« La parenté de sa pensée avec celle d’Augustin a été, à plusieurs reprises, signalée à Descartes lui-même par ses contemporains. » (p.9)
« Le 14 novembre 1640, Descartes avait eu à répondre à un certain Andrea Colvius qui, comme Mersenne trois ans plus tôt, avait rapproché sa pensée de celle d’Augustin en lui indiquant, lui aussi, le texte du livre XI de la Cité de Dieu. C’est dans cette réponse que Descartes est le plus explicite sur la question de son rapport avec saint Augustin. Il écrit : « Vous m’avez obligé de m’avertir du passage de saint Augustin, auquel mon Je pense, donc je suis a quelque rapport ; je l’ai été lire aujourd’hui en la Bibliothèque de cette ville, et je trouve véritablement qu’il s’en sert pour prouver la certitude de notre être, et ensuite pour faire voir qu’il y a en nous quelque image de la Trinité, en ce que nous sommes, nous savons que nous sommes, et nous aimons cet être et cette science qui est en nous ; au lieu que je m’en sers pour faire connaître que ce moi, qui pense, est une substance immatérielle, et qui n’a rien de corporel ; qui sont deux choses forts différentes. Et c’est une chose qui de soi est si simple et si naturelle à inférer qu’on est, de ce qu’on doute, qu’elle aurait pu tomber sous la plume de qui que ce soit ; mais je ne laisse pas d’être bien aise d’avoir rencontré avec saint Augustin, quand ce ne serait que pour fermer la bouche aux petits esprits qui ont tâché de regabeler sur ce principe. »
Ce texte frappe par le peu d’égard dont témoigne Descartes vis-à-vis d’Augustin lorsqu’il écrit que son « passage », c’est-à-dire l’inférence même par laquelle on établit que l’on est, du fait que l’on doute, « aurait pu tomber sous la plume de qui que ce soit ». Comme l’écrit J. L. Marion : « Il s’agit en fait de la plume de saint Augustin ! On peut difficilement imaginer plus d’insolence. » Pour résumer le jugement de Descartes, Augustin se serait fondé sur un truisme, dont il fait la pierre angulaire d’une spéculation théologique destinée à montrer que l’homme est à l’image de la Trinité. L’intérêt proprement philosophique de son « passage » est donc nul. » (p.10-11)
« Comment Pascal a-t-il pu écrire que le cogito d’Augustin était un « mot à l’aventure » ? Comme l’écrit É. Gilson : « Si le Cogito augustinien est une aventure, c’est une aventure qui s’est répétée plusieurs fois. Le fait en lui-même est assez étrange pour qu’on le souligne. A cinq reprises, saint Augustin est revenu sur son argument, le perfectionnant et le complétant sans cesse : ce n’est pas l’attitude d’un homme qui n’attache pas d’importance à ce qu’il dit. »
Il importe cependant de souligner que le jugement de Pascal ne reprend pas exactement celui de Descartes. […] Pour Pascal, le « Je pense, donc je suis » d’Augustin apparaît comme un propos hasardeux, dont l’intérêt philosophique est négligeable, en dépit du fait qu’il établisse que « la matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser », parce qu’il n’est pas obtenu de façon méthodique, et qu’il ne sert pas de fondement à une pensée démonstrative. Un tel jugement témoigne de l’importance que Descartes et plus encore Pascal accordaient spontanément au modèle mathématique. » (p.17-18)
« Husserl lui-même n’a pas pensé qu’Augustin pouvait avoir en vue le sens que la phénoménologie confère à l’injonction qui commande de rentrer en soi-même. […] Husserl ne voit donc, dans la mise au jour par Augustin de l’indubitabilité de l’ego cogito, qu’un simple argument dirigé contre les Sceptiques, et dépourvu de toute élucidation philosophique. » (p.26)
« L’examen approfondi des différents textes d’Augustin relatifs au cogito s’impose : à savoir, l’ensemble du livre X de la Trinité, les livres I et II du Libre arbitre, les livres II et III du traité Contre les Académiciens, le livre XII de la Genèse au sens littéral, le livre VI de la Musique. Cet examen aura pour objectif central de dégager l’enjeu philosophique de la pensée augustinienne du cogito, en étant attentif à ses différentes formulations ainsi qu’à la façon dont elle s’approfondit. Il s’accomplira, en outre, en obéissant à un double souci : d’une part, celui de situer rétrospectivement la réflexion d’Augustin dans le champ de la philosophie antique, et d’autre part celui de procéder, à chaque étape, à des rapprochements précis avec les perspectives ouvertes par Descartes et Husserl.
