"La philosophie n'a pas encore effectué sa révolution darwinienne ; elle refuse de voir comment ses concepts sont engendrés par une société, des individus et une époque, eux-mêmes inscrits dans un processus historique. Les idées ne tombent pas du ciel des formes intelligibles mais sont solidaires d'un environnement logique et humain qui les détermine. Or, durant toute son histoire, le matérialisme n'a jamais cessé d'affirmer cette liaison entre la pensée et le monde. De ce fait, il s'est condamné aux yeux de la majorité des philosophes, qui ont jugé intolérable cette mise à égalité entre les idées et les choses." (p.35)
"Une notion générale du matérialisme en philosophie sera opératoire si elle parvient à dégager une communauté conceptuelle parmi des auteurs pris à différentes périodes, employant ou non le terme "matérialisme". L'intérêt d'une telle définition est de rendre possible l'intelligibilité du cours historique qui lie des idées énoncées à diverses époques par différents auteurs. [...]
Pour rendre possible cette définition, il faut prêter attention à l'étymologie du mot "matière". Il est issu de materia, qui désigne, au XIIème siècle, la partie centrale de l'arbre, le tronc, duquel naissent les différentes ramifications et dont on fait les charpentes des maisons. La matière renvoie ici à cet élément fondateur ou originel, qui donne vie à un être ou un édifice. C'est l'indice qu'il y a dans le mot "matérialisme" un rapport particulier avec l'origine des choses. Nous faisons l'hypothèse que toute philosophie matérialiste se caractérise d'abord par la question de l'origine en général, au sens d'une recherche d'un principe explicatif premier et universel, lié ou non à une chronologie. La pensée matérialiste ne se satisfait pas des mythes forgés par les autorités ecclésiastiques. Elle demande: d'où vient la nécessité et l'ordre observés dans les phénomènes ? Dans cette perspective, elle cherche moins à décrire la nature de la substance matérielle qu'à rendre compte de son origine, c'est-à-dire de sa raison ultime. Le matérialisme ne propose pas de scénario concret sur la formation des choses, mais il recherche la source de l'intelligibilité à l'œuvre dans le monde." (p.37)
"Si l'on prend l'Univers pour objet de cette question de l'origine, deux réponses sont possibles. Ou bien la nécessité universelle s'explique de l'intérieur même du monde, ou bien elle résulte de l'intervention d'une entité extérieure. L'origine des choses dépend soit d'un processus immanent, soit d'une force transcendante. Ce type de réponse n'a qu'une valeur a priori, c'est-à-dire n'existe que sous la forme d'une thèse non validée par l'expérience. Mais, chacune des deux réponses, a une portée à la fois ontologique et gnoséologique. En effet, la recherche de l'origine exige de poser un principe expliquant, ou justifiant, toutes choses, aussi bien la réalité objective que la pensée subjective. La réponse matérialiste ne peut donc se réduire ni à une conception de l'être ("tout est matière"), ni à une théorie de la connaissance ("la réalité existe indépendamment de la pensée"). Elle est d'abord l'idée du développement immanent de l'univers et des êtres qui le composent." (p.38)
"Le matérialisme ne subsiste dans les sciences qu'à l'état de méthode, et non pas comme conception de l'origine, démarche non empirique par définition[...] Si la vision immanentiste d'une origine a priori définit le matérialisme philosophique, c'est la méthodologie immanentiste de la connaissance empirique qui définit le matérialisme des sciences. En effet, le savant suppose toujours que dans le contact avec les choses réelles elles-mêmes, ou dans l'expérience, il découvrira la validité de ses théories. Il ne cherchera pas ailleurs que dans l'objet étudié." (p.39-40)
"Le matérialisme ne se confond pas avec l'athéisme, qui n'en est qu'une conséquence." (p.40)
"De façon générale, après examen de l'ensemble de ses manifestations, la philosophie matérialiste peut se définir par la thèse suivante: l'être et l'intelligibilité du monde ont pour origine le libre et nécessaire développement d'eux-mêmes. Ils sont les seuls à pouvoir justifier de leur propre existence. Autrement dit, le matérialisme est une exigence absolue d'émancipation, un impératif qui lie chaque partie de l'être, tout en libérant la totalité d'une quelconque transcendance. C'est donc une notion qui reflète un certain état des rapports sociaux, se caractérisant par le besoin de contester quelque autorité. Le matérialisme est une idée et un idéal de la matière qui la conçoit comme pleinement capable, à elle seule, d'engendrer et d'élaborer les différents modes de l'être." (p.42)
"Faire le récit des différentes déterminations historiques d'une pensée ne veut pas dire réduire cette pensée à ces déterminations. C'est simplement montrer les conditions réelles qui ont rendu possible leur apparition, dans une relation de déterminations réciproques, sans préjuger d'un pouvoir spécial qui conférerait un surcroît de dignité ontologique, une surdétermination, à quelque portion du monde. Penser la détermination de façon matérialiste implique de ne pas hiérarchiser la nécessité naturelle." (p.43)
"Le poids des concepts philosophiques dans les changements sociaux est en général mince et ne concerne surtout que les couches les plus cultivées de la population. Reste qu'ils prennent place eux-mêmes dans la chaîne des déterminations, interagissant avec les autres maillons en fonction de leur étendue dans les consciences." (p.44)
"Toute critique des croyances est interdite au nom du respect des différences, sans qu'on s'inquiète du traitement que celles-ci imposent à la raison." (p.46)
"Au VIIIème siècle, les cités grecques connaissent un grand bouleversement avec la révolution économique des régions qui bordent la mer Égée. La production artisanale, les manufactures et le commerce enregistrent un développement sans précédent. Mais c'est surtout l'apparition de l'esclave dans les échanges marchands qui fait naître de nouveaux rapports sociaux (importance accrue des commerçants et artisans, bouleversements chez les paysans). Les vagues d'expansion coloniale, qui ont lieu entre le VIIIème et le VIème siècle et qui sont causées par les besoins du commerce et la poussée démographique, semblent être une conséquence de ce bouleversement. Le passage d'une économie fondée sur l'agriculture, avec une aristocratie à la tête politique des cités, à une économie fondée sur l'esclavage et le commerce (avec les troubles dans les cités qui en résultèrent et l'apparition des tyrans), est l'enjeu principal de cette révolution. Cette révolution économique bouleverse les cités, permet leur enrichissement et des améliorations dans de nombreux domaines, préparant ainsi le terrain aux premiers philosophes. Ce développement économique s'étend sur plusieurs siècles.
Pourquoi a-t-il lieu là et pas ailleurs ? L'ensemble égéen possède deux avantages décisifs sur les autres territoires qui l'entourent. Son domaine maritime facilite les transports et les échanges, car la navigation est à l'époque le moins coûteux et le plus efficace des moyens de communication. D'autres populations connaissent la même situation, comme les Phéniciens qui développent intensément le commerce. Mais les Grecs ont un autre atout, qui leur donne une avance incontestable. Ils accèdent à l'âge du fer directement, sans passer par un âge du bronze très marqué, ce qui leur permet une meilleure diffusion des grandes découvertes comme l'alphabet, la monnaie et les outils en fer. Ces deux conditions réunies font du monde grec le terrain le plus propice à la révolution économique esclavagiste en Méditerranée. Elles ont ainsi accompagné, du point de vue technologique, le développement des forces productives et l'enrichissement global observé.
Ce qui ressort de cette présentation succincte, en tant que première donnée marquante, et qui commande tout le reste de l'époque, est bien l'apparition d'une économie esclavagiste avec ses classes sociales correspondantes. Celle-ci s'avère être une source d'enrichissement considérable, dans un espace relativement restreint comparé aux empires orientaux. Difficile de dire à qui profite le plus cet enrichissement: aux commerçants et aux artisans, ou bien à l'aristocratie terrienne ? Y a-t-il émergence d'une classe nouvelle ? On peut supposer que les commerçants et les aristocrates se partagent les richesses selon des modalités et des activités variées. Mais la source de celle-ci demeure la même, celle d'un type de travail unique, qui en fait une classe unique: les esclavagistes. Il est en tout cas assuré qu'une classe vivant et profitant du travail des esclaves, et enrichie par cette exploitation, émerge vers le VIIIème siècle ; cette nouveauté dans les rapports sociaux, issue de la révolution, a des répercussions dans le domaine intellectuel. Nos philosophes naissent dans cette classe aux intérêts spécifiques, ou dans des milieux qui lui sont immédiatement liés.
Ces premiers philosophes, qui tentent de comprendre la nature à partir des seules ressources de la raison, sont davantage les enfants des richesses accumulées par les cités esclavagistes, que des descendants de l'idéal démocratique, partisans acharnés de la controverse raisonnée. L'attitude de Platon à propos des œuvres de Démocrite suffit à convaincre que la discussion argumentée, en vue de l'établissement de la vérité, est plus une figure de style pour les dialogues qu'une habitude réelle. Faire des principes démocratiques, inscrits dans quelques-unes des constitutions de ces cités, l'aiguillon pour expliquer l'émergence de la philosophie et des sciences en Grèce, revient à considérer les savants de cette époque comme des demi-dieux, au-dessus des besoins et des forces sociales de leur temps.
Mais cette révolution économique n'est pas une condition suffisante. D'autres facteurs interviennent, notamment le fait que cette révolution ait lieu dans une zone géographique proche des empires orientaux, qui a facilité la transmission des savoirs pratiques accumulés par ceux-ci. L'apport des sciences égyptiennes et mésopotamiennes est nécessaire aux premiers philosophes, dont les voyages dans ces contrées sont aussi célèbres que fréquents. Non seulement ils ne partent pas de rien, mais ils sont influencés par ces connaissances pratiques.
Autre facteur déterminant, ces savants vivent dans des cités, ces agglomérations humaines propres à cette époque que les historiens désignent par le terme de Polis. Dans une cité grecque de l'âge archaïque, les individus avec suffisamment de fortune ont une plus grande liberté que dans les grands Etats centralisés d'Egypte ou du Proche-Orient. Les sciences ne sont pas l'attribut d'une caste religieuse, qui maintient par là une domination sur le reste de la population. Ces cités sont plus jeunes et plus décentralisées que celles des empires orientaux ; elles ont gardé des restes de l'organisation communautaire primitive. Le partage des tâches concernant les sciences et les techniques y est beaucoup moins prononcé. Des hommes d'horizons variés peuvent s'y adonner, comme Thalès personnage économique et politique important. La cité est donc bien un facteur déterminant, mais paradoxalement, c'est grâce à l'aspect rudimentaire et éclaté de son organisation. Et s'il y a une plus grande liberté de parole et de débat en Grèce (relativement aux empires orientaux), c'est à cause de cette organisation particulière. Celle-ci permet à une catégorie d'hommes, comme les pythagoriciens, d'émerger, sans être constamment inquiétés, et de créer des écoles indépendantes d'une quelconque autorité centrale. La plus grande liberté des philosophes dans les cités grecques est donc due à une organisation sociale éclatée, et non à un prétendu fonctionnement démocrate, infirmé par les troubles incessants et les rivalités violentes de ce monde grec." (p.52-55)
"Thalès, originaire de Milet sur la côte ionienne, appartient à cette classe qui s'est enrichie durant la révolution économique. Il semble être d'abord un homme actif, à la recherche de la transaction commerciale fructueuse, et intriguant dans le jeu des alliances politiques entre les cités ioniennes pour faire face aux invasions perses. Les rares témoignages qui rapportent des anecdotes sur sa vie ne donnent pas de lui l'image d'un pur esprit, occupé à spéculer dans les plus hautes sphères, loin de son monde et de ses contemporains. Il est au cœur des préoccupations des membres de la classe dominante du VIème siècle avant J.C. Aristote (Politique, I) rapporte la façon dont il a joué sur les pénuries du marché de l'olive, pour accroître sa fortune. Anticipant une récolte abondante, il loue tous les pressoirs à bas prix, avant les producteurs d'huile. Il peut leur sous-louer au moment crucial, à un prix qui lui permet de réaliser un bénéfice confortable.
Mais l'homme n'a rien du commerçant borné, pour qui la vie est seulement un effort tendu vers l'accumulation inlassable de capitaux. Il fait de nombreux voyages, dans lesquels l'intérêt commercial doit se mêler à la curiosité scientifique. Il aurait rapporté la géométrie d'Égypte et des expéditions au Proche-Orient lui auraient donné accès aux connaissances astronomiques des mésopotamiens. Il représente un certain type d'homme de son époque, aux ambitions larges, tant économiques, politiques que scientifiques, partant à la conquête du monde méditerranéen. Il est probable que ces individus, à l'origine de la transformation en économie esclavagiste, soient le fondement de la puissance et du rayonnement grec. Thalès exprime sur le plan philosophique la naissance et les aspirations de cette classe sociale.
En effet, le point commun à tous les témoignages sur la pensée de Thalès réside dans cet esprit "physicien", qui s'applique à comprendre la nature par elle-même, et seulement par elle-même. Il entreprend de débarrasser le cerveau des vieilleries de l'antiquité profonde, de balayer mythes et dieux, et d'inaugurer une ébauche de rationalisme. Cette volonté n'est justement pas tombée du ciel, mais procède de raisons propres à l'histoire et à la société grecques. Étant donné le peu de sources dont nous disposons, il faut seulement supposer que cette rationalité nouvelle et les aspirations de la classe montante du monde égéen participent d'un même mouvement. En même temps que ces hommes conquièrent un monde, ils élaborent des théories, qui, à la fois, expliquent ce monde et encouragent ce mouvement d'expansion.
Or, la puissance de cette classe ne repose pas sur une centralisation des pouvoirs, comme pour les empires égyptiens ou mésopotamiens, mais sur un éclatement qui a suscité une plus grande répartition des richesses. Cette prospérité est en quelque sorte mieux partagée dans la cité grecque que dans les empires hiérarchisés d'Orient, c'est-à-dire qu'une couche étendue d'individus profite du commerce et des esclaves en Grèce, alors que les immenses richesses des empires coloniaux sont concentrées dans quelques mains, qui ne se soucient pas autant de les faire fructifier. Cet éclatement de la richesse, vecteur d'une volonté d'expansion et de conquête, se traduit par des réalisations brillantes dans tous les domaines, y compris celui qui nous intéresse, la philosophie de la nature.
