poulailler, les enfants aident ici et là. Ou bien croyez-vous que je devrais envoyer ma femme couper le bois et traire moi-même la vache ? (Le brave homme ne sait pas - ajoutons-nous pour notre part - que chez beaucoup de peuples primitifs, par exemple chez les indiens du Brésil, c'est justement la femme qui va dans la forêt ramasser le bois, déterrer les racines et cueillir les fruits, tandis que chez les peuples de bergers en Afrique et en Asie, les hommes non seulement gardent le bétail, mais le traient. On peut aussi voir aujourd'hui encore, en Dalmatie, la femme porter de lourds fardeaux sur le dos, tandis que l'homme vigoureux chemine à côté sur son âne, en fumant tranquillement sa pipe. Cette “ division du travail ” paraît alors aussi naturelle qu'il semble naturel à notre paysan d'abattre le bois tandis que sa femme trait les vaches.) Et puis : ce que j'appelle ma richesse ? Mais tout enfant le comprend au village ! Est riche le paysan dont les granges sont pleines, l'étable bien remplie, le troupeau de moutons imposant, le poulailler de grande taille; pauvre est celui qui manque de farine dès Pâques et chez qui l'eau passe à travers le toit quand il pleut. De quoi dépend “ l'augmentation de ma richesse ” ? A quoi bon cette question ? Si j'avais un plus grand lopin de bonne terre, je serais naturellement plus riche, et si en été, ce qu'à Dieu ne plaise, il tombe une forte grêle, nous serons tous pauvres au village en 24 heures. »
« Nous avons tous déjà vécu plusieurs grandes crises commerciales et industrielles et nous connaissons par expérience leur déroulement dont Friedrich Engels a donné une description classique :
“ Le commerce s'arrête, les marchés sont encombrés, les produits sont là en quantités si grandes qu'ils sont invendables, l'argent comptant devient invisible, le crédit disparaît, les fabriques s'arrêtent, les masses travailleuses manquent de moyens de subsistance pour avoir produit trop de moyens de subsistance, les faillites succèdent aux faillites, les ventes forcées aux ventes forcées. L'engorgement dure des années, forces productives et produits sont dilapidés et détruits en masse jusqu'à ce que les surplus de marchandises accumulées s'écoulent enfin avec une dépréciation plus ou moins forte, jusqu'à ce que production et échange reprennent peu à peu leur marche. Progressivement, l'allure s'accélère, passe au trot, le trot industriel se fait galop et ce galop augmente à son tour jusqu'au ventre à terre d'un steeple chase complet de l'industrie, du commerce, du crédit et de la spéculation, pour finir, après les sauts les plus périlleux, par se retrouver... dans le fossé du krach. ” [in Anti-Dühring]
Nous savons tous qu'une telle crise est la terreur de tout pays moderne, et déjà la façon dont l'approche d'une crise s'annonce est significative. Après quelques années de prospérité et de bonnes affaires, des murmures confus commencent çà et là dans la presse, à la Bourse circulent quelques inquiétantes rumeurs de faillites, puis les signes se font plus précis dans la Presse, la Bourse est de plus en plus inquiète, la Banque d'État augmente le taux d'escompte, c'est-à-dire qu'elle rend plus difficile et limité le crédit, jusqu'à ce que les nouvelles concernant des faillites tombent en averse. Et la crise une fois déclenchée, on se dispute pour savoir qui en est responsable. Les hommes d'affaires en rendent responsables les Banques, par leur refus total de crédit, et les boursiers, par leur rage de spéculation; les boursiers en rendent les industriels responsables, les industriels incriminent la pénurie de monnaie dans le pays, etc.
Les affaires reprennent-elles enfin, la Bourse, les journaux notent aussitôt avec soulagement les premiers signes d'une amélioration jusqu'à ce que l'espoir, le calme et la sécurité s'instaurent à nouveau pour quelque temps. Ce qu'il y a de plus remarquable dans tout cela, c'est que tous les intéressés, toute la société, considèrent et traitent la crise comme quelque chose qui échappe à la volonté humaine et aux calculs humains, comme un coup du sort dont nous frappe une puissance invisible, comme une épreuve du ciel, à la façon par exemple d'un orage, d'un tremblement de terre ou d'une inondation. Les termes mêmes, dans lesquels les journaux commerciaux ont coutume de rendre compte d'une crise, sont empruntés avec prédilection à ce domaine : “ Le ciel jusqu'ici serein du monde des affaires commence à se couvrir de sombres nuages ” ou, quand il s'agit d'annoncer une brusque hausse du taux de l'escompte, c'est inévitablement sous le titre : “ Signes annonciateurs de la tempête ”, de même que nous lisons ensuite que l'orage se dissipe et que l'horizon s'éclaircit. Cette façon de s'exprimer reflète autre chose que le manque d'imagination chez les plumitifs du monde des affaires, elle est typique de l'effet curieux, pour ainsi dire naturel, produit par une crise. La société moderne remarque avec effroi l'approche de la crise, elle courbe l'échine en tremblant sous la grêle de ses coups, elle attend la fin de l'épreuve, puis relève la tête, d'abord avec hésitation et incrédulité, puis finalement se retrouve tranquillisée.
