"La naissance de l'individualisme occidental est-elle une question pour médiéviste ? Ce dernier, comme tout chercheur dans le champ large des sciences humaines et sociales -philosophe, sociologue, anthropologue, historien- doit faire un choix entre deux positions opposées relevant, l'une, d'un historicisme évolutionniste, l'autre, du culturalisme. Dans le premier cas de figure, on estime que l'individualisme est le fruit d'une évolution plus ou moins longue que l'historien se doit d'expliquer ; la seconde position fait des diverses cultures de l'Histoire une infinité de mondes séparés dont les systèmes de valeur résistent à tout essai de comparaison. Parmi les historiens des époques anciennes (Antiquité et Moyen Age), le culturalisme se porte plutôt bien et nombreux sont les médiévistes persuadés qu'ils travaillent sur une culture exotique sans parallèle pertinent avec notre propre monde." (p.9)
"[Louis Dumont] met l'accent sur les effets à long terme du nominalisme et, tout spécialement, de l'œuvre de Guillaume d'Ockham (1285-1347), qui marquerait le passage de l'uniuersitas médiévale à la societas moderne (ou prémoderne). Ockham est amené à prendre ses distances par rapport à la double référence traditionnelle entre (1) l'homme comme tout vivant, individu privé en relation directe avec son créateur et (2) l'homme, membre de la communauté, partie du corps social. Ce n'est pas tant que la distinction ne soit pas acceptable en elle-même ; c'est plutôt la façon de caractériser cette distinction en termes de substances qui gêne Ockham ; à Thomas d'Aquin, qui différenciait des "substances premières" (les êtres particuliers, Pierre ou Paul) et des "substances secondes" (genres, espèces, catégories, classes d'êtres), Ockham et le nominalisme opposent qu'il n'existe pas de "substances secondes" mais un simple phénomène de réification, c'est-à-dire l'emploi de termes généraux et arbitraires qui trouvent leur fondement et leur raison d'être dans la réalité empirique mais qui ne signifient rien en eux-mêmes. Cette prise de position marque la naissance de l'individualisme dans la philosophie et dans le droit, car elle pose qu'il n'y a rien d'ontologiquement réel au-delà de l'être particulier (ou substance première), "que les entités sociales n'ont pas de réalité" sinon "fictionnelles" (au sens où l'on parle de la "fiction" du droit), "en dehors des êtres humains individuels qui les composent" ; ce faisant, Ockham étend la liberté de l'individu, traditionnelle dans le christianisme, du plan de la vie personnelle à celui de la vie en société. Ce tournant marquerait le passage du religieux (l'Église comme Tout de la société) au politique (l'Etat comme tout social) ; de ce point de vue, Dumont rejoint une ligne de réflexion ancienne, revivifiée dans les années 1980, qui s'emploie à conjoindre la naissance de l'individu à celle de l'Etat moderne." (p.17)
"Si le groupe est un artifice, il ne saurait être reconnu responsable d'une action fautive. Ainsi, en 1245, le pape Innocent IV en vient logiquement à rompre avec la tradition de l'excommunication collective ; l'Église entend désormais juger et condamner des individus dont la responsabilité personnelle est reconnue." (p.20)
""L'horrible comparaison du sceau de bronze, de l'espèce et du genre pour traiter de la Trinité": tel est le titre d'un des articles figurant sur la liste des hérésies attribuées à Abélard et pour lesquelles il fut condamné au concile de Sens (juin 1140). Ainsi, parmi les nombreux chocs causés par Abélard, il en est un qui a peu attiré l'attention des historiens modernes. Et pour cause. Il s'agit moins de séduction romantique ou de dialectique audacieuse que d'une métaphore mal venue, ou plutôt mal reçue. Le recours à la métaphore sigillaire pour décrire la Trinité revient à maintes reprises chez Abélard. Le sceau lui permet d'articuler l'unité divine en dotant chacune des trois personnes d'attributions spéciales mais aux implications non réciproques. De même que le sceau (équivalent métaphorique de l'espèce) vient du bronze (équivalent du genre), mais pas inversement, de même le Fils vient du Père, mais l'inverse n'est pas vrai. Guillaume de Saint-Thierry et Bernard de Clairvaux reprochent à cette comparaison un double sabotage de l'unité divine. D'abord, elle introduit un différentiel, genre/matière, matière/fait-de-matière. Ensuite, en soulignant que le sceau n'est qu'une portion du bronze, elle implique l'inégalité du Père et du Fils." (p.50)
"Disons-le tout net, l'individu, élément clé de nos représentations et institutions sociales, ne peut pas avoir existé dans la société médiévale, dont l'organisation (c'est-à-dire les structures et les représentations) n'a rien à voir avec la nôtre." (p.79)
"L'existence de l'individu n'a de sens qu'au sein d'un système social particulier (et de son idéologie propre) car il ne s'agit là que d'une catégorie du discours articulé à un ensemble particulier de rapports sociaux." (p.95)
"Duns Scot propose tout simplement de considérer comme propriétés à la fois les accidents et les substances secondes. Ces propriétés ne peuvent exister en elles-mêmes. Pour que quelque chose existe en soi, ce quelque chose doit être essentiellement individuel, et doit avoir une haecceitas (eccéité). Du fait de son eccéité, ce quelque chose peut être porteur d'essences et d'accidents, de propriétés tant générales que particulières. Au lieu d'essayer d'expliquer l'individualité en termes de substances secondes et d'accidents, Duns Scot fait de l'individualité une catégorie à part entière. La différence entre individuel et propriétés ne peut s'expliquer par référence à d'autres éléments. Cette différence doit former la base même de toute explication.