Ces hommes ne sont pas écrasés par une autorité mi-humaine, mi-divine. Au contraire, ils ne cessent pas de se battre et de comploter avec leurs semblables, pour obtenir le contrôle politique d'une cité. Il semble presque naturel que leur philosophie de la nature exprime cette situation. Au fond, l'explication de la nature par la nature elle-même, sans recours à une quelconque entité supérieure, est la conséquence des rapports sociaux de la cité grecque entre le VIIIème et le Vème siècle avant J.C. Qu'ils soient aristocrates, commerçants ou artisans, ils sont en lutte pour conserver ou accroître leurs possessions. Ce combat est mené dans la cité, à l'échelle de rapports entre individus. Les anciens dieux et les vieux mythes, hérités des siècles passés, ne sont plus conformes aux nouveaux rapports sociaux: pour la classe dominante, durant cette époque de conquête, la richesse s'obtient désormais par l'activité humaine, par les ressources de chacun, non par ce que la tradition a fixé quand à la propriété des terres. Et pour une part importante de cette classe (celle qui vient de parvenir à la richesse), il est sans doute indispensable de condamner cette tradition, avec son cortège mythico-religieux, afin d'affirmer et d'assurer la nouvelle position acquise. Thalès exprime probablement cette nouveauté en termes philosophiques." (p.57-58)
"Le rationalisme de Thalès peut donc trouver sa raison dans cette tension des forces sociales de son époque. Mais en même temps il recèle une limite inhérente aux possibilités de son époque. Deux contraintes insurmontables conduisent ce rationalisme, malgré ses efforts, à retourner vers la figure du mythe. Primo, le faible développement des connaissances, essentiellement héritées de l'Égypte et de Mésopotamie, conduit à mêler l'explication de l'origine des choses avec celle de leur commencement spatio-temporel. Cette identité empêche de dépasser le plan des principes et de la plus grande généralité. L'eau est l'élément essentiel selon Thalès, mais il n'y a pas trace de théorie sur la façon dont cet élément interagit avec les choses pour les créer, autrement dit, il n'y a pas de système. Secundo, Thalès et la plupart des prédémocritéens sont tour à tour philosophe, géomètre, astronome, commerçant, législateur, etc. Ils ne sont donc pas spécialisés dans un domaine particulier, malgré l'étendue imposante de leur savoir, et recourent inévitablement à des abstractions pour statuer sur des questions où ils manquent d'éléments concrets. C'est pourquoi Thalès parle "d'âme" ou de "démons" dans les textes qui nous sont restés de lui. Il est bien sûr hors de question d'en faire reproche au philosophe grec, mais cela explique une indétermination que l'on trouve dans les restes de sa philosophie, ainsi que chez les autres prédémocritéens." (p.60-61)
"Dans la question, à cette époque identique, de l'origine et du commencement de la nature, le savant grec propose une théorie bien connue: toutes les choses commencent par le feu et y terminent. Le feu devient le principe-élément à l'origine de l'ordre universel. En effet, selon le rapport que les corps entretiennent avec lui, le feu organise les autres éléments essentiels de la nature. La terre provient d'une "condensation" du feu sur lui-même, tandis que l'eau est le fruit de l'action du feu sur la terre. A son tour l'eau se change en air, lorsque le feu cause son évaporation. Et tout ces éléments finissent par être détruits par le feu, lorsqu'un monde vient à disparaître.
La parenté avec les milésiens saute aux yeux: un élément tiré de la nature, le feu, explique à lui seul le monde. Il est principe en tant qu'il est à la fois cause première et effet dernier. Le feu est un état ultime de la matière, qui rend compte du reste du mouvement des choses. Il a délogé les dieux, comme l'eau chez Thalès, et instaure pareillement une théorie anti-mythologique.
La justification de cette théorie repose sur l'observation du devenir des éléments naturels. Ils sont pris dans un cercle où le feu est le début et la fin. Entre ces deux états, le feu engendre la terre, puis l'eau et enfin l'air. C'est une théorie primitive des changements d'état de la matière, avec l'idée latente que celle-ci est essentiellement la même, que son devenir est la cause de ses transformations. Tout s'explique donc à l'intérieur des choses réelles, ou des choses perceptibles.
Cette circularité est propre à Héraclite et le distingue d'une certaine linéarité de l'élément-principe de Thalès. Elle est un degré de complexité supplémentaire, franchi par ce matérialisme embryonnaire, qui saisit dans une géniale intuition, l'essence de tout devenir, et finalement de la dialectique en général. Le même se change en un autre, pour revenir à lui-même, à l'image de ce cercle héraclitéen entre le feu, la terre, l'eau et l'air. Aristote témoigne de cette spécificité lorsqu'il résume, dans son Traité du ciel [...] les différentes théories présocratiques sur l'origine du ciel. Elles se divisent en deux courants: le premier pense que le ciel est éternel, alors que le second le conçoit comme un être corruptible, soumis au devenir et à la destruction. Héraclite et Empédocle appartiennent au second courant. Pour eux, le ciel, comme toutes, doit mourir et renaître selon un processus éternel." (p.67)
"La linéarité et les identités stables sont du côté de la mythologie. Le matérialisme embryonnaire est donc le moment où apparaît la première forme de dialectique.
Il n'est pas anodin qu'un homme de ce temps en soit arrivé à cette découverte, étant entendu que sa préoccupation première est de comprendre la nature par elle-même. Un magicien qui effectue un saut dans le surnaturel, brisant ainsi la chaîne des causes, installe un fossé infranchissable qui interdit tout retour en arrière, et toute permutation des causes et des effets. L'identité du dieu ou de la force magique doit être stable, car le monde d'ici-bas ne peut se comporter à leur égard que comme effet. La linéarité et l'enchaînement mécanique des causes et des effets devient une nécessité pour sauver l'insurpassable dignité du divin. Mais pour celui qui veut comprendre le monde en son sein, la frontière entre cause et effet peut tomber ; la matière peut revêtir des états variés selon ses moments. Mais plus encore, l'identité des choses peut varier, comme on le constate expérimentalement, et devenir son autre ou son contraire. De l'autre côté, en revanche, comment un dieu pourrait-il prendre la place d'un mortel ? Ou comment les temps mythiques pourraient-ils revenir ? Grâce à ce matérialisme originel, il n'y a plus qu'un seul monde à étudier, ses parties se retrouvent à égalité, une dialectique est désormais possible. Encore faut-il qu'un savant se préoccupe des choses dans leur mouvement et dans leur devenir.
La dialectique héraclitéenne introduit une nouveauté radicale. Non seulement elle bouleverse l'ordre de causalité, mais surtout, elle montre qu'aucune identité n'est stable. Tout est en devenir. Il est impossible qu'une substance soit dans le même état à deux instants différents. Elle est soumise constamment à des forces contraires, qui la font se constituer et se désagréger en même temps. Héraclite ne donne pas qu'à penser la succession des choses dans le temps, il montre pour la première fois comment des contraires peuvent se tenir unis." (p.68)
"Démocrite produit un bouleversement philosophique en donnant naissance au premier matérialisme. Il tranche la contradiction dans laquelle ses prédécesseurs sont pris. Il n'est pas le seul à tenter ce dépassement car une tradition concurrente apparaît en même temps, avec Socrate comme premier représentant. Aux alentours de la seconde moitié au Ve surgissent deux courants, que l'on peut qualifier respectivement de matérialisme et de la mythologie philosophique. Démocrite et Socrate en sont les plus éminentes figures, mais la naissance s'est sans doute produite chez d'autres penseurs. Il faut en effet tenir compte de Leucippe, probable maître de Démocrite, et d'Anaxagore, celui de Socrate." (p.71)
"Démocrite est l'un des plus grands intellectuels de son temps, de par l'ampleur d'une œuvre qui couvre presque tous les domaines. Marx dit de lui qu'il est "le premier cerveau encyclopédique parmi les grecs" [...]. Cette envergure le place à la hauteur d'un Platon ou d'un Aristote, mais dont le temps n'a malheureusement rien conservé du contenu effectif de son travail. Seuls quelques témoignages nous indiquent, comme des ombres, la taille imposante de ce savoir encyclopédique. Dans les Vies [...] Diogène reproduit le catalogue des livres de Démocrite établi par Thrasylle. La liste comporte une soixantaine de titres, traitant de tous les sujets. [...] La haine que lui voue Platon est significative, car elle montre qu'il est un concurrent redoutable." (p.77)
"Cette période est [...] capitale pour la question philosophique qui nous occupe. Elle voit l'explication et la mise à nu des deux tendances en germe chez les prédémocritéens. Démocrite est l'auteur central, car il expose et explicite le premier le point de vue matérialiste de façon complète. C'est pourquoi nous parlons de "prédémocritéens". Mais si l'on se place du point de vue de la transcendance, on dit "présocratique" pour qualifier ces penseurs et faire de Socrate le pivot de la philosophie grecque. " (p.78)
"La voie choisie par Démocrite est celle de l'atome. C'est par ce concept que son matérialisme trouve un fondement, ou une réponse nouvelle à la question de l'origine des choses et à celle du commencement du monde. L'atome devient l'outil de la première théorie matérialiste, parce qu'il balaye les derniers vestiges mythiques et religieux, en les remplaçant par des phénomènes naturels. Mais surtout, l'atome permet de scinder le principe d'intelligibilité présent dans chaque chose, de la survenue effective du monde. Autrement dit, il effectue la distinction entre l'origine et le commencement." (p.79)
"L'atome n'est pas comparable aux principes éléments des milésiens, car il n'est pas une partie du monde. Il est présent partout et il est dans toutes choses, mais à une échelle différente que celle des phénomènes directement visibles à l'œil nu. L'eau, chez Thalès, est une partie de la nature qui explique la totalité. Ici les atomes sont toutes la nature, et toute sa raison." (p.79)
"Avec Anaxagore, la contradiction fondamentale se porte sur les rapports entre l'intellect et le corps. Ce dernier prétend qu'il y a une dualité intellect/corps, tandis que Démocrite affirme, peut-être pour la première fois, une égalité entre la pensée et le corps. Ce monisme, que l'on retrouve chez les matérialistes ultérieurs, est aussi une conséquence de la mécanique atomiste. L'atome est à la source de tout, notamment de l'intelligence et des sensations." (p.88)
"Le cadre de la cité se révèle trop étroit et source de conflits incessants. Les guerres entre les différentes ligues ont affaibli les cités. Aucune d'entre elles n'est parvenue à une complète domination des autres. La puissance athénienne est temporaire et elle n'est pas capable d'unifier toutes les autres cités en un ensemble homogène. La classe des riches propriétaires et des commerçants ne cherche pas l'élargissement de leur territoire respectif ; leur soif de richesses et d'honneurs a pour limite l'enceinte de la cité. Le monde grec est incapable de s'unifier et de dépasser le cadre initial qui lui a permis de réaliser sa force. Aussi, il ne résiste pas aux nouveaux Etats conquérants, que sont le royaume de Macédoine, puis l'Empire romain. Le déclin est donc le fruit d'une impossibilité, celle de la classe dominante des cités, qui ne peut pas concevoir son devenir dans un cadre différent que celui de la cité. Ce qui au VIIIème siècle le moteur d'un développement inédit, entre en contradiction au IVème avec les puissances émergentes, annonçant la fin de la cité.
Épicure produit sa théorie au début de cette période de déclin, ce qui explique pourquoi il est le second et dernier philosophe grec matérialiste à proposer une réponse à la question de l'origine. Ses héritiers et la tradition philosophique qui lui succède, sont nombreux et s'étendent jusqu'à la fin de l'empire romain. Aucun ne propose une théorie vraiment différente ou novatrice: ils font simplement œuvre d'interprète et d'exégète. Il semble donc que les possibilités de développement de la philosophie matérialiste, à cette époque, se soient taries avec le déclin de la cité grecque. Le monde romain n'a pas offert de nouvelles théories sur la question, à l'image de l'absorption de la culture grecque par l'élite romaine, qui s'est déroulée sans qu'elle ne créé de spécificités marquantes. Le monde antique paraît avoir atteint un seuil autour du IVème siècle, où les possibilités de la philosophie matérialiste (comme celles de sa rivale, avec Aristote) sont portées à leur maximum, en même temps que la cité grecque a exploré les dernières limites de ses capacités. Les feux se sont éteints ; les Lumières ne sont plus que des veilleuses, alors que l'empire vient au monde ; le christianisme ne peut avoir de meilleur exorde." (p.102)
"Les conditions d'existence des philosophes sont tout autant nécessaires que leurs textes, si l'on veut comprendre leurs théories et éviter de déformer le sens des mots par un regard exclusivement dirigé sur le papier. L'histoire et les aléas d'une vie révèlent une portion du cadre social et historique, indispensable à l'intelligence complète d'une philosophie." (p.103)
"La famille d'Épicure appartient à la noblesse athénienne (les Philaïdes), et comme d'autres dans tout le bassin méditerranéen, elle émigre à Samos en Asie mineure. Le père est directeur d'école et la mère effectue des rites propitiatoires à domicile, qui consistent à réciter des prières et des formules de purification dans les maisons. Certains supposent que l'activité de la mère serait responsable de l'opposition d'Épicure aux superstitions et à la religion. A dix-huit ans, il doit partir à Athènes pour y recevoir son éphébie, une sorte d'éducation civique et militaire d'une durée de deux ans. Pendant ce temps, sur ordre macédonien, les émigrés athéniens doivent quitter Samos, ce qui oblige sa famille à s'installer à Colophon. Épicure les y rejoint pour devenir maître d'école. [...]
Diogène Laërce rapporte qu'Épicure aurait découvert la philosophie au hasard de la lecture d'un ouvrage de Démocrite. Il incite alors ses trois frères et son esclave Mys à pratiquer la philosophie et commence ainsi à bâtir sa doctrine." (p.103)
"Épicure débute son enseignement philosophique à Mytilène, toujours sur la côté égéenne de l'Asie mineure, qu'il poursuit à Lampsaque, où il devient véritablement chef d'école. Il semble que l'élaboration des bases de sa doctrine date de cette période, ainsi que le rassemblement autour de lui de plusieurs disciples fidèles. Finalement, il s'installe à Athènes vers 306-307, alors que les péripatéticiens d'Aristote en ont été chassés à la même période. Selon Diogène il est l'auteur de plus de trois cents ouvrages, aux thèmes variés, dont le plus connu est son monumental Sur la nature de trente-sept livres, mais il ne nous en est rien parvenu. Cette œuvre en fait l'un des penseurs incontournables de son temps, à l'égal de Démocrite, au moins pour ce qui est de l'étendu de ses objets d'étude. Ce caractère encyclopédique est le premier point commun entre les deux atomistes, qui reflète leur même effort pour montrer que le travail de la raison s'étend à tous les domaines. [...]
