"Le départ de cette réflexion était le plus souvent un sentiment d'impatience devant le "naturel" dont la presse, l'art, le sens commun affublent sans cesse une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n'en est pas moins parfaitement historique: en un mot, je souffrais de voir à tout moment confondues dans le récit de notre actualité, Nature et Histoire, et je voulais ressaisir dans l'exposition décorative de ce-qui-va-de-soi, l'abus idéologique qui, à mon sens, s'y trouve caché." (p.9)
"Le signe traditionnel du désordre [...] est l'asymétrie." (p.30)
"Morale du signe. Le signe ne devrait se donner que sous deux formes extrêmes: ou franchement intellectuel, réduit par sa distance à une algèbre, comme dans le théâtre chinois, où un drapeau signifie totalement un régiment ; ou profondément enraciné, inventé en quelque sorte à chaque fois, livrant une face interne et secrète, signal d'un moment et non plus un concept (c'est alors, par exemple, l'art de Stanislavsky). Mais le signe intermédiaire (la grande de la romanité ou la transpiration de la pensée) dénonce un spectacle dégradé, qui craint autant la vérité naïve que l'artifice total. Car s'il est heureux qu'un spectacle soit fait pour rendre le monde plus clair, il y a une duplicité coupable à confondre le signe et le signifié." (p.32)
"Afficher que les rois sont capables de prosaïsme, c'est reconnaître que ce statut ne leur est pas plus naturel que l'angélisme au commun des mortels, c'est constater que le roi est encore de droit divin." (p.36)
"Vous pouvez évidemment juger la philosophie au nom du bon sens ; l'ennui, c'est que si le "bon sens" et le "sentiment" ne comprennent rien à la philosophie, elle, les comprend fort bien. Vous n'expliquez pas les philosophes, mais eux vous expliquent. Vous ne voulez pas comprendre la pièce du marxiste Lefebvre, mais soyez sûrs que le marxiste Lefebvre comprend parfaitement bien votre incompréhension." (p.40)
"Le jouet français signifie toujours quelque chose, et ce quelque chose est toujours entièrement socialisé, constitué par les mythes ou les techniques de la vie moderne adulte: l'Armée, la Radio, les Postes, la Médecine (trousses miniatures de médecin, salles d'opération pour poupées), l'École, la Coiffure d'Art (casques à onduler), l'Aviation (parachutistes), les Transports (Trains, Citroën, Vedette, Vespa, Stations-service), la Science (Jouets martiens).
Que les jouets français préfigurent littéralement l'univers des fonctions adultes ne peut évidemment que préparer l'enfant à les accepter toutes, en lui constituant avant même qu'il réfléchisse l'alibi d'une nature qui a créé de tout temps des soldats, des postiers et des vespas. [...]
Devant cet univers d'objets fidèles et compliqués, l'enfant ne peut se constituer qu'en propriétaire, en usager, jamais en créateur ; il n'invente pas le monde, il l'utilise: on lui prépare des gestes sans aventure, sans étonnement et sans joie. On fait de lui un petit propriétaire pantouflard qui n'a même pas à inventer les ressorts de la causalité adulte ; on les lui fournit tout prêts: il n'a qu'à se servir, on ne lui donne jamais rien à parcourir. Le moindre jeu de construction, pourvu qu'il ne soit pas trop raffiné, implique un apprentissage du monde bien différent: l'enfant n'y crée nullement des objets significatifs, il lui importe peu qu'ils aient un nom adulte: ce qu'il exerce, ce n'est pas un usage, c'est une démiurgie: il crée des formes qui marchent, qui roulent, il crée une vie, non une propriété ; les objets s'y conduisent eux-mêmes, ils n'y sont plus une matière inerte et compliquée dans le creux de la main." (p.63-64)
"Toute rupture un peu ample du quotidien introduit à la Fête." (p.66)
"Après des millénaires de navigation, le bateau reste encore un objet surprenant: il produit des envies, des passions, des rêves, enfants dans leur jeu ou travailleurs fascinés par la croisière, tous y voient l'instrument même de délivrance, la résolution toujours étonnante d'un problème inexplicable au bon sens: marcher sur l'eau." (p.67)