Certes, ni Descartes ni Husserl n’ont connu de façon approfondie la pensée d’Augustin. Pourtant, il est possible et philosophiquement légitime de rapprocher, en partant de l’œuvre d’Augustin, ces trois pensées du cogito. Et il n’y a pas lieu de s’étonner de voir Augustin rencontrer par avance, sur certains points essentiels, ses deux illustres successeurs, en raison de la façon dont il a marqué de son empreinte le développement ultérieur de l’histoire de la philosophie. » (p.27)
« Dans le Contra Academicos, Augustin met en scène la controverse qui opposait à ce sujet les Académiciens et les Stoïciens. Non content de reprendre les indications contenues dans les Académiques de Cicéron, Augustin intervient lui-même dans cette controverse, fort de la lecture qu’il a faite des « livres des Platoniciens », et récuse tout à la fois les deux Écoles. Il met en évidence, à l’encontre du stoïcisme, le caractère non-compréhensif de toutes les représentations sensibles. Et face au scepticisme, il allègue de l’infaillibilité ou de l’indubitabilité de la représentation intellectuelle. Sur ce point, il produit d’inoubliables analyses de la manière dont la perception rationnelle est à l’abri de toutes les différentes perturbations de la perception sensible : rêve, folie, hallucination, intervention d’esprits malins… La compréhension de se limite cependant pas aux représentations intellectuelles. Augustin établit aussi, au-delà de la dubitabilité du sensible lui-même, l’indubitabilité de l’apparaître sensible, en tant qu’apparaître.
Si la connaissance de soi est compréhensive, tandis que la représentation sensible est nécessairement non-compréhensive, le matérialisme (qu’il s’agisse de celui des Stoïciens, ou de tout autre matérialisme) est incapable de rendre compte de la certitude de la connaissance de soi. » (p.28)
« Ce n’est pas par nos perceptions sensorielles que nous connaissons que nous vivons, mais par notre esprit ou notre raison. Les sens sont impuissants à produire le savoir de la vie, c’est-à-dire, en fait, à se connaître eux-mêmes. En dépit donc de sa simplicité apparente, la distinction entre le fait de vivre et le fait de savoir que l’on vit paraît difficile à comprendre, parce qu’elle tend à être occultée par la propension naturelle de l’homme à confondre la pensée avec les représentations qui lui viennent des sens, c’est-à-dire de la vie. » (p.33)
« Augustin connaissait assez les jeux du cirque pour se rendre compte que la supériorité de l’homme ne consiste pas dans le pouvoir qu’il peut avoir directement sur le corps de l’animal, mais dans celui qu’il peut acquérir sur lui en devenant maître de son âme. Ainsi le spectacle des dompteurs manifeste-il beaucoup mieux la supériorité de l’homme sur les bêtes que celui des chasseurs qui pouvaient se produire dans les arènes. […]
Lorsqu’il prend l’exemple d’une bête monstrueuse et sauvage, Augustin doit avoir en vue des cas de domptage spectaculaires. De fait, pour montrer de manière éclatante la supériorité de l’homme, Augustin aime à prendre des exemples de bêtes corpulentes ou cruelles : éléphants, lions, aspics, chameaux, etc. De tels exemples ne doivent cependant pas occulter ce qui demeure le cas le plus courant du domptage ou du dressage, à savoir le travail du berger, du vacher ou du cocher, qui sont évoqués un peu plus loin dans le Libre arbitre. L’exemple du dompteur peut égarer le lecteur, en suggérant qu’il faudrait un talent exceptionnel pour l’emporter sur les bêtes, alors qu’en fait il suffit pour cela d’être doué de raison, comme l’est tout homme. C’est pourquoi, si humble soit-elle, l’activité du berger suffit déjà à témoigner de la supériorité de l’homme sur les bêtes. […]
