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    Jean-Baptiste Fressoz & Fabien Locher, Le climat fragile de la modernité - Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jean-Baptiste Fressoz & Fabien Locher, Le climat fragile de la modernité - Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale Empty Jean-Baptiste Fressoz & Fabien Locher, Le climat fragile de la modernité - Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 18 Avr - 18:46

    http://www.laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-la-modernite.html

    "« On pourrait fixer le début de l’Anthropocène à la dernière partie du XVIIIe siècle : à ce moment-là, les analyses de l’air emprisonné dans les glaces polaires montrent le début de l’augmentation des concentrations mondiales de dioxyde de carbone et de méthane. Cette date se trouve également coïncider avec l’invention par James Watt de la machine à vapeur en 1784 ».

    Paul Crutzen aurait aussi bien pu indiquer une autre coïncidence, à vrai dire plus troublante : la publication, en 1780, des Époques de la nature de Buffon. Au moment précis où l’humanité devient une force géologique, Buffon explique que « la face entière de la Terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme ». Cette influence s’exerce même sur le climat : en gérant convenablement son environnement, l’humanité pourra « modifier les influences du climat qu’elle habite et en fixer pour ainsi dire la température au point qui lui convient ».

    Trente ans plus tard, l’optimisme démiurgique a cédé la place à l’anxiété climatique. En 1821, le ministre de l’Intérieur Joseph-Jérôme Siméon envoie une curieuse circulaire à ses préfets : « Messieurs, depuis quelques années, nous sommes témoins de refroidissements sensibles dans l’atmosphère, de variations subites dans les saisons et d’ouragans […] auxquels la France semble devenir de plus en plus sujette. On l’attribue en partie aux déboisements des montagnes, aux défrichements des forêts […] ces maux ne seraient pas sans remède ». Et le ministre de l’intérieur de demander aux préfets de réaliser une enquête sur la modification du climat de leurs départements.

    L’étonnement que suscitent ces textes vient de notre méconnaissance de la réflexivité environnementale des sociétés modernes, c’est-à-dire de leurs manières complexes, historiquement déterminées et bien différentes des nôtres, de penser les conséquences de l’agir humain sur l’environnement. Les inquiétudes dont témoigne le ministre de l’Intérieur en 1821 ne sont ni prémonitoires (le changement climatique qu’il redoute n’a rien à voir avec le changement global contemporain) ni particulièrement originales pour l’époque.

    L’argument de cet article est que l’entrée de notre planète dans l’Anthropocène fait suite, non pas à un modernisme frénétique ignorant l’environnement, mais, bien au contraire, à deux siècles de réflexions et d’inquiétudes quant à l’altération humaine du climat. Nous souhaitons ainsi questionner les thèses qui font du contemporain le moment d’un saut dans une nouvelle modernité : nous manifesterions une réflexivité sans précédent à propos des conséquences environnementales de l’agir humain et de ses « effets en retour » ; les hommes du passé, quant à eux, auraient transformé le monde sans y prendre garde, aveuglés par leur foi dans le progrès et leur confiance dans les capacités de régénération de la nature. Par exemple, dans un article de 2007, traduit récemment en français par la Revue internationale des livres et des idées, Dipesh Chakrabarty défend l’idée que la prise de conscience de l’agency géologique de l’humanité constitue une rupture radicale avec les schèmes culturels constitutifs de la modernité, caractérisés de longue date par une conception restrictive des effets de l’agir humain et l’incessante réaffirmation de la division entre histoire naturelle et histoire humaine.

    Cette vision nous semble problématique. En réduisant à peu de chose la réflexivité environnementale des sociétés passées, elle dépolitise l’histoire longue de la dégradation environnementale. Et inversement, en insistant sur la réflexivité récente de nos sociétés du risque, ces récits tendent à naturaliser le souci écologique et à passer outre les conflits qui en sont pourtant la source. Le malentendu vient de la transformation historique des catégories : pour comprendre la réflexivité environnementale des sociétés des XVIIIe et XIXe siècles, il faut se déprendre de nos catégories dichotomiques (inné/acquis, corps/environnement, vivant/inerte, nature/société) pour penser dans un lieu épistémique aujourd’hui disparu, la théorie des climats, où s’intriquaient agir technique, forme politique, environnement et corps. Pendant plus d’un siècle et demi, du milieu du XVIIIe siècle au dernier tiers du XIXe siècle, c’est en référence au climat et à ses transformations que les sociétés occidentales ont pensé leur rapport à l’environnement, et leur responsabilité dans la transformation conjointe de la nature et de leurs propres formes de vie.