L'analyse détaillée que Duns Scot donne de l'individualité constitue un tournant majeur dans l'histoire de la pensée occidentale." (p.131)
"Le concept aristotélicien d'individualité soulevait de grandes difficultés chez les auteurs médiévaux, à commencer par Boèce lui-même. En effet, s'il fonctionnait bien dans un contexte de réflexion anthropologique, ce concept se révélait inopérant dans les domaines de la théologie, de la christologie et de l'angélologie. De fait, selon Aristote, les choses n'existent que comme entités concrètes. Elles sont, ici et maintenant ; on peut les montrer du doigt comme étant ceci ou cela (tode ti). Mais qu'est-ce qui fait d'une chose "ceci" ou "cela" ? Lorsque nous identifions une chose, nous employons généralement un nom ou un mot qui, en fait, n'est pas individuel. Nous disons: "Voici un homme". Le mot "homme" ne renvoie qu'à ce que Socrate possède en commun avec, par exemple, Platon et tous les lecteurs de cet article. Qu'est-ce qui fait que Socrate est Socrate, cet être humain que voici ? Ce qui fait de Socrate un être particulier est indiqué par un petit mot, "un" ("un être humain"), lequel est invisible en latin (homo). Aristote, pour sa part, trancha la question d'une manière bien connue: dans chaque être concret, la matière individualise la forme qui, elle, est intrinsèquement générique (ou générale). Dans le cas des êtres humains, un individu est la mise en corps, selon des quantités variables de matière, de la forme "humanité", laquelle est singulière et générique. Toute chose concrète (substantia prima, un être humain par exemple) a pour essence une substance générique (substantia secunda, l'humanité). Du fait de son incorporation, cette substance générique "est porteuse" de maints traits accidentels (accidentia: traits qui peuvent (ou pas) appartenir à une entité, par exemple, la localisation de tel ou tel être humain). Une chose reste identique à elle-même en vertu de sa "substance seconde", mais elle est passible de changements en vertu de ses "accidents" (par exemple, les changements spatio-temporels). Alors, la substance seconde constitue l'identité d'un être. De ce fait, c'est une identité non individuelle.
Si l'on accepte cette vision aristotélicienne de l'individualité, les êtres non matériels ou non corporels ne sauraient être individuels -ainsi Dieu et les anges, qui sont considérés comme des êtres purement spirituels. Il faudrait alors dire, comme l'a fait par exemple Thomas d'Aquin [...], que chaque ange est une espèce différente. De plus, les êtres dépourvus de traits accidentels, tel Dieu qui est éternel et immuable, ne sauraient non plus être individuels. Dieu semble être une sorte de nature générale, sui generis. Une telle idée de la nature divine allait à l'encontre de l'intuition de maints penseurs médiévaux. Abélard fut l'un des premiers à critiquer la conception aristotélicienne au plan de sa logique interne. Il objecta, entre autres, que la matière ne saurait guère être le principe de l'individuation puisque tous les êtres corporels ont en commun leur corporéité. Les accidents ne sauraient davantage servir de principe d'individuation, car dans ce cas, ce qui fait que Socrate est Socrate serait une particularité qui peut ou non appartenir au même être, bref un accidens, alors que ce même être ne saurait être Socrate puisqu'il s'agirait de l'homme en général.
Avec Abélard se fait jour une intuition proprement médiévale, qui considère la réalité comme étant foncièrement individuelle, et non plus comme un amalgame d'essences générales rendu concret ou "individuel" par sa mise-en-corps. Gilbert de Poitiers, contemporain d'Abélard, formule une conception semblable, déclarant que "tout ce qui existe est singulier". Au début du XIIème siècle, apparaît une formulation encore plus radicale de cette position (trop extrême même pour Abélard qui pourtant incline en sa faveur): toutes choses -tant matérielles que non matérielles, tant substances secondes qu'accidents- sont foncièrement individuelles. [...]