L'école d'Épicure acquiert sa renommée à Athènes, où son fondateur demeure jusqu'à la fin de ses jours. Elle s'organise autour du jardin qu'achète Épicure à son arrivée, dans lequel se réunissent les élèves et le maître. Une inscription figure à l'entrée: "Ici tu demeureras dans le bien-être. Ici le bien souverain est le plaisir." Les femmes y sont reçues comme les hommes, ce qui est une exception notable dans le monde grec. A sa mort, le testament du maître affranchit ses esclaves et lègue le jardin au premier successeur, Hermarque de Mytilène, qui inaugure la liste des multiples scolarques ultérieurs.
Épicure meurt en 271, mais sa philosophie perdure à travers un courant de pensée qui se prolonge jusqu'à la fin de l'empire romain. L'épicurisme se répand dans le monde romain, notamment par l'intermédiaire de deux de ses plus grands représentants (les seuls que nous connaissons aujourd'hui), Lucrèce et Philodème. Ils ne bouleversent pas la théorie, ce sont d'abord des interprètes fidèles du texte et de l'esprit d'Épicure. Ainsi, ils perpétuent sa mémoire en défendant ses conceptions matérialistes contre différents adversaires. Finalement, lorsque les chrétiens obtiennent le pouvoir, et que l'Europe s'enfonce dans le moyen âge, l'épicurisme s'éteint faute de successeurs, vaincu par la réaction intellectuelle qui s'annonce avec le christianisme." (p.104-105)
"Rien n'indique [qu'Épicure] soit le partisan d'un courant politique particulier, qu'il ait des idées tranchées sur la question de la démocratie, ou même qu'il se soit engagé dans un camp." (p.105)
"Avec l'expression "ce qui apparaît", Épicure désigne un embryon de ce que la science moderne appelle l'expérience. En effet, derrière les sensations, il y a un effort pour comprendre ; la connaissance n'est pas ici le fruit d'une simple impressions des données sensibles. Les sensations sont un critère qui accompagne le travail de la pensée, qui n'est bien sûr nullement absent. C'est donc une véritable théorie de la connaissance que produit Épicure, et c'est là son apport décisif comparé à Démocrite. Elle repose sur une atomistique similaire, mais elle est un approfondissement nouveau de la conception matérialiste de la nature. Elle étend l'indépendance de la nature jusque dans son mode de compréhension: non seulement la nature doit s'expliquer par elle-même, mais elle doit l'être entièrement, par le moyen de la perception et de la pensée humaines, à toutes les échelles de ses manifestations. Rien en elle n'est inaccessible à la connaissance, même l'insensible. Démocrite pose une barrière entre la vérité de l'essence atomistique et le reste du monde ; Épicure abolit cette frontière et permet à la connaissance de saisir la vérité en chacun des degrés de la nature. La où Démocrite laisse subsister des zones insaisissables au savoir, Épicure les libère en fondant leur vérité sur les sensations.
Épicure élabore donc le premier empirisme matérialiste. Il affirme que la vérité d'un contenu scientifique tient sa légitimité des sensations, dans la mesure où elles sont un outil de discrimination entre les propositions en accord avec le perçu et celles en désaccord. Grâce à l'analogie, ce critère de vérité s'applique aussi à ce qui échappe au champ de l'expérience possible, l'inévident. Cet empirisme est un acquis important pour le courant matérialiste à venir, puisqu'il devient une constante chez les successeurs." (p.115)
"La compréhension de l'immanence permet de réconcilier le sujet avec la nature, en démontrant qu'ils sont déterminés par le même corps de lois." (p.120)
"Diogène raconte qu'Épicure serait venu à la philosophie en raison de l'incapacité de ses maîtres à expliquer le passage concernant le chaos chez Hésiode." (p.122)
"Épicure ne conteste pas l'ordre social incarné par les religieux. Son éthique est un repli vers une sagesse individuelle. Ou bien n'Est-ce qu'un masque pour Épicure, qui lui évite la répression et le bannissement. Une opposition publique aux cultes vaudrait une condamnation sévère de l'ordre aristocratique." (p.128)
"Les épicuriens sont d'abord des intellectuels, liés aux couches dominantes, nullement subversifs, dont les activités et l'idéal ne tournent pas autour d'ambitions politiques ou sociales. Ils sont avant tout dépendants des subsides de leurs mécènes, qui, par leur appartenance sociale, fournissent un cadre quelque peu obligé à leur pensée politique." (p.130)
"De rerum natura est l'œuvre la plus intacte et la plus riche de tout le matérialisme antique. La vie de son auteur est peu connue. Il est l'un des premiers romains à défendre la philosophie épicurienne, au moment où l'empire commence sa lente décadence, au début du Ier siècle avant J.C. Il est lié au milieu aristocratique par au moins une relation d'amitié avec Memmius, proche de César. C'est un homme cultivé qui a sans doute écrit plusieurs poèmes, et qui doit certainement entretenir des relations avec Cicéron." (p.131)
"Le stoïcisme n'est pas un matérialisme, parce que l'origine prend la figure d'une intelligence ordonnatrice. Il ne suffit pas d'affirmer que tout est corporel pour être matérialiste, il faut encore que l'ordre du monde demeure dans le cadre de l'être, c'est-à-dire qu'un passage du non-être à l'être soit interdit.
Or, les stoïciens entretiennent une ambiguïté sur cette question, en enfermant leur réponse dans une contradiction. Le démiurge n'est que matière (une sorte de fluide), soit sous la forme du feu originel précédant la naissance du monde, soit sous la forme de l'intellect présent en toutes choses, quand le monde est créé. Il est donc soit la totalité de l'être, quand il est le feu primordial, soit une partie de l'être, quand il est le principe actif du monde. Le principe passif, la matière brute, dont il est l'auteur, provient donc d'un non-être ; en effet, il n'existe pas avant l'intervention divine (puisque à ce moment Dieu est tout) et il apparaît après, comme un support du développement divin. La persistance d'un passage du non-être à l'être, de façon implicite, amène le stoïcisme à une contradiction, où Dieu est à la fois le tout et une partie de l'être, ce qui en fait une véritable philosophie de la transcendance." (p.138)
"L'empire trouve dans le christianisme une idéologie adéquate à ces temps de troubles et de régression économique. Ce monothéisme offre aux empereurs un expédient idéologique pour affermir leur autorité et tenter de maintenir l'unité d'un immense territoire. Le christianisme est mieux adapté que le paganisme au besoin de centralisation, dans la mesure où il fait de l'empereur l'incarnation de la providence divine." (p.143)
"Les trois ensembles politiques répartis autour de la Méditerranée, malgré leurs fortes particularités, possèdent un point commun dans le fonctionnement de leur infrastructure économique. Dans chaque cas, les surplus économiques générés par les activités productrices sont accaparés par un nombre restreint d'individus: essentiellement une aristocratie guerrière et foncière, entourée par un personnel religieux. Ce point est capital, car il conditionne la manière d'octroyer des subsides aux domaines intellectuels, et donc l'éventail des possibilités pour un intellectuel de trouver des ressources. La différence avec le monde antique est évidente. L'éventualité d'une simple autonomie vis-à-vis d'une quelconque autorité n'est plus envisageable." (p.154)
"Le terme "averroïste" est une invention de l'orthodoxie, qui cherche à appuyer ses réfutations en frappant les esprits, par l'évocation d'une religion ennemie et étrangère. [...]
Que reproche-t-on à Siger [de Brabant] et à ses disciples ? En 1270, Thomas d'Aquin, dans De unitate intellectus contra averroistas, livre le premier assaut pour défendre sa vision de l'orthodoxie. Afin de confondre les hétérodoxes, il leur attribue une attitude intellectuelle infamante, présentée plus tard comme la doctrine de la double vérité. Elle résume la duplicité dont se rendent coupables les averroïstes: ils défendent l'opinion des philosophes contraire à la foi, en l'occurrence l'unité de l'intellect humain, mais ils ajoutent, lorsque leur exposé est terminé, que cette opinion est en contradiction avec l'orthodoxie et qu'il faut donc la refuser au profit de cette dernière. Thomas d'Aquin leur reproche de soutenir une chose et son contraire, par conséquent de cacher leur infidélité derrière une déclaration de principe mensongère. L'averroïsme est né. Il reçoit un contenu doctrinaire le 10 décembre 1270, par la condamnation de 13 propositions attribuées au camp de Siger. [...] L'averroïsme latin est donc défini par les purges successives de l'Église, qui donnent un nom et un contenu à son opposition." (p.164-165)
"Le Defensor Pacis remet en cause le cœur de la puissance de l'Église, son pouvoir temporel. La papauté ne devrait plus chercher la domination politique, ni posséder de richesses. Elle devrait se contenter des subsides du peuple, tout en reconnaissant sa souveraineté en matière politique. Il ne lui reste que l'autorité spirituelle, capable d'interpréter le dogme, dans la mesure où le pape ne poursuit pas des fins matérielles. Quant à l'hérésie et à l'infidélité, elles ne devraient pas être punies par la force physique, puisqu'elles seront jugées à la mort de leur auteur. Le prêtre doit renoncer à l'Inquisition et n'avoir plus qu'un rôle de prévention. Cette critique de l'orthodoxie est plutôt audacieuse, en tout cas risquée, car elle conteste les conditions d'existence de son pouvoir." (p.167)
"Après avoir étudié la théologie, Nicolas d'Autrécourt (1295/1298-1369) devient enseignant à la faculté des arts de Paris. A l'initiative de Benoît XII, la justice papale l'inquiète en 1340, en le convoquant en Avignon, sans doute juste après la parution de son traité Exigit ordo. Il doit répondre de ses prises de positions, devant une commission qui inspecte chacun de ses textes. L'examen inquisitorial dure six années, durant lesquelles Nicolas est emprisonné. Finalement, il se rétracte et accepte de condamner quelques propositions tirés de ses œuvres et de ses cours. Le 20 novembre 1347, la sentence tombe: interdit de séjour et d'enseignement à Paris, il est condamné à brûler ses œuvres et perd son titre de maître en théologie. Il termine sa vie à Metz, reclus, comme doyen du chapitre de la cathédrale. La censure catholique ne nous a laissé que peu de ses textes. Seuls subsistent un traité philosophique, Exigit ordo (commencé vers 1330), une dispute sur la vision béatifique, et trois lettres de sa correspondance. [...]
Nicolas commence son traité par un postulat ontologique: l'éternité des éléments du monde malgré les changements de surface. Cette éternité va de paire avec la perfection propre à chaque chose: la nature est bonne et parfaite. D'emblée la division aristotélicienne, entre les mondes terrestres et célestes, entre le corruptible et l'incorruptible, est niée au profit d'une réconciliation de la nature avec elle-même. L'éternité et la perfection descendent sur Terre et deviennent la qualité première de toutes choses. Cette conception est un véritable synonyme de l'immanence épicurienne. [...]
Nicolas pose comme principe qu'une cause ne peut produire qu'un seul type d'effet. Deux causes différentes ne peuvent pas produire un même effet, même si elles peuvent agir ensemble. Deux conséquences découlent de ce postulat. D'une part le libre-arbitre devient impossible, en particulier le divin, car il implique la possibilité de réaliser des effets opposés. Or, aucune volonté n'est capable de produire des effets différents. D'autre part, Dieu ne peut être la cause de toutes les choses, puisqu'une cause ne peut pas être responsable de tous les effets. On imagine facilement le scandale qu'a pu susciter une telle thèse." (p.170-171)
"Amorcés dès le XIVème, des bouleversements économiques et sociaux de grande importance se déroulent en Europe occidentale durant les XVème et XVIème siècles. Une nouvelle société et de nouveaux rapports de production sont en train de naître et de renverser les vieilles habitudes du moyen âge. Les villes connaissent un essor inédit, correspondant à l'affirmation d'une bourgeoisie, petite et grande, qui conquiert peu à peu tous les rouages économiques. Les campagnes sont progressivement distancées, malgré les résistances nobilitaires, vouées à l'échec, face à ses deux ennemis mortels: la puissance de l'argent, dont la vieille noblesse manque de façon chronique, et la puissance du monarque, qui n'a de cesse de faire rentrer dans le rang l'aristocratie guerrière récalcitrante. La naissance du capital et de l'Etat annonce l'agonie de la féodalité. Les activités intellectuelles ne sortent pas perdantes de cette métamorphose, puisqu'elles perçoivent leur part de l'accroissement général des richesses caractérisant cette période.
La conséquence la plus importante de ces transformations sociales, dans le domaine intellectuel, est l'augmentation des ressources, tant financières que commerciales, dans certaines zones privilégiées. Au cours de ces deux siècles, apparaissent des ensembles de développement urbain, bien localisés, dont la prospérité repose principalement sur le commerce et les activités bancaires. Les principales zones se répartissent ainsi (par ordre décroissant d'importance): le nord de l'Italie avec ses multiples et riches cités ; le nord européen avec pour centre la Flandre et en périphérie Paris, Londres, et les Pays-Bas ; le sud de la péninsule ibérique autour de Lisbonne et de Séville ; et le centre européen avec les grandes villes de l'empire comme Vienne ou Nuremberg. Malgré les aléas, tous ces espaces connaissent un développement urbain sans précédent, causé par la hausse des échanges commerciaux et financiers.
Certaines de ces villes, d'abord les plus riches et les plus puissantes, tendent à davantage d'autonomie vis-à-vis des puissants traditionnels que sont le Seigneur et l'Église. Les villes du nord de l'Italie se constituent en véritables cités-Etats, indépendantes, parfois en concurrence ouverte avec Rome comme pour Venise. Ce développement autonome des villes se retrouve en Italie, en Flandre et en Allemagne, où un Etat central ne parvient pas à s'imposer. Ailleurs les royautés organisent leur contrôle, en créant un embryon d'administration, mais elles doivent aussi leur concéder certaines prérogatives pour éviter la confrontation. Finalement, dans chacun de ces espaces urbains, les bourgeois obtiennent à un degré ou à un autre une relative indépendance, nécessaire à leur épanouissement, rendue possible par l'absence ou la faiblesse du pouvoir central. Parce que les autorités royales n'ont pas les moyens de s'imposer partout dans leur royaume, et parce que certaines régions leur échappent, la bourgeoisie peut croître et prospérer, jusqu'au moment où elle est assez forte pour s'allier avec le futur monarque. Cette tendance générale vaut pour l'ensemble de l'Europe occidentale.
