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    Emil Cioran, Œuvre

    Johnathan R. Razorback
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    Emil Cioran, Œuvre  Empty Emil Cioran, Œuvre

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 16 Mai 2016 - 17:13

    « Être plein de soi, non dans le sens de l’orgueil, mais de la richesse, être travaillé par une infinité intérieure et une tension extrême, cela signifie vivre intensément, jusqu’à se sentir mourir de vivre. Si rare est ce sentiment, et si étrange, que nous devrions le vivre avec des cris. Je sens que je devrais mourir de vivre et me demande s’il y a un sens à en rechercher l’explication. »

    « Le lyrisme représente un élan de dispersion de la subjectivité, car il indique, dans l’individu, une effervescence incoercible qui prétend sans cesse à l’expression. Ce besoin d’extériorisation est d’autant plus urgent que le lyrisme est intérieur, profond et concentré. […] On devient lyrique dès lors que la vie à l’intérieur de soi palpite à un rythme essentiel. Ce que nous avons d’unique et de spécifique s’accomplit dans une forme si expressive que l’individuel s’élève au plan de l’universel. Les expériences subjectives les plus profondes sont aussi les plus universelles en cela qu’elles rejoignent le fond originel de la vie. »

    « Le fait qu’à peu d’exceptions près tous les hommes fassent de la poésie lorsqu’ils sont amoureux montre bien que la pensée conceptuelle ne suffit pas à exprimer l’infinité intérieure ; seule une matière fluide et irrationnelle est capable d’offrir au lyrisme une objectivation appropriée. »

    « L’état lyrique est au-delà des formes et des systèmes : une fluidité, un écoulement intérieurs se mêlent en un même élan, comme en une convergence idéale, tous les éléments de la vie de l’esprit pour créer un rythme intense et parfait. Comparé au raffinement d’une culture ankylosée qui, prisonnière des cadres et des formes, déguise toutes choses, le lyrisme est une expression barbare : sa véritable valeur consiste, précisément, à n’être que sang, sincérité et flammes. »

    « Ceux qui vivent sans souci de l’essentiel sont sauvés dès le départ ; mais qu’ont-ils donc à sauver, eux qui ne connaissent pas le moindre danger ? »

    « Le feu que je mettrais au monde n’entraînerait point sa ruine, mais bel et bien une transfiguration cosmique, essentielle. Aussi la vie s’accoutumerait-elle à une haute température, et cesserait d’être un nid de médiocrité. »

    « Avez-vous subi la torture des insomnies où l’on ressent chaque instant de la nuit, où l’on est seul au monde et qu’on se sent vivre le drame essentiel de l’histoire ; ces instants où même celle-ci n’a plus la moindre signification et cesse d’exister, car vous sentez s’élever en vous d’effroyables flammes, et votre propre existence vous apparaît comme unique dans un monde né pour vous voir agoniser –avez-vous éprouvé ces innombrables instants, infinis, telle la souffrance, où le miroir vous renvoie l’image même du grotesque ? Il y reflète une tension derrière, à laquelle s’associe une pâleur au charme démoniaque –la pâleur de celui qui vient de traverser le gouffre des ténèbres. »

    « Le grotesque nie essentiellement le classique, de même qu’il nie toute idée d’harmonie ou de perfection stylistique. »

    « La vie est inconcevable sans un principe de négativité. »

    « Toute tentative d’envisager les problèmes existentiels sous l’angle de la logique est vouée à l’échec. »

    « La fin ne leur révèlera pas grand-chose : ils s’éteindront tout aussi perplexes qu’ils auront vécu. »

    « L’attitude de l’esthète face à la vie se caractérise par une passivité contemplative qui jouit du réel au gré de la subjectivité, sans normes ni critères, et qui fait du monde un spectacle auquel l’homme assiste passivement. »

    « Toute métaphysique plonge ses racines dans une forme particulière d’extase. »

    « Je méprise l’absence du risque, de la folie et de la passion. Combien féconde en revanche est une pensée vive et passionnée, irriguée par le lyrisme ! »