Le peuple avait sans doute exactement la même attitude au Moyen Âge face à la famine ou à la peste, ou aujourd'hui le paysan face à un orage ou à la grêle : le même désarroi et la même impuissance face à une dure épreuve. Mais quoique la famine et la peste soient, en dernière analyse, des phénomènes sociaux, ce sont d'abord et immédiatement les résultats de phénomènes naturels : mauvaise récolte, diffusion de germes pathogènes, etc. L'orage est un événement élémentaire de la nature physique et personne ne peut, au moins dans l'état actuel des sciences de la nature et des techniques, provoquer ou empêcher un orage. Qu'est-ce, en revanche, que la crise moderne ? Elle consiste, nous le savons, en ce que trop de marchandises sont produites, qui ne trouvent plus de débouchés, et que, par suite, le commerce et avec lui l'industrie se bloquent. Mais la production de marchandises, leur vente, le commerce, l'industrie…, ce sont là des relations purement humaines. Ce sont les hommes eux-mêmes qui produisent les marchandises, les hommes eux-mêmes qui les achètent, le commerce se pratique d'homme à homme, nous ne trouvons, dans les circonstances qui constituent la crise moderne, pas un seul élément qui serait en dehors de l'activité humaine. Ce qui provoque périodiquement la crise, ce n'est donc rien d'autre que la société humaine.
Et pourtant, nous savons en même temps que la crise est un véritable fléau pour la société moderne, qu'on l'attend avec terreur et qu'on la supporte avec désespoir, que personne ne la veut ni ne la souhaite. En effet, à part quelques spéculateurs en Bourse qui essaient de profiter des crises pour s'enrichir rapidement aux dépens des autres, mais sont souvent pris à leur propre piège, la crise est pour tout le monde un danger, sinon une gêne. Personne ne veut la crise et Pourtant elle vient. Les hommes la créent de leurs propres mains et pourtant ils n'en veulent pour rien au monde. Là, nous avons vraiment une énigme de la vie économique qu'aucun des intéressés ne peut nous expliquer. Le paysan médiéval, sur sa petite parcelle, produisait d'une part ce que voulait et ce dont avait besoin son seigneur féodal, et d'autre part, ce qu'il voulait et ce dont il avait besoin lui-même : du grain et du bétail, des vivres pour lui et sa famille. Le grand propriétaire médiéval faisait produire pour lui ce qu'il voulait et ce dont il avait besoin : du grain et du bétail, de bons vins et des habits fins, des vivres et des objets de luxe pour lui et pour sa cour. La société actuelle produit ce qu'elle ne veut pas et dont elle n'a pas besoin : des crises; elle produit de temps en temps des moyens de subsistance dont elle n'a pas l'usage, elle souffre périodiquement de famines, alors qu'il y a d'énormes réserves de produits invendus. Le besoin et la satisfaction, le but et le résultat du travail ne se recouvrent plus, il y a entre eux quelque chose d'obscur, de mystérieux.
Prenons un autre exemple universellement connu, trop connu même, des travailleurs de tous les pays - le chômage.
Le chômage n'est plus, comme la crise, un cataclysme qui s'abat de temps à autre sur la société : il est devenu aujourd'hui, à plus ou moins grande échelle, un phénomène permanent de la vie économique. Les catégories de travailleurs les mieux organisées et les mieux payées, qui tiennent leurs listes de chômeurs, notent une chaîne ininterrompue de chiffres pour chaque année et chaque mois et chaque semaine de l'année : ces chiffres sont soumis à de grandes variations, mais ne disparaissent jamais complètement. L'impuissance de la société actuelle devant le chômage, ce terrible fléau de la classe ouvrière, apparaît toutes les fois que l'ampleur du mal atteint des proportions telles que les organes législatifs sont contraints de s'en occuper. Cela aboutit régulièrement, après de longues discussions, à la décision de procéder à une enquête sur le nombre des chômeurs. On se contente pour l'essentiel de mesurer le niveau atteint par le mal - comme on mesure le niveau de l'eau lors des inondations - et, dans le meilleur des cas, d'atténuer un peu les effets du mal par de faibles palliatifs, sous la forme d'allocations de chômage - en général aux frais des travailleurs non-chômeurs - sans faire la moindre tentative pour éliminer le mal lui-même.