Où la bourgeoisie a-t-elle trouvé les ressorts de sa croissance ? Et comment les a-t-elle utilisés ? Née dans les villes du moyen âge, elle s'est ramifiée dès le XVème siècle ; à côté des grands marchands et des riches artisans, vivent de petits bourgeois, boutiquiers et autres petits artisans. Parmi les marchands européens, les italiens arrivent largement en tête, non seulement parce qu'ils contrôlent géographiquement les échanges avec l'orient, mais aussi parce qu'ils ont essaimé des succursales commerciales dans les autres royaumes. Ils ont par exemple la maîtrise de tout le commerce extérieur du royaume de France. Le grand bourgeois de l'époque est un marchand-banquier, qui passe des ordres commerciaux et financiers dans toute l'Europe, et qui se fournit sur les continents les plus éloignés. L'exploration et la conquête de nouvelles terres, en Amérique, en Afrique et en Asie, offrent des perspectives d'enrichissement colossales. L'essor commercial européen pousse les aristocraties à s'engager dans l'aventure coloniale, cette dernière alimentant à son tour la prospérité des échanges et des fortunes. La bourgeoisie naissante est à la fois cause et conséquence de ce pillage mondialisé: l'impulsion donnée aux échanges en Europe met en appétit les conquérants aristocrates ; en même temps, les retombées du vol, de l'esclavage et de l'exploitation des peuples indigènes nourrissent les livres de compte des hommes d'affaires.
Les richesses extorquées ne passent que peu de temps entre les mains des aristocrates, pourtant détenteurs officiels des terres et des hommes conquis. L'ampleur de leurs besoins n'a d'égale que la faculté prodigieuse d'accumulation de leurs fournisseurs. Construire un Etat est coûteux. Quand il ne faut pas lever une armée pour rétablir l'autorité royale dans une province rebelle, les rigueurs du protocole et le faste d'une cour engloutissent une bonne part des recettes. De manière générale, l'aristocratie royale bénéficie de l'enrichissement de la bourgeoisie, en lui empruntant sa part, parfois gratuitement, et en percevant des impôts sur les échanges. Le marchand n'a pas vraiment le choix de prêter ou non au premier seigneur du royaume, étant donné qu'il ne peut rien contre la force des armes qui lui saisirait sinon sa vie, du moins ses biens. Mais les fortunes prêtées ou concédées, si vite qu'elles soient avalées, scellent l'alliance entre le monarque et la bourgeoisie ; les deux partis y trouvent leur compte. Pour s'affirmer, la royauté tend à centraliser les pouvoirs autour d'elle et à étendre son autorité sur l'ensemble du royaume. Les conflits avec les seigneurs locaux ne manquent pas, mais ils sont toujours vaincus par la capacité de mobilisation, matérielle et financière, du pouvoir central aidé par les villes. Les rapports de classes propres à cette période sont donc contradictoires: d'un côté, le contrôle lâche de l'aristocratie sur les villes permet à la bourgeoisie de s'affirmer, et de l'autre, la royauté cherche à imposer sa prééminence sur la totalité du territoire, en réduisant les poches féodales d'insoumission.
Dans ces conditions, l'Église catholique, en tant qu'émanation de la vieille féodalité, doit lutter pour maintenir sa puissance, tant sur le plan matériel que spirituel. Elle résiste aux nouveaux courants sociaux qui brisent les anciens cadres, en cherchant de nouvelles voies pour s'exprimer. De façon générale, Rome est confrontée à des rivalités et à des souhaits d'émancipation. Elle doit d'abord faire face à la grande vague de contestation religieuse qu'est la Réforme, débutée dans la zone du nord de l'Europe. L'omnipotence catholique est remise en cause avec Luther et Calvin qui se posent comme des concurrents crédibles à la papauté romaine. Ce ne sont plus de simples hérétiques car ils trouvent de solides protecteurs, agacés de la tutelle pontificale. D'autre part, des princes et des monarques, dans leur quête centralisatrice, se heurtent aux prétentions romaines d'avoir prise sur les affaires politiques et économiques de toute la chrétienté. Ainsi une bonne partie de l'Europe du nord se désengage progressivement du catholicisme pour fonder de nouvelles Églises, réformées sur le dogme, et surtout inféodées au seul souverain local. Même dans les pays demeurés catholiques, le pouvoir du pape ne s'impose pas aussi facilement qu'avant. La république de Venise, par exemple, gagne son indépendance malgré l'hostilité de Rome grâce à sa puissance maritime et commerciale exceptionnelle. Elle se dote d'un régime oligarchique, dans lequel une aristocratie se partage le pouvoir avec le doge, monarque élu à vie. L'influence catholique y est réduite à la sphère spirituelle et aux intrigues diplomatiques.
L'émergence conjointe de la bourgeoisie et de l'Etat centralisé conduit à une remise en cause du pouvoir temporel de la papauté. Ce dernier concurrence directement les monarques sur leurs territoires, par les décrets pris à Rome, valablement universellement devant la souveraineté aristocratique. En même temps, les catholiques se sont toujours montrés méprisants vis-à-vis des activités financières, reléguant les marchands à une place subalterne, malgré la création d'un véritable marché des indulgences. La puissance économique de l'Église repose sur d'immenses propriétés foncières, disséminées dans toute l'Europe occidentale, qu'elle fait fructifier à la manière féodale par l'exploitation des terres et des serfs. Les activités commerciales et bancaires lui sont étrangères, ce qui contribue à agrandir le fossé qui la sépare de la bourgeoisie. La puissance ecclésiastique s'oppose donc naturellement aux nouvelles forces sociales, le capital et l'Etat, qui lui démontrent sans ménagement que son règne ne peut plus concerner que les esprits.
Dans la sphère intellectuelle, ces différents changements ont comme première conséquence d'accroître les besoins scientifiques et techniques. De nouvelles connaissances sont nécessaires aux explorateurs, pour naviguer loin et longtemps, aux grands marchands, pour organiser des comptabilités complexes, et aux artisans, pour fabriquer de nouveaux navires et des armes plus puissantes. Ces progrès sont à leur tour générateurs de découvertes, lorsque les conquistadors ramènent des espèces végétales et animales inconnues, lorsque les guerres conduisent à des découvertes en médecine, et lorsque divers procédés de fabrication sont améliorés suite à la hausse des échanges. La connaissance est donc stimulée par les nouveaux besoins de l'Etat monarchique en formation et de la bourgeoisie marchande. De façon sensible, les anciennes certitudes sur la nature et les hommes sont remises en question par la découverte des nouveaux mondes, ainsi que par l'affirmation de nouveaux types sociaux. L'orthodoxie n'est plus seulement la cible de quelques marginaux, mais de tous les courants transformant la société.
Second effet des bouleversements, des espaces de liberté se forment pour les intellectuels dans les quelques lieux où les circonstances sont favorables. L'Église n'est plus la seule voie pour une carrière intellectuelle, bien qu'elle ait encore le monopole de la formation élémentaire et secondaire. Certaines universités et certaines cours, de petits ou de grands aristocrates, offrent des subsides à des hommes de lettres et de sciences, en dehors du contrôle de l'institution religieuse. Si des entités extra-ecclésiastiques peuvent se permettre d'entretenir ces individus improductifs, en plus des traditionnels hommes d'armes et de cour, c'est grâce à l'augmentation des ressources dans les classes dirigeantes, consécutive au développement commercial et financier. La prospérité économique permet de dégager les surplus indispensables pour assurer la pitance du savant. Cet enrichissement profite surtout à la classe montante, la haute aristocratie et la bourgeoisie, qui peut désormais se payer le luxe d'avoir son philosophe." (p.175-179)
"La nouveauté passe aussi par la redécouverte des auteurs antiques, des païens à qui l'on fait confiance pour donner le véritable accès au savoir. Cette renaissance d'intérêt pour la culture gréco-latine révèle une quête de savoirs nouveaux et le délaissement du carcan scolastique. La redécouverte des textes anciens dans les milieux cultivés marque ainsi un dégoût et une perte de confiance dans l'Église catholique. Les rivalités de pouvoir dans la haute hiérarchie, le goût du luxe, la recherche toujours plus grande de revenus monétaires, les mœurs décadentes de certains membres du clergé, conduisent à une désaffection du catholicisme chez certains intellectuels." (p.180)
"L'université de Padoue, passée sous le contrôle de la république de Venise, est le plus brillant de ces espaces de liberté, sans doute le plus important en taille et en longévité. L'aristocratie vénitienne contrôle son fonctionnement, par la nomination des professeurs et la surveillance des étudiants. La liberté ne s'entend donc que relativement, comme privation de l'ingérence pontificale dans les affaires universitaires. Celle-ci n'est toutefois pas complète, car il y a tout de même des représentants de l'inquisition à Padoue. Mais ceux-ci sont dépendants, en dernier ressort, des autorités vénitiennes, lorsqu'il est question, par exemple, d'expulser un individu pour le juger à Rome. Le prestige de cette université s'étend à toute l'Europe, point de passage obligé dans la formation des savants de haut niveau, désireux de connaître les dernières avancées. Réputée en médecine, dotée d'un jardin de botanique en 1545, toutes les grandes figures de la science européenne passent par cette université (Copernic, Bruno, Galilée, Vésale, etc.). Sans la puissance économique et politique de Venise, Padoue n'aurait pas mené si loin le savoir, ni abrité des naturalistes comme Pomponazzi. La mise à distance de l'influence romaine s'est révélée libératrice pour le développement de la connaissance.
L'aménagement de ces enclaves de liberté recouvre aussi une dimension sociale. La société du moyen âge offre traditionnellement une seule alternative aux intellectuels: le clergé bien sûr, ou le service diplomatique des rois. A partir du XVème siècle, apparaît une troisième voie avec la possibilité de vivre d'un métier à mi-chemin entre l'artisanat et la profession libérale. Le médecin (enseignant ou praticien), le juriste et l'imprimeur parviennent peu à peu à vivre de leurs savoirs, grâce au développement urbain qui leur donne les clients, les étudiants, les charges ou les commandes nécessaires à leur survie. Ce sont souvent des hommes de terrain, pragmatiques, attachés à leur indépendance, parfois inquiétés par l'Église, comme Étienne Dolet brûlé en 1546 pour avoir publié Rabelais et Érasme. Eux aussi, dans l'ensemble, en viennent à une forme de naturalisme, dicté par leur goût de l'observation et par l'habitude des situations concrètes. Ils sont avant tout des disciples, qui relayent l'enseignement des grands maîtres, comme Pomponazzi, Erasme, Cardan et d'autres. Ces intellectuels "à leur compte" constituent le terreau social qui porte la contestation des anciens modes de pensée. Leur influence est décisive, parce qu'elle transmet les changements de mentalité au cœur des villes, comme la médiation entre le sommet et la base." (p.181-182)
"Le premier naturalisme a pour cœur une vision désacralisée de la nature, appuyée sur une physique en pleine mutation rejetant les concepts scholastiques. [...] A Padoue, mais aussi dans quelques autres villes d'Europe occidentale, plusieurs savants se distinguent par un effort de naturalisation des théories, avec comme corollaire leur adéquation à l'observation et l'expérience. Ils poursuivent cet objectif à travers le retour direct aux œuvres grecques, sans le filtre de la tradition chrétienne qui a volontairement interprété les philosophies païennes selon ses dogmes. Ainsi, la faculté des Arts de Padoue obtient du sénat vénitien, en 1497, la création d'une chaire destinée à l'enseignement des textes d'Aristote dans leur langue d'origine. Tout un courant de philosophes physiciens, en majorité italiens [...] se constitue à côté de l'orthodoxie scolastique et réussit pour la première fois à maintenir une opposition intellectuelle sans être étouffé immédiatement." (p.187)
"La figure initiatrice de ce courant est sans conteste Pietro Pomponazzi, médecin, philosophe, professeur illustre des universités italiennes [...] professeur de philosophie naturelle à Padoue, de 1488 à 1509. Il change d'université et, après un passage à Ferrare, il enseigne à Bologne, où il publie différents traités qui scellent sa renommée et sa disgrâce aux yeux du clergé. Niant l'immortalité de l'âme, réfutant le caractère surnaturel des prodiges et des miracles, la justice papale l'inquiète tout au long de sa vie. Le clergé de Venise brûle publiquement l'un de ses livres en 1516 [...]
Le professeur padouan se fait remarquer dès 1516 avec la publication de son De Immortalitate animae, où il discute la possibilité pour l'âme de prétendre à l'immortalité. [...] L'âme, certes forme suprême des êtres de la création, n'est pourtant pas capable d'exister sans le corps. Grâce à son pouvoir de connaissance, elle atteint l'essence des choses, l'universalité de chaque forme, c'est-à-dire la seule immatérialité accessible aux hommes, le savoir. [...] En dehors de la nature, c'est-à-dire dans la mort, l'âme perd son lieu naturel d'existence, le seul cadre possible de sa manifestation. [...]
Face aux guérisons prétendues miraculeuses, Pomponazzi développe une argumentation semblable à celle sur l'âme. Il part du principe qu'une altération des sens est nécessaire pour qu'une guérison s'effectue ; une transformation matérielle a forcément lieu puisque le malade fait l'expérience sensorielle de son changement d'état. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer une guérison: les hommes eux-mêmes qui ont le pouvoir de remédier à certains maux, ou la force de l'imagination individuelle capable d'effets matériels. Dans tous les cas, il faut une modification de la matière pour qu'un effet soit produit. [...] La nature devient le seul cadre intelligible possible [...]
Quelle part reste-t-il à Dieu, et comment le concilier avec ce naturalisme ? En bon aristotélicien, Pomponazzi s'appuie sur la division entre le monde des orbes célestes et le monde sublunaire. Le monde des sphères célestes, qui s'étend au-delà de la Lune, ne connaît pas les affres du temps et la nécessaire corruption des choses en devenir ; il est le lieu de l'éternité et de la perfection. [...] La nature corporelle des choses, par conséquent leur corruptibilité, sont absentes du monde céleste, espace de la divinité. Il est donc impossible d'imaginer un lien de causalité directe, producteur d'effet immédiat, entre les deux mondes. [...]
L'apport du philosophe padouan est décisif, malgré son créationnisme, car il annonce l'émancipation de la connaissance de la nature. [...] L'effet polémique n'est pas mince: "Ainsi c'est pour le peuple qu'on a inventé les anges et les démons, bien que leurs inventeurs sussent bien que leur existence est impossible." [Pomponazzi, Les causes des merveilles de la nature, 1556, ouvrage mis à l'Index en 1596] [...]
En Italie d'abord, surtout à Padoue, des disciples reprennent l'enseignement du maître, en prolongeant le travail entamé par des philosophies originales. Les naturalistes italiens les plus connus sont Francesco de Vicomercato, Bernadino Telesio, Giordano Bruno, Cesare Cremonini, et Giulio Cesare Vanini. [...] Les livres de Pomponazzi traversent les Alpes et rencontrent en France et en Hollande de multiples adeptes." (pp.188-191)
-Pascal Charbonnat, Histoire des philosophies matérialistes, Paris, Éditions Kimé, 2013, 706 pages.