    « Le souci du système et de l’unité n’a été ni ne sera jamais le lot de ceux qui écrivent aux moments d’inspiration […] Une parfaite unité, la recherche d’un système cohérent indiquent une vie personnelle pauvre en ressources, une vie schématique et fade d’où sont absents la contradiction, la gratuité, le paradoxe. »

    « Je sais pourquoi je suis triste, mais je ne saurais dire pourquoi je suis mélancolique. »

    « Pourquoi l’acte sexuel est-il suivi d’abattement, pourquoi est-on triste après une formidable ébriété ou un débordement dionysiaque ? Parce que l’élan dépensé dans ces excès ne laisse derrière lui que le sentiment de l’irréparable et une sensation de perte et d’abandon marqués d’une très forte intensité négative. »

    « Ne suis-je pas déjà seul en ce monde dont je n’attends plus rien ? »

    « Chacun emprunte une voie différente suivant son tempérament. »

    « Je ne sais pas ce qui est bien et ce qui est mal ; ce qui est permis et ce qui ne l’est pas ;  je ne peux ni louer ni condamner. […] Je ne crois en rien du tout et je n’ai nul espoir. »

    « Comme si le monde avait perdu subitement tout éclat pour évoquer l’essentielle monotonie d’un cimetière. »

    « Pourquoi je ne me suicide pas ? Parce que la mort me dégoute autant que la vie. »

    « Toute la morale n’a pour but que de transformer cette vie en une somme d’occasion perdues. »

    « Toute nature enthousiaste enveloppe une réceptivité cosmique, universelle, une capacité de tout assimiler, de s’orienter tous azimuts, et de s’engager partout avec une vitalité débordante, pour la seule volupté de l’accomplissement et la passion d’agir. […] La joie de l’accomplissement, l’ivresse de l’efficacité font l’essentiel de ce type humain, pour qui la vie est un élan qui porte à une altitude où les forces de destruction perdent de leur vigueur. […] Seul l’enthousiaste demeure vivant jusqu’à la vieillesse. […] Dans l’enthousiasme –tout comme dans la grâce ou la magie –l’esprit ne s’oppose pas antinomiquement à la vie. Le secret du bonheur réside en cette indivision initiale, qui maintient une unité inattaquable, une convergence organique. »

    « Nul ne saurait trouver l’absolu en dehors de soi-même. »

    « Jamais je n’oserai mépriser le plaisir et ses adeptes. »

    « L’irrationnel joue un rôle capital dans la naissance de l’amour. »

    « La véritable communion ne peut se réaliser qu’à travers l’individuel. »

    « La plus grande stupidité que l’esprit humain ait jamais conçu est l’idée de la délivrance par la suppression du désir. »

    « Comment oserai-t-on encore parler de la vie lorsqu’on l’a anéantie en soi ? »

    « Le charme des flammes subjugue par un jeu étrange, au-delà de l’harmonie, des proportions et des mesures. »

    « J’aime infiniment plus les passions dévorantes que l’humeur égale qui rend insensible au plaisir comme à la douleur. »

    « Les existences que dévorent des contradictions insurmontables sont infiniment plus fécondes. »

    « Les animaux –dont chacun vit de ses propres efforts- ne connaissent pas la misère, car ils ignorent l’exploitation et la hiérarchie. Ce phénomène n’apparaît que chez l’homme, le seul qui ait assujetti son semblable ; seul l’homme est capable de tant de mépris de soi.
    […] Devant la misère […] nous regrettons que les hommes ne changent pas radicalement ce qu’il est en leur pouvoir de changer. »  

    « Je mesure la valeur des prophètes à leur capacité de douter. »

    « Qui ne pactise pas avec le diable n’a aucune raison de vivre. Si je regrette une chose, c’est que le diable m’est si peu tenté… Mais Dieu non plus ne s’est pas particulièrement soucié de moi. »

    « Si le monde avait eu un sens, nous en aurions eu, à l’heure qu’il est, la révélation. Comment imaginer qu’il pourrait encore se manifester dorénavant ? Mais le monde n’en a pas ; irrationnel dans son essence, il est, de surcroît, infini. Le sens ne se conçoit, en effet, que dans un monde fini, où l’on puisse arriver à quelque chose ; un monde qui ne tolère pas la régression, un monde de repères sûrs et bien définis, un monde assimilable à une histoire convergente, tel que le veut la théorie du progrès. L’infini ne mène nulle part, car tout y est provisoire et caduc. […] Vivons donc, puisque le monde est dépourvu de sens. »