Deux siècles plus tard, Guillaume d'Ockham reprend maintes idées d'Abélard et les utilise pour forger sa théorie dite "nominaliste", laquelle est fort proche de la position radicale du XIIème mentionnée ci-dessus. D'après Ockham, toute chose est individuelle. Les substances secondes ou les formes substantielles génériques (comme la corporéité) ne correspondent pas aux traits réels qui se trouvent dans les choses. Ces substances ou formes sont les concepts que forme l'esprit dans son appréhension du réel. Ainsi l'idée fort répandue que certaines choses sont les mêmes ou ne le sont pas se justifie par la supposition que le fondement de la comparaison et de l'identification se situe exclusivement au niveau mental. [...] Une telle explication coupe toute possibilité de communication entre l'esprit et la réalité et, loin de nous aider, empêche de comprendre le miracle que représentent le savoir et l'intelligence humaine. D'Abélard à Ockham, nous voyons comment la notion d'individualité, qui trouve ses origines au Moyen Age, a pu être radicalisé au point de devenir aussi invraisemblable que la conception aristotélicienne -dont elle est, pour ainsi dire, l'image renversée." (126-128)
"L'écriture ne naît pas d'une impulsion, du simple prolongement de la parole vive, mais implique au contraire une mise à distance de l'émotion, condition nécessaire à son élaboration poétique." (p.161)
"Pétrarque est une figure familière dans l'historiographie de l'individu. Mieux, il figure même deux fois dans l'arbre généalogique -et c'est justement cette double généalogie qui attire l'attention. Il est d'abord, pour l'histoire littéraire, un des jalons bien connus de la "naissance de l'auteur", à la fois par sa pratique et par son discours. Il veille avec un soin maniaque à la publication de son œuvre propre, reprenant ses textes, les recopiant, les corrigeant, préparant de véritables "éditions autorisées", et donnant par sa pratique un sens fort à la notion d'auctor du texte, lequel ne se limite pas à sa rédaction mais s'étend aussi à sa production publique. Cependant, ce travail d'édition n'est pas qu'une manie philogique, il correspond à une réflexion formelle sur l'organisation de l'œuvre littéraire, dont la construction du Canzoniere donne un exemple frappant.
La véritable invention du Canzoniere, outre la contribution de Pétrarque au développement de la forme-sonnet et de la poésie vernaculaire, réside dans son organisation. Dans cette œuvre, Pétrarque ait œuvre d'auteur d'un bout à l'autre, non seulement dans la composition des poèmes, mais surtout dans leur disposition à l'intérieur du recueil, ce qui représente un saut dans la modernité littéraire. La disposition des poèmes dans le Canzoniere a au moins été modifiée à neuf reprises, pour constituer finalement un ensemble d'une complexité incroyable, dans lequel le sens littéraire d'une pièce vient moins de sa signification propre que de sa place dans le recueil [...] l'œuvre poétique se déploie sur deux plans, celui de la pièce et du cycle, à la manière des Fleurs du Mal. [...]
Pétrarque se regarde dans son œuvre comme dans un miroir, pour s'y créer une image idéale, un portrait de soi en écrivain appuyé sur une "idéologie de l'auteur", et son écriture est habituée par le désir d'être un auteur." (p.189-190)
"Pétrarque, à travers le modèle d'Augustin, se coule dans le moule de cet "individu-hors-du-monde", face-à-face avec Dieu, et retrouve des siècles plus tard cette conception de l'individu conservée et transmise par le monachisme médiéval. Il s'inscrit ainsi dans une deuxième catégorie de l'individu, celle de la spiritualité chrétienne.
En effet, les textes intimes de Pétrarque sont aussi le lieu d'une spiritualité à laquelle les historiens de la religion ne prêtent souvent pas attention, mais qui place Pétrarque parmi les précurseurs de la devotio moderna. Par ce terme, les historiens repèrent une transformation des pratiques religieuses à partir du XIVème siècle, qui se caractérisait par une spiritualité plus individuelle, plus intérieure, dans laquelle la méditation et la prière joueraient un rôle primordial. Ce mouvement est souvent considéré comme une étape dans le "temps des réformes", sur a route d'une individualisation très forte du christianisme qui trouverait son aboutissement dans les protestantismes du XVIème siècle, ce qui en fait souvent un jalon dans une histoire de la production de l'individu occidental par la matrice chrétienne.
Le premier aspect par lequel Pétrarque s'inscrit dans cette mouvance est sa critique des institutions de l'Église. Cette facette est bien connue: sa littérature est l'occasion d'une contestation virulente de l'Église, et en particulier de la papauté. C'est le thème fameux de la comparaison entre Avignon et Babylone, qui s'alimente de l'exil hors de Rome. Ces diatribes ne sont pas seulement politiques et nationales, elles ont également un sens proprement religieux. Pétrarque dénonce l'Église devenue un Etat, qui a délaissée les préoccupations spirituelles pour se vouer à la politique, se rapprochant ainsi de beaucoup de contestataires évangéliques de la fin du Moyen Age. De cette critique institutionnelle de l'Église, à laquelle Pétrarque oppose le mythe de l'Église des origines, émerge justement une pratique religieuse recentrée sur l'individu caractéristique de la devotio moderna." (p.193)
"Si Pétrarque est pris dans un procès d'individuation à la fois littéraire et spirituel, ce n'est pas l'effet d'un hasard ou d'une volonté, mais d'abord celui d'une position sociale. [...] Création comme dévotion, telles que Pétrarque entend les pratiquer, sont aussi le fruit d'un système social, qui est le "support" de l'individuation.