"Une notion générale du matérialisme en philosophie sera opératoire si elle parvient à dégager une communauté conceptuelle parmi des auteurs pris à différentes périodes, employant ou non le terme "matérialisme". L'intérêt d'une telle définition est de rendre possible l'intelligibilité du cours historique qui lie des idées énoncées à diverses époques par différents auteurs. [...]
Pour rendre possible cette définition, il faut prêter attention à l'étymologie du mot "matière". Il est issu de materia, qui désigne, au XIIème siècle, la partie centrale de l'arbre, le tronc, duquel naissent les différentes ramifications et dont on fait les charpentes des maisons. La matière renvoie ici à cet élément fondateur ou originel, qui donne vie à un être ou un édifice. C'est l'indice qu'il y a dans le mot "matérialisme" un rapport particulier avec l'origine des choses. Nous faisons l'hypothèse que toute philosophie matérialiste se caractérise d'abord par la question de l'origine en général, au sens d'une recherche d'un principe explicatif premier et universel, lié ou non à une chronologie. La pensée matérialiste ne se satisfait pas des mythes forgés par les autorités ecclésiastiques. Elle demande: d'où vient la nécessité et l'ordre observés dans les phénomènes ? Dans cette perspective, elle cherche moins à décrire la nature de la substance matérielle qu'à rendre compte de son origine, c'est-à-dire de sa raison ultime. Le matérialisme ne propose pas de scénario concret sur la formation des choses, mais il recherche la source de l'intelligibilité à l'œuvre dans le monde." (p.37)
"Si l'on prend l'Univers pour objet de cette question de l'origine, deux réponses sont possibles. Ou bien la nécessité universelle s'explique de l'intérieur même du monde, ou bien elle résulte de l'intervention d'une entité extérieure. L'origine des choses dépend soit d'un processus immanent, soit d'une force transcendante. Ce type de réponse n'a qu'une valeur a priori, c'est-à-dire n'existe que sous la forme d'une thèse non validée par l'expérience. Mais, chacune des deux réponses, a une portée à la fois ontologique et gnoséologique. En effet, la recherche de l'origine exige de poser un principe expliquant, ou justifiant, toutes choses, aussi bien la réalité objective que la pensée subjective. La réponse matérialiste ne peut donc se réduire ni à une conception de l'être ("tout est matière"), ni à une théorie de la connaissance ("la réalité existe indépendamment de la pensée"). Elle est d'abord l'idée du développement immanent de l'univers et des êtres qui le composent." (p.38)
"Le matérialisme ne subsiste dans les sciences qu'à l'état de méthode, et non pas comme conception de l'origine, démarche non empirique par définition[...] Si la vision immanentiste d'une origine a priori définit le matérialisme philosophique, c'est la méthodologie immanentiste de la connaissance empirique qui définit le matérialisme des sciences. En effet, le savant suppose toujours que dans le contact avec les choses réelles elles-mêmes, ou dans l'expérience, il découvrira la validité de ses théories. Il ne cherchera pas ailleurs que dans l'objet étudié." (p.39-40)
"Le matérialisme ne se confond pas avec l'athéisme, qui n'en est qu'une conséquence." (p.40)
"De façon générale, après examen de l'ensemble de ses manifestations, la philosophie matérialiste peut se définir par la thèse suivante: l'être et l'intelligibilité du monde ont pour origine le libre et nécessaire développement d'eux-mêmes. Ils sont les seuls à pouvoir justifier de leur propre existence. Autrement dit, le matérialisme est une exigence absolue d'émancipation, un impératif qui lie chaque partie de l'être, tout en libérant la totalité d'une quelconque transcendance. C'est donc une notion qui reflète un certain état des rapports sociaux, se caractérisant par le besoin de contester quelque autorité. Le matérialisme est une idée et un idéal de la matière qui la conçoit comme pleinement capable, à elle seule, d'engendrer et d'élaborer les différents modes de l'être." (p.42)
"Faire le récit des différentes déterminations historiques d'une pensée ne veut pas dire réduire cette pensée à ces déterminations. C'est simplement montrer les conditions réelles qui ont rendu possible leur apparition, dans une relation de déterminations réciproques, sans préjuger d'un pouvoir spécial qui conférerait un surcroît de dignité ontologique, une surdétermination, à quelque portion du monde. Penser la détermination de façon matérialiste implique de ne pas hiérarchiser la nécessité naturelle." (p.43)
"Le poids des concepts philosophiques dans les changements sociaux est en général mince et ne concerne surtout que les couches les plus cultivées de la population. Reste qu'ils prennent place eux-mêmes dans la chaîne des déterminations, interagissant avec les autres maillons en fonction de leur étendue dans les consciences." (p.44)
"Toute critique des croyances est interdite au nom du respect des différences, sans qu'on s'inquiète du traitement que celles-ci imposent à la raison." (p.46)
"Au VIIIème siècle, les cités grecques connaissent un grand bouleversement avec la révolution économique des régions qui bordent la mer Égée. La production artisanale, les manufactures et le commerce enregistrent un développement sans précédent. Mais c'est surtout l'apparition de l'esclave dans les échanges marchands qui fait naître de nouveaux rapports sociaux (importance accrue des commerçants et artisans, bouleversements chez les paysans). Les vagues d'expansion coloniale, qui ont lieu entre le VIIIème et le VIème siècle et qui sont causées par les besoins du commerce et la poussée démographique, semblent être une conséquence de ce bouleversement. Le passage d'une économie fondée sur l'agriculture, avec une aristocratie à la tête politique des cités, à une économie fondée sur l'esclavage et le commerce (avec les troubles dans les cités qui en résultèrent et l'apparition des tyrans), est l'enjeu principal de cette révolution. Cette révolution économique bouleverse les cités, permet leur enrichissement et des améliorations dans de nombreux domaines, préparant ainsi le terrain aux premiers philosophes. Ce développement économique s'étend sur plusieurs siècles.
Pourquoi a-t-il lieu là et pas ailleurs ? L'ensemble égéen possède deux avantages décisifs sur les autres territoires qui l'entourent. Son domaine maritime facilite les transports et les échanges, car la navigation est à l'époque le moins coûteux et le plus efficace des moyens de communication. D'autres populations connaissent la même situation, comme les Phéniciens qui développent intensément le commerce. Mais les Grecs ont un autre atout, qui leur donne une avance incontestable. Ils accèdent à l'âge du fer directement, sans passer par un âge du bronze très marqué, ce qui leur permet une meilleure diffusion des grandes découvertes comme l'alphabet, la monnaie et les outils en fer. Ces deux conditions réunies font du monde grec le terrain le plus propice à la révolution économique esclavagiste en Méditerranée. Elles ont ainsi accompagné, du point de vue technologique, le développement des forces productives et l'enrichissement global observé.
Ce qui ressort de cette présentation succincte, en tant que première donnée marquante, et qui commande tout le reste de l'époque, est bien l'apparition d'une économie esclavagiste avec ses classes sociales correspondantes. Celle-ci s'avère être une source d'enrichissement considérable, dans un espace relativement restreint comparé aux empires orientaux. Difficile de dire à qui profite le plus cet enrichissement: aux commerçants et aux artisans, ou bien à l'aristocratie terrienne ? Y a-t-il émergence d'une classe nouvelle ? On peut supposer que les commerçants et les aristocrates se partagent les richesses selon des modalités et des activités variées. Mais la source de celle-ci demeure la même, celle d'un type de travail unique, qui en fait une classe unique: les esclavagistes. Il est en tout cas assuré qu'une classe vivant et profitant du travail des esclaves, et enrichie par cette exploitation, émerge vers le VIIIème siècle ; cette nouveauté dans les rapports sociaux, issue de la révolution, a des répercussions dans le domaine intellectuel. Nos philosophes naissent dans cette classe aux intérêts spécifiques, ou dans des milieux qui lui sont immédiatement liés.
Ces premiers philosophes, qui tentent de comprendre la nature à partir des seules ressources de la raison, sont davantage les enfants des richesses accumulées par les cités esclavagistes, que des descendants de l'idéal démocratique, partisans acharnés de la controverse raisonnée. L'attitude de Platon à propos des œuvres de Démocrite suffit à convaincre que la discussion argumentée, en vue de l'établissement de la vérité, est plus une figure de style pour les dialogues qu'une habitude réelle. Faire des principes démocratiques, inscrits dans quelques-unes des constitutions de ces cités, l'aiguillon pour expliquer l'émergence de la philosophie et des sciences en Grèce, revient à considérer les savants de cette époque comme des demi-dieux, au-dessus des besoins et des forces sociales de leur temps.
Mais cette révolution économique n'est pas une condition suffisante. D'autres facteurs interviennent, notamment le fait que cette révolution ait lieu dans une zone géographique proche des empires orientaux, qui a facilité la transmission des savoirs pratiques accumulés par ceux-ci. L'apport des sciences égyptiennes et mésopotamiennes est nécessaire aux premiers philosophes, dont les voyages dans ces contrées sont aussi célèbres que fréquents. Non seulement ils ne partent pas de rien, mais ils sont influencés par ces connaissances pratiques.
Autre facteur déterminant, ces savants vivent dans des cités, ces agglomérations humaines propres à cette époque que les historiens désignent par le terme de Polis. Dans une cité grecque de l'âge archaïque, les individus avec suffisamment de fortune ont une plus grande liberté que dans les grands Etats centralisés d'Egypte ou du Proche-Orient. Les sciences ne sont pas l'attribut d'une caste religieuse, qui maintient par là une domination sur le reste de la population. Ces cités sont plus jeunes et plus décentralisées que celles des empires orientaux ; elles ont gardé des restes de l'organisation communautaire primitive. Le partage des tâches concernant les sciences et les techniques y est beaucoup moins prononcé. Des hommes d'horizons variés peuvent s'y adonner, comme Thalès personnage économique et politique important. La cité est donc bien un facteur déterminant, mais paradoxalement, c'est grâce à l'aspect rudimentaire et éclaté de son organisation. Et s'il y a une plus grande liberté de parole et de débat en Grèce (relativement aux empires orientaux), c'est à cause de cette organisation particulière. Celle-ci permet à une catégorie d'hommes, comme les pythagoriciens, d'émerger, sans être constamment inquiétés, et de créer des écoles indépendantes d'une quelconque autorité centrale. La plus grande liberté des philosophes dans les cités grecques est donc due à une organisation sociale éclatée, et non à un prétendu fonctionnement démocrate, infirmé par les troubles incessants et les rivalités violentes de ce monde grec." (p.52-55)
"Thalès, originaire de Milet sur la côte ionienne, appartient à cette classe qui s'est enrichie durant la révolution économique. Il semble être d'abord un homme actif, à la recherche de la transaction commerciale fructueuse, et intriguant dans le jeu des alliances politiques entre les cités ioniennes pour faire face aux invasions perses. Les rares témoignages qui rapportent des anecdotes sur sa vie ne donnent pas de lui l'image d'un pur esprit, occupé à spéculer dans les plus hautes sphères, loin de son monde et de ses contemporains. Il est au cœur des préoccupations des membres de la classe dominante du VIème siècle avant J.C. Aristote (Politique, I) rapporte la façon dont il a joué sur les pénuries du marché de l'olive, pour accroître sa fortune. Anticipant une récolte abondante, il loue tous les pressoirs à bas prix, avant les producteurs d'huile. Il peut leur sous-louer au moment crucial, à un prix qui lui permet de réaliser un bénéfice confortable.
Mais l'homme n'a rien du commerçant borné, pour qui la vie est seulement un effort tendu vers l'accumulation inlassable de capitaux. Il fait de nombreux voyages, dans lesquels l'intérêt commercial doit se mêler à la curiosité scientifique. Il aurait rapporté la géométrie d'Égypte et des expéditions au Proche-Orient lui auraient donné accès aux connaissances astronomiques des mésopotamiens. Il représente un certain type d'homme de son époque, aux ambitions larges, tant économiques, politiques que scientifiques, partant à la conquête du monde méditerranéen. Il est probable que ces individus, à l'origine de la transformation en économie esclavagiste, soient le fondement de la puissance et du rayonnement grec. Thalès exprime sur le plan philosophique la naissance et les aspirations de cette classe sociale.
En effet, le point commun à tous les témoignages sur la pensée de Thalès réside dans cet esprit "physicien", qui s'applique à comprendre la nature par elle-même, et seulement par elle-même. Il entreprend de débarrasser le cerveau des vieilleries de l'antiquité profonde, de balayer mythes et dieux, et d'inaugurer une ébauche de rationalisme. Cette volonté n'est justement pas tombée du ciel, mais procède de raisons propres à l'histoire et à la société grecques. Étant donné le peu de sources dont nous disposons, il faut seulement supposer que cette rationalité nouvelle et les aspirations de la classe montante du monde égéen participent d'un même mouvement. En même temps que ces hommes conquièrent un monde, ils élaborent des théories, qui, à la fois, expliquent ce monde et encouragent ce mouvement d'expansion.
Or, la puissance de cette classe ne repose pas sur une centralisation des pouvoirs, comme pour les empires égyptiens ou mésopotamiens, mais sur un éclatement qui a suscité une plus grande répartition des richesses. Cette prospérité est en quelque sorte mieux partagée dans la cité grecque que dans les empires hiérarchisés d'Orient, c'est-à-dire qu'une couche étendue d'individus profite du commerce et des esclaves en Grèce, alors que les immenses richesses des empires coloniaux sont concentrées dans quelques mains, qui ne se soucient pas autant de les faire fructifier. Cet éclatement de la richesse, vecteur d'une volonté d'expansion et de conquête, se traduit par des réalisations brillantes dans tous les domaines, y compris celui qui nous intéresse, la philosophie de la nature.