    « L’infini […] ébranle les fondements de votre être, mais il vous fait aussi négliger ce qui est insignifiant. »

    « Dans l’étonnante complexité de l’infini, nous retrouvons, comme élément constitutif, la négation catégorique de la forme, d’un plan déterminé. Processus d’absolu, l’infini annule tout ce qui est consistant, cristallisé, achevé. »

    « Estimer qu’on ne peut se réaliser autrement que par le labeur incessant  -voilà une chose révoltante et incompréhensible. »

    « Une sensation de creux monte en moi, traversant membres et organes comme un fluide impalpable et léger. Sans savoir pourquoi, je ressens, dans la progression incessante de ce vide, dans cette vacuité qui se dilate à l’infini, la présence mystérieuse des sentiments les plus contradictoires qui puissent jamais affecter une âme. Je suis heureux et malheureux à la fois, je subis simultanément le désespoir et la volupté au sein de l’harmonie la plus déconcertante. Je suis si gai et si triste que mes larmes ont à la fois les reflets du ciel et ceux de l’enfer. »

    « Ce n’est pas seulement après l’expérience du néant que la survie m’apparaît comme un non-sens, mais aussi après le paroxysme de la volupté. »

    « Si le bonheur existe, on doit le communiquer. »

    « Ceux qui ont beaucoup à oublier ne sont autres que ceux qui ont beaucoup souffert. »

    « La souffrance sépare, dissocie. »

    « J’ai connu des moments où la beauté d’une fleur a justifié à mes yeux l’idée d’une finalité universelle, comme le moindre nuage a su flatter ma vision sombre des choses. »

    « La beauté ne sauvera pas le monde, mais elle peut nous rapprocher du bonheur. »

    « La connaissance à petite dose enchante ; à forte dose, elle déçoit. »
    -Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir (1933).

    « L’état musical associe dans l’individu l’égoïsme absolu à la plus haute générosité. On veut être seulement soi, non par orgueil mesquin mais par volonté suprême d’unité, par désir de rompre les barrières de l’individualité ; pour faire disparaître non l’individu mais les conditions astreignantes imposées par l’existence de ce monde.
    […] Je veux vivre seulement pour ces instants, où je sens l’existence toute entière comme une mélodie, où toutes les plaies de mon être, tous mes saignements intérieurs, toutes mes larmes retenues et tous les pressentiments de bonheur que j’ai eus sous les cieux d’été à l’éternel azur, se sont rassemblés pour se fondre en une convergence de sons, en un élan mélodieux et une communion universelle, chaude et sonore. »

    « J’entends la vie. »

    « Que serait mon chant sans mes précipices et ma mission sans mon désespoir ? »

    « N’avez-vous pas senti un jour la vie s’arrêtez en vous ? N’avez-vous jamais souffert que la vie se taise ? »

    « Regret de n’être pas la vie pure, que la vie ne soit pas un chant. »

    « Que tout brûle en toi, pour que la douleur ne te rende pas doux et tiède. »

    « Quand tu sens que la souffrance  te subjugue et s’insinue en toi comme pour te paralyser, qu’elle prend de l’ampleur et interrompt ta vie sur place, utilise tout ce que tu possèdes pour tout brûler en toi, pour vivifier ton organisme, pour l’hébéter d’exaltation et l’étourdir de visions fascinantes. […] Excite tout tes organes, enivre-les de nouvelles douleurs et triomphe de l’attraction pour les ténèbres de la souffrance par des souffrances plus grandes encore. Le fouet peut arracher à la mort plus de vie que je ne sais quelles voluptés. »

    « Ne restent à ceux qui souffrent que l’offensive. »

    « Il nous fait tenter toutes les expériences si on ne veut pas s’effondrer, écraser de douleur, de tristesse et de maladie. »

    « Après avoir beaucoup souffert, il devient impossible de se rappeler la période de sa vie où l’on n’a pas souffert. »