Il faut donc comprendre comment fonctionne concrètement cet otium vanté par Pétrarque, ce qui renvoie à deux réalités sociales du milieu du XIVème siècle, le système bénéficial et la vie de cour. A l'époque où Pétrarque vit à Vaucluse et rédige les textes dont nous parlons, il tire ses revenus de bénéfices ecclésiastiques en Italie, tout en étant dispensé de résidence. L'obtention de ces bénéfices et de la dispense est liée à sa position à la cour, en particulier à ses liens avec le pape Clément VI, et on retrouve dans les Archives vaticanes les suppliques de Pétrarque ses bénéfices, ainsi que les lettres de Clément VI lui accordant ce qu'il demande. La faveur dont il jouit à la cour, mais aussi son activité de courtisan au sens propre, qu'il essaie de dissimuler, sont donc à l'origine d'une position où il peut consacrer tranquillement sa journée à la prière, à la lecture et à l'écriture.
Le "discours intérieur" ne se développe donc pas dans le vide, et on peut en faire l'analyse sociale et économique. Ce que Pétrarque refuse fondamentalement, c'est le negotium, c'est-à-dire les formes du salariat intellectuel au XIVème siècle. Il ne veut ni enseigner dans un cadre scolaire, ni mettre ses compétences au service d'une chancellerie, ni utiliser les acquis de sa formation juridique pour exercer les métiers de notaire ou d'avocat. Le choix de Pétrarque est en réalité étroitement lié à l'essor des cours à la fin du Moyen Age et au développement du système du mécénat, qui crée une position sociale inédite, assurant un revenu sans autre travail que leur création à ceux qui en bénéficient. L' "idéologie de l'auteur" évoquée plus haut peut être interprétée à partir de cette situation qui revient à créer dans le champ social une nouvelle figure qu'on appellera l' "humaniste", lequel construit sa légitimité entre deux espaces symboliques: d'une part, la cour, qu'il méprise mais qui assure son indépendance et constitue en réalité son public ; d'autre part, le monastère, représentation d'une vie idéale dont il refuse d'assumer le silence, mais qu'il parodie cependant en choisissant d'habiter seul à la campagne, loin de la cour, mais pas trop. [...]
Le savoir possède, dans l'idée de Pétrarque, une dimension pratique qu'il oppose à la philosophie scolastique. Il renoue avec la thématique antique de la philosophie comme art de vivre, qui n'est pas simplement le fruit d'une opposition intellectuelle, mais celui de tout un système appuyé sur l'otium. Pour pratiquer la philosophie comme art de vivre, en quelque sorte, encore faut-il en avoir les moyens. L'idée d'un nouvel art de vivre devient très vite un leitmotiv fondamental dans le travail littéraire de Pétrarque, qui construit à partir de sa position, mais aussi pour la justifier, une "esthétique de soi". Elle est un idéal d'accomplissement individuel profondément élitiste, dans lequel l'homme met en œuvre des "techniques de soi", comme la prière, l'écriture, le retrait du monde, qui rappellent le stoïcisme et l'épicurisme romains, mais dont la revivification est inséparable des mutations sociales de la culture du XIVème siècle." (198-200)
"Le problème de Pétrarque est de concilier prière et écriture sans rien céder sur l'une ou l'autre. Notre hypothèse est que le partage entre dévotion et création esquissé dans l'œuvre de Pétrarque est lié à son rapport avec Dieu et la théologie. [...] Il affirme "qu'il est inutile de chercher à s'élever par soi-même", et que la seule condition du Salut est de "recevoir l'aide de Dieu", puisque "notre mérite en est incapable", et que "sa grâce est seule à le pouvoir". [...]
Les positions théologiques de Pétrarque renforcent son inscription dans les courants évangélistes et réformistes critiques de l'Église à la fin du Moyen Age, et préfigurent le discours protestant sur la grâce. Or cette théologie de la grâce est à l'articulation entre la soif de réussite littéraire et l'aspiration à la vie éternelle. En effet, les œuvres terrestres ne servent pas au Salut, donné par la seule grâce, et les individus peuvent donc, sous réserve, bien sûr, d'une vie vertueuse, développer une activité proprement terrestre." (p.203-204)
« Plusieurs passages de l’ouvrage [L’Advision Cristine], ont à juste titre été signalés comme le plus ancien exemple de récit autobiographique. » (p.212)
"Le contrepoids de l'individu à tout holisme peut s'observer dans plusieurs systèmes sociaux du Moyen Age. Mais, pour l'Église, il est la définition même de sa constitution. Alors que, dans des cas extrêmes, l'individu peut être absorbé par la "Cité" politique, l'Église, elle, ne peut le sacrifier sans se priver d'une dernière instance de sa légitimité, car son ultime raison n'est pas le salut public, mais le salut éternel des âmes individuelles. Aujourd'hui encore, le Corpus iuris canonici se termine par le canon salus animarum in Ecclesia suprema semper lex esse debet ("le salut des âmes doit être la loi suprême de Église"), contre-pied exact de la devise fondamentale du droit romain, salus publica suprema lex esto ("que le salut public soit la loi suprême")." (p.271-272)
"La pensée d'Olivi est certainement 'singulière": tout en s'inscrivant dans la culture scholastique, elle s'oppose avec véhémence à celle de Thomas d'Aquin et à l'aristotélisme chrétien, sans pour autant se fonder sur l' "augustinisme" des opposants franciscains à Thomas." (p.292)
-Brigitte Miriam Bedos-Rezak & Dominique Iogna-Prat (dir), L'Individu au Moyen Age. Individuation et individualisation avant la modernité, Mayenne, Éditions Flammarion, Aubier, 2005, 380 pages.