Ces hommes ne sont pas écrasés par une autorité mi-humaine, mi-divine. Au contraire, ils ne cessent pas de se battre et de comploter avec leurs semblables, pour obtenir le contrôle politique d'une cité. Il semble presque naturel que leur philosophie de la nature exprime cette situation. Au fond, l'explication de la nature par la nature elle-même, sans recours à une quelconque entité supérieure, est la conséquence des rapports sociaux de la cité grecque entre le VIIIème et le Vème siècle avant J.C. Qu'ils soient aristocrates, commerçants ou artisans, ils sont en lutte pour conserver ou accroître leurs possessions. Ce combat est mené dans la cité, à l'échelle de rapports entre individus. Les anciens dieux et les vieux mythes, hérités des siècles passés, ne sont plus conformes aux nouveaux rapports sociaux: pour la classe dominante, durant cette époque de conquête, la richesse s'obtient désormais par l'activité humaine, par les ressources de chacun, non par ce que la tradition a fixé quand à la propriété des terres. Et pour une part importante de cette classe (celle qui vient de parvenir à la richesse), il est sans doute indispensable de condamner cette tradition, avec son cortège mythico-religieux, afin d'affirmer et d'assurer la nouvelle position acquise. Thalès exprime probablement cette nouveauté en termes philosophiques." (p.57-58)
"Le rationalisme de Thalès peut donc trouver sa raison dans cette tension des forces sociales de son époque. Mais en même temps il recèle une limite inhérente aux possibilités de son époque. Deux contraintes insurmontables conduisent ce rationalisme, malgré ses efforts, à retourner vers la figure du mythe. Primo, le faible développement des connaissances, essentiellement héritées de l'Égypte et de Mésopotamie, conduit à mêler l'explication de l'origine des choses avec celle de leur commencement spatio-temporel. Cette identité empêche de dépasser le plan des principes et de la plus grande généralité. L'eau est l'élément essentiel selon Thalès, mais il n'y a pas trace de théorie sur la façon dont cet élément interagit avec les choses pour les créer, autrement dit, il n'y a pas de système. Secundo, Thalès et la plupart des prédémocritéens sont tour à tour philosophe, géomètre, astronome, commerçant, législateur, etc. Ils ne sont donc pas spécialisés dans un domaine particulier, malgré l'étendue imposante de leur savoir, et recourent inévitablement à des abstractions pour statuer sur des questions où ils manquent d'éléments concrets. C'est pourquoi Thalès parle "d'âme" ou de "démons" dans les textes qui nous sont restés de lui. Il est bien sûr hors de question d'en faire reproche au philosophe grec, mais cela explique une indétermination que l'on trouve dans les restes de sa philosophie, ainsi que chez les autres prédémocritéens." (p.60-61)
"Dans la question, à cette époque identique, de l'origine et du commencement de la nature, le savant grec propose une théorie bien connue: toutes les choses commencent par le feu et y terminent. Le feu devient le principe-élément à l'origine de l'ordre universel. En effet, selon le rapport que les corps entretiennent avec lui, le feu organise les autres éléments essentiels de la nature. La terre provient d'une "condensation" du feu sur lui-même, tandis que l'eau est le fruit de l'action du feu sur la terre. A son tour l'eau se change en air, lorsque le feu cause son évaporation. Et tout ces éléments finissent par être détruits par le feu, lorsqu'un monde vient à disparaître.
La parenté avec les milésiens saute aux yeux: un élément tiré de la nature, le feu, explique à lui seul le monde. Il est principe en tant qu'il est à la fois cause première et effet dernier. Le feu est un état ultime de la matière, qui rend compte du reste du mouvement des choses. Il a délogé les dieux, comme l'eau chez Thalès, et instaure pareillement une théorie anti-mythologique.
La justification de cette théorie repose sur l'observation du devenir des éléments naturels. Ils sont pris dans un cercle où le feu est le début et la fin. Entre ces deux états, le feu engendre la terre, puis l'eau et enfin l'air. C'est une théorie primitive des changements d'état de la matière, avec l'idée latente que celle-ci est essentiellement la même, que son devenir est la cause de ses transformations. Tout s'explique donc à l'intérieur des choses réelles, ou des choses perceptibles.
Cette circularité est propre à Héraclite et le distingue d'une certaine linéarité de l'élément-principe de Thalès. Elle est un degré de complexité supplémentaire, franchi par ce matérialisme embryonnaire, qui saisit dans une géniale intuition, l'essence de tout devenir, et finalement de la dialectique en général. Le même se change en un autre, pour revenir à lui-même, à l'image de ce cercle héraclitéen entre le feu, la terre, l'eau et l'air. Aristote témoigne de cette spécificité lorsqu'il résume, dans son Traité du ciel [...] les différentes théories présocratiques sur l'origine du ciel. Elles se divisent en deux courants: le premier pense que le ciel est éternel, alors que le second le conçoit comme un être corruptible, soumis au devenir et à la destruction. Héraclite et Empédocle appartiennent au second courant. Pour eux, le ciel, comme toutes, doit mourir et renaître selon un processus éternel." (p.67)
"La linéarité et les identités stables sont du côté de la mythologie. Le matérialisme embryonnaire est donc le moment où apparaît la première forme de dialectique.
Il n'est pas anodin qu'un homme de ce temps en soit arrivé à cette découverte, étant entendu que sa préoccupation première est de comprendre la nature par elle-même. Un magicien qui effectue un saut dans le surnaturel, brisant ainsi la chaîne des causes, installe un fossé infranchissable qui interdit tout retour en arrière, et toute permutation des causes et des effets. L'identité du dieu ou de la force magique doit être stable, car le monde d'ici-bas ne peut se comporter à leur égard que comme effet. La linéarité et l'enchaînement mécanique des causes et des effets devient une nécessité pour sauver l'insurpassable dignité du divin. Mais pour celui qui veut comprendre le monde en son sein, la frontière entre cause et effet peut tomber ; la matière peut revêtir des états variés selon ses moments. Mais plus encore, l'identité des choses peut varier, comme on le constate expérimentalement, et devenir son autre ou son contraire. De l'autre côté, en revanche, comment un dieu pourrait-il prendre la place d'un mortel ? Ou comment les temps mythiques pourraient-ils revenir ? Grâce à ce matérialisme originel, il n'y a plus qu'un seul monde à étudier, ses parties se retrouvent à égalité, une dialectique est désormais possible. Encore faut-il qu'un savant se préoccupe des choses dans leur mouvement et dans leur devenir.
La dialectique héraclitéenne introduit une nouveauté radicale. Non seulement elle bouleverse l'ordre de causalité, mais surtout, elle montre qu'aucune identité n'est stable. Tout est en devenir. Il est impossible qu'une substance soit dans le même état à deux instants différents. Elle est soumise constamment à des forces contraires, qui la font se constituer et se désagréger en même temps. Héraclite ne donne pas qu'à penser la succession des choses dans le temps, il montre pour la première fois comment des contraires peuvent se tenir unis." (p.68)
"Démocrite produit un bouleversement philosophique en donnant naissance au premier matérialisme. Il tranche la contradiction dans laquelle ses prédécesseurs sont pris. Il n'est pas le seul à tenter ce dépassement car une tradition concurrente apparaît en même temps, avec Socrate comme premier représentant. Aux alentours de la seconde moitié au Ve surgissent deux courants, que l'on peut qualifier respectivement de matérialisme et de la mythologie philosophique. Démocrite et Socrate en sont les plus éminentes figures, mais la naissance s'est sans doute produite chez d'autres penseurs. Il faut en effet tenir compte de Leucippe, probable maître de Démocrite, et d'Anaxagore, celui de Socrate." (p.71)
"Démocrite est l'un des plus grands intellectuels de son temps, de par l'ampleur d'une œuvre qui couvre presque tous les domaines. Marx dit de lui qu'il est "le premier cerveau encyclopédique parmi les grecs" [...]. Cette envergure le place à la hauteur d'un Platon ou d'un Aristote, mais dont le temps n'a malheureusement rien conservé du contenu effectif de son travail. Seuls quelques témoignages nous indiquent, comme des ombres, la taille imposante de ce savoir encyclopédique. Dans les Vies [...] Diogène reproduit le catalogue des livres de Démocrite établi par Thrasylle. La liste comporte une soixantaine de titres, traitant de tous les sujets. [...] La haine que lui voue Platon est significative, car elle montre qu'il est un concurrent redoutable." (p.77)
"Cette période est [...] capitale pour la question philosophique qui nous occupe. Elle voit l'explication et la mise à nu des deux tendances en germe chez les prédémocritéens. Démocrite est l'auteur central, car il expose et explicite le premier le point de vue matérialiste de façon complète. C'est pourquoi nous parlons de "prédémocritéens". Mais si l'on se place du point de vue de la transcendance, on dit "présocratique" pour qualifier ces penseurs et faire de Socrate le pivot de la philosophie grecque. " (p.78)
"La voie choisie par Démocrite est celle de l'atome. C'est par ce concept que son matérialisme trouve un fondement, ou une réponse nouvelle à la question de l'origine des choses et à celle du commencement du monde. L'atome devient l'outil de la première théorie matérialiste, parce qu'il balaye les derniers vestiges mythiques et religieux, en les remplaçant par des phénomènes naturels. Mais surtout, l'atome permet de scinder le principe d'intelligibilité présent dans chaque chose, de la survenue effective du monde. Autrement dit, il effectue la distinction entre l'origine et le commencement." (p.79)
"L'atome n'est pas comparable aux principes éléments des milésiens, car il n'est pas une partie du monde. Il est présent partout et il est dans toutes choses, mais à une échelle différente que celle des phénomènes directement visibles à l'œil nu. L'eau, chez Thalès, est une partie de la nature qui explique la totalité. Ici les atomes sont toutes la nature, et toute sa raison." (p.79)
"Avec Anaxagore, la contradiction fondamentale se porte sur les rapports entre l'intellect et le corps. Ce dernier prétend qu'il y a une dualité intellect/corps, tandis que Démocrite affirme, peut-être pour la première fois, une égalité entre la pensée et le corps. Ce monisme, que l'on retrouve chez les matérialistes ultérieurs, est aussi une conséquence de la mécanique atomiste. L'atome est à la source de tout, notamment de l'intelligence et des sensations." (p.88)
"Le cadre de la cité se révèle trop étroit et source de conflits incessants. Les guerres entre les différentes ligues ont affaibli les cités. Aucune d'entre elles n'est parvenue à une complète domination des autres. La puissance athénienne est temporaire et elle n'est pas capable d'unifier toutes les autres cités en un ensemble homogène. La classe des riches propriétaires et des commerçants ne cherche pas l'élargissement de leur territoire respectif ; leur soif de richesses et d'honneurs a pour limite l'enceinte de la cité. Le monde grec est incapable de s'unifier et de dépasser le cadre initial qui lui a permis de réaliser sa force. Aussi, il ne résiste pas aux nouveaux Etats conquérants, que sont le royaume de Macédoine, puis l'Empire romain. Le déclin est donc le fruit d'une impossibilité, celle de la classe dominante des cités, qui ne peut pas concevoir son devenir dans un cadre différent que celui de la cité. Ce qui au VIIIème siècle le moteur d'un développement inédit, entre en contradiction au IVème avec les puissances émergentes, annonçant la fin de la cité.
Épicure produit sa théorie au début de cette période de déclin, ce qui explique pourquoi il est le second et dernier philosophe grec matérialiste à proposer une réponse à la question de l'origine. Ses héritiers et la tradition philosophique qui lui succède, sont nombreux et s'étendent jusqu'à la fin de l'empire romain. Aucun ne propose une théorie vraiment différente ou novatrice: ils font simplement œuvre d'interprète et d'exégète. Il semble donc que les possibilités de développement de la philosophie matérialiste, à cette époque, se soient taries avec le déclin de la cité grecque. Le monde romain n'a pas offert de nouvelles théories sur la question, à l'image de l'absorption de la culture grecque par l'élite romaine, qui s'est déroulée sans qu'elle ne créé de spécificités marquantes. Le monde antique paraît avoir atteint un seuil autour du IVème siècle, où les possibilités de la philosophie matérialiste (comme celles de sa rivale, avec Aristote) sont portées à leur maximum, en même temps que la cité grecque a exploré les dernières limites de ses capacités. Les feux se sont éteints ; les Lumières ne sont plus que des veilleuses, alors que l'empire vient au monde ; le christianisme ne peut avoir de meilleur exorde." (p.102)
"Les conditions d'existence des philosophes sont tout autant nécessaires que leurs textes, si l'on veut comprendre leurs théories et éviter de déformer le sens des mots par un regard exclusivement dirigé sur le papier. L'histoire et les aléas d'une vie révèlent une portion du cadre social et historique, indispensable à l'intelligence complète d'une philosophie." (p.103)
"La famille d'Épicure appartient à la noblesse athénienne (les Philaïdes), et comme d'autres dans tout le bassin méditerranéen, elle émigre à Samos en Asie mineure. Le père est directeur d'école et la mère effectue des rites propitiatoires à domicile, qui consistent à réciter des prières et des formules de purification dans les maisons. Certains supposent que l'activité de la mère serait responsable de l'opposition d'Épicure aux superstitions et à la religion. A dix-huit ans, il doit partir à Athènes pour y recevoir son éphébie, une sorte d'éducation civique et militaire d'une durée de deux ans. Pendant ce temps, sur ordre macédonien, les émigrés athéniens doivent quitter Samos, ce qui oblige sa famille à s'installer à Colophon. Épicure les y rejoint pour devenir maître d'école. [...]
Diogène Laërce rapporte qu'Épicure aurait découvert la philosophie au hasard de la lecture d'un ouvrage de Démocrite. Il incite alors ses trois frères et son esclave Mys à pratiquer la philosophie et commence ainsi à bâtir sa doctrine." (p.103)
"Épicure débute son enseignement philosophique à Mytilène, toujours sur la côté égéenne de l'Asie mineure, qu'il poursuit à Lampsaque, où il devient véritablement chef d'école. Il semble que l'élaboration des bases de sa doctrine date de cette période, ainsi que le rassemblement autour de lui de plusieurs disciples fidèles. Finalement, il s'installe à Athènes vers 306-307, alors que les péripatéticiens d'Aristote en ont été chassés à la même période. Selon Diogène il est l'auteur de plus de trois cents ouvrages, aux thèmes variés, dont le plus connu est son monumental Sur la nature de trente-sept livres, mais il ne nous en est rien parvenu. Cette œuvre en fait l'un des penseurs incontournables de son temps, à l'égal de Démocrite, au moins pour ce qui est de l'étendu de ses objets d'étude. Ce caractère encyclopédique est le premier point commun entre les deux atomistes, qui reflète leur même effort pour montrer que le travail de la raison s'étend à tous les domaines. [...]
L'école d'Épicure acquiert sa renommée à Athènes, où son fondateur demeure jusqu'à la fin de ses jours. Elle s'organise autour du jardin qu'achète Épicure à son arrivée, dans lequel se réunissent les élèves et le maître. Une inscription figure à l'entrée: "Ici tu demeureras dans le bien-être. Ici le bien souverain est le plaisir." Les femmes y sont reçues comme les hommes, ce qui est une exception notable dans le monde grec. A sa mort, le testament du maître affranchit ses esclaves et lègue le jardin au premier successeur, Hermarque de Mytilène, qui inaugure la liste des multiples scolarques ultérieurs.