    Le climat plastique de la biopolitique

    Depuis la géographie de Ptolémée, le climat était traditionnellement défini par la position latitudinale sur le globe. Le climat était à la fois un donné et un facteur explicatif des différences culturelles, raciales ou politiques. Au cours du XVIIe siècle, le climat acquiert une certaine plasticité : s’il reste en partie déterminé par la position sur le globe, les discours savants – météorologiques et médicaux principalement – s’intéressent à ses variations locales, à ses innombrables altérations et au rôle de l’agir humain dans son « amélioration » ou sa « dégradation ».

    Pour simplifier, on passe d’un climat pensé comme un lieu, comme une donnée géodésique, à un climat conçu comme un ensemble de processus dynamiques qui concourent à produire le caractère d’un lieu : précipitations, pressions, vents, émanations, topographie, sols, eaux, végétation, lumière, électricité, fumées, etc. Cette transformation est essentielle car l’activité humaine peut alors se concevoir comme un processus parmi d’autres au sein de cet ensemble de causes. La notion de climat permet de penser la nature comme ayant une histoire dans laquelle l’homme joue un rôle.

    Cette transformation est pour partie liée aux projets de biopolitique des monarchies éclairées : puisque, selon la doctrine hippocratique, le climat exerce une influence déterminante sur la santé des populations et puisqu’il peut être modifié volontairement, les gouvernements entendent agir, par son entremise, sur le nombre et la qualité de leurs populations. Par exemple, en 1770, l’abbé Richard explique que son Histoire naturelle de l’air « n’est pas une étude de simple spéculation » mais qu’« elle est utile au grand art de gouverner les hommes ». En 1776, la monarchie française fonde la Société royale de médecine afin d’étudier le lien entre les climats, les épidémies et les tempéraments, et guider ainsi sa politique médico-environnementale.

    Le projet d’une transformation rationnelle des climats est aussi très discuté sous le Consulat et l’Empire. En 1800, dans sa traduction du traité hippocratique Des Airs, des eaux et des lieux, Coray souligne que l’œuvre « mérite toute l’attention des législateurs modernes [car] ils peuvent modifier d’une manière bien sensible l’influence du climat : défricher des terrains incultes, abattre ou planter des forêts, saigner des marais, […] réformer les villes [...], voilà les principaux objets dont le gouvernement doit s’occuper s’il veut dominer les mauvais ou seconder les bons effets de l’influence du climat ».

    Eusèbe de Salverte, médecin, révolutionnaire puis député, proche des Idéologues et ami de Cabanis, est celui qui va le plus loin dans l’élaboration de ce projet d’une ingénierie climatique et humaine. Dans Des rapports de la médecine avec la politique (1806), il détaille les avantages médicaux de l’Empire napoléonien. Parce que le territoire soumis s’étend sur de nombreux climats et de nombreux peuples, il est possible par des « transmigrations » d’adapter les populations aux climats qui leur seraient les plus favorables. L’autorité nouvelle du gouvernement permet aussi d’envisager des hybridations entre les peuples afin de produire un optimum racial. Enfin, par des grands travaux, le gouvernement pourrait améliorer la « constitution physique du climat » et derechef celle des populations.

    Dégradation forestière et changement climatique

    L’optimisme démiurgique dont témoignent ces projets pouvait se retourner comme un gant. La fabrique humaine des climats constitue le cas limite du projet de maîtrise de la nature. Le climat étant un ensemble de processus très hétérogènes en interaction, la transformation climatique est toujours incertaine. Des modifications environnementales en apparence bénignes peuvent avoir des conséquences terribles. Par exemple, selon l’abbé Richard, une épidémie aux Molluques hollandaises aurait eu pour cause la destruction des girofliers dont les particules aromatiques corrigeaient l’air corrompu par les fumées d’un volcan. Si l’action de l’homme peut améliorer climats et populations, elle peut aussi conduire à la catastrophe.

    Ce constat inquiétant s’élabore au XVIIIe siècle dans le monde colonial insulaire. À partir des années 1760, les conséquences environnementales de l’économie de plantation se font sentir à l’Île Maurice et dans les colonies britanniques (Sainte-Hélène, La Grenade, La Barbade). Reprenant les théories de Théophraste d’Érèse (le successeur d’Aristote à la tête du Lycée), selon lesquelles les arbres influeraient de manière déterminante sur les précipitations en aspirant et en restituant l’eau par leurs pores, les élites coloniales s’inquiètent de la diminution des pluies liée au déboisement. Ces préoccupations ont un écho en métropole : lorsqu’en 1766 Pierre Poivre est nommé commissaire-intendant à Maurice, il reçoit pour mission de « restaurer les pluies » de l’île en y menant une politique de conservation des forêts.

    En ce qui concerne la France, les effets de l’exploitation forestière et agricole sur le climat sont longtemps vus comme bénéfiques (dans ses Époques de la nature, Buffon compare ainsi avantageusement le climat de l’Europe – adouci par des siècles de présence humaine – au climat sauvage de l’Amérique). Ces effets ne commencent à inquiéter qu’à partir des années 1790, en lien avec un discours qui dénonce le déclin de la forêt française. Celle-ci, dans le sillage de la Révolution, est en train de connaître une profonde reconfiguration de ses régimes de propriété et d’usage. L’expropriation du clergé et des émigrés, la vente des biens nationaux, le partage des communaux ont provoqué une parcellisation et un transfert des surfaces boisées qui a profité à la bourgeoisie et à certaines franges du monde paysan. Les maîtrises des Eaux et Forêts, symboles de l’absolutisme, ont été supprimées et les bois privés échappent désormais à toute régulation.

    Cette transformation (post-)révolutionnaire fait du climat une affaire éminemment politique : à chaque accident météorologique, on blâme les paysans de l’an II qui se seraient rués, haches aux poings, sur les nobles futaies. Pendant l’été sec de 1800, le Moniteur universel publie une série d’articles catastrophistes. Cadet de Vaux, un pharmacien réputé, également agronome, explique : « Nous sommes dévorés de sécheresse et la science dit : il ne faut pas accuser la nature mais l’homme, qui, en altérant la surface de la terre, a changé le cours de l’atmosphère et conséquemment l’influence des saisons ».

    Les régimes successifs cherchent des réponses adaptées. Le Consulat pose ainsi une limite à la libéralisation forestière en conditionnant tout défrichement à l’obtention d’une autorisation administrative, ce qui doit contribuer à sauvegarder les forêts et, partant, le climat de la France. Les gouvernements de la Restauration accusent quant à eux la Révolution d’avoir soustrait la forêt à ses propriétaires traditionnels et légitimes, pour la livrer à une bourgeoisie incapable de gestion de long terme car dépourvue de l’inscription dans le temps long des territoires, apanage de l’aristocratie. L’enquête climatique de 1821 citée en exergue s’inscrit dans ce contexte : au sortir du terrible hiver de 1820-1821, le ministère de l’Intérieur consulte les préfets sur les dérèglements qu’aurait pu connaître le « système météorologique » de leurs départements en lien avec la déforestation.

    À travers le climat, l’humanité devient une force planétaire et la planète un être fragile. En 1822, Charles Fourier rédige un texte étrange intitulé De la détérioration matérielle de la planète. Partant du constat d’un dérèglement du climat, il dresse le diagnostic « du déclin de la santé du globe ». La source du mal est sociale. C’est l’individualisme qui conduit au déboisement : « Les désordres climatériques sont un vice inhérent à la culture civilisée ; elle bouleverse tout par la lutte de l’intérêt individuel avec l’intérêt collectif ». Selon Fourier, toute tentative d’amendement de la société individualiste actuelle est vouée à l’échec, comme le prouve l’inanité des législations forestières successives ; la cure planétaire passe nécessairement par la Révolution : « Il faut sortir de la civilisation ».