« Par l'effet de simples variations de prix sur la base de télégrammes en Bourse, des gens peuvent en quelques heures devenir millionnaires ou se retrouver mendiants, et c'est essentiellement là-dessus que repose la spéculation en Bourse, et ses escroqueries. Le propriétaire terrien médiéval pouvait s'enrichir ou s'appauvrir par le fait d'une bonne ou d'une mauvaise récolte; ou bien encore, il s'enrichissait, s'il était chevalier-brigand et faisait une bonne prise en guettant les marchands qui passaient; ou bien encore - et c'était là le moyen en fin de compte le plus éprouvé et le plus apprécié - il augmentait sa richesse quand il pouvait extorquer plus que de coutume à ses serfs, en aggravant les corvées et en augmentant les impôts. Aujourd'hui, un homme peut devenir riche ou pauvre sans bouger le petit doigt, sans le moindre événement naturel, sans que personne ne lui ait fait de cadeau ou ne l'ait dévalisé. Les variations de prix sont comme un mouvement mystérieux auquel présiderait, derrière le dos des hommes, une puissance invisible, opérant un continuel déplacement dans la répartition de la richesse sociale. On note simplement ce mouvement, comme on lit la température sur un thermomètre, ou la pression atmosphérique sur un baromètre. Et pourtant les prix des marchandises et leur mouvement sont manifestement une affaire purement humaine, et non de la magie. Personne d'autre que les hommes eux-mêmes ne fabrique de ses mains les marchandises et n'en fixe les prix; seulement, une fois de plus, il résulte de cette action humaine ce sur quoi personne ne comptait, que personne ne visait; une fois de plus, les besoins, le but et le résultat de l'activité économique des hommes ne sont plus du tout en accord les uns avec les autres.
D'où cela provient-il ? Et quelles lois obscures se combinent-elles derrière le dos des hommes pour que leur propre vie économique aboutisse à de si étranges résultats ? On ne peut l'élucider que par une étude scientifique. Une recherche rigoureuse, une réflexion, des analyses, des comparaisons approfondies deviennent nécessaires pour résoudre toutes ces énigmes, pour découvrir les connexions cachées qui font que les résultats de l'activité économique des hommes ne coïncident plus avec leurs intentions, avec leur volonté, en un mot avec leur conscience. La tâche de la recherche scientifique, c'est de découvrir le manque de conscience dont souffre l'économie de la société, et ici nous touchons directement à la racine de l'économie politique. »
« Si l'économie politique a pour tâche et pour objet d'expliquer les lois de la formation, du développement et de l'expansion du mode de production capitaliste, elle doit, par une conséquence inéluctable, dévoiler les lois du déclin du capitalisme, car tout comme les formes économiques antérieures, elle n'est pas éternelle, mais représente seulement une phase historique passagère, un degré dans l'échelle infinie de l'évolution sociale. La théorie de la montée du capitalisme se transforme logiquement en théorie de la décadence du capitalisme, la science du mode de production du capital en fondement scientifique du socialisme, le moyen théorique de domination de la bourgeoisie en arme de la lutte de classe révolutionnaire pour l'émancipation du prolétariat.
Évidemment, ni les savants français ni les savants anglais, et encore moins les savants allemands des classes bourgeoises n'ont résolu cette seconde partie du problème général de l'économie politique. Un homme a tiré les dernières conséquences de la théorie du mode de production capitaliste, en se situant dès l'abord du point de vue du prolétariat révolutionnaire : Karl Marx. Pour la première fois, le socialisme et le mouvement ouvrier moderne se placèrent sur le terrain inébranlable de la connaissance scientifique. »
« En tant qu'idéal d'un ordre social reposant sur l'égalité et la fraternité entre les hommes, en tant qu'idéal d'une société communiste, le socialisme datait de milliers d'années. Chez les premiers apôtres du christianisme, chez diverses sectes religieuses du Moyen Âge, lors de la guerre des paysans, l'idée socialiste n'a cessé de jaillir comme expression la plus radicale de la révolte contre l'ordre existant. Mais justement comme idéal recommandable en tout temps et en tout lieu historique, le socialisme n'était que le beau rêve de quelques exaltés, un songe doré et hors d'atteinte, comme l'arc-en-ciel dans les nuages.
A la fin du XVIII° siècle et au début du XIX°, l'idée socialiste apparaît d'abord avec force et insistance, débarrassée des rêveries des sectes religieuses, comme le reflet des horreurs et des ravages provoqués dans la société par le capitalisme naissant. Même à ce moment, le socialisme n'est au fond qu'un rêve, l'invention de quelques têtes audacieuses. Si nous écoutons le premier précurseur des soulèvements révolutionnaires du prolétariat, Gracchus Babeuf, qui tenta, pendant la Grande Révolution Française, un coup de main pour l'introduction violente de l'égalité sociale, le seul fait sur lequel il fonde ses aspirations communistes, c'est l'injustice criante de l'ordre social existant. Il ne se lasse pas de la peindre sous les couleurs les plus sombres, dans des articles et des pamphlets passionnés et dans sa plaidoirie devant le tribunal qui l'a condamné à mort. Son évangile du socialisme est une répétition monotone d'accusations contre l'injustice régnante, contre les souffrances et les tourments, la misère et l'abaissement des travailleurs aux dépens desquels une poignée d'oisifs s'enrichit et règne. Il suffisait, selon Baboeuf, que l'ordre social existant méritât sa perte pour qu'il pût être réellement renversé il y a cent ans, pourvu qu'il se trouvât un groupe d'hommes résolus qui s'emparât du pouvoir et instaurât le régime de l'égalité, comme les Jacobins avaient, en 1793, pris le pouvoir politique et instauré la république.
C'est sur de tout autres méthodes et bien qu'essentiellement sur les mêmes fondements que reposent les idées socialistes défendues avec beaucoup plus de génie et d'éclat dans les années trente du siècle dernier par trois grands penseurs, Saint-Simon et Fourier en France, Owen en Angleterre. Certes, aucun des trois n'envisageait plus la prise du pouvoir révolutionnaire pour réaliser le socialisme; au contraire, comme toute la génération qui a suivi la Grande Révolution, ils étaient détournés de tout bouleversement social et de toute politique, et partisans résolus de la propagande purement pacifique. Cependant, chez tous, la base de l'idée socialiste était la même : simple projet, invention d'une tête géniale qui en recommandait la réalisation à l'humanité tourmentée pour la sauver de l'enfer de l'ordre social bourgeois.
Malgré toute la vigueur de leurs critiques et la magie de leurs idéaux, ces théories socialistes sont restées pratiquement sans influence sur le mouvement et les luttes réels de l'histoire. Babeuf et sa petite troupe d'amis périrent dans la tourmente contre-révolutionnaire, comme un frêle esquif, sans laisser d'abord d'autre trace qu'une brève ligne lumineuse dans les pages de l'histoire révolutionnaire. Saint-Simon et Fourier n'ont abouti qu'à regrouper des sectes de partisans enthousiastes et doués qui se sont ensuite dispersés ou ont pris d'autres directions, après avoir répandu les germes riches et féconds d'idées, de critiques et d'essais sociaux. C'est encore Owen qui a eu le plus d'influence sur le prolétariat, mais cette influence se perd sans laisser de trace, après avoir enthousiasmé une petite élite d'ouvriers anglais dans les années 1830 et 40.
Une nouvelle génération de dirigeants socialistes est apparue dans les années 1840 : Weitling en Allemagne, Proudhon, Louis Blanc, Blanqui en France. La classe ouvrière avait déjà, de son côté, entrepris la lutte contre la domination du capital, les révoltes élémentaires des canuts lyonnais en France, du mouvement chartiste en Angleterre avaient donné le signal de la lutte de classe. Il n'y avait cependant aucun lien direct entre ces mouvements élémentaires des exploités et les diverses théories socialistes. Les prolétaires en révolution n'avaient aucun but socialiste en vue, les théoriciens socialistes ne cherchaient pas à faire appuyer leurs idées par une lutte politique de la classe ouvrière. Leur socialisme devait se réaliser grâce à certaines institutions astucieuses, telles la banque populaire de Proudhon pour un juste échange des marchandises ou les associations de producteurs de Louis Blanc. Le seul socialiste qui comptât sur la lutte politique comme moyen de réaliser la révolution sociale, c'était Auguste Blanqui : il était le seul véritable défenseur du prolétariat et de ses intérêts révolutionnaires de classe en cette période. Toutefois, son socialisme n'était au fond qu'un projet de république sociale réalisable à tout moment par la volonté résolue d'une minorité révolutionnaire.
L'année 1848 allait voir le point culminant et en même temps la crise de l'ancien socialisme dans toutes ses variantes. Le prolétariat parisien, influencé par la tradition des luttes révolutionnaires antérieures, remué par divers systèmes socialistes, était passionnément attaché à des idées confuses de justice sociale. Dès le renversement du roi-bourgeois Louis-Philippe, les ouvriers parisiens utilisèrent leur position de force pour exiger cette fois de la bourgeoisie effrayée la réalisation de la “ république sociale ” et d'une nouvelle “ organisation du travail ”. Pour appliquer ce programme, le prolétariat accorda au gouvernement provisoire le célèbre délai de trois mois pendant lesquels les ouvriers avaient faim et attendaient tandis que la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie s'armaient en secret et préparaient l'écrasement des ouvriers. Le délai prit fin avec les mémorables batailles de juin où l'idéal d'une “ république sociale à tout moment réalisable ” fut noyé dans le sang du prolétariat parisien. La révolution de 1848 n'amena pas le règne de l'égalité sociale, mais la domination politique de la bourgeoisie et un essor sans précédent de l'exploitation capitaliste sous le Second Empire.
