https://philonsorbonne.revues.org/144
"L’intellectualisme au sens large désigne toute doctrine philosophique issue de l’idéalisme kantien et, plus loin, cartésien, le plus couramment pratiquée par une famille de penseurs différents – comprenant non seulement Descartes, Kant, Alain et Lagneau, Lachelier, Brunschvicg, Lachièze‑Rey, mais aussi une psychologie rationaliste et intellectualiste encore dépendante du schéma et de la psychologie kantiens des facultés – qui a tendance a croire que « le sujet méditant puisse absorber dans sa méditation ou saisir sans reste l’objet sur lequel il médite, notre être se ramener à notre savoir »9, bref toute doctrine qui a tendance à réduire l’existence à la pensée, l’objet de la connaissance au sujet de la connaissance.
L’intellectualisme au sens restreint n’est que l’adversaire apparent de l’empirisme et plus généralement du réalisme : la position inverse et symétrique à celle qui s’exprime surtout dans la science mécaniste physicaliste des XVIIe et XVIIIe siècles « selon laquelle les consciences sont insérées dans le tissu du monde objectif et des événements en soi » et qui engendre la perