https://fr.wikipedia.org/wiki/St%C3%A9phane_Haber
https://fr.book4you.org/book/21271226/c89873
https://fr1lib.org/book/5394779/bd8656
« Choisir de parler de « néocapitalisme » plutôt que de « néolibéralisme », comme je le ferai ici résolument, revient à prendre d’emblée la décision de conférer une plus grande visibilité, sur la scène théorique, à un univers différent, composé de rapports sociaux, d’institutions, de processus plus matériellement et classiquement économiques. » (p.9)
« L’organisation économique capitaliste présuppose de forts éléments de stabilité. Il est d’ailleurs possible de mentionner, pour l’illustrer, un certain nombre de traditions théoriques qui placent au premier plan quelque élément fixe : la reproduction des rapports de classe, la permanence relative des rapports de force internationaux ou encore la continuité durable des cadres institutionnels dans lesquels les activités capitalistes peuvent se développer. » (p.16)
« Le capitalisme, ce n’est pas seulement et même pas tellement l’ « économie de marché » ou l’enrichissement quantifiable des sociétés, ni, d’ailleurs, la « propriété privée des moyens de production », un certain état de la lutte des classes, l’exploitation du travail ou la différenciation illégitime des activités économiques. Ces notions, en termes de définitions, de caractérisations ou d’explications (elles sont classiques dans les sciences historiques, sociales et économiques), ont le tort de se situer à trop grande distance de la perspective de longue durée qui s’impose pourtant. Elles restent ontologiquement trop pauvres. Et elles s’avèrent trop simples, trop statiques ou bien trop essentialistes, au sens où elles surestiment les caractères invariables que l’on peut attribuer à leur objet. En tout cas, elles ne permettent pas d’articuler une dynamique d’ensemble à l’existence des phases qui la composent et expriment ses diverses métamorphoses.
C’est dire que, comme il n’y a manifestement jamais eu de grand système mature voué à sa propre reproduction aveugle, fonctionnant en boucle, la célèbre métaphore de Weber (le monde capitaliste comme « cage d’acier ») apparaît tout sauf judicieuse. En réalité, ce monde frappe plus par une plasticité qui le rend presque insaisissable que par son inertie absurde. Ou encore : si nous craignons de ne pas être maîtres de notre histoire, c’est d’abord parce qu’il nous échappe du fait de son agilité, et non parce qu’il nous écrase de tout son poids. Ce monde ne se situe assurément pas du côté de la mort et de la répression pure et simple de la vie. Si « le capitalisme » appelle une ontologie spécifique, celle-ci devrait donc plutôt faire sa place à l’existence de grandes organisations polycéphales, évolutives et flexibles, capable de renouvellements surprenants, qu’animent des tendances anonymes. Il n’est donc pas tant question de placer l’accent, comme certains textes de Foucault pourraient y inviter, sur la fragmentation et la dissémination que sur une complexité globale qui reste d’ordre systémique. » (p.18-19)
« Il faut bien, en l’occurrence, que quelque chose dans le capitalisme procure du plaisir à certains groupes de personnes et satisfasse leurs intérêts, induisant des effets réels de gratification, d’émancipation et d’excitation qui vont souvent au-delà du « profit » et de la richesse matérielle. Au-delà, également, de la sphère de l’égoïsme plat et même de la prétendue « rationalité instrumentale » que l’on croit pouvoir observer dans son sillage. Il faut bien, en un mot, que le dynamisme expansif du « système » et sa souplesse correspondent à quelque chose du dynamisme vital lui-même, lequel se trouve ainsi présupposé, puis sollicité dans certains de ses aspects. C’est la raison pour laquelle rien ne s’oppose à ce que nous puissions parfois nous y reconnaître et considérer certains produits ou à-côtés historiques de ce dynamisme expansif comme rationnels, positifs ou irréversibles. En règle générale, la puissance détachée et extérieure n’est d’ailleurs pas si aveugle qu’elle ne sache fonctionner que contre les gens ; et elle n’est pas non plus si forte qu’elle soit toujours en mesure de créer ex nihilo chez les individus un système de motivations fonctionnelles en les manipulant. Des correspondances sont factuellements données. C’est pourquoi, malgré les griefs légitimes qu’on peut lui adresser, il apparaît tout à fait impossible de faire du capitalisme en soi une pathologie sociale. » (p.24)
« Tout le monde doit personnellement intérioriser ce que les prétendues lois de l’économie imposent d’en haut à la société entière, à commencer par la course à l’efficience compétitive sans merci. » (p.32)
« Nous voilà loin, avec l’avènement du modèle de l’optimisation, du théorème fondateur de l’École de Francfort : le théorème selon lequel le capitalisme ne saurait juguler les crises économiques dont il est porteur qu’au prix d’un alourdissement démesuré de la domination politique, c’est-à-dire en engendrant une société grise et des individus éteints. C’est presque le contraire qui s’est produit. » (p.34)
« L’optimisation et le déchaînement assumé des puissances détachées qui la sous-tendent ont besoin, en coulisses, de leurs cobayes, de leurs ressources bon marché. L’optimisation fonctionne largement à la dépossession. Ainsi, beaucoup de gens et beaucoup de choses sont malmenés ; sans doute pas une classe universelle, mais au moins une multitude qui se sait parfois devenir la variable d’ajustement d’un processus d’escalade insensé, voire suicidaire. » (p.35)
« S’il y a bien eu des « marchés » et des « entreprises » dans de nombreux contextes historiques –par exemple dans la Rome ancienne, dans le Chine impériale, en URSS-, il n’est pas faux de dire que les économies non capitalistes reposent sur des manières d’allouer les ressources qui, en gros, ne sont pas marchandes, à cause du rôle important qu’y jouent l’autoproduction, le prélèvement contraignant, l’extorsion directe, les flux d’échange enchâssés dans des rapports sociaux préexistants, les échanges non monétaires. Quant à la production de biens et de services, elle n’est pas, dans les sociétés non capitalistes, majoritairement ou hégémoniquement assurée par des organisations conçues en fonction de la recherche du profit, c’est-à-dire de l’anticipation de futurs investissements productifs. Globalement, une économie devient capitaliste lorsque, un seuil critique ayant été franchi, les logiques, les possibilités d’action et les contraintes inhérentes au marché et à l’entreprise commencent à peser d’un poids déterminant sur la production et, à partir de là, sur l’organisation sociale. A partir de ce seuil critique, se produisent des phénomènes de diffusion, d’élargissement, d’escalade concurrentielles, etc, dont l’influence devient marquante. » (p.47)
-Stéphane Haber, Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation, Les Prairies Ordinaires, coll. « Essais », 2013, 344 pages.
"Il semble impossible de parvenir à une définition précise des contenus caractéristiques de la modernité, comprise comme quelque chose à propos de quoi nous devrions défendre une position globale."
-Stéphane Haber, « Critique du capitalisme ou défense de la modernité ? Un dilemme de la pensée politique », Cités, 2014/3 (n° 59), p. 127-138. DOI : 10.3917/cite.059.0127. URL : https://www.cairn.info/revue-cites-2014-3-page-127.htm
https://fr.book4you.org/book/21271226/c89873
https://fr1lib.org/book/5394779/bd8656
« Choisir de parler de « néocapitalisme » plutôt que de « néolibéralisme », comme je le ferai ici résolument, revient à prendre d’emblée la décision de conférer une plus grande visibilité, sur la scène théorique, à un univers différent, composé de rapports sociaux, d’institutions, de processus plus matériellement et classiquement économiques. » (p.9)
« L’organisation économique capitaliste présuppose de forts éléments de stabilité. Il est d’ailleurs possible de mentionner, pour l’illustrer, un certain nombre de traditions théoriques qui placent au premier plan quelque élément fixe : la reproduction des rapports de classe, la permanence relative des rapports de force internationaux ou encore la continuité durable des cadres institutionnels dans lesquels les activités capitalistes peuvent se développer. » (p.16)
« Le capitalisme, ce n’est pas seulement et même pas tellement l’ « économie de marché » ou l’enrichissement quantifiable des sociétés, ni, d’ailleurs, la « propriété privée des moyens de production », un certain état de la lutte des classes, l’exploitation du travail ou la différenciation illégitime des activités économiques. Ces notions, en termes de définitions, de caractérisations ou d’explications (elles sont classiques dans les sciences historiques, sociales et économiques), ont le tort de se situer à trop grande distance de la perspective de longue durée qui s’impose pourtant. Elles restent ontologiquement trop pauvres. Et elles s’avèrent trop simples, trop statiques ou bien trop essentialistes, au sens où elles surestiment les caractères invariables que l’on peut attribuer à leur objet. En tout cas, elles ne permettent pas d’articuler une dynamique d’ensemble à l’existence des phases qui la composent et expriment ses diverses métamorphoses.
C’est dire que, comme il n’y a manifestement jamais eu de grand système mature voué à sa propre reproduction aveugle, fonctionnant en boucle, la célèbre métaphore de Weber (le monde capitaliste comme « cage d’acier ») apparaît tout sauf judicieuse. En réalité, ce monde frappe plus par une plasticité qui le rend presque insaisissable que par son inertie absurde. Ou encore : si nous craignons de ne pas être maîtres de notre histoire, c’est d’abord parce qu’il nous échappe du fait de son agilité, et non parce qu’il nous écrase de tout son poids. Ce monde ne se situe assurément pas du côté de la mort et de la répression pure et simple de la vie. Si « le capitalisme » appelle une ontologie spécifique, celle-ci devrait donc plutôt faire sa place à l’existence de grandes organisations polycéphales, évolutives et flexibles, capable de renouvellements surprenants, qu’animent des tendances anonymes. Il n’est donc pas tant question de placer l’accent, comme certains textes de Foucault pourraient y inviter, sur la fragmentation et la dissémination que sur une complexité globale qui reste d’ordre systémique. » (p.18-19)
« Il faut bien, en l’occurrence, que quelque chose dans le capitalisme procure du plaisir à certains groupes de personnes et satisfasse leurs intérêts, induisant des effets réels de gratification, d’émancipation et d’excitation qui vont souvent au-delà du « profit » et de la richesse matérielle. Au-delà, également, de la sphère de l’égoïsme plat et même de la prétendue « rationalité instrumentale » que l’on croit pouvoir observer dans son sillage. Il faut bien, en un mot, que le dynamisme expansif du « système » et sa souplesse correspondent à quelque chose du dynamisme vital lui-même, lequel se trouve ainsi présupposé, puis sollicité dans certains de ses aspects. C’est la raison pour laquelle rien ne s’oppose à ce que nous puissions parfois nous y reconnaître et considérer certains produits ou à-côtés historiques de ce dynamisme expansif comme rationnels, positifs ou irréversibles. En règle générale, la puissance détachée et extérieure n’est d’ailleurs pas si aveugle qu’elle ne sache fonctionner que contre les gens ; et elle n’est pas non plus si forte qu’elle soit toujours en mesure de créer ex nihilo chez les individus un système de motivations fonctionnelles en les manipulant. Des correspondances sont factuellements données. C’est pourquoi, malgré les griefs légitimes qu’on peut lui adresser, il apparaît tout à fait impossible de faire du capitalisme en soi une pathologie sociale. » (p.24)
« Tout le monde doit personnellement intérioriser ce que les prétendues lois de l’économie imposent d’en haut à la société entière, à commencer par la course à l’efficience compétitive sans merci. » (p.32)
« Nous voilà loin, avec l’avènement du modèle de l’optimisation, du théorème fondateur de l’École de Francfort : le théorème selon lequel le capitalisme ne saurait juguler les crises économiques dont il est porteur qu’au prix d’un alourdissement démesuré de la domination politique, c’est-à-dire en engendrant une société grise et des individus éteints. C’est presque le contraire qui s’est produit. » (p.34)
« L’optimisation et le déchaînement assumé des puissances détachées qui la sous-tendent ont besoin, en coulisses, de leurs cobayes, de leurs ressources bon marché. L’optimisation fonctionne largement à la dépossession. Ainsi, beaucoup de gens et beaucoup de choses sont malmenés ; sans doute pas une classe universelle, mais au moins une multitude qui se sait parfois devenir la variable d’ajustement d’un processus d’escalade insensé, voire suicidaire. » (p.35)
« S’il y a bien eu des « marchés » et des « entreprises » dans de nombreux contextes historiques –par exemple dans la Rome ancienne, dans le Chine impériale, en URSS-, il n’est pas faux de dire que les économies non capitalistes reposent sur des manières d’allouer les ressources qui, en gros, ne sont pas marchandes, à cause du rôle important qu’y jouent l’autoproduction, le prélèvement contraignant, l’extorsion directe, les flux d’échange enchâssés dans des rapports sociaux préexistants, les échanges non monétaires. Quant à la production de biens et de services, elle n’est pas, dans les sociétés non capitalistes, majoritairement ou hégémoniquement assurée par des organisations conçues en fonction de la recherche du profit, c’est-à-dire de l’anticipation de futurs investissements productifs. Globalement, une économie devient capitaliste lorsque, un seuil critique ayant été franchi, les logiques, les possibilités d’action et les contraintes inhérentes au marché et à l’entreprise commencent à peser d’un poids déterminant sur la production et, à partir de là, sur l’organisation sociale. A partir de ce seuil critique, se produisent des phénomènes de diffusion, d’élargissement, d’escalade concurrentielles, etc, dont l’influence devient marquante. » (p.47)
-Stéphane Haber, Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation, Les Prairies Ordinaires, coll. « Essais », 2013, 344 pages.
"Il semble impossible de parvenir à une définition précise des contenus caractéristiques de la modernité, comprise comme quelque chose à propos de quoi nous devrions défendre une position globale."
-Stéphane Haber, « Critique du capitalisme ou défense de la modernité ? Un dilemme de la pensée politique », Cités, 2014/3 (n° 59), p. 127-138. DOI : 10.3917/cite.059.0127. URL : https://www.cairn.info/revue-cites-2014-3-page-127.htm