Au moment même où le socialisme des anciennes écoles semblait pour toujours enterré sous les barricades de l'insurrection de juin, Marx et Engels fondaient l'idée socialiste sur une assise entièrement nouvelle. Ils ne cherchaient les points d'appui du socialisme ni dans la condamnation morale de l'ordre social existant, ni dans la découverte de projets aussi ingénieux et séduisants que possible pour introduire en contrebande l'égalité sociale dans le régime actuel. Ils se tournèrent vers l'étude des relations économiques dans la société contemporaine. C'est là, dans les lois de l'anarchie capitaliste, que Marx découvrit le véritable levier des aspirations socialistes. Les classiques français et anglais de l'économie politique avaient découvert les lois selon lesquelles l'économie capitaliste vit et se développe; un demi-siècle plus tard, Marx reprit leur œuvre exactement là où ils l'avaient arrêtée. Il découvrit à son tour que les lois de l'ordre économique contemporain travaillaient à la propre perte de cet ordre économique en menaçant de plus en plus l'existence de la société par le développement de l'anarchie et par un enchaînement de catastrophes économiques et politiques. Ce sont, comme l'a démontré Marx, les tendances évolutives de la domination du capital qui, parvenues à un certain point de maturation, rendent nécessaire le passage a un mode d'économie consciemment planifiée et organisée par l'ensemble de la société laborieuse, pour que toute la société et toute la civilisation humaine ne sombrent pas dans les convulsions d'une anarchie déchaînée. Le capital lui-même précipite inexorablement l'heure de son destin, en rassemblant en masses toujours plus grandes ses futurs fossoyeurs : les prolétaires; en s'étendant à tous les pays de la terre, en instaurant une économie mondiale anarchique et en créant ainsi les bases d'un rassemblement du prolétariat de tous les pays en une puissance révolutionnaire mondiale qui balaiera la domination de la classe capitaliste. Le socialisme cessait ainsi d'être un projet, un merveilleux phantasme, ou l'expérience, acquise à la force du poignet par quelques groupes d'ouvriers isolés dans différents pays. Le socialisme, programme commun d'action politique du prolétariat international, est une nécessité historique, parce qu'il est le fruit des tendances évolutives de l'économie capitaliste. »
« La lutte de classe prolétarienne, s'amplifiant toujours plus, et particulièrement pendant l'insurrection de juin 1848 du prolétariat parisien, a détruit la confiance de la société bourgeoise en son caractère divin. Depuis qu'elle a goûté à l'arbre de la connaissance des contradictions modernes entre les classes, elle a horreur de la nudité classique dans laquelle les créateurs de sa propre économie politique avaient autrefois fait apparaître l'univers. N'est-il pas clair aujourd'hui que les porte-parole du prolétariat moderne ont fabriqué leurs armes mortelles à partir de ces découvertes scientifiques ?
De là vient que, depuis des décennies, l'économie politique, non seulement socialiste mais même bourgeoise (dans la mesure où celle-ci était autrefois une vraie science) ne rencontre chez les classes possédantes que des oreilles de sourds. Incapables de comprendre les doctrines de leurs grands ancêtres et encore moins d'accepter la doctrine de Marx qui en est sortie et sonne le glas de la société bourgeoise, nos doctes bourgeois exposent, sous le nom d'économie politique, une bouillie informe faite des résidus de toutes sortes d'idées scientifiques et de confusions intéressées, et de ce fait, ne cherchent nullement à étudier les buts réels du capitalisme, mais visent au contraire à masquer ces buts, pour défendre le capitalisme comme étant le meilleur, le seul, l'éternel ordre social possible.
Oubliée et trahie par la société bourgeoise, l'économie politique scientifique ne cherche plus ses auditeurs que parmi les prolétaires conscients, pour trouver en eux non seulement une compréhension théorique, mais un accomplissement pratique. »
« Notre connaissance des formes économiques les plus anciennes et les plus primitives est de très fraîche date. Marx et Engels écrivaient encore en 1847, dans le premier texte classique du socialisme scientifique, le Manifeste Communiste - “ L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes. ” Or, au moment même où les créateurs du socialisme scientifique énonçaient ce principe, il commençait à être ébranlé de toutes parts par de nouvelles découvertes. Presque chaque année apportait, sur l'état économique des plus anciennes sociétés humaines, des aperçus jusque-là inconnus; ce qui amenait à conclure qu'il avait dû y avoir dans le passé des périodes extrêmement longues où il n'y avait pas encore de luttes de classe, parce qu'il n'y avait ni distinction de classes sociales, ni distinction entre riche et pauvre, ni propriété privée. »
« Il y a donc deux mille ans, et même davantage, que dans ces temps reculés des peuples germaniques dont l'histoire écrite ne sait rien encore, régnait chez les Germains un état de choses foncièrement différent de la situation actuelle. Pas d'État avec des lois écrites et contraignantes, pas de division entre riches et pauvres, entre maîtres et travailleurs. Les Germains formèrent des tribus et des familles libres qui se déplacèrent longtemps en Europe avant de se fixer d'abord temporairement, puis définitivement. La culture de la terre en Europe a commencé en Allemagne, comme von Maurer l'a démontré, non pas à partir d'individus, mais de tribus et de familles entières, comme elle est partie en Islande de groupements humains assez importants, appelés frändalid et skulldalid. »
« Chaque tribu et, dans chaque tribu, chaque famille, prenait possession d'un certain territoire qui appartenait alors en commun à tous les intéressés. Les anciens Germains ne connaissaient pas de propriété individuelle du sol. L'individu recevait par tirage au sort une parcelle de champ pour une durée limitée et dans le respect d'une égalité rigoureuse. Toutes les affaires économiques, juridiques et générales, d'une telle communauté, qui constituait le plus souvent une centurie d'hommes en état de porter les armes, se réglaient au cours de l'assemblée de ses membres où étaient élus le chef et les autres employés publics.