L’exemple du domptage permet donc de mettre en évidence la « dignité seigneuriale » de l’homme, car enfin aucune bête n’a jamais dompté aucun homme, et de montrer que l’homme ne doit pas vivre comme les bêtes, mais en conformité avec ce principe même par lequel il l’emporte sur elles, à savoir la raison. » (p.40)
« Si savoir n’est autre chose que percevoir par la raison, les bêtes vivent, mais sans le savoir, puisqu’elles sont dépourvues de raison. » (p.46)
« Il est établi que la vie ne nous fait pas connaître par elle-même que nous sommes en vie, et donc que la science n’est pas la sensation. » (p.49)
« La science, ce n’est pas la sensation, sinon les bêtes ne se laisseraient pas dompter par les hommes. » (p.54)
« Loin d’être opposée à la vie, la réflexion l’accompagne. Plus précisément encore, la réflexion est elle-même un vécu, comme le montre Husserl, et comme l’affirme aussi Augustin, en déclarant que la science est elle-même vie. » (p.56)
« En faisant intervenir la notion de jugement au niveau même de la vie sensitive, Augustin rend lui aussi compte du fait que la vie animale ne saurait être purement « hylétique » : la bête n’est pas perdue dans la pure phénoménalité des « contenus de sensation », elle accède à la formulation de « jugements de perception », sans lesquels il lui serait impossible de vivre. Comment rendre compte autrement, pour reprendre l’exemple invoqué par Évodius lui-même dans la Grandeur de l’âme, du cas de ce chien qui, « à ce qu’on dit, reconnut son maître, vingt ans plus tard », au moment où celui-ci rentrait chez lui, après avoir beaucoup souffert. Ce chien n’a pas seulement perçu un certain aspect, entendu un certain pas, senti une certaine odeur ; il a senti, c’est-à-dire jugé, que c’étaient ceux de son maître. La vie animale est donc capable d’une certaine objectivité, qui n’est cependant pas une objectivité rationnelle (si l’on peut ainsi disjoindre l’objectivité de la rationalité), à la différence de celle qu’atteint l’homme.
Par conséquent, si Augustin refuse de prêter aux bêtes un savoir, du fait qu’elles sont dépourvues de raison, il affirme en revanche qu’elles sont dotées d’une certaine faculté sensible de juger. » (p.65)
-Emmanuel Bermon, Le Cogito dans la pensée de Saint Augustin, Paris, Vrin, 2001, 432 pages.
« [Jean-Luc Marion] déclare en outre [dans Questions cartésiennes II. Sur l’ego et sur Dieu, Paris, PUF, 1996, p.39-40] que l’argumentation de Descartes : « devrait nous surprendre. En effet, (i) la Meditatio II n’emploie justement jamais substance ni immatériel à propos de l’ego ; (ii) elle n’utilise pas non plus la formulation ego cogito, ergo sum ; (iii) quand à l’image (et ressemblance) de Dieu (sinon de la Trinité), elle occupe pourtant toute la conclusion de la Meditatio III. Les différences qu’invoque Descartes pour se distinguer d’Augustin ne reposent en fait que sur des citations inexactes de son propre texte ; (…) Descartes ne prouve pas rationnellement, ici du moins, en quoi son propre ego sum diffère de celui d’Augustin. »
-Emmanuel Bermon, Le Cogito dans la pensée de Saint Augustin, Paris, Vrin, 2001, 432 pages, note 3 p.11.