"[Louis Dumont] met l'accent sur les effets à long terme du nominalisme et, tout spécialement, de l'œuvre de Guillaume d'Ockham (1285-1347), qui marquerait le passage de l'uniuersitas médiévale à la societas moderne (ou prémoderne). Ockham est amené à prendre ses distances par rapport à la double référence traditionnelle entre (1) l'homme comme tout vivant, individu privé en relation directe avec son créateur et (2) l'homme, membre de la communauté, partie du corps social. Ce n'est pas tant que la distinction ne soit pas acceptable en elle-même ; c'est plutôt la façon de caractériser cette distinction en termes de substances qui gêne Ockham ; à Thomas d'Aquin, qui différenciait des "substances premières" (les êtres particuliers, Pierre ou Paul) et des "substances secondes" (genres, espèces, catégories, classes d'êtres), Ockham et le nominalisme opposent qu'il n'existe pas de "substances secondes" mais un simple phénomène de réification, c'est-à-dire l'emploi de termes généraux et arbitraires qui trouvent leur fondement et leur raison d'être dans la réalité empirique mais qui ne signifient rien en eux-mêmes. Cette prise de position marque la naissance de l'individualisme dans la philosophie et dans le droit, car elle pose qu'il n'y a rien d'ontologiquement réel au-delà de l'être particulier (ou substance première), "que les entités sociales n'ont pas de réalité" sinon "fictionnelles" (au sens où l'on parle de la "fiction" du droit), "en dehors des êtres humains individuels qui les composent" ; ce faisant, Ockham étend la liberté de l'individu, traditionnelle dans le christianisme, du plan de la vie personnelle à celui de la vie en société. Ce tournant marquerait le passage du religieux (l'Église comme Tout de la société) au politique (l'Etat comme tout social) ; de ce point de vue, Dumont rejoint une ligne de réflexion ancienne, revivifiée dans les années 1980, qui s'emploie à conjoindre la naissance de l'individu à celle de l'Etat moderne." (p.17)
"Si le groupe est un artifice, il ne saurait être reconnu responsable d'une action fautive. Ainsi, en 1245, le pape Innocent IV en vient logiquement à rompre avec la tradition de l'excommunication collective ; l'Église entend désormais juger et condamner des individus dont la responsabilité personnelle est reconnue." (p.20)
""L'horrible comparaison du sceau de bronze, de l'espèce et du genre pour traiter de la Trinité": tel est le titre d'un des articles figurant sur la liste des hérésies attribuées à Abélard et pour lesquelles il fut condamné au concile de Sens (juin 1140). Ainsi, parmi les nombreux chocs causés par Abélard, il en est un qui a peu attiré l'attention des historiens modernes. Et pour cause. Il s'agit moins de séduction romantique ou de dialectique audacieuse que d'une métaphore mal venue, ou plutôt mal reçue. Le recours à la métaphore sigillaire pour décrire la Trinité revient à maintes reprises chez Abélard. Le sceau lui permet d'articuler l'unité divine en dotant chacune des trois personnes d'attributions spéciales mais aux implications non réciproques. De même que le sceau (équivalent métaphorique de l'espèce) vient du bronze (équivalent du genre), mais pas inversement, de même le Fils vient du Père, mais l'inverse n'est pas vrai. Guillaume de Saint-Thierry et Bernard de Clairvaux reprochent à cette comparaison un double sabotage de l'unité divine. D'abord, elle introduit un différentiel, genre/matière, matière/fait-de-matière. Ensuite, en soulignant que le sceau n'est qu'une portion du bronze, elle implique l'inégalité du Père et du Fils." (p.50)
"Disons-le tout net, l'individu, élément clé de nos représentations et institutions sociales, ne peut pas avoir existé dans la société médiévale, dont l'organisation (c'est-à-dire les structures et les représentations) n'a rien à voir avec la nôtre." (p.79)
"L'existence de l'individu n'a de sens qu'au sein d'un système social particulier (et de son idéologie propre) car il ne s'agit là que d'une catégorie du discours articulé à un ensemble particulier de rapports sociaux." (p.95)
"Duns Scot propose tout simplement de considérer comme propriétés à la fois les accidents et les substances secondes. Ces propriétés ne peuvent exister en elles-mêmes. Pour que quelque chose existe en soi, ce quelque chose doit être essentiellement individuel, et doit avoir une haecceitas (eccéité). Du fait de son eccéité, ce quelque chose peut être porteur d'essences et d'accidents, de propriétés tant générales que particulières. Au lieu d'essayer d'expliquer l'individualité en termes de substances secondes et d'accidents, Duns Scot fait de l'individualité une catégorie à part entière. La différence entre individuel et propriétés ne peut s'expliquer par référence à d'autres éléments. Cette différence doit former la base même de toute explication.