    Le débat sur le climat, rythmé par la survenue des évènements météorologiques extrêmes, rebondit aussi lorsque la politique forestière est discutée à l’Assemblée nationale. Pendant la monarchie de Juillet, des escarmouches opposent partisans et opposants de l’autorisation de défrichement. Par exemple, le 27 février 1836, alors qu’un député dépose un projet de loi supprimant l’autorisation administrative, l’astronome François Arago improvise une réponse en décrivant les conséquences catastrophiques du déboisement : refroidissement de l’atmosphère, grêles, changement de régime des rivières, inondations, etc. Avant de préciser : « Je ne dis pas que cela soit, mais je dis que cela est possible, et qu’il est utile de se livrer à cet égard à un examen sérieux ». Sur sa proposition, une commission d’enquête parlementaire sur le changement climatique est mise en place. Mais, deux ans plus tard, Arago doit reconnaître devant l’Assemblée l’incapacité de la science météorologique à trancher la question. Une partie des députés l’accuse alors d’instrumentaliser l’incertitude pour retarder l’abrogation de l’autorisation administrative.

    La question du changement climatique devient donc un objet politique majeur après la Révolution, mais la science académique a bien du mal à le prendre en charge car il demeure étranger au programme expérimental et mathématique qui domine alors les sciences physiques. Les savants qui, comme Arago, sont enrôlés dans l’expertise climatique rechignent à donner des réponses claires et soulignent les difficultés de l’entreprise : comment définir le changement climatique ? Comment distinguer l’épiphénomène de la tendance de long terme ? Quels critères prendre en compte (précipitations, phénomènes extrêmes, température) ? Alors que les savants valorisent la mesure et la précision comme critères d’objectivité, les gouvernements successifs leur imposent l’étude d’un objet difficilement saisissable en ces termes.

    Colonialisme et orientalisme climatique

    Au-delà de la question forestière, l’idée d’une fabrique humaine des climats permettait de penser ensemble les deux processus historiques essentiels du XIXe siècle : la révolution industrielle et la seconde colonisation. La justification la plus générale de l’industrialisation et de son cortège de dégradations environnementales reposait sur une forme d’orientalisme climatique : la comparaison entre les climats industriels et les climats orientaux permettait de produire l’image d’une Europe salubre et industrielle dans un monde barbare et dangereux. La notion de climat permettait de justifier ensemble colonisation et industrialisation.

    La colonisation fut en effet pensée et légitimée comme une entreprise d’assainissement, de restauration climatique, permettant aux corps européens de ne pas subir la même dégradation que les corps indigènes. À l’intérieur des théories climatiques, la supériorité raciale européenne était naturalisée de manière indirecte : les Européens se seraient singularisés par leur capacité à bien gérer leurs environnements et leurs climats, et donc à préserver ou même « produire » la qualité de leurs corps.

    À partir de la prise d’Alger (1830), les médecins posent la question de l’influence potentiellement néfaste des climats orientaux sur les corps des colons. Le risque, selon les hygiénistes spécialistes de « géographie médicale », était qu’en s’installant en Afrique ou en Asie l’Européen ne s’orientalise. Les statistiques de mortalité des armées coloniales n’étaient guère encourageantes : elles tendaient à prouver que l’homme n’était pas « cosmopolite », qu’il ne pouvait pas s’acclimater à des climats trop différents du lieu d’origine de sa race. À moins, comme l’expliquait l’hygiéniste Jean-Christian Boudin, de se faire « Hottentot en Afrique australe, et Esquimau en Antarctique ; mais si c’est là de l’acclimatement, c’est peut-être le payer un peu cher ».

    Heureusement, l’insalubrité n’était pas inhérente aux climats d’Afrique du Nord. Elle était considérée comme un artefact historique, comme le résultat malheureux de la « barbarie orientale » et du « fatalisme islamique », qui n’avaient pas su gérer convenablement les environnements. Le problème de l’« oriental », c’est que n’ayant pas su maîtriser la nature, il avait causé sa propre dégénérescence. Le cas du peuple égyptien sous la domination des Mamelouks était un exemple classique dans la littérature médicale. En 1826, Jean-Baptiste Bérard, dans la leçon inaugurale de la chaire d’hygiène à la faculté de médecine de Montpellier, expliquait : « L’Égypte était l’un des pays les plus sains, les plus fertiles et les plus peuplés de l’Antiquité. Ce même pays, soumis à l’ignorance et à la barbarie de l’islamisme est devenu le pays le plus insalubre des temps modernes. Le Nil, par l’incurie turque, est devenu la source de la peste qui infecte ou menace le reste du monde ». La vocation du colonisateur consistait à amender ces climats néfastes grâce à son labeur agricole, à l’assèchement des marais et au « reboisement ».

    L’Algérie, parce qu’elle était une colonie de peuplement, connaît les projets de correction climatique les plus importants. En 1864 est fondée la Société climatologique d’Alger. Son but est de montrer que le climat d’Afrique du Nord est globalement sain et que les quelques localités vraiment néfastes (car marécageuses) peuvent être améliorées. Le secrétaire de la Société, le docteur Bertherand, fait ainsi campagne pour le « reboisement » des plaines et vante en particulier l’eucalyptus qui aurait la vertu de détruire l’influence miasmatique. Sur son conseil, un fermier de la Mitidja plante 20 000 pieds qu’il oriente en massifs « de façon à opposer de véritables digues aux émanations de la plaine ». En 1876, Bertherand estime que plus de deux millions d’eucalyptus ont été plantés en Algérie en moins de dix ans. Dans le même esprit, le projet de mer intérieure algérienne que le géographe et officier colonial Roudaire propose en 1874 (inonder les chotts en ouvrant un canal vers la Méditerranée) avait pour but d’améliorer le climat de la colonie pour en dynamiser l’agriculture.

    Les climats industriels

    La question de la modification artificielle des climats jouait, au même moment, un rôle essentiel dans l’interprétation des effets de la révolution industrielle. Très tôt, les environnements artisanaux et industriels ont suscité l’intérêt des médecins. Dans le cadre de la médecine climatique, les artisans constituaient des objets d’étude fascinants : les vapeurs qui les entourent créent des petits climats artificiels dont l’étude comparative devait permettre d’élucider les causes des épidémies. Le traité de Ramazzini, De Morbus artificium (1699), souvent présenté, non sans anachronisme, comme l’acte fondateur de la médecine professionnelle, constitue avant tout une tentative de penser les ateliers comme des microclimats médicaux. La résistance (supposée) de certains artisans aux maladies épidémiques devait aussi fournir des cas pour étudier les phénomènes de contagion. C’est ce qui explique pourquoi, en 1776, la Société royale de médecine demande à ses correspondants si les procédés artisanaux « ont quelquefois influé sur les épidémies régnantes ».

    Au siècle suivant, les interrogations sur l’étiolement de la santé des populations industrielles et urbaines se généralisent. Le problème que pose l’environnement industriel est celui de la production des races humaines. En 1857, Bénédict Augustin Morel propose une grande théorie des dégénérescences : il part de Buffon et de la transformation progressive de l’espèce humaine sous l’influence des climats pour l’appliquer au nouveau climat créé par la société industrielle. « Le globe entier est [devenu] le domaine de l’homme », écrit Morel. Mais, poursuit-il, « cette même action exercée sur les éléments ne le modifie-t-elle pas à son tour ? » Pour triompher des dangers de la nature, l’homme a dû créer une « nature factice » plus dangereuse encore car elle « soumet l’organisme à de nouvelles causes de dégénérescence ». L’usine, son atmosphère et ses agents toxiques transforment profondément l’ouvrier. La médecine légale des années 1860 étudie d’ailleurs les stigmates de leur labeur – les métamorphoses de la main en particulier – pour élaborer une taxinomie des corps modifiés par les environnements professionnels.

    Penser l’usine comme un climat permettait aussi de penser les maladies ouvrières comme un acclimatement. Dans les travaux hygiénistes du milieu du XIXe siècle, l’atelier était conçu comme un microclimat colonial enkysté dans le climat métropolitain. Le docteur Mêlier, dans un rapport sur les manufactures de tabac, considère l’ouvrier comme l’analogue du colon : « La position d’un ouvrier, abordant pour la première fois certains ateliers, a quelque chose de comparable à celle du voyageur qui se trouve transporté sous un ciel nouveau et différent du sien ; comme lui […] il a à se façonner sous l’action d’autres éléments ; en un mot, à subir les épreuves et les modifications d’une espèce d’acclimatement ». À propos d’une usine de phosphore (parmi les plus nocives), l’hygiéniste Dupasquier explique quant à lui qu’en dépit d’une première impression très pénible « les ouvriers s’y habituent promptement, s’y acclimatent, et vivent ensuite au milieu de ces émanations sans en être impressionnés, comme au milieu de l’atmosphère la plus pure ».