"Si l'on veut bien mettre en regard [...] la probité intellectuelle d'hommes comme Mauss, Lévi-Strauss ou Leroi-Gourhan aux prises avec de vieux termes raciaux camouflés, on comprendra mieux l'une de nos servitudes majeures: le divorce accablant de la connaissance et de la mythologie. La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l'erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs d'ordre." (p.72)
"Le goût du navire est toujours joie de s'enfermer parfaitement, de tenir sous sa main le plus grand nombre possible d'objets. De disposer d'un espace absolument fini: aimer les navires, c'est d'abord aimer une maison superlative, parce que close sans rémission, et nullement les grands départs vagues: le navire est un fait d'habitat avant d'être un moyen de transport." (p.88)
"[Le] virus de l'essence [...] est au fond de toute mythologie bourgeoise de l'homme." (p.133)
"L'individualisme est un mythe bourgeois qui permet de vacciner d'une liberté inoffensive l'ordre et la tyrannie de classe." (p.145)
"Population. -C'est un mot chéri du vocabulaire bourgeois. Il sert d'antidote à classes, trop brutal, et d'ailleurs "sans réalité". Population est chargé de dépolitiser la pluralité des groupes et des minorités, en repoussant les individus dans une collection neutre, passive, qui n'a droit au panthéon bourgeois qu'au niveau d'une existence politiquement inconsciente (cf usagers et hommes de la rue). Le terme est généralement ennobli par son pluriel: les populations musulmanes, ce qui ne manque pas de suggérer une différence de maturité entre l'unité métropolitaine et le pluralisme des colonisés, la France rassemblant sous elle ce qui est par nature divers et nombreux." (p.154)
"C'est là où l'homme proteste d'une liberté première que sa subordination est la moins discutable." (p.159)
"On ne peut juger de la Littérature sans une certaine idée préalable de l'Homme et de l'Histoire, du Bien, du Mal, de la Société, etc. [...] Aussi, la liberté du critique, ce n'est pas de refuser le parti (impossible!), c'est de l'afficher ou non." (p.159)
"Certains candidats-députés ornent d'un portrait leur prospectus électoral. C'est supposer à la photographie un pouvoir de conversion qu'il faut analyser. D'abord, l'effigie du candidat établit un lien personnel entre lui et les électeurs ; le candidat ne donne pas à juger seulement un programme, il propose un climat physique, un ensemble de choix quotidien exprimés dans une morphologie, un habillement, une pose. La photographie tend ainsi à rétablir le fond paternaliste des élections, leur nature "représentative", déréglée par la proportionnelle et le règne des partis (la droite semble en faire plus d'usage que la gauche). Dans la mesure où la photographie est ellipse du langage et condensation de tout un "ineffable" social, elle constitue une arme anti-intellectuelle, tend à escamoter la "politique" (c'est-à-dire un corps de problèmes et de solutions) au profit d'une "manière d'être", d'un statut socialo-moral." (p176)
"Postuler une essence humaine [...] voilà Dieu réintroduit." (p.190)
"Ce mythe de la "condition" humaine repose sur une très vieille mystification, qui consiste toujours à placer la Nature au fond de l'Histoire. Tout humanisme classique postule qu'en grattant un peu l'histoire des hommes, la relativité de leurs institutions ou la diversité superficielle de leur peau [...] on arrive très vite au tuf profond d'une nature humaine universelle. L'humanisme progressiste, au contraire, doit toujours penser à inverser les termes de cette très vieille imposture, à décaper sans cesse la nature, ses "lois" et ses "limites" pour y découvrir l'Histoire et poser enfin la Nature comme elle-même historique." (p.192)