L'analyse détaillée que Duns Scot donne de l'individualité constitue un tournant majeur dans l'histoire de la pensée occidentale." (p.131)
"Le concept aristotélicien d'individualité soulevait de grandes difficultés chez les auteurs médiévaux, à commencer par Boèce lui-même. En effet, s'il fonctionnait bien dans un contexte de réflexion anthropologique, ce concept se révélait inopérant dans les domaines de la théologie, de la christologie et de l'angélologie. De fait, selon Aristote, les choses n'existent que comme entités concrètes. Elles sont, ici et maintenant ; on peut les montrer du doigt comme étant ceci ou cela (tode ti). Mais qu'est-ce qui fait d'une chose "ceci" ou "cela" ? Lorsque nous identifions une chose, nous employons généralement un nom ou un mot qui, en fait, n'est pas individuel. Nous disons: "Voici un homme". Le mot "homme" ne renvoie qu'à ce que Socrate possède en commun avec, par exemple, Platon et tous les lecteurs de cet article. Qu'est-ce qui fait que Socrate est Socrate, cet être humain que voici ? Ce qui fait de Socrate un être particulier est indiqué par un petit mot, "un" ("un être humain"), lequel est invisible en latin (homo). Aristote, pour sa part, trancha la question d'une manière bien connue: dans chaque être concret, la matière individualise la forme qui, elle, est intrinsèquement générique (ou générale). Dans le cas des êtres humains, un individu est la mise en corps, selon des quantités variables de matière, de la forme "humanité", laquelle est singulière et générique. Toute chose concrète (substantia prima, un être humain par exemple) a pour essence une substance générique (substantia secunda, l'humanité). Du fait de son incorporation, cette substance générique "est porteuse" de maints traits accidentels (accidentia: traits qui peuvent (ou pas) appartenir à une entité, par exemple, la localisation de tel ou tel être humain). Une chose reste identique à elle-même en vertu de sa "substance seconde", mais elle est passible de changements en vertu de ses "accidents" (par exemple, les changements spatio-temporels). Alors, la substance seconde constitue l'identité d'un être. De ce fait, c'est une identité non individuelle.
Si l'on accepte cette vision aristotélicienne de l'individualité, les êtres non matériels ou non corporels ne sauraient être individuels -ainsi Dieu et les anges, qui sont considérés comme des êtres purement spirituels. Il faudrait alors dire, comme l'a fait par exemple Thomas d'Aquin [...], que chaque ange est une espèce différente. De plus, les êtres dépourvus de traits accidentels, tel Dieu qui est éternel et immuable, ne sauraient non plus être individuels. Dieu semble être une sorte de nature générale, sui generis. Une telle idée de la nature divine allait à l'encontre de l'intuition de maints penseurs médiévaux. Abélard fut l'un des premiers à critiquer la conception aristotélicienne au plan de sa logique interne. Il objecta, entre autres, que la matière ne saurait guère être le principe de l'individuation puisque tous les êtres corporels ont en commun leur corporéité. Les accidents ne sauraient davantage servir de principe d'individuation, car dans ce cas, ce qui fait que Socrate est Socrate serait une particularité qui peut ou non appartenir au même être, bref un accidens, alors que ce même être ne saurait être Socrate puisqu'il s'agirait de l'homme en général.
Avec Abélard se fait jour une intuition proprement médiévale, qui considère la réalité comme étant foncièrement individuelle, et non plus comme un amalgame d'essences générales rendu concret ou "individuel" par sa mise-en-corps. Gilbert de Poitiers, contemporain d'Abélard, formule une conception semblable, déclarant que "tout ce qui existe est singulier". Au début du XIIème siècle, apparaît une formulation encore plus radicale de cette position (trop extrême même pour Abélard qui pourtant incline en sa faveur): toutes choses -tant matérielles que non matérielles, tant substances secondes qu'accidents- sont foncièrement individuelles. [...]
Deux siècles plus tard, Guillaume d'Ockham reprend maintes idées d'Abélard et les utilise pour forger sa théorie dite "nominaliste", laquelle est fort proche de la position radicale du XIIème mentionnée ci-dessus. D'après Ockham, toute chose est individuelle. Les substances secondes ou les formes substantielles génériques (comme la corporéité) ne correspondent pas aux traits réels qui se trouvent dans les choses. Ces substances ou formes sont les concepts que forme l'esprit dans son appréhension du réel. Ainsi l'idée fort répandue que certaines choses sont les mêmes ou ne le sont pas se justifie par la supposition que le fondement de la comparaison et de l'identification se situe exclusivement au niveau mental. [...] Une telle explication coupe toute possibilité de communication entre l'esprit et la réalité et, loin de nous aider, empêche de comprendre le miracle que représentent le savoir et l'intelligence humaine. D'Abélard à Ockham, nous voyons comment la notion d'individualité, qui trouve ses origines au Moyen Age, a pu être radicalisé au point de devenir aussi invraisemblable que la conception aristotélicienne -dont elle est, pour ainsi dire, l'image renversée." (126-128)
"L'écriture ne naît pas d'une impulsion, du simple prolongement de la parole vive, mais implique au contraire une mise à distance de l'émotion, condition nécessaire à son élaboration poétique." (p.161)
"Pétrarque est une figure familière dans l'historiographie de l'individu. Mieux, il figure même deux fois dans l'arbre généalogique -et c'est justement cette double généalogie qui attire l'attention. Il est d'abord, pour l'histoire littéraire, un des jalons bien connus de la "naissance de l'auteur", à la fois par sa pratique et par son discours. Il veille avec un soin maniaque à la publication de son œuvre propre, reprenant ses textes, les recopiant, les corrigeant, préparant de véritables "éditions autorisées", et donnant par sa pratique un sens fort à la notion d'auctor du texte, lequel ne se limite pas à sa rédaction mais s'étend aussi à sa production publique. Cependant, ce travail d'édition n'est pas qu'une manie philogique, il correspond à une réflexion formelle sur l'organisation de l'œuvre littéraire, dont la construction du Canzoniere donne un exemple frappant.