    « Il ne faut pas souhaiter faire d’un peuple une pépinière de créateurs. »

    « Lutter contre cette tristesse métaphysique signifie lutter contre soi-même. »

    « Être superficiel revient à se réaliser par l’intermédiaire des objets. »

    « Frères en désespoir, en tristesse secrète et en larmes retenues, nous sommes tous unis par notre désir fou de fuir la vie, par notre angoisse de vivre et la timidité de notre folie. »

    « Nous sommes perdus si nous ne regagnons pas tout ce que nous avons perdus, si nous ne regagnons pas le tout. Ainsi seulement, notre courage va renaître et nous apprendre à vivre. »

    « On arrive pas à croire que ce qu’on vit est une vie. »

    « Il me faut lutter contre le destin pour que mon destin soit tout autre, et unique. »

    « Parler comme un condamné à mort. »

    « Seule la musique apporte un nouveau monde. Les œuvres les plus importantes de la peinture, quelque séduisante qu’en soit la contemplation, forcent la comparaison avec le monde quotidien et n’offrent pas l’accès à un monde complètement différent. »

    « Toute homme a en puissance quelque chose d’angélique. »

    « Que nous soyons positifs ou négatifs, peu importe ; il suffit que notre esprit vibre. […] Le même feu palpite dans les grandes négations et dans les grandes affirmations. »

    « Notre héroïsme n’a-t-il pas commencé quand nous nous sommes rendu compte que la vie ne pouvait apporter que la mort, sans avoir pour autant renoncer à affirmer la vie ? »  

    « Nous ne pouvons continuer à vivre avec la peur de la mort ; et notre élan sera d’autant plus fécond qu’il la surmontera. Nous voulons vivre, bien que nous sachions que rien ne peut sauver la vie des griffes de la mort. Notre seul idéal désormais ? Passer outre ce que nous savons, résister aux tentations de la connaissance et de toutes ces choses sûres qui nous ont fait désespérer. »

    « Il existe une joie propre à la mélancolie, à laquelle nous ne renoncerions pas pour toutes les joies du monde. »

    « Le sacrifice est une tentative de sauver la vie par la mort. »

    « Il n’y a pas de disposition plus salvatrice que la mélancolie quand elle est bouleversée par un principe antinomique. »

    « N’ai-je pas assimilée tout ce que l’audace de la pensée a conçu ? »

    « Nous n’aimons vraiment que lorsque nous ne voulons pas la vérité. »

    « Nous apprenons à vivre en luttant contre la fatalité. »

    « Le renoncement devient profit. »

    « Que rien de dangereux et de risqué ne nous soit étranger. »

    « N’est-ce pas l’occasion de montrer que le courage de vivre signifie autre chose que de refuser de mourir ? »

    « Tout notre idéal doit tendre à rendre cette malédiction féconde. »

    « La profondeur d’une pensée est fonction du risque qu’on y court. »

    « Que la vie sociale soit le champ de vérification de notre sensibilité exacerbée. »

    « Il faudrait interdire les spectateurs. […] Avec un fouet immense, il faudrait frapper tous ceux qui attendent de vivre […] Car la quasi-totalité des
    hommes sont des miettes d’existence qui attendent l’anéantissement. »

    « L’indifférence est un crime envers la vie. »

    « Fuyez ceux qui vous ferment les routes de l’être. »

    « Quand on pense qu’il y a des hommes qui peuvent dormir alors que d’autres souffrent par leur faute. »

    « Un seul sourire de femme vaut plus que les trois quart de la pensée humaine, si l’on savait y voir le sourire de la vie. »

    « Nous avons à conquérir le paradis. »

    « Que chacun vive comme s’il était dieu. »

    "Nécessité de pleurer tout ce qu'on n'a pas vécu ;
    désir de verser des larmes à l'idée de tous les sourires réprimés ;
    tendance à se détruire pour avoir perdu tant de sérénités ;
    enthousiasme pour un être et regret de ne pas avoir disparu en lui ;
    inutilité de tous les instants où l'on a pas été comblé par la générosité de Dieu
    ." (p.180)