« Le 14 novembre 1640, Descartes avait eu à répondre à un certain Andrea Colvius qui, comme Mersenne trois ans plus tôt, avait rapproché sa pensée de celle d’Augustin en lui indiquant, lui aussi, le texte du livre XI de la Cité de Dieu. C’est dans cette réponse que Descartes est le plus explicite sur la question de son rapport avec saint Augustin. Il écrit : « Vous m’avez obligé de m’avertir du passage de saint Augustin, auquel mon Je pense, donc je suis a quelque rapport ; je l’ai été lire aujourd’hui en la Bibliothèque de cette ville, et je trouve véritablement qu’il s’en sert pour prouver la certitude de notre être, et ensuite pour faire voir qu’il y a en nous quelque image de la Trinité, en ce que nous sommes, nous savons que nous sommes, et nous aimons cet être et cette science qui est en nous ; au lieu que je m’en sers pour faire connaître que ce moi, qui pense, est une substance immatérielle, et qui n’a rien de corporel ; qui sont deux choses forts différentes. Et c’est une chose qui de soi est si simple et si naturelle à inférer qu’on est, de ce qu’on doute, qu’elle aurait pu tomber sous la plume de qui que ce soit ; mais je ne laisse pas d’être bien aise d’avoir rencontré avec saint Augustin, quand ce ne serait que pour fermer la bouche aux petits esprits qui ont tâché de regabeler sur ce principe. »
Ce texte frappe par le peu d’égard dont témoigne Descartes vis-à-vis d’Augustin lorsqu’il écrit que son « passage », c’est-à-dire l’inférence même par laquelle on établit que l’on est, du fait que l’on doute, « aurait pu tomber sous la plume de qui que ce soit ». Comme l’écrit J. L. Marion : « Il s’agit en fait de la plume de saint Augustin ! On peut difficilement imaginer plus d’insolence. » Pour résumer le jugement de Descartes, Augustin se serait fondé sur un truisme, dont il fait la pierre angulaire d’une spéculation théologique destinée à montrer que l’homme est à l’image de la Trinité. L’intérêt proprement philosophique de son « passage » est donc nul. » (p.10-11)
« Comment Pascal a-t-il pu écrire que le cogito d’Augustin était un « mot à l’aventure » ? Comme l’écrit É. Gilson : « Si le Cogito augustinien est une aventure, c’est une aventure qui s’est répétée plusieurs fois. Le fait en lui-même est assez étrange pour qu’on le souligne. A cinq reprises, saint Augustin est revenu sur son argument, le perfectionnant et le complétant sans cesse : ce n’est pas l’attitude d’un homme qui n’attache pas d’importance à ce qu’il dit. »
Il importe cependant de souligner que le jugement de Pascal ne reprend pas exactement celui de Descartes. […] Pour Pascal, le « Je pense, donc je suis » d’Augustin apparaît comme un propos hasardeux, dont l’intérêt philosophique est négligeable, en dépit du fait qu’il établisse que « la matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser », parce qu’il n’est pas obtenu de façon méthodique, et qu’il ne sert pas de fondement à une pensée démonstrative. Un tel jugement témoigne de l’importance que Descartes et plus encore Pascal accordaient spontanément au modèle mathématique. » (p.17-18)
« Husserl lui-même n’a pas pensé qu’Augustin pouvait avoir en vue le sens que la phénoménologie confère à l’injonction qui commande de rentrer en soi-même. […] Husserl ne voit donc, dans la mise au jour par Augustin de l’indubitabilité de l’ego cogito, qu’un simple argument dirigé contre les Sceptiques, et dépourvu de toute élucidation philosophique. » (p.26)
« L’examen approfondi des différents textes d’Augustin relatifs au cogito s’impose : à savoir, l’ensemble du livre X de la Trinité, les livres I et II du Libre arbitre, les livres II et III du traité Contre les Académiciens, le livre XII de la Genèse au sens littéral, le livre VI de la Musique. Cet examen aura pour objectif central de dégager l’enjeu philosophique de la pensée augustinienne du cogito, en étant attentif à ses différentes formulations ainsi qu’à la façon dont elle s’approfondit. Il s’accomplira, en outre, en obéissant à un double souci : d’une part, celui de situer rétrospectivement la réflexion d’Augustin dans le champ de la philosophie antique, et d’autre part celui de procéder, à chaque étape, à des rapprochements précis avec les perspectives ouvertes par Descartes et Husserl.