"La terre, mythe ambigu qui signifie à la fois la race, la ruralité, la province, le bon sens, l'obscur innombrable." (p.200)
"Tout anti-intellectualisme finit [...] dans la mort du langage, c'est-à-dire dans la destruction de la sociabilité." (p.207)
"Depuis 1789, en France, plusieurs types de bourgeoisie se sont succédé au pouvoir ; mais le statut profond demeure, qui est celui d'un certain régime de propriété, d'un certain ordre, d'une certaine idéologie. Or il se produit dans la dénomination de ce régime, un phénomène remarquable: comme fait économique, la bourgeoisie est nommée sans difficulté: le capitalisme se professe. Comme fait politique, elle se reconnaît mal: il n'y a pas de partis "bourgeois" à la Chambre. Comme fait idéologique, elle disparaît complètement: la bourgeoisie a effacé son nom en passant du réel à la représentation, de l'homme économique à l'homme mental: elle s'arrange des faits, mais ne compose pas avec les valeurs, elle fait subir à son statut une opération véritable d'ex-nomination ; la bourgeoisie se définit comme la classe sociale qui ne veut pas être nommée." (p.247)
"Il y a sans doute des révoltes contre l'idéologie bourgeoise. C'est ce qu'on appelle en général l'avant-garde. Mais ces révoltes sont socialement limitées, elles restent récupérables. D'abord parce qu'elle proviennent d'un fragment même de la bourgeoisie, d'un groupe minoritaire d'artistes, d'intellectuels, sans autre public que la classe même qu'ils contestent, et qui restent tributaires de son argent pour s'exprimer. Et puis, ces révoltes s'inspirent toujours d'une distinction très forte entre le bourgeois éthique et le bourgeois politique: ce que l'avant-garde conteste, c'est le bourgeois en art, en morale, c'est, comme au plus beau temps du romantisme, l'épicier, le philistin ; mais de contestation politique, aucune." (p.248-249)
"C'est [...] en pénétrant dans les classes intermédiaires que l'idéologie bourgeoise peut perdre le plus sûrement son nom. Les normes petites-bourgeoises sont des résidus de la culture bourgeoise, ce sont des vérités bourgeoises dégradées, appauvries, commercialisées, légèrement archaïsantes, ou si l'on préfère: démodées. L'alliance politique de la bourgeoisie et la petite-bourgeoise décide depuis plus d'un siècle l'histoire de la France: elle a été rarement rompue, et chaque fois sans lendemain (1848, 1871, 1936). Cette alliance s'épaissit avec le temps, elle devient peu à peu symbiose ; des réveils provisoires peuvent se produire, mais l'idéologie commune n'est plus jamais mise en cause: une même pâte "naturelle" recouvre toutes les représentations "nationales": le grand mariage bourgeois, issu d'un rite de classe (la présentation et la consomption des richesses), ne peut avoir aucun rapport avec le statut économique de la petite-bourgeoisie: mais par la presse, les actualités, la littérature, il devient peu à peu la norme même, sinon vécue, du moins rêvée, du couple petit-bourgeois. La bourgeoisie ne cesse d'absorber dans son idéologie toute une humanité qui n'a point son statut profond, et qui ne peut le vivre que dans l'imaginaire, c'est-à-dire dans une fixation et un appauvrissement de la conscience. En répandant ses représentations à travers tout un catalogue d'images collectives à usage petit-bourgeois, la bourgeoisie consacre l'indifférence illusoire des classes sociales." (p.250-251)
"La sémiologie nous a appris que le mythe a pour charge de fonder une intention historique en nature, une contingence en éternité. Or cette démarche, c'est celle-là même de l'idéologie bourgeoise. Si notre société est objectivement le champ privilégié des significations mythiques, c'est parce que le mythe est formellement l'instrument le mieux approprié au renversement idéologique qui la définit: à tous les niveaux de la communication humaine, le mythe opère le renversement de l'anti-physis en pseudo-physis.