    "Ne regrette pas de te sentir l'ultime représentant d'une espèce en voie de disparition, un grand criminel, un chevalier de la fin et du néant, ou un dieu déchu... Ton but ultime n'est-il pas de devenir un Dieu sans monde ?" (p.182)

    "Le refus du salut vient d'un amour secret pour la tragédie. Comme si nous avions peur, une fois sauvés, d'être jeté aux ordures par la divinité et préférions l'errance, pour satisfaire notre orgueil absolu." (p.187)

    "Le criminel a une excuse pour son inquiétude: sa victime ; l'homme religieux: l'acte immoral ; le pêcheur impénitent: l'infraction à la loi. Ces hommes sont exclus de la communauté ; aussi bien eux que la communauté savent pourquoi ils en sont maudits. Leur inquiétude a un soutien dans la certitude du motif extérieur. Chacun peut se dire en son for intérieur: je suis coupable, parce que... Mais qu'en est-il de ceux qui ne peuvent même pas dire parce que ?" (p.189)

    "La mélancolie, unique preuve du paradis perdu." (p.200)

    "Le temps est parfois pesant ; comme l'éternité doit l'être !" (p.203)

    "L'homme est un monde dans un monde." (p.204)

    "La première condition de notre liberté: se libérer de Dieu." (p.211)

    "Voiles qui recouvrent les secrets et secrets qui cachent des tristesses." (p.214)

    "La musique de la nature est une passerelle qui relie encore l'âme à tout." (p.215)

    "Je ne crains pas ce qui m'attend, mais ce qui m'a rempli si longtemps: les nimbes sinistres de ma jeunesse. Peur de son propre passé et des stigmates que la mort y a imprimés." (p.224)

    "Les passions sont la substance de l'histoire." (p.229)

    "Un poète, un compositeur ou un mystique philosophent seulement dans des moments de fatigue, qui les forcent à revenir à une condition inférieure. Eux seuls se rendent compte que ce n'est pas une gloire d'être philosophe, eux seuls comprennent à quel point la philosophie -sans parler de la science- sait peu de choses. Qu'est-ce que la pensée au regard de la vibration de l'extase, ou du culte métaphysique des nuances qui définit toute poésie ?" (p.232)

    "La recherche de la gloire tire son origine de la peur de mourir seul, et du désir de finir sur la scène." (p.243)

    "A la fin des fins, de tous les idéaux de l'homme ne restera plus que lui-même, l'homme nu. Il aura liquidé depuis longtemps l'absolu sans s'être liquidé lui-même. A peine les idéaux se seront-ils épuisés que l'homme restera seul, face à face." (p.247)

    "Les religions se sont fait un titre de gloire d'avoir prescrit de bannir l'orgueil sans se demander si, sans lui, l'homme avait encore un but quelconque dans la vie. Sans orgueil, il n'y a pas d'action, parce qu'il n'y a pas d'individualité. Qui est contre l'orgueil se déclare ennemi mortel de la vie." (p.255)

    "Seule la religion nous console encore de l'angoisse, sans l'annuler. L'angoisse est une angoisse devant le monde. La religion, en nous tirant temporairement du monde, nous libère de l' "objet" de la frayeur." (p.261)

    "Tout en moi réclame un autre monde." (p.267)
    -Emil Cioran, Le Livre des Leurres (1936). In Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 1995, 1818 pages.


    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Mar 14 Fév 2017 - 18:58

    "Le monde moderne a succombé à la séduction des choses finies." (p.293)

    "La conscience est apparue grâce aux instants de liberté et de paresse. Lorsque tu es étendu, les yeux fixés sur le ciel ou sur un point quelconque, entre toi et le monde un vide se crée sans lequel la conscience n'existerait pas." (p.295)

    "Dieu a exploité tous nos complexes d'infériorité, à commencer par celui qui nous empêche de nous croire des dieux." (p.295)

    "Avec la Renaissance commence l'éclipse de la résignation." (p.296)

    "C'est par peur de la solitude que Dieu a crée le monde, telle est l'unique explication de la Création. Notre raison d'être à nous créatures n'est autre que de distraire le Créateur." (p.300)