Ce n'est que dans les montagnes, les forêts ou les régions côtières basses où le manque d'espace ou de terre cultivable rendait impossible l'installation d'une colonie importante, par exemple dans l'Odenwald, en Westphalie, dans les Alpes, que les Germains s'installaient par fermes individuelles, en formant quand même entre eux une communauté où, sinon les champs, du moins les prés, la forêt et les pâturages, constituaient la propriété commune du village et où toutes les affaires publiques étaient réglées par la communauté. »
« Commencée dès le début du XVIII° siècle, la conquête des Indes par les Anglais ne se termina qu'au XIX° siècle, après la prise de possession progressive de toute la côte et du Bengale, avec la soumission de l'importante région du Pendjab dans le Nord. Mais ce n'est qu'après la soumission politique que commença l'entreprise difficile d'exploitation systématique des Indes. A chaque pas, les Anglais allèrent de surprise en surprise : ils trouvèrent les communautés paysannes les plus variées, grandes et petites, installées là depuis des millénaires, cultivant le riz et vivant dans le calme et l'ordre, mais nulle part - ô horreur ! - n'existait dans ces villages de propriétaire privé du sol. Même si l'on en venait aux voies de fait, personne ne pouvait déclarer sienne la parcelle de terre qu'il cultivait, il ne pouvait ni la vendre, ni l'affermer, ni l'hypothéquer pour payer un arriéré d'impôts. Tous les membres de ces communes qui englobaient parfois de grandes familles entières et parfois quelques petites familles issues de la grande, étaient obstinément et fidèlement attachés les uns aux autres et les liens du sang étaient tout pour eux. En revanche, la propriété individuelle ne leur était rien. A leur grand étonnement, les Anglais découvrirent sur les bords du Gange et de l'Indus des modèles de communisme agraire tels que les mœurs communistes des vieilles communautés germaniques ou des communes villageoises slaves font en comparaison presque l'effet d'une chute dans la propriété privée. »
« L'ancienneté historique, digne de considérations, de ces institutions communistes devait être sensible aux Anglais, étonnés d'autre part par la résistance tenace que ces institutions opposèrent à l'ingéniosité fiscale et administrative des Anglais. Il leur fallut une lutte de plusieurs décennies, de nombreux coups de force, des malhonnêtetés, des interventions sans scrupules contre d'anciens droits et contre les notions de droit en vigueur chez ce peuple, pour réussir a provoquer une confusion irrémédiable dans toutes les relations de propriété, une insécurité générale et la ruine des paysans. Les anciens liens furent brisés, l'isolement paisible du communisme à l'écart du monde fut rompu et remplacé par les querelles, la discorde, l'inégalité et l'exploitation. Il en résulta d'une part d'énormes latifundia, d'autre part des millions de fermiers sans moyens. La propriété privée fit son entrée aux Indes et avec elle, le typhus, la faim, le scorbut, devenus les hôtes permanents des plaines du Gange. »
« Partout, la puissance coloniale européenne se heurta à la résistance tenace des anciens liens sociaux et des institutions communistes qui protégeaient l'individu des entreprises de l'exploitation capitaliste européenne et de la politique de la finance européenne. »
« On avait là une très ancienne constitution communiste agraire - prédominant chez les tribus péruviennes depuis des temps immémorables - qui était encore pleine de vie et de force au XVI°siècle, lors de l'invasion espagnole. Une association fondée sur les liens de parenté, la famille, était le seul propriétaire du sol dans chaque village ou groupe de villages, les champs étaient répartis en lots et tirés au sort annuellement par les membres du village; les affaires publiques étaient réglées par l'assemblée du village qui élisait le chef du village. On trouva même dans ce lointain pays sud-américain, chez les Indiens, des traces vivantes d'un communisme plus poussé encore qu'en Europe : d'énormes maisons collectives où des familles entières vivaient en commun, avec des tombes communes. On parle d'une de ces habitations collectives où logeaient plus de 4000 hommes et femmes. »