Ce que le monde fournit au mythe c'est un réel historique, défini, si loin qu'il faille remonter, par la façon dont les hommes l'ont produit ou utilisé ; et ce que le mythe restitue, c'est une image naturelle de ce réel. Et tout comme l'idéologie bourgeoise se définit par la défection du nom bourgeois, le mythe est constitué par la déperdition de la qualité historique des choses: les choses perdent en lui le souvenir de leur fabrication. Le monde entre dans le langage comme un rapport dialectique d'activités, d'actes humains: il sort du mythe comme un tableau harmonieux d'essences. Une prestidigitation s'est opérée, qui a retourné le réel, l'a vidé d'histoire et l'a rempli de nature, qui a retiré aux choses leur sens humain de façon à leur faire signifier une insignifiance humaine. La fonction du mythe, c'est d'évacuer le réel: il est, à la lettre, un écoulement incessant, une hémorragie, ou, si l'on préfère, une évaporation, bref une absence sensible.
Il est possible de compléter maintenant la définition sémiologique du mythe en société bourgeoise: le mythe est une parole dépolitisée. Il faut naturellement entendre: politique au sens profond, comme ensemble des rapports humains dans leur structure réelle, sociale, dans leur pouvoir de fabrication du monde ; il faut donner une valeur active au suffixe dé: il représente ici un mouvement opératoire, il actualise sans cesse une défection." (p.253)
"Quoi de plus maigre, en fait, que le mythe stalinien ?" (p.259)
"Le mythe prive l'objet dont il parle de toute Histoire." (p.262)
"Chaque jour et partout, l'homme est arrêté par les mythes, renvoyé par eux à ce prototype immobile qui vit à sa place, l'étouffe à la façon d'un immense parasite interne et trace à son activité les limites étroites où il lui est permis de souffrir sans bouger le monde: la pseudo-physis bourgeoise est pleinement une interdiction à l'homme de s'inventer. Les mythes ne sont rien d'autre que cette sollicitation incessante, infatigable, cette exigence insidieuse et inflexible, qui veut que tous les hommes se reconnaissent dans cette image éternelle et pourtant datée qu'on a construite d'eux un jour comme si ce dût être pour tous les temps." (p.268)
"L'histoire n'assure jamais le triomphe pur et simple d'un contraire sur son contraire: elle dévoile, en se faisant, des issues inimaginables, des synthèses imprévisibles. Le mythologue n'est même pas dans une situation moïséenne: il ne voit pas la Terre promise." (p.270)
-Roland Barthes, Mythologies, Editions du Seuil, 2010 (1957 pour la première édition), 272 pages.
"Le signe traditionnel du désordre [...] est l'asymétrie." (p.30)
"Morale du signe. Le signe ne devrait se donner que sous deux formes extrêmes: ou franchement intellectuel, réduit par sa distance à une algèbre, comme dans le théâtre chinois, où un drapeau signifie totalement un régiment ; ou profondément enraciné, inventé en quelque sorte à chaque fois, livrant une face interne et secrète, signal d'un moment et non plus un concept (c'est alors, par exemple, l'art de Stanislavsky). Mais le signe intermédiaire (la grande de la romanité ou la transpiration de la pensée) dénonce un spectacle dégradé, qui craint autant la vérité naïve que l'artifice total. Car s'il est heureux qu'un spectacle soit fait pour rendre le monde plus clair, il y a une duplicité coupable à confondre le signe et le signifié." (p.32)
"Afficher que les rois sont capables de prosaïsme, c'est reconnaître que ce statut ne leur est pas plus naturel que l'angélisme au commun des mortels, c'est constater que le roi est encore de droit divin." (p.36)
"Vous pouvez évidemment juger la philosophie au nom du bon sens ; l'ennui, c'est que si le "bon sens" et le "sentiment" ne comprennent rien à la philosophie, elle, les comprend fort bien. Vous n'expliquez pas les philosophes, mais eux vous expliquent. Vous ne voulez pas comprendre la pièce du marxiste Lefebvre, mais soyez sûrs que le marxiste Lefebvre comprend parfaitement bien votre incompréhension." (p.40)
"Le jouet français signifie toujours quelque chose, et ce quelque chose est toujours entièrement socialisé, constitué par les mythes ou les techniques de la vie moderne adulte: l'Armée, la Radio, les Postes, la Médecine (trousses miniatures de médecin, salles d'opération pour poupées), l'École, la Coiffure d'Art (casques à onduler), l'Aviation (parachutistes), les Transports (Trains, Citroën, Vedette, Vespa, Stations-service), la Science (Jouets martiens).