    "Le stoïcisme comme justification pratique et théorique de la sagesse est tout ce qu'on peut imaginer de plus plat et de plus commode. Y-a-t-il un vice de l'esprit plus grand que la résignation ?" (p.310)

    "Le déclin d'un peuple coïncide avec un maximum de lucidité collective. Les instincts qui créent les "faits historiques" s'affaiblissant, sur leur ruine se dresse l'ennui. Les Anglais sont un peuple de pirates qui, après avoir pillé le monde, ont commencé à s'ennuyer. Les Romains n'ont pas disparu de la face de la terre à la suite des invasions barbares, ni à cause du virus chrétien, un virus bien plus subtil leur a été fatal. Une fois oisif ils ont eu à affronter le temps creux, malédiction supportable pour un penseur, mais torture sans égale pour une collectivité. Que signifie le temps libre, le temps nu et vacant, sinon une durée sans contenu ni substance ? La temporalité vide caractérise l'ennui.
    L'aurore connaît des idéaux ; le crépuscule seulement des idées, et à la place des passions, le besoin de divertissement. Par l'épicurisme ou le stoïcisme, l'Antiquité finissante a essayé de guérir ce "mal du siècle" propre à tous les déclins historiques. Simples palliatifs, comme la multiplication des religions du syncrétisme alexandrin, qui ont masqué, faussé ou dévié le mal, sans en annuler la virulence. Un peuple comblé tombe en proie au cafard, tout comme un individu qui a "vécu" et qui "en sait" trop
    ." (p.317-318)

    "On devient homme non par le biais de la science, de l'art ou de la religion, mais par le refus lucide du bonheur, par notre inaptitude foncière à être heureux." (p.328)
    -Emil Cioran, Des larmes et des saints (1937). In Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 1995, 1818 pages.

    « Le violet, couleur du remords. (L’étrange, en lui, vient de la lutte entre la frivolité et la mélancolie, et du triomphe de celui-ci.) » (p.338)

    « La plénitude d’une existence se mesure à la somme d’erreurs enregistrées, à la quantité d’ « ex-vérités ». » (p.349)

    « Le sérieux –tristesse sans accent affectif- nous rend sensibles à un processus seulement rationnel. » (p.353)

    « La mélancolie est une religiosité sans besoin d’Absolu, un glissement hors du monde sans l’attraction de la transcendance […] Son pouvoir de dispenser de Dieu […] fait d’elle une volupté. » (p.356)

    « La mélancolie est l’état de rêve de l’égoïsme. » (p.362)

    « La chasteté est un refus de la connaissance. » (p.363)

    « Un être sur la voie d’une spiritualisation complète n’est plus capable de mélancolie, car il ne peut plus s’abandonner au gré des caprices. Esprit signifie résistance, tandis que la mélancolie, plus que n’importe quoi, suppose la non-résistance de l’âme, au bouillonnement élémentaire des sens, à l’incontrôlable des affects. Tout ce qui en nous est non maîtrisé, trouble, irrationnel, composé de rêve et de bestialité, de déficiences organiques et d’aspirations tourmentées –comme des explosions musicales qui assombriraient la pureté des anges, et nous font regarder les lys avec mépris- constitue la zone primaire de l’âme. La mélancolie se trouve ici chez elle, dans la poésie de ces faiblesses. » (p.364)

    « Il n’y a de noblesse que dans la mélancolie. » (p.369)

    « L’on doit cultiver sa fin. Pour les Anciens, le suicide était une pédagogie ; la fin germait et fleurissait en eux. Et lorsqu’ils s’éteignaient de bon gré, la mort était une fin sans crépuscule.
    Il manque aux modernes la culture intime du suicide, l’esthétique de la fin. Aucun ne meurt comme il faut et tous finissent au hasard : non initiés au suicide, pauvres bougres de la mort. […] L’absence d’axe des modernes n’apparaît nulle part plus frappante que dans la distance intérieure qu’ils gardent par rapport au suicide soigné et réfléchi, qui signifient l’horreur du ratage, de l’abêtissement et de la vieillesse, et qui est un hommage à la force, à l’épanouissement et à l’héroïsme.
    » (p.392)

    « Nous sommes perdus faute de connaître nos limites, et peut-être le serions nous davantage si nous les connaissions. » (p.423)