La véritable invention du Canzoniere, outre la contribution de Pétrarque au développement de la forme-sonnet et de la poésie vernaculaire, réside dans son organisation. Dans cette œuvre, Pétrarque ait œuvre d'auteur d'un bout à l'autre, non seulement dans la composition des poèmes, mais surtout dans leur disposition à l'intérieur du recueil, ce qui représente un saut dans la modernité littéraire. La disposition des poèmes dans le Canzoniere a au moins été modifiée à neuf reprises, pour constituer finalement un ensemble d'une complexité incroyable, dans lequel le sens littéraire d'une pièce vient moins de sa signification propre que de sa place dans le recueil [...] l'œuvre poétique se déploie sur deux plans, celui de la pièce et du cycle, à la manière des Fleurs du Mal. [...]
Pétrarque se regarde dans son œuvre comme dans un miroir, pour s'y créer une image idéale, un portrait de soi en écrivain appuyé sur une "idéologie de l'auteur", et son écriture est habituée par le désir d'être un auteur." (p.189-190)
"Pétrarque, à travers le modèle d'Augustin, se coule dans le moule de cet "individu-hors-du-monde", face-à-face avec Dieu, et retrouve des siècles plus tard cette conception de l'individu conservée et transmise par le monachisme médiéval. Il s'inscrit ainsi dans une deuxième catégorie de l'individu, celle de la spiritualité chrétienne.
En effet, les textes intimes de Pétrarque sont aussi le lieu d'une spiritualité à laquelle les historiens de la religion ne prêtent souvent pas attention, mais qui place Pétrarque parmi les précurseurs de la devotio moderna. Par ce terme, les historiens repèrent une transformation des pratiques religieuses à partir du XIVème siècle, qui se caractérisait par une spiritualité plus individuelle, plus intérieure, dans laquelle la méditation et la prière joueraient un rôle primordial. Ce mouvement est souvent considéré comme une étape dans le "temps des réformes", sur a route d'une individualisation très forte du christianisme qui trouverait son aboutissement dans les protestantismes du XVIème siècle, ce qui en fait souvent un jalon dans une histoire de la production de l'individu occidental par la matrice chrétienne.
Le premier aspect par lequel Pétrarque s'inscrit dans cette mouvance est sa critique des institutions de l'Église. Cette facette est bien connue: sa littérature est l'occasion d'une contestation virulente de l'Église, et en particulier de la papauté. C'est le thème fameux de la comparaison entre Avignon et Babylone, qui s'alimente de l'exil hors de Rome. Ces diatribes ne sont pas seulement politiques et nationales, elles ont également un sens proprement religieux. Pétrarque dénonce l'Église devenue un Etat, qui a délaissée les préoccupations spirituelles pour se vouer à la politique, se rapprochant ainsi de beaucoup de contestataires évangéliques de la fin du Moyen Age. De cette critique institutionnelle de l'Église, à laquelle Pétrarque oppose le mythe de l'Église des origines, émerge justement une pratique religieuse recentrée sur l'individu caractéristique de la devotio moderna." (p.193)
"Si Pétrarque est pris dans un procès d'individuation à la fois littéraire et spirituel, ce n'est pas l'effet d'un hasard ou d'une volonté, mais d'abord celui d'une position sociale. [...] Création comme dévotion, telles que Pétrarque entend les pratiquer, sont aussi le fruit d'un système social, qui est le "support" de l'individuation.
Il faut donc comprendre comment fonctionne concrètement cet otium vanté par Pétrarque, ce qui renvoie à deux réalités sociales du milieu du XIVème siècle, le système bénéficial et la vie de cour. A l'époque où Pétrarque vit à Vaucluse et rédige les textes dont nous parlons, il tire ses revenus de bénéfices ecclésiastiques en Italie, tout en étant dispensé de résidence. L'obtention de ces bénéfices et de la dispense est liée à sa position à la cour, en particulier à ses liens avec le pape Clément VI, et on retrouve dans les Archives vaticanes les suppliques de Pétrarque ses bénéfices, ainsi que les lettres de Clément VI lui accordant ce qu'il demande. La faveur dont il jouit à la cour, mais aussi son activité de courtisan au sens propre, qu'il essaie de dissimuler, sont donc à l'origine d'une position où il peut consacrer tranquillement sa journée à la prière, à la lecture et à l'écriture.