Que les jouets français préfigurent littéralement l'univers des fonctions adultes ne peut évidemment que préparer l'enfant à les accepter toutes, en lui constituant avant même qu'il réfléchisse l'alibi d'une nature qui a créé de tout temps des soldats, des postiers et des vespas. [...]
Devant cet univers d'objets fidèles et compliqués, l'enfant ne peut se constituer qu'en propriétaire, en usager, jamais en créateur ; il n'invente pas le monde, il l'utilise: on lui prépare des gestes sans aventure, sans étonnement et sans joie. On fait de lui un petit propriétaire pantouflard qui n'a même pas à inventer les ressorts de la causalité adulte ; on les lui fournit tout prêts: il n'a qu'à se servir, on ne lui donne jamais rien à parcourir. Le moindre jeu de construction, pourvu qu'il ne soit pas trop raffiné, implique un apprentissage du monde bien différent: l'enfant n'y crée nullement des objets significatifs, il lui importe peu qu'ils aient un nom adulte: ce qu'il exerce, ce n'est pas un usage, c'est une démiurgie: il crée des formes qui marchent, qui roulent, il crée une vie, non une propriété ; les objets s'y conduisent eux-mêmes, ils n'y sont plus une matière inerte et compliquée dans le creux de la main." (p.63-64)
"Toute rupture un peu ample du quotidien introduit à la Fête." (p.66)
"Après des millénaires de navigation, le bateau reste encore un objet surprenant: il produit des envies, des passions, des rêves, enfants dans leur jeu ou travailleurs fascinés par la croisière, tous y voient l'instrument même de délivrance, la résolution toujours étonnante d'un problème inexplicable au bon sens: marcher sur l'eau." (p.67)
"Si l'on veut bien mettre en regard [...] la probité intellectuelle d'hommes comme Mauss, Lévi-Strauss ou Leroi-Gourhan aux prises avec de vieux termes raciaux camouflés, on comprendra mieux l'une de nos servitudes majeures: le divorce accablant de la connaissance et de la mythologie. La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l'erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs d'ordre." (p.72)
"Le goût du navire est toujours joie de s'enfermer parfaitement, de tenir sous sa main le plus grand nombre possible d'objets. De disposer d'un espace absolument fini: aimer les navires, c'est d'abord aimer une maison superlative, parce que close sans rémission, et nullement les grands départs vagues: le navire est un fait d'habitat avant d'être un moyen de transport." (p.88)
"[Le] virus de l'essence [...] est au fond de toute mythologie bourgeoise de l'homme." (p.133)
"L'individualisme est un mythe bourgeois qui permet de vacciner d'une liberté inoffensive l'ordre et la tyrannie de classe." (p.145)
"Population. -C'est un mot chéri du vocabulaire bourgeois. Il sert d'antidote à classes, trop brutal, et d'ailleurs "sans réalité". Population est chargé de dépolitiser la pluralité des groupes et des minorités, en repoussant les individus dans une collection neutre, passive, qui n'a droit au panthéon bourgeois qu'au niveau d'une existence politiquement inconsciente (cf usagers et hommes de la rue). Le terme est généralement ennobli par son pluriel: les populations musulmanes, ce qui ne manque pas de suggérer une différence de maturité entre l'unité métropolitaine et le pluralisme des colonisés, la France rassemblant sous elle ce qui est par nature divers et nombreux." (p.154)
"C'est là où l'homme proteste d'une liberté première que sa subordination est la moins discutable." (p.159)
"On ne peut juger de la Littérature sans une certaine idée préalable de l'Homme et de l'Histoire, du Bien, du Mal, de la Société, etc. [...] Aussi, la liberté du critique, ce n'est pas de refuser le parti (impossible!), c'est de l'afficher ou non." (p.159)