    « Il est plus facile de faire la biographie d’un nuage que de dire quelque chose sur l’homme : que dire, quand tout, sur lui, est pertinent ?
    Avec de la bonne volonté, Dieu tient dans une définition ; l’homme, non. A lui tout s’applique, tout lui va, comme à tout ce qui est et n’est pas.
    » (p.425)

    "Le bonheur est, mais il n'existe pas." (p.441)

    "Le goût de la mort ne serait-il pas une soif de cruauté que, par décence, nous satisfaisons sur nous-mêmes ?" (p.444)

    "Une âme qui a de la place pour Dieu doit en avoir pour n'importe quoi." (p.445)

    "Le XVIIIème siècle français n'a dit aucune banalité. La France a d'ailleurs toujours considéré la bêtise comme un vice, l'absence d'esprit comme une immoralité. Un pays où l'on ne peut croire en rien, et qui ne soit pas nihiliste ! ... Les salons furent des jardins de doute. Et les femmes, malades d'intelligence, soupiraient en des baisers sceptiques... Qui comprendra le paradoxe de ce peuple qui, abusant de la lucidité, ne fut jamais lassé de l'amour ? Du désert de l'amertume et de la logique, quels chemins aura-t-il trouvés vers l'érotisme ? Et, naïf, par quoi fut-il poussé vers le manque de naïveté ? A-t-il jamais existé en France un enfant ?" (p.455)

    "Pour être heureux dans la solitude, il faut la préoccupation constante d'une obsession ou d'une maladie." (p.456)

    "Celui qui ne connaît pas la tentation est un raté. C'est par elle qu'on vit ; c'est par elle qu'on se trouve à l'intérieur de la vie." (p.457)

    "Que la vie ne reçoive une qualité d'existence que par nos intensités, n'est-ce-pas la preuve la plus sûre du vide du monde lorsque l'amour est absent ? Sans les tentations érotiques, le rien est l'obstacle de chaque instant. Mais les contours fragiles de l'amour obligent le monde à être et ses passions mettent une sourdine au néant." (p.466)

    "Dans un esprit accablé par l'excès des pensées, les étreintes et l'orgasme réunissent des plans divergents et des mondes irréconciliables. Se réconcilient dans l'érotisme les deux faces de l'univers, l'hostilité de l'esprit et de la chair." (p.503)
    -Emil Cioran, Le Crépuscule des pensées, 1938. In Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 1995, 1818 pages.

    "Mes semblables, je les connais. [...] Ils veulent, ils veulent sans cesse. Et, puisqu'il n'y a rien à vouloir, je marchais sur leurs brisées hérissées d'épines, ma sente serpentait dans la fange de leurs désirs et blanchissait, sous un nimbe dérisoire, leur quête toujours dans les limbes." (p.512)

    "L'homme n'a d'autre noblesse que d'être son propre esthète." (p.520)

    "Grâce à une simple question, Pilate a sa place parmi les philosophes." (p.523)

    "Le christianisme touche à sa fin et Jésus descend de la croix. La terre s'étalera de nouveau devant l'homme exempt de foi qui -avant d'inventer d'autres erreurs- en dégustera les saveurs sans encourir le châtiment céleste. [...]
    D'ici là, il nous faut encore supporter, dans nos retours d'âme, les souffles étouffants de la foi
    ." (p.523)

    "Le christianisme -si attendrissant dans quelques douces fugacités- ne connaît aucun culte de la fierté, aucun exaspération des passions, aucun soupçon de la multiplication du moi. Si l'on devait suivre ses préceptes dans les âpres solitudes où nous entraîne l'envol de la pensée, on sombrerait dans l'anonymat, on s'effondrerait en autrui. Il y a en lui tellement de germes de décomposition et si peu d'air pur -une religion sans montagnes, une religion de collines basses." (p.524)

    "Et quand ils ne crurent plus à rien, quand la vitalité ne soutint plus la flammèche des tromperies fécondes, ils se livrèrent aux délices du déclin, aux langueurs d'un esprit épuisé." (p.528)