Certes, ni Descartes ni Husserl n’ont connu de façon approfondie la pensée d’Augustin. Pourtant, il est possible et philosophiquement légitime de rapprocher, en partant de l’œuvre d’Augustin, ces trois pensées du cogito. Et il n’y a pas lieu de s’étonner de voir Augustin rencontrer par avance, sur certains points essentiels, ses deux illustres successeurs, en raison de la façon dont il a marqué de son empreinte le développement ultérieur de l’histoire de la philosophie. » (p.27)
« Dans le Contra Academicos, Augustin met en scène la controverse qui opposait à ce sujet les Académiciens et les Stoïciens. Non content de reprendre les indications contenues dans les Académiques de Cicéron, Augustin intervient lui-même dans cette controverse, fort de la lecture qu’il a faite des « livres des Platoniciens », et récuse tout à la fois les deux Écoles. Il met en évidence, à l’encontre du stoïcisme, le caractère non-compréhensif de toutes les représentations sensibles. Et face au scepticisme, il allègue de l’infaillibilité ou de l’indubitabilité de la représentation intellectuelle. Sur ce point, il produit d’inoubliables analyses de la manière dont la perception rationnelle est à l’abri de toutes les différentes perturbations de la perception sensible : rêve, folie, hallucination, intervention d’esprits malins… La compréhension de se limite cependant pas aux représentations intellectuelles. Augustin établit aussi, au-delà de la dubitabilité du sensible lui-même, l’indubitabilité de l’apparaître sensible, en tant qu’apparaître.
Si la connaissance de soi est compréhensive, tandis que la représentation sensible est nécessairement non-compréhensive, le matérialisme (qu’il s’agisse de celui des Stoïciens, ou de tout autre matérialisme) est incapable de rendre compte de la certitude de la connaissance de soi. » (p.28)
« Ce n’est pas par nos perceptions sensorielles que nous connaissons que nous vivons, mais par notre esprit ou notre raison. Les sens sont impuissants à produire le savoir de la vie, c’est-à-dire, en fait, à se connaître eux-mêmes. En dépit donc de sa simplicité apparente, la distinction entre le fait de vivre et le fait de savoir que l’on vit paraît difficile à comprendre, parce qu’elle tend à être occultée par la propension naturelle de l’homme à confondre la pensée avec les représentations qui lui viennent des sens, c’est-à-dire de la vie. » (p.33)
« Augustin connaissait assez les jeux du cirque pour se rendre compte que la supériorité de l’homme ne consiste pas dans le pouvoir qu’il peut avoir directement sur le corps de l’animal, mais dans celui qu’il peut acquérir sur lui en devenant maître de son âme. Ainsi le spectacle des dompteurs manifeste-il beaucoup mieux la supériorité de l’homme sur les bêtes que celui des chasseurs qui pouvaient se produire dans les arènes. […]
Lorsqu’il prend l’exemple d’une bête monstrueuse et sauvage, Augustin doit avoir en vue des cas de domptage spectaculaires. De fait, pour montrer de manière éclatante la supériorité de l’homme, Augustin aime à prendre des exemples de bêtes corpulentes ou cruelles : éléphants, lions, aspics, chameaux, etc. De tels exemples ne doivent cependant pas occulter ce qui demeure le cas le plus courant du domptage ou du dressage, à savoir le travail du berger, du vacher ou du cocher, qui sont évoqués un peu plus loin dans le Libre arbitre. L’exemple du dompteur peut égarer le lecteur, en suggérant qu’il faudrait un talent exceptionnel pour l’emporter sur les bêtes, alors qu’en fait il suffit pour cela d’être doué de raison, comme l’est tout homme. C’est pourquoi, si humble soit-elle, l’activité du berger suffit déjà à témoigner de la supériorité de l’homme sur les bêtes. […]