"Certains candidats-députés ornent d'un portrait leur prospectus électoral. C'est supposer à la photographie un pouvoir de conversion qu'il faut analyser. D'abord, l'effigie du candidat établit un lien personnel entre lui et les électeurs ; le candidat ne donne pas à juger seulement un programme, il propose un climat physique, un ensemble de choix quotidien exprimés dans une morphologie, un habillement, une pose. La photographie tend ainsi à rétablir le fond paternaliste des élections, leur nature "représentative", déréglée par la proportionnelle et le règne des partis (la droite semble en faire plus d'usage que la gauche). Dans la mesure où la photographie est ellipse du langage et condensation de tout un "ineffable" social, elle constitue une arme anti-intellectuelle, tend à escamoter la "politique" (c'est-à-dire un corps de problèmes et de solutions) au profit d'une "manière d'être", d'un statut socialo-moral." (p176)
"Postuler une essence humaine [...] voilà Dieu réintroduit." (p.190)
"Ce mythe de la "condition" humaine repose sur une très vieille mystification, qui consiste toujours à placer la Nature au fond de l'Histoire. Tout humanisme classique postule qu'en grattant un peu l'histoire des hommes, la relativité de leurs institutions ou la diversité superficielle de leur peau [...] on arrive très vite au tuf profond d'une nature humaine universelle. L'humanisme progressiste, au contraire, doit toujours penser à inverser les termes de cette très vieille imposture, à décaper sans cesse la nature, ses "lois" et ses "limites" pour y découvrir l'Histoire et poser enfin la Nature comme elle-même historique." (p.192)
"La terre, mythe ambigu qui signifie à la fois la race, la ruralité, la province, le bon sens, l'obscur innombrable." (p.200)
"Tout anti-intellectualisme finit [...] dans la mort du langage, c'est-à-dire dans la destruction de la sociabilité." (p.207)
"Depuis 1789, en France, plusieurs types de bourgeoisie se sont succédé au pouvoir ; mais le statut profond demeure, qui est celui d'un certain régime de propriété, d'un certain ordre, d'une certaine idéologie. Or il se produit dans la dénomination de ce régime, un phénomène remarquable: comme fait économique, la bourgeoisie est nommée sans difficulté: le capitalisme se professe. Comme fait politique, elle se reconnaît mal: il n'y a pas de partis "bourgeois" à la Chambre. Comme fait idéologique, elle disparaît complètement: la bourgeoisie a effacé son nom en passant du réel à la représentation, de l'homme économique à l'homme mental: elle s'arrange des faits, mais ne compose pas avec les valeurs, elle fait subir à son statut une opération véritable d'ex-nomination ; la bourgeoisie se définit comme la classe sociale qui ne veut pas être nommée." (p.247)
"Il y a sans doute des révoltes contre l'idéologie bourgeoise. C'est ce qu'on appelle en général l'avant-garde. Mais ces révoltes sont socialement limitées, elles restent récupérables. D'abord parce qu'elle proviennent d'un fragment même de la bourgeoisie, d'un groupe minoritaire d'artistes, d'intellectuels, sans autre public que la classe même qu'ils contestent, et qui restent tributaires de son argent pour s'exprimer. Et puis, ces révoltes s'inspirent toujours d'une distinction très forte entre le bourgeois éthique et le bourgeois politique: ce que l'avant-garde conteste, c'est le bourgeois en art, en morale, c'est, comme au plus beau temps du romantisme, l'épicier, le philistin ; mais de contestation politique, aucune." (p.248-249)
"C'est [...] en pénétrant dans les classes intermédiaires que l'idéologie bourgeoise peut perdre le plus sûrement son nom. Les normes petites-bourgeoises sont des résidus de la culture bourgeoise, ce sont des vérités bourgeoises dégradées, appauvries, commercialisées, légèrement archaïsantes, ou si l'on préfère: démodées. L'alliance politique de la bourgeoisie et la petite-bourgeoise décide depuis plus d'un siècle l'histoire de la France: elle a été rarement rompue, et chaque fois sans lendemain (1848, 1871, 1936). Cette alliance s'épaissit avec le temps, elle devient peu à peu symbiose ; des réveils provisoires peuvent se produire, mais l'idéologie