Le "discours intérieur" ne se développe donc pas dans le vide, et on peut en faire l'analyse sociale et économique. Ce que Pétrarque refuse fondamentalement, c'est le negotium, c'est-à-dire les formes du salariat intellectuel au XIVème siècle. Il ne veut ni enseigner dans un cadre scolaire, ni mettre ses compétences au service d'une chancellerie, ni utiliser les acquis de sa formation juridique pour exercer les métiers de notaire ou d'avocat. Le choix de Pétrarque est en réalité étroitement lié à l'essor des cours à la fin du Moyen Age et au développement du système du mécénat, qui crée une position sociale inédite, assurant un revenu sans autre travail que leur création à ceux qui en bénéficient. L' "idéologie de l'auteur" évoquée plus haut peut être interprétée à partir de cette situation qui revient à créer dans le champ social une nouvelle figure qu'on appellera l' "humaniste", lequel construit sa légitimité entre deux espaces symboliques: d'une part, la cour, qu'il méprise mais qui assure son indépendance et constitue en réalité son public ; d'autre part, le monastère, représentation d'une vie idéale dont il refuse d'assumer le silence, mais qu'il parodie cependant en choisissant d'habiter seul à la campagne, loin de la cour, mais pas trop. [...]
Le savoir possède, dans l'idée de Pétrarque, une dimension pratique qu'il oppose à la philosophie scolastique. Il renoue avec la thématique antique de la philosophie comme art de vivre, qui n'est pas simplement le fruit d'une opposition intellectuelle, mais celui de tout un système appuyé sur l'otium. Pour pratiquer la philosophie comme art de vivre, en quelque sorte, encore faut-il en avoir les moyens. L'idée d'un nouvel art de vivre devient très vite un leitmotiv fondamental dans le travail littéraire de Pétrarque, qui construit à partir de sa position, mais aussi pour la justifier, une "esthétique de soi". Elle est un idéal d'accomplissement individuel profondément élitiste, dans lequel l'homme met en œuvre des "techniques de soi", comme la prière, l'écriture, le retrait du monde, qui rappellent le stoïcisme et l'épicurisme romains, mais dont la revivification est inséparable des mutations sociales de la culture du XIVème siècle." (198-200)
"Le problème de Pétrarque est de concilier prière et écriture sans rien céder sur l'une ou l'autre. Notre hypothèse est que le partage entre dévotion et création esquissé dans l'œuvre de Pétrarque est lié à son rapport avec Dieu et la théologie. [...] Il affirme "qu'il est inutile de chercher à s'élever par soi-même", et que la seule condition du Salut est de "recevoir l'aide de Dieu", puisque "notre mérite en est incapable", et que "sa grâce est seule à le pouvoir". [...]
Les positions théologiques de Pétrarque renforcent son inscription dans les courants évangélistes et réformistes critiques de l'Église à la fin du Moyen Age, et préfigurent le discours protestant sur la grâce. Or cette théologie de la grâce est à l'articulation entre la soif de réussite littéraire et l'aspiration à la vie éternelle. En effet, les œuvres terrestres ne servent pas au Salut, donné par la seule grâce, et les individus peuvent donc, sous réserve, bien sûr, d'une vie vertueuse, développer une activité proprement terrestre." (p.203-204)
« Plusieurs passages de l’ouvrage [L’Advision Cristine], ont à juste titre été signalés comme le plus ancien exemple de récit autobiographique. » (p.212)
"Le contrepoids de l'individu à tout holisme peut s'observer dans plusieurs systèmes sociaux du Moyen Age. Mais, pour l'Église, il est la définition même de sa constitution. Alors que, dans des cas extrêmes, l'individu peut être absorbé par la "Cité" politique, l'Église, elle, ne peut le sacrifier sans se priver d'une dernière instance de sa légitimité, car son ultime raison n'est pas le salut public, mais le salut éternel des âmes individuelles. Aujourd'hui encore, le Corpus iuris canonici se termine par le canon salus animarum in Ecclesia suprema semper lex esse debet ("le salut des âmes doit être la loi suprême de Église"), contre-pied exact de la devise fondamentale du droit romain, salus publica suprema lex esto ("que le salut public soit la loi suprême")." (p.271-272)
"La pensée d'Olivi est certainement 'singulière": tout en s'inscrivant dans la culture scholastique, elle s'oppose avec véhémence à celle de Thomas d'Aquin et à l'aristotélisme chrétien, sans pour autant se fonder sur l' "augustinisme" des opposants franciscains à Thomas." (p.292)
-Brigitte Miriam Bedos-Rezak & Dominique Iogna-Prat (dir), L'Individu au Moyen Age. Individuation et individualisation avant la modernité, Mayenne, Éditions Flammarion, Aubier, 2005, 380 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 1 Mai - 19:49, édité 3 fois