« Autrefois comme aujourd'hui, l'économie politique bourgeoise a été, de toutes les sciences, celle qui, en tant que rempart de la forme dominante d'exploitation, a montré le moins de compréhension pour les autres formes de civilisation et d'économie, et il était réservé à d'autres branches de la science, un peu plus éloignées des oppositions directes d'intérêts et du champ de bataille entre capital et travail, de reconnaître dans les institutions communistes des temps anciens la forme généralement prédominante du développement de l'économie et de la civilisation à une certaine étape. Ce furent des juristes comme von Maurer, comme Kovalevsky et comme l'Anglais Henry Maine, professeur de droit et conseiller d'État aux Indes, qui les premiers firent reconnaître dans le communisme agraire une forme primitive internationale et valable pour tous les continents et toutes les races. C'est à un sociologue de formation juridique, l'Américain Morgan, que devait revenir l'honneur de découvrir que c'était là la base nécessaire, dans la structure sociale de la société primitive, à cette forme économique du développement. Le rôle important des liens de parenté dans les communes villageoises communistes primitives avait frappé les chercheurs, tant aux Indes qu'en Algérie et chez les Slaves. Pour les Germains, les recherches de von Maurer avaient établi que la colonisation de l'Europe était réalisée par les groupes Parentaux, la famille. L'histoire des peuples de l'antiquité, celle des Grecs et des Romains, montraient à chaque instant que la famille avait toujours joué chez eux le plus grand rôle, comme groupe social, comme unité économique, comme institution juridique, comme cercle fermé de pratique religieuse. Enfin, tous les renseignements apportés par les voyageurs sur les pays dits sauvages confirmaient avec un remarquable accord que plus un peuple était primitif, plus les liens de parenté y jouaient un grand rôle; plus ils dominaient toutes les relations et les notions économiques, sociales et religieuses. »
« Morgan a porté à cette conception un coup décisif en présentant l'histoire primitive de la civilisation comme une partie infiniment plus importante dans l'évolution ininterrompue de l'humanité, plus importante tant par la durée infiniment plus longue qu'elle occupe par rapport à la minuscule période de l'histoire écrite, que par les conquêtes capitales de la civilisation qui ont eu lieu justement pendant cette longue pénombre, à l'aurore de l'existence sociale de l'humanité. »
« Se fondant sur l'histoire de l'évolution des relations familiales, Morgan donna la première étude exhaustive de ces anciens groupements familiaux qui, chez tous les peuples civilisés, chez les Grecs et les Romains, chez les Celtes et les Germains, chez les anciens Israélites, sont au début de la tradition historique et se retrouvent chez la plupart des peuples primitifs qui vivent encore aujourd'hui. Il montra que ces groupements, reposant sur la parenté de sang et l'ascendance commune, ne sont d'une part qu'une étape élevée dans l'évolution de la famille et d'autre part le fondement de toute vie sociale - dans la longue période où il n'y avait pas encore d'État au sens moderne, c'est-à-dire pas d'organisation politique contraignante fondée sur le critère territorial. Toute tribu, qui se composait d'un certain nombre de familles ou de gentes, comme les Romains les nommaient, avait son propre territoire qui lui appartenait en commun, et dans chaque tribu, le groupement familial était l'unité qui se gérait de façon communiste, où il n'y avait ni riches ni pauvres, ni paresseux ni travailleurs, ni maîtres ni esclaves, et où toutes les affaires publiques se réglaient par le libre choix et la libre décision de tous. Comme exemple vivant de ces relations, par lesquelles sont autrefois passés tous les peuples de la civilisation actuelle, Morgan dépeignait en détail l'organisation des Indiens d'Amérique, telle qu'elle était encore florissante lorsque les Européens conquirent l'Amérique.