Épicure meurt en 271, mais sa philosophie perdure à travers un courant de pensée qui se prolonge jusqu'à la fin de l'empire romain. L'épicurisme se répand dans le monde romain, notamment par l'intermédiaire de deux de ses plus grands représentants (les seuls que nous connaissons aujourd'hui), Lucrèce et Philodème. Ils ne bouleversent pas la théorie, ce sont d'abord des interprètes fidèles du texte et de l'esprit d'Épicure. Ainsi, ils perpétuent sa mémoire en défendant ses conceptions matérialistes contre différents adversaires. Finalement, lorsque les chrétiens obtiennent le pouvoir, et que l'Europe s'enfonce dans le moyen âge, l'épicurisme s'éteint faute de successeurs, vaincu par la réaction intellectuelle qui s'annonce avec le christianisme." (p.104-105)
"Rien n'indique [qu'Épicure] soit le partisan d'un courant politique particulier, qu'il ait des idées tranchées sur la question de la démocratie, ou même qu'il se soit engagé dans un camp." (p.105)
"Avec l'expression "ce qui apparaît", Épicure désigne un embryon de ce que la science moderne appelle l'expérience. En effet, derrière les sensations, il y a un effort pour comprendre ; la connaissance n'est pas ici le fruit d'une simple impressions des données sensibles. Les sensations sont un critère qui accompagne le travail de la pensée, qui n'est bien sûr nullement absent. C'est donc une véritable théorie de la connaissance que produit Épicure, et c'est là son apport décisif comparé à Démocrite. Elle repose sur une atomistique similaire, mais elle est un approfondissement nouveau de la conception matérialiste de la nature. Elle étend l'indépendance de la nature jusque dans son mode de compréhension: non seulement la nature doit s'expliquer par elle-même, mais elle doit l'être entièrement, par le moyen de la perception et de la pensée humaines, à toutes les échelles de ses manifestations. Rien en elle n'est inaccessible à la connaissance, même l'insensible. Démocrite pose une barrière entre la vérité de l'essence atomistique et le reste du monde ; Épicure abolit cette frontière et permet à la connaissance de saisir la vérité en chacun des degrés de la nature. La où Démocrite laisse subsister des zones insaisissables au savoir, Épicure les libère en fondant leur vérité sur les sensations.
Épicure élabore donc le premier empirisme matérialiste. Il affirme que la vérité d'un contenu scientifique tient sa légitimité des sensations, dans la mesure où elles sont un outil de discrimination entre les propositions en accord avec le perçu et celles en désaccord. Grâce à l'analogie, ce critère de vérité s'applique aussi à ce qui échappe au champ de l'expérience possible, l'inévident. Cet empirisme est un acquis important pour le courant matérialiste à venir, puisqu'il devient une constante chez les successeurs." (p.115)
"La compréhension de l'immanence permet de réconcilier le sujet avec la nature, en démontrant qu'ils sont déterminés par le même corps de lois." (p.120)
"Diogène raconte qu'Épicure serait venu à la philosophie en raison de l'incapacité de ses maîtres à expliquer le passage concernant le chaos chez Hésiode." (p.122)
"Épicure ne conteste pas l'ordre social incarné par les religieux. Son éthique est un repli vers une sagesse individuelle. Ou bien n'Est-ce qu'un masque pour Épicure, qui lui évite la répression et le bannissement. Une opposition publique aux cultes vaudrait une condamnation sévère de l'ordre aristocratique." (p.128)
"Les épicuriens sont d'abord des intellectuels, liés aux couches dominantes, nullement subversifs, dont les activités et l'idéal ne tournent pas autour d'ambitions politiques ou sociales. Ils sont avant tout dépendants des subsides de leurs mécènes, qui, par leur appartenance sociale, fournissent un cadre quelque peu obligé à leur pensée politique." (p.130)
"De rerum natura est l'œuvre la plus intacte et la plus riche de tout le matérialisme antique. La vie de son auteur est peu connue. Il est l'un des premiers romains à défendre la philosophie épicurienne, au moment où l'empire commence sa lente décadence, au début du Ier siècle avant J.C. Il est lié au milieu aristocratique par au moins une relation d'amitié avec Memmius, proche de César. C'est un homme cultivé qui a sans doute écrit plusieurs poèmes, et qui doit certainement entretenir des relations avec Cicéron." (p.131)
"Le stoïcisme n'est pas un matérialisme, parce que l'origine prend la figure d'une intelligence ordonnatrice. Il ne suffit pas d'affirmer que tout est corporel pour être matérialiste, il faut encore que l'ordre du monde demeure dans le cadre de l'être, c'est-à-dire qu'un passage du non-être à l'être soit interdit.
Or, les stoïciens entretiennent une ambiguïté sur cette question, en enfermant leur réponse dans une contradiction. Le démiurge n'est que matière (une sorte de fluide), soit sous la forme du feu originel précédant la naissance du monde, soit sous la forme de l'intellect présent en toutes choses, quand le monde est créé. Il est donc soit la totalité de l'être, quand il est le feu primordial, soit une partie de l'être, quand il est le principe actif du monde. Le principe passif, la matière brute, dont il est l'auteur, provient donc d'un non-être ; en effet, il n'existe pas avant l'intervention divine (puisque à ce moment Dieu est tout) et il apparaît après, comme un support du développement divin. La persistance d'un passage du non-être à l'être, de façon implicite, amène le stoïcisme à une contradiction, où Dieu est à la fois le tout et une partie de l'être, ce qui en fait une véritable philosophie de la transcendance." (p.138)
"L'empire trouve dans le christianisme une idéologie adéquate à ces temps de troubles et de régression économique. Ce monothéisme offre aux empereurs un expédient idéologique pour affermir leur autorité et tenter de maintenir l'unité d'un immense territoire. Le christianisme est mieux adapté que le paganisme au besoin de centralisation, dans la mesure où il fait de l'empereur l'incarnation de la providence divine." (p.143)
"Les trois ensembles politiques répartis autour de la Méditerranée, malgré leurs fortes particularités, possèdent un point commun dans le fonctionnement de leur infrastructure économique. Dans chaque cas, les surplus économiques générés par les activités productrices sont accaparés par un nombre restreint d'individus: essentiellement une aristocratie guerrière et foncière, entourée par un personnel religieux. Ce point est capital, car il conditionne la manière d'octroyer des subsides aux domaines intellectuels, et donc l'éventail des possibilités pour un intellectuel de trouver des ressources. La différence avec le monde antique est évidente. L'éventualité d'une simple autonomie vis-à-vis d'une quelconque autorité n'est plus envisageable." (p.154)
"Le terme "averroïste" est une invention de l'orthodoxie, qui cherche à appuyer ses réfutations en frappant les esprits, par l'évocation d'une religion ennemie et étrangère. [...]
Que reproche-t-on à Siger [de Brabant] et à ses disciples ? En 1270, Thomas d'Aquin, dans De unitate intellectus contra averroistas, livre le premier assaut pour défendre sa vision de l'orthodoxie. Afin de confondre les hétérodoxes, il leur attribue une attitude intellectuelle infamante, présentée plus tard comme la doctrine de la double vérité. Elle résume la duplicité dont se rendent coupables les averroïstes: ils défendent l'opinion des philosophes contraire à la foi, en l'occurrence l'unité de l'intellect humain, mais ils ajoutent, lorsque leur exposé est terminé, que cette opinion est en contradiction avec l'orthodoxie et qu'il faut donc la refuser au profit de cette dernière. Thomas d'Aquin leur reproche de soutenir une chose et son contraire, par conséquent de cacher leur infidélité derrière une déclaration de principe mensongère. L'averroïsme est né. Il reçoit un contenu doctrinaire le 10 décembre 1270, par la condamnation de 13 propositions attribuées au camp de Siger. [...] L'averroïsme latin est donc défini par les purges successives de l'Église, qui donnent un nom et un contenu à son opposition." (p.164-165)
"Le Defensor Pacis remet en cause le cœur de la puissance de l'Église, son pouvoir temporel. La papauté ne devrait plus chercher la domination politique, ni posséder de richesses. Elle devrait se contenter des subsides du peuple, tout en reconnaissant sa souveraineté en matière politique. Il ne lui reste que l'autorité spirituelle, capable d'interpréter le dogme, dans la mesure où le pape ne poursuit pas des fins matérielles. Quant à l'hérésie et à l'infidélité, elles ne devraient pas être punies par la force physique, puisqu'elles seront jugées à la mort de leur auteur. Le prêtre doit renoncer à l'Inquisition et n'avoir plus qu'un rôle de prévention. Cette critique de l'orthodoxie est plutôt audacieuse, en tout cas risquée, car elle conteste les conditions d'existence de son pouvoir." (p.167)
"Après avoir étudié la théologie, Nicolas d'Autrécourt (1295/1298-1369) devient enseignant à la faculté des arts de Paris. A l'initiative de Benoît XII, la justice papale l'inquiète en 1340, en le convoquant en Avignon, sans doute juste après la parution de son traité Exigit ordo. Il doit répondre de ses prises de positions, devant une commission qui inspecte chacun de ses textes. L'examen inquisitorial dure six années, durant lesquelles Nicolas est emprisonné. Finalement, il se rétracte et accepte de condamner quelques propositions tirés de ses œuvres et de ses cours. Le 20 novembre 1347, la sentence tombe: interdit de séjour et d'enseignement à Paris, il est condamné à brûler ses œuvres et perd son titre de maître en théologie. Il termine sa vie à Metz, reclus, comme doyen du chapitre de la cathédrale. La censure catholique ne nous a laissé que peu de ses textes. Seuls subsistent un traité philosophique, Exigit ordo (commencé vers 1330), une dispute sur la vision béatifique, et trois lettres de sa correspondance. [...]
Nicolas commence son traité par un postulat ontologique: l'éternité des éléments du monde malgré les changements de surface. Cette éternité va de paire avec la perfection propre à chaque chose: la nature est bonne et parfaite. D'emblée la division aristotélicienne, entre les mondes terrestres et célestes, entre le corruptible et l'incorruptible, est niée au profit d'une réconciliation de la nature avec elle-même. L'éternité et la perfection descendent sur Terre et deviennent la qualité première de toutes choses. Cette conception est un véritable synonyme de l'immanence épicurienne. [...]
Nicolas pose comme principe qu'une cause ne peut produire qu'un seul type d'effet. Deux causes différentes ne peuvent pas produire un même effet, même si elles peuvent agir ensemble. Deux conséquences découlent de ce postulat. D'une part le libre-arbitre devient impossible, en particulier le divin, car il implique la possibilité de réaliser des effets opposés. Or, aucune volonté n'est capable de produire des effets différents. D'autre part, Dieu ne peut être la cause de toutes les choses, puisqu'une cause ne peut pas être responsable de tous les effets. On imagine facilement le scandale qu'a pu susciter une telle thèse." (p.170-171)
"Amorcés dès le XIVème, des bouleversements économiques et sociaux de grande importance se déroulent en Europe occidentale durant les XVème et XVIème siècles. Une nouvelle société et de nouveaux rapports de production sont en train de naître et de renverser les vieilles habitudes du moyen âge. Les villes connaissent un essor inédit, correspondant à l'affirmation d'une bourgeoisie, petite et grande, qui conquiert peu à peu tous les rouages économiques. Les campagnes sont progressivement distancées, malgré les résistances nobilitaires, vouées à l'échec, face à ses deux ennemis mortels: la puissance de l'argent, dont la vieille noblesse manque de façon chronique, et la puissance du monarque, qui n'a de cesse de faire rentrer dans le rang l'aristocratie guerrière récalcitrante. La naissance du capital et de l'Etat annonce l'agonie de la féodalité. Les activités intellectuelles ne sortent pas perdantes de cette métamorphose, puisqu'elles perçoivent leur part de l'accroissement général des richesses caractérisant cette période.
La conséquence la plus importante de ces transformations sociales, dans le domaine intellectuel, est l'augmentation des ressources, tant financières que commerciales, dans certaines zones privilégiées. Au cours de ces deux siècles, apparaissent des ensembles de développement urbain, bien localisés, dont la prospérité repose principalement sur le commerce et les activités bancaires. Les principales zones se répartissent ainsi (par ordre décroissant d'importance): le nord de l'Italie avec ses multiples et riches cités ; le nord européen avec pour centre la Flandre et en périphérie Paris, Londres, et les Pays-Bas ; le sud de la péninsule ibérique autour de Lisbonne et de Séville ; et le centre européen avec les grandes villes de l'empire comme Vienne ou Nuremberg. Malgré les aléas, tous ces espaces connaissent un développement urbain sans précédent, causé par la hausse des échanges commerciaux et financiers.
Certaines de ces villes, d'abord les plus riches et les plus puissantes, tendent à davantage d'autonomie vis-à-vis des puissants traditionnels que sont le Seigneur et l'Église. Les villes du nord de l'Italie se constituent en véritables cités-Etats, indépendantes, parfois en concurrence ouverte avec Rome comme pour Venise. Ce développement autonome des villes se retrouve en Italie, en Flandre et en Allemagne, où un Etat central ne parvient pas à s'imposer. Ailleurs les royautés organisent leur contrôle, en créant un embryon d'administration, mais elles doivent aussi leur concéder certaines prérogatives pour éviter la confrontation. Finalement, dans chacun de ces espaces urbains, les bourgeois obtiennent à un degré ou à un autre une relative indépendance, nécessaire à leur épanouissement, rendue possible par l'absence ou la faiblesse du pouvoir central. Parce que les autorités royales n'ont pas les moyens de s'imposer partout dans leur royaume, et parce que certaines régions leur échappent, la bourgeoisie peut croître et prospérer, jusqu'au moment où elle est assez forte pour s'allier avec le futur monarque. Cette tendance générale vaut pour l'ensemble de l'Europe occidentale.