L’exemple du domptage permet donc de mettre en évidence la « dignité seigneuriale » de l’homme, car enfin aucune bête n’a jamais dompté aucun homme, et de montrer que l’homme ne doit pas vivre comme les bêtes, mais en conformité avec ce principe même par lequel il l’emporte sur elles, à savoir la raison. » (p.40)
« Si savoir n’est autre chose que percevoir par la raison, les bêtes vivent, mais sans le savoir, puisqu’elles sont dépourvues de raison. » (p.46)
« Il est établi que la vie ne nous fait pas connaître par elle-même que nous sommes en vie, et donc que la science n’est pas la sensation. » (p.49)
« La science, ce n’est pas la sensation, sinon les bêtes ne se laisseraient pas dompter par les hommes. » (p.54)
« Loin d’être opposée à la vie, la réflexion l’accompagne. Plus précisément encore, la réflexion est elle-même un vécu, comme le montre Husserl, et comme l’affirme aussi Augustin, en déclarant que la science est elle-même vie. » (p.56)
« En faisant intervenir la notion de jugement au niveau même de la vie sensitive, Augustin rend lui aussi compte du fait que la vie animale ne saurait être purement « hylétique » : la bête n’est pas perdue dans la pure phénoménalité des « contenus de sensation », elle accède à la formulation de « jugements de perception », sans lesquels il lui serait impossible de vivre. Comment rendre compte autrement, pour reprendre l’exemple invoqué par Évodius lui-même dans la Grandeur de l’âme, du cas de ce chien qui, « à ce qu’on dit, reconnut son maître, vingt ans plus tard », au moment où celui-ci rentrait chez lui, après avoir beaucoup souffert. Ce chien n’a pas seulement perçu un certain aspect, entendu un certain pas, senti une certaine odeur ; il a senti, c’est-à-dire jugé, que c’étaient ceux de son maître. La vie animale est donc capable d’une certaine objectivité, qui n’est cependant pas une objectivité rationnelle (si l’on peut ainsi disjoindre l’objectivité de la rationalité), à la différence de celle qu’atteint l’homme.
Par conséquent, si Augustin refuse de prêter aux bêtes un savoir, du fait qu’elles sont dépourvues de raison, il affirme en revanche qu’elles sont dotées d’une certaine faculté sensible de juger. » (p.65)
-Emmanuel Bermon, Le Cogito dans la pensée de Saint Augustin, Paris, Vrin, 2001, 432 pages.
« [Jean-Luc Marion] déclare en outre [dans Questions cartésiennes II. Sur l’ego et sur Dieu, Paris, PUF, 1996, p.39-40] que l’argumentation de Descartes : « devrait nous surprendre. En effet, (i) la Meditatio II n’emploie justement jamais substance ni immatériel à propos de l’ego ; (ii) elle n’utilise pas non plus la formulation ego cogito, ergo sum ; (iii) quand à l’image (et ressemblance) de Dieu (sinon de la Trinité), elle occupe pourtant toute la conclusion de la Meditatio III. Les différences qu’invoque Descartes pour se distinguer d’Augustin ne reposent en fait que sur des citations inexactes de son propre texte ; (…) Descartes ne prouve pas rationnellement, ici du moins, en quoi son propre ego sum diffère de celui d’Augustin. »
-Emmanuel Bermon, Le Cogito dans la pensée de Saint Augustin, Paris, Vrin, 2001, 432 pages, note 3 p.11.