“ Tous ses membres ”, dit-il, “ sont des gens libres, ayant le devoir de protéger la liberté d'autrui; égaux en droits - ni le chef en temps de paix ni le chef de guerre ne peuvent revendiquer quelque privilège que ce soit; ils forment une fraternité liée par les liens du sang. Liberté, égalité, fraternité, quoique jamais formulés, étaient les principes fondamentaux de la Gens, et celle-ci, à son tour, était l'unité de tout un système social, le fondement de la société indienne organisée. Cela explique le sens irréductible de leur indépendance et la dignité personnelle dans le maintien, que tout le monde reconnaît chez les Indiens. ”
« L'organisation en gentes amena l'évolution sociale au seuil de la civilisation que Morgan caractérise comme cette courte période la plus récente de l'histoire de la civilisation où, sur les ruines du communisme et de l'ancienne démocratie, surgirent la propriété privée et, avec elle, l'exploitation, une institution publique contraignante, l'État, et la domination exclusive de l'homme sur la femme dans l'État, dans le droit de propriété et dans la famille. C'est au cours de cette période historique relativement courte que se produisent les plus importants et les plus rapides progrès de la production, de la science, de l'art, mais aussi les divisions profondes de la société par les oppositions de classes, la misère des peuples et leur esclavage. Voici le propre jugement de Morgan sur notre civilisation actuelle, par lequel il conclut les résultats de son étude classique :
“ Depuis l'avènement de la civilisation, la croissance de la richesse est devenue si formidable, ses formes si diverses, son application si vaste et son administration si adroitement canalisée dans l'intérêt des possédants que cette richesse est devenue, face au peuple, une puissance indomptable. L'esprit humain se trouve désemparé et fasciné devant sa propre création. Pourtant, le temps viendra où la raison humaine se fortifiera pour dominer la richesse, où elle établira le constat des rapports de l'État avec la richesse qu'il protège ainsi que les limites des droits des propriétaires. Les intérêts de la société passent avant les intérêts particuliers et des rapports justes et harmonieux doivent s'établir entre les deux. La seule poursuite de la richesse n'est pas la destination de l'humanité, si le progrès doit rester la loi de l'avenir comme il a été celle du passé. Le temps écoulé depuis les débuts de la civilisation n'est qu'une petite fraction de la vie passée de l'humanité, qu'une petite fraction de la vie qui est encore devant elle. La dissolution de la société pèse comme une menace sur nous en conclusion d'une carrière historique dont le but final unique est la richesse; car une telle carrière contient en elle-même les éléments de son propre anéantissement. La démocratie dans l'administration, la fraternité dans la société, l'égalité des droits, l'éducation universelle, consacreront la prochaine étape supérieure de la société, à l'avènement de laquelle l'expérience, la raison et la science contribuent en permanence. Cette étape fera revivre - mais sous une forme plus élevée- la liberté, l'égalité et la fraternité des anciennes gentes. ”
La contribution de Morgan à la connaissance de l'histoire de l'économie a été d'une très grande portée. Il a présenté l'économie communiste primitive, qui n'était connue et expliquée jusque-là que comme une série d'exceptions, comme la règle générale d'une évolution logique des civilisations, et en particulier la constitution en gentes. Il était ainsi prouvé que le communisme primitif avec la démocratie et l'égalité sociale qui y correspondent est le berceau de l'évolution sociale. En élargissant l'horizon du passé préhistorique, il a situé toute la civilisation actuelle avec sa propriété privée, sa domination de classe, sa domination masculine, son État et son mariage contraignants, comme une courte étape passagère, née de la dissolution de la société communiste primitive et qui doit à son tour faire place dans l'avenir à des formes sociales supérieures. Ce faisant, Morgan a fourni au socialisme scientifique un nouveau et puissant appui. Tandis que Marx et Engels avaient, par la voie de l'analyse économique du capitalisme, démontré pour le proche avenir l'inévitable passage de la société à l'économie communiste mondiale et donné ainsi aux aspirations socialistes un fondement scientifique solide, Morgan a fourni dans une certaine mesure à l'œuvre de Marx et Engels tout son puissant soubassement, en démontrant que la société démocratique communiste englobe, quoique sous des formes primitives, tout le long passé de l'histoire humaine avant la civilisation actuelle. La noble tradition du lointain passé tendait ainsi la main aux aspirations révolutionnaires de l'avenir, le cercle de la connaissance se refermait harmonieusement et dans cette perspective, le monde actuel de la domination de classe, et de l'exploitation, qui prétendait être le nec plus ultra de la civilisation, le but suprême de l'histoire universelle, n'était plus qu'une minuscule étape passagère dans la grande marche en avant de l'humanité. »
-Rosa Luxembourg, Introduction à l’économie politique.
https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1908/00/lux_19080000.htm
"Le caractère de classe d'une revendication ne découle pas mécaniquement de son inscription au programme d'un parti socialiste. Ce que ce parti ou un autre considère comme un « intérêt de classe » du prolétariat ne peut être qu'un intérêt supposé, concocté par un raisonnement subjectif. Il serait facile de prouver que l'intérêt de la classe ouvrière exige que l'on impose légalement un salaire minimum. Cette loi protègerait les ouvriers des pressions de la concurrence venue de régions moins développées, elle leur assurerait un minimum vital, etc. Cette revendication a déjà été formulée à plusieurs reprises dans les milieux socialistes. Cependant, le principe n'en a pas été accepté par les partis socialistes en général pour la bonne raison que la réglementation universelle des salaires par la voie légale est un rêve utopique dans les conditions anarchiques actuelles de l'économie privée, parce que les salaires des ouvriers tout comme le prix des marchandises dépendent entièrement dans le système capitaliste de la « libre concurrence » et du mouvement spontané des capitaux. C'est pourquoi la réglementation légale des salaires ne peut être appliquée que dans de petites sphères, nettement circonscrites, par exemple sous forme d'un accord entre une commune et les ouvriers qu'elle emploie. Comme une loi générale imposant un salaire minimum est en contradiction avec les conditions actuelles du capitalisme, nous devons reconnaître qu'il ne s'agit pas d'un véritable intérêt prolétarien, mais d'un intérêt inventé, malgré la logique de l'argumentation."
-Rosa Luxembourg, L'État-nation et le prolétariat, 1908.