    "Dès que les Anglais cessèrent d'être cruels et préférèrent la tranquillité à l'intrépidité, l'aisance à la vaillance, la livre à l'ivresse, ils sombrèrent sans rémission ni vergogne dans le déclin, l'agiotage, le boursicotage, la démocratie et l'agonie. La raison s'intronisa dans leur vie, cette raison qui coupe court à l'essor des nations et des individus." (p.536)

    "Quelqu'un image-t-il ce qui se passait dans l'esprit d'un sénateur romain ? Certes, la soif irréfrénée de puissance et de richesse épuisa rapidement la nation. Mais, si peu qu'elle vécut, elle eut plus de vigueur que les peuples anonymes d'éternité. Le lucre, le luxe, la luxure, voici la civilisation. Un peuple simple et honnête ne se distingue pas des plantes. [...]
    Pour le sénat romain, Rome était plus que le monde. C'est pourquoi elle le vainquit, le domina, l'humilia
    ." (p.554)

    "Le christianisme -la plus inélégante de toutes les croyances- ne fut rendu possible que par le dégoût du luxe, de la mode, des aromates, des frasques raffinées. Si Rome n'avait pas vécu avec autant d'intensité, si elle ne s'était pas dépensée aussi vite, la ruine de son orgueilleuse magnificence serait survenue plus tard et la loi chrétienne serait restée l'apanage peu enviable d'une secte. Nous aurions eu alors la chance de connaître une autre foi, plus sensuelle, plus poétique, artiste dans la cruauté, consolatrice dans la vanité." (p.554-555)

    "La vraie vie n'est pas dans la mesure, elle est dans la rupture. L'univers ne guérissant pas la blessure du cœur, on doit sous les étoiles s'énivrer de délire." (p.564)
    -Emil Cioran, Le Bréviaire des vaincus, 1941-1944. In Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 1995, 1818 pages.

    "L'histoire n'est qu'un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l'esprit devant l'Improbable. Lors même qu'il s'éloigne de la religion, l'homme y demeure assujetti ; s'épuisant à forger des simulacres de dieux, il les adopte ensuite fiévreusement: son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l'évidence et du ridicule." (p.581)

    "Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule… Sous les résolutions fermes se dresse un poignard ; les yeux enflammés présagent le meurtre. Jamais esprit hésitant, atteint d'hamlétisme, ne fut pernicieux: le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l'inaptitude au quiétisme, dans la mégalomanie prométhéenne d'une race qui crève d'idéal, qui éclate sous ses convictions et qui, pour s'être complue à bafouer le doute et la paresse, -vices plus nobles que toutes les vertus- s'est engagée dans une voie de perdition, dans l'histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d'apocalypse… Les certitudes y abondent: supprimez-les, supprimez surtout leurs conséquences: vous reconstituez le paradis." (p.582)

    "Personne n'atteint d'emblée à la frivolité. C'est un privilège et un art […]
    Les apparences: pourquoi ne pas les hausser au niveau d'un style ? C'est là définir toute époque intelligente.
    " (p.586)

    "... Et c'est ainsi que je rêve d'avoir été un de ces esclaves, venu d'un pays improbable, triste et barbare, pour traîner dans l'agonie de Rome une vague désolation, embellie de sophismes grecs. Dans les yeux vacants des bustes, dans les idoles amoindries par des superstitions fléchissantes, j'aurais trouvé l'oubli de mes ancêtres, de mes jougs et de mes regrets. Épousant la mélancolie des anciens symboles, je me serais affranchi ; j'aurais partagé la dignité des dieux abandonnés, les défendant contre les croix insidieuses, contre l'invasion des domestiques et des martyrs, et mes nuits auraient cherché repos dans la démence et la débauche des Césars. Expert en désabusements, criblant de toutes les flèches d'une sagesse dissolue les ferveurs nouvelles, -auprès des courtisanes, dans des lupanars sceptiques ou dans des cirques aux cruautés fastueuses, j'aurais chargé mes raisonnements de vice et de sang, pour dilater la logique jusqu'à des dimensions dont elle n'a jamais rêvé, jusqu'aux dimensions des mondes qui meurent." (p.593)
    -Emil Cioran, Précis de décomposition, 1949. In Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 1995, 1818 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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