Où la bourgeoisie a-t-elle trouvé les ressorts de sa croissance ? Et comment les a-t-elle utilisés ? Née dans les villes du moyen âge, elle s'est ramifiée dès le XVème siècle ; à côté des grands marchands et des riches artisans, vivent de petits bourgeois, boutiquiers et autres petits artisans. Parmi les marchands européens, les italiens arrivent largement en tête, non seulement parce qu'ils contrôlent géographiquement les échanges avec l'orient, mais aussi parce qu'ils ont essaimé des succursales commerciales dans les autres royaumes. Ils ont par exemple la maîtrise de tout le commerce extérieur du royaume de France. Le grand bourgeois de l'époque est un marchand-banquier, qui passe des ordres commerciaux et financiers dans toute l'Europe, et qui se fournit sur les continents les plus éloignés. L'exploration et la conquête de nouvelles terres, en Amérique, en Afrique et en Asie, offrent des perspectives d'enrichissement colossales. L'essor commercial européen pousse les aristocraties à s'engager dans l'aventure coloniale, cette dernière alimentant à son tour la prospérité des échanges et des fortunes. La bourgeoisie naissante est à la fois cause et conséquence de ce pillage mondialisé: l'impulsion donnée aux échanges en Europe met en appétit les conquérants aristocrates ; en même temps, les retombées du vol, de l'esclavage et de l'exploitation des peuples indigènes nourrissent les livres de compte des hommes d'affaires.
Les richesses extorquées ne passent que peu de temps entre les mains des aristocrates, pourtant détenteurs officiels des terres et des hommes conquis. L'ampleur de leurs besoins n'a d'égale que la faculté prodigieuse d'accumulation de leurs fournisseurs. Construire un Etat est coûteux. Quand il ne faut pas lever une armée pour rétablir l'autorité royale dans une province rebelle, les rigueurs du protocole et le faste d'une cour engloutissent une bonne part des recettes. De manière générale, l'aristocratie royale bénéficie de l'enrichissement de la bourgeoisie, en lui empruntant sa part, parfois gratuitement, et en percevant des impôts sur les échanges. Le marchand n'a pas vraiment le choix de prêter ou non au premier seigneur du royaume, étant donné qu'il ne peut rien contre la force des armes qui lui saisirait sinon sa vie, du moins ses biens. Mais les fortunes prêtées ou concédées, si vite qu'elles soient avalées, scellent l'alliance entre le monarque et la bourgeoisie ; les deux partis y trouvent leur compte. Pour s'affirmer, la royauté tend à centraliser les pouvoirs autour d'elle et à étendre son autorité sur l'ensemble du royaume. Les conflits avec les seigneurs locaux ne manquent pas, mais ils sont toujours vaincus par la capacité de mobilisation, matérielle et financière, du pouvoir central aidé par les villes. Les rapports de classes propres à cette période sont donc contradictoires: d'un côté, le contrôle lâche de l'aristocratie sur les villes permet à la bourgeoisie de s'affirmer, et de l'autre, la royauté cherche à imposer sa prééminence sur la totalité du territoire, en réduisant les poches féodales d'insoumission.
Dans ces conditions, l'Église catholique, en tant qu'émanation de la vieille féodalité, doit lutter pour maintenir sa puissance, tant sur le plan matériel que spirituel. Elle résiste aux nouveaux courants sociaux qui brisent les anciens cadres, en cherchant de nouvelles voies pour s'exprimer. De façon générale, Rome est confrontée à des rivalités et à des souhaits d'émancipation. Elle doit d'abord faire face à la grande vague de contestation religieuse qu'est la Réforme, débutée dans la zone du nord de l'Europe. L'omnipotence catholique est remise en cause avec Luther et Calvin qui se posent comme des concurrents crédibles à la papauté romaine. Ce ne sont plus de simples hérétiques car ils trouvent de solides protecteurs, agacés de la tutelle pontificale. D'autre part, des princes et des monarques, dans leur quête centralisatrice, se heurtent aux prétentions romaines d'avoir prise sur les affaires politiques et économiques de toute la chrétienté. Ainsi une bonne partie de l'Europe du nord se désengage progressivement du catholicisme pour fonder de nouvelles Églises, réformées sur le dogme, et surtout inféodées au seul souverain local. Même dans les pays demeurés catholiques, le pouvoir du pape ne s'impose pas aussi facilement qu'avant. La république de Venise, par exemple, gagne son indépendance malgré l'hostilité de Rome grâce à sa puissance maritime et commerciale exceptionnelle. Elle se dote d'un régime oligarchique, dans lequel une aristocratie se partage le pouvoir avec le doge, monarque élu à vie. L'influence catholique y est réduite à la sphère spirituelle et aux intrigues diplomatiques.
L'émergence conjointe de la bourgeoisie et de l'Etat centralisé conduit à une remise en cause du pouvoir temporel de la papauté. Ce dernier concurrence directement les monarques sur leurs territoires, par les décrets pris à Rome, valablement universellement devant la souveraineté aristocratique. En même temps, les catholiques se sont toujours montrés méprisants vis-à-vis des activités financières, reléguant les marchands à une place subalterne, malgré la création d'un véritable marché des indulgences. La puissance économique de l'Église repose sur d'immenses propriétés foncières, disséminées dans toute l'Europe occidentale, qu'elle fait fructifier à la manière féodale par l'exploitation des terres et des serfs. Les activités commerciales et bancaires lui sont étrangères, ce qui contribue à agrandir le fossé qui la sépare de la bourgeoisie. La puissance ecclésiastique s'oppose donc naturellement aux nouvelles forces sociales, le capital et l'Etat, qui lui démontrent sans ménagement que son règne ne peut plus concerner que les esprits.
Dans la sphère intellectuelle, ces différents changements ont comme première conséquence d'accroître les besoins scientifiques et techniques. De nouvelles connaissances sont nécessaires aux explorateurs, pour naviguer loin et longtemps, aux grands marchands, pour organiser des comptabilités complexes, et aux artisans, pour fabriquer de nouveaux navires et des armes plus puissantes. Ces progrès sont à leur tour générateurs de découvertes, lorsque les conquistadors ramènent des espèces végétales et animales inconnues, lorsque les guerres conduisent à des découvertes en médecine, et lorsque divers procédés de fabrication sont améliorés suite à la hausse des échanges. La connaissance est donc stimulée par les nouveaux besoins de l'Etat monarchique en formation et de la bourgeoisie marchande. De façon sensible, les anciennes certitudes sur la nature et les hommes sont remises en question par la découverte des nouveaux mondes, ainsi que par l'affirmation de nouveaux types sociaux. L'orthodoxie n'est plus seulement la cible de quelques marginaux, mais de tous les courants transformant la société.
Second effet des bouleversements, des espaces de liberté se forment pour les intellectuels dans les quelques lieux où les circonstances sont favorables. L'Église n'est plus la seule voie pour une carrière intellectuelle, bien qu'elle ait encore le monopole de la formation élémentaire et secondaire. Certaines universités et certaines cours, de petits ou de grands aristocrates, offrent des subsides à des hommes de lettres et de sciences, en dehors du contrôle de l'institution religieuse. Si des entités extra-ecclésiastiques peuvent se permettre d'entretenir ces individus improductifs, en plus des traditionnels hommes d'armes et de cour, c'est grâce à l'augmentation des ressources dans les classes dirigeantes, consécutive au développement commercial et financier. La prospérité économique permet de dégager les surplus indispensables pour assurer la pitance du savant. Cet enrichissement profite surtout à la classe montante, la haute aristocratie et la bourgeoisie, qui peut désormais se payer le luxe d'avoir son philosophe." (p.175-179)
"La nouveauté passe aussi par la redécouverte des auteurs antiques, des païens à qui l'on fait confiance pour donner le véritable accès au savoir. Cette renaissance d'intérêt pour la culture gréco-latine révèle une quête de savoirs nouveaux et le délaissement du carcan scolastique. La redécouverte des textes anciens dans les milieux cultivés marque ainsi un dégoût et une perte de confiance dans l'Église catholique. Les rivalités de pouvoir dans la haute hiérarchie, le goût du luxe, la recherche toujours plus grande de revenus monétaires, les mœurs décadentes de certains membres du clergé, conduisent à une désaffection du catholicisme chez certains intellectuels." (p.180)
"L'université de Padoue, passée sous le contrôle de la république de Venise, est le plus brillant de ces espaces de liberté, sans doute le plus important en taille et en longévité. L'aristocratie vénitienne contrôle son fonctionnement, par la nomination des professeurs et la surveillance des étudiants. La liberté ne s'entend donc que relativement, comme privation de l'ingérence pontificale dans les affaires universitaires. Celle-ci n'est toutefois pas complète, car il y a tout de même des représentants de l'inquisition à Padoue. Mais ceux-ci sont dépendants, en dernier ressort, des autorités vénitiennes, lorsqu'il est question, par exemple, d'expulser un individu pour le juger à Rome. Le prestige de cette université s'étend à toute l'Europe, point de passage obligé dans la formation des savants de haut niveau, désireux de connaître les dernières avancées. Réputée en médecine, dotée d'un jardin de botanique en 1545, toutes les grandes figures de la science européenne passent par cette université (Copernic, Bruno, Galilée, Vésale, etc.). Sans la puissance économique et politique de Venise, Padoue n'aurait pas mené si loin le savoir, ni abrité des naturalistes comme Pomponazzi. La mise à distance de l'influence romaine s'est révélée libératrice pour le développement de la connaissance.
L'aménagement de ces enclaves de liberté recouvre aussi une dimension sociale. La société du moyen âge offre traditionnellement une seule alternative aux intellectuels: le clergé bien sûr, ou le service diplomatique des rois. A partir du XVème siècle, apparaît une troisième voie avec la possibilité de vivre d'un métier à mi-chemin entre l'artisanat et la profession libérale. Le médecin (enseignant ou praticien), le juriste et l'imprimeur parviennent peu à peu à vivre de leurs savoirs, grâce au développement urbain qui leur donne les clients, les étudiants, les charges ou les commandes nécessaires à leur survie. Ce sont souvent des hommes de terrain, pragmatiques, attachés à leur indépendance, parfois inquiétés par l'Église, comme Étienne Dolet brûlé en 1546 pour avoir publié Rabelais et Érasme. Eux aussi, dans l'ensemble, en viennent à une forme de naturalisme, dicté par leur goût de l'observation et par l'habitude des situations concrètes. Ils sont avant tout des disciples, qui relayent l'enseignement des grands maîtres, comme Pomponazzi, Erasme, Cardan et d'autres. Ces intellectuels "à leur compte" constituent le terreau social qui porte la contestation des anciens modes de pensée. Leur influence est décisive, parce qu'elle transmet les changements de mentalité au cœur des villes, comme la médiation entre le sommet et la base." (p.181-182)
"Le premier naturalisme a pour cœur une vision désacralisée de la nature, appuyée sur une physique en pleine mutation rejetant les concepts scholastiques. [...] A Padoue, mais aussi dans quelques autres villes d'Europe occidentale, plusieurs savants se distinguent par un effort de naturalisation des théories, avec comme corollaire leur adéquation à l'observation et l'expérience. Ils poursuivent cet objectif à travers le retour direct aux œuvres grecques, sans le filtre de la tradition chrétienne qui a volontairement interprété les philosophies païennes selon ses dogmes. Ainsi, la faculté des Arts de Padoue obtient du sénat vénitien, en 1497, la création d'une chaire destinée à l'enseignement des textes d'Aristote dans leur langue d'origine. Tout un courant de philosophes physiciens, en majorité italiens [...] se constitue à côté de l'orthodoxie scolastique et réussit pour la première fois à maintenir une opposition intellectuelle sans être étouffé immédiatement." (p.187)
"La figure initiatrice de ce courant est sans conteste Pietro Pomponazzi, médecin, philosophe, professeur illustre des universités italiennes [...] professeur de philosophie naturelle à Padoue, de 1488 à 1509. Il change d'université et, après un passage à Ferrare, il enseigne à Bologne, où il publie différents traités qui scellent sa renommée et sa disgrâce aux yeux du clergé. Niant l'immortalité de l'âme, réfutant le caractère surnaturel des prodiges et des miracles, la justice papale l'inquiète tout au long de sa vie. Le clergé de Venise brûle publiquement l'un de ses livres en 1516 [...]
Le professeur padouan se fait remarquer dès 1516 avec la publication de son De Immortalitate animae, où il discute la possibilité pour l'âme de prétendre à l'immortalité. [...] L'âme, certes forme suprême des êtres de la création, n'est pourtant pas capable d'exister sans le corps. Grâce à son pouvoir de connaissance, elle atteint l'essence des choses, l'universalité de chaque forme, c'est-à-dire la seule immatérialité accessible aux hommes, le savoir. [...] En dehors de la nature, c'est-à-dire dans la mort, l'âme perd son lieu naturel d'existence, le seul cadre possible de sa manifestation. [...]
Face aux guérisons prétendues miraculeuses, Pomponazzi développe une argumentation semblable à celle sur l'âme. Il part du principe qu'une altération des sens est nécessaire pour qu'une guérison s'effectue ; une transformation matérielle a forcément lieu puisque le malade fait l'expérience sensorielle de son changement d'état. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer une guérison: les hommes eux-mêmes qui ont le pouvoir de remédier à certains maux, ou la force de l'imagination individuelle capable d'effets matériels. Dans tous les cas, il faut une modification de la matière pour qu'un effet soit produit. [...] La nature devient le seul cadre intelligible possible [...]
Quelle part reste-t-il à Dieu, et comment le concilier avec ce naturalisme ? En bon aristotélicien, Pomponazzi s'appuie sur la division entre le monde des orbes célestes et le monde sublunaire. Le monde des sphères célestes, qui s'étend au-delà de la Lune, ne connaît pas les affres du temps et la nécessaire corruption des choses en devenir ; il est le lieu de l'éternité et de la perfection. [...] La nature corporelle des choses, par conséquent leur corruptibilité, sont absentes du monde céleste, espace de la divinité. Il est donc impossible d'imaginer un lien de causalité directe, producteur d'effet immédiat, entre les deux mondes. [...]
L'apport du philosophe padouan est décisif, malgré son créationnisme, car il annonce l'émancipation de la connaissance de la nature. [...] L'effet polémique n'est pas mince: "Ainsi c'est pour le peuple qu'on a inventé les anges et les démons, bien que leurs inventeurs sussent bien que leur existence est impossible." [Pomponazzi, Les causes des merveilles de la nature, 1556, ouvrage mis à l'Index en 1596] [...]
En Italie d'abord, surtout à Padoue, des disciples reprennent l'enseignement du maître, en prolongeant le travail entamé par des philosophies originales. Les naturalistes italiens les plus connus sont Francesco de Vicomercato, Bernadino Telesio, Giordano Bruno, Cesare Cremonini, et Giulio Cesare Vanini. [...] Les livres de Pomponazzi traversent les Alpes et rencontrent en France et en Hollande de multiples adeptes." (pp.188-191)
-Pascal Charbonnat, Histoire des philosophies matérialistes, Paris, Éditions Kimé, 2013, 706 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Ven 10 Mai - 17:33, édité 3 fois