    En plus de tenir ce discours rassurant sur l’acclimatation, les hygiénistes mettent en scène le contraste entre les climats relativement salubres de l’Europe (même s’agissant des microclimats des manufactures) et les climats délétères et barbares de l’Orient et de l’Afrique. Au milieu du XIXe siècle, un lecteur des Annales d’hygiène et de médecine légale trouve dans un même volume des articles de médecine coloniale sur la mortalité des populations orientales et les maladies effroyables découvertes en Afrique, des statistiques sur la santé des troupes en Algérie et sur la mortalité à Paris, et des rapports sur l’insalubrité contestée de certaines manufactures. Le risque (taux de mortalité, de maladie) place dans un même univers statistique les climats orientaux, européens, urbains et industriels, relativisant ainsi la nocivité de ces derniers. La création par l’hygiénisme de la Terre comme un espace médical isomorphe transformé par des gestions environnementales contrastées permet ainsi de construire un grand récit apaisant à propos de la métropole.

    Toutefois, l’hygiénisme a finalement contribué à affaiblir le paradigme climatique. Pour réfuter les plaintes bourgeoises contre les usines insalubres (qui mobilisent la médecine des climats du XVIIIe siècle), les hygiénistes parviennent, grâce à l’outil statistique et à la comparaison des risques, à reconfigurer les étiologies médicales : les conditions sociales, plus que le climat, deviennent les déterminants de la santé. Les enquêtes sociales hygiénistes remplacent peu à peu les topographies médicales [24]. Ce recentrement de la médecine sur la question sociale permet de lier industrialisation et progrès sanitaire : malgré son incommodité, l’usine ferait advenir une société prospère et une population en meilleure santé. La production d’un peuple fort, aux corps vigoureux, ne passe plus par un bon climat mais par la prospérité industrielle. L’économie politique remplace peu à peu le climat comme moyen de la biopolitique.

    L’affaissement du paradigme climatique

    C’est au cours du dernier tiers du XIXe siècle que le paradigme climatique connaît un affaissement définitif : la révolution pasteurienne, l’évolution des sciences de la Terre et de l’Univers et l’émergence des sciences sociales contribuent, chacune à leur manière, à affaiblir les causalités et à produire de nouveaux déterminismes.

    Premièrement, la révolution pasteurienne invalide les étiologies climatiques : les médecins, pour expliquer les maladies, disposent dorénavant de coupables précis et microscopiques et n’ont plus besoin d’invoquer la généralité des choses environnantes.

    Deuxièmement, l’évolution des sciences se fait dans un sens qui va favoriser d’autres échelles de temps et d’autres chaînes de causalité dans l’analyse des processus climatiques. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la climatologie s’organise comme une discipline scientifique structurée autour de la production et du traitement de grandes masses de nombres, mises en carte pour caractériser des « régions climatiques » aux propriétés et aux contours quasi immuables. L’idée d’une transformation des climats sous l’action de l’homme reflue et dans le même temps cette notion de climat change de sens pour désigner restrictivement une certaine régularité dans les moyennes des variables atmosphériques (température, hygrométrie, pression, etc.). Avec l’essor de la glaciologie un peu plus tôt dans le siècle s’est par ailleurs imposée l’hypothèse, au départ controversée, d’une succession de cycles glaciaires ayant affecté de vastes zones de la surface terrestre. L’origine des glaciations est discutée mais un consensus existe pour en attribuer la survenue à des causes extérieures à l’agir humain : variations des taches solaires et surtout évolutions séculaires de la trajectoire et de la position de la Terre sur son axe, selon la théorie – aujourd’hui en cours – du savant serbe Milutin Milanković. Les climats sont vus comme des cadres fixes, constants à l’échelle du millénaire, et imposant leurs contraintes particulières au développement des sociétés.