commune n'est plus jamais mise en cause: une même pâte "naturelle" recouvre toutes les représentations "nationales": le grand mariage bourgeois, issu d'un rite de classe (la présentation et la consomption des richesses), ne peut avoir aucun rapport avec le statut économique de la petite-bourgeoisie: mais par la presse, les actualités, la littérature, il devient peu à peu la norme même, sinon vécue, du moins rêvée, du couple petit-bourgeois. La bourgeoisie ne cesse d'absorber dans son idéologie toute une humanité qui n'a point son statut profond, et qui ne peut le vivre que dans l'imaginaire, c'est-à-dire dans une fixation et un appauvrissement de la conscience. En répandant ses représentations à travers tout un catalogue d'images collectives à usage petit-bourgeois, la bourgeoisie consacre l'indifférence illusoire des classes sociales." (p.250-251)
"La sémiologie nous a appris que le mythe a pour charge de fonder une intention historique en nature, une contingence en éternité. Or cette démarche, c'est celle-là même de l'idéologie bourgeoise. Si notre société est objectivement le champ privilégié des significations mythiques, c'est parce que le mythe est formellement l'instrument le mieux approprié au renversement idéologique qui la définit: à tous les niveaux de la communication humaine, le mythe opère le renversement de l'anti-physis en pseudo-physis.
Ce que le monde fournit au mythe c'est un réel historique, défini, si loin qu'il faille remonter, par la façon dont les hommes l'ont produit ou utilisé ; et ce que le mythe restitue, c'est une image naturelle de ce réel. Et tout comme l'idéologie bourgeoise se définit par la défection du nom bourgeois, le mythe est constitué par la déperdition de la qualité historique des choses: les choses perdent en lui le souvenir de leur fabrication. Le monde entre dans le langage comme un rapport dialectique d'activités, d'actes humains: il sort du mythe comme un tableau harmonieux d'essences. Une prestidigitation s'est opérée, qui a retourné le réel, l'a vidé d'histoire et l'a rempli de nature, qui a retiré aux choses leur sens humain de façon à leur faire signifier une insignifiance humaine. La fonction du mythe, c'est d'évacuer le réel: il est, à la lettre, un écoulement incessant, une hémorragie, ou, si l'on préfère, une évaporation, bref une absence sensible.
Il est possible de compléter maintenant la définition sémiologique du mythe en société bourgeoise: le mythe est une parole dépolitisée. Il faut naturellement entendre: politique au sens profond, comme ensemble des rapports humains dans leur structure réelle, sociale, dans leur pouvoir de fabrication du monde ; il faut donner une valeur active au suffixe dé: il représente ici un mouvement opératoire, il actualise sans cesse une défection." (p.253)
"Quoi de plus maigre, en fait, que le mythe stalinien ?" (p.259)
"Le mythe prive l'objet dont il parle de toute Histoire." (p.262)
"Chaque jour et partout, l'homme est arrêté par les mythes, renvoyé par eux à ce prototype immobile qui vit à sa place, l'étouffe à la façon d'un immense parasite interne et trace à son activité les limites étroites où il lui est permis de souffrir sans bouger le monde: la pseudo-physis bourgeoise est pleinement une interdiction à l'homme de s'inventer. Les mythes ne sont rien d'autre que cette sollicitation incessante, infatigable, cette exigence insidieuse et inflexible, qui veut que tous les hommes se reconnaissent dans cette image éternelle et pourtant datée qu'on a construite d'eux un jour comme si ce dût être pour tous les temps." (p.268)
"L'histoire n'assure jamais le triomphe pur et simple d'un contraire sur son contraire: elle dévoile, en se faisant, des issues inimaginables, des synthèses imprévisibles. Le mythologue n'est même pas dans une situation moïséenne: il ne voit pas la Terre promise." (p.270)
-Roland Barthes, Mythologies, Editions du Seuil, 2010 (1957 pour la première édition), 272 pages.