    La naissance de la sociologie est le troisième aspect du moment anti-climatique. « Tempérament », « constitution », « caractère » : la grammaire théorique du climat caractérisait indistinctement les espaces et ceux qui les habitent. Elle pensait ensemble le naturel et le politique des lieux et plaçait les organisations sociales dans la continuité (et la complexification) des sociétés végétales et animales. Au milieu du XIXe siècle, la sociologie naît contre le climat, en affirmant l’immanence des lois de la société contre l’extériorité naturaliste du déterminisme climatique. Dans le Cours de philosophie positive, Auguste Comte invente le mot « sociologie » pour bien distinguer sa « physique sociale » de la théorie des climats de Montesquieu, et signifier la primauté de la loi des trois états sur les déterminismes climatiques. De la même manière, et en continuité avec les méthodes statistiques de l’hygiénisme, Durkheim cherche à créer/exhiber des « choses » sociales qui remplaceraient les « choses environnantes » dans l’étude du comportement des populations. Une section entière du Suicide est ainsi consacrée à réfuter l’influence des « facteurs cosmiques » et à remplacer les déterminismes climatiques étudiés antérieurement par Quételet, Lombroso ou Morselli, par des déterminismes sociaux. La construction du climat comme un objet échappant à l’action de l’homme et le remplacement des déterminismes climatiques par des lois sociales déconnectaient l’agir humain de l’ordre naturel. Les sociétés industrielles pouvaient dorénavant se penser comme des systèmes isolés, régis par leurs propres lois économiques, en croissance infinie, produisant des dégâts simplement locaux donc négligeables ou internalisables.

    Ce n’est que progressivement, dans la seconde moitié du XXe siècle, que vont émerger les approches scientifiques intégratives, les pratiques de simulation numérique, les procédures de dosage isotopique qui vont fonder, peu à peu, le diagnostic concernant le changement climatique global. Ce développement des « sciences du système-Terre » s’enracine largement dans les efforts des États-Unis qui, engagés dans la guerre froide, érigèrent la connaissance de l’environnement physique de la Terre (globe, océans, atmosphère) au rang d’objectif stratégique. Cette mutation des approches scientifiques, la montée de l’environnementalisme politique et l’essor de la globalisation culturelle et économique constituèrent le terreau sur lequel a émergé notre prise de conscience du changement climatique global et anthropique. La catégorie de « climat » était (re)devenue, sous un aspect profondément transformé, le lieu de la réflexivité environnementale.

    Nous et eux : réflexivité environnementale et modernité

    Depuis quelques années, contraintes et forcées, les sciences sociales s’intéressent de nouveau au climat. Le réchauffement global et « l’intrusion de Gaïa » (Isabelle Stengers) concourraient à faire de l’atmosphère, du climat et de sa récente (?) entrée en politique un lieu philosophique et un moment d’approfondissement (ou « d’explicitation ») de la modernité.

    Pourtant, tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, la catégorie de « climat » a constitué la matrice de la réflexivité environnementale, elle a servi à penser ensemble des êtres, des objets et des processus sans les soumettre au couperet du « grand partage » entre Nature et Société, dans une perspective attentive à leur devenir commun. Ceci doit nous conduire à réviser la vision de la modernité qui sous-tend les discours contemporains sur le changement global et ses conséquences civilisationnelles. Il faut considérer le fait que la déforestation a été continûment pensée comme la rupture d’un lien organique entre l’arbre et la société humaine ; il faut prendre en compte les traités médicaux qui, aux XVIIIe et XIXe siècles, font coexister dans leurs étiologies des faits sociaux et des environnements ; il faut souligner la permanence de la pensée organiciste qui fait de la terre un être vivant jusqu’au cœur du XIXe siècle. Voilà qui témoigne de l’entremêlement, dans les cosmologies de la modernité, des environnements et des sociétés civiles, en une indistinction persistante des ordres politiques et naturels.

    Il faut en somme prendre en compte ce fait étrange et dérangeant que la destruction moderne des environnements ne s’est pas faite comme si la nature ne comptait pas, mais au contraire dans un monde où ont longtemps régné des théories climatiques qui faisaient des choses environnantes les productrices mêmes de l’humain. Des modernes insconscients de la portée de leurs actes, aveuglés par leur foi dans le progrès et leur vision clivée du monde ? Notre post-modernité a aussi ses mythologies."
    -Jean-Baptiste Fressoz & Fabien Locher, « Le climat fragile de la modernité. Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale », La Vie des idées, 20 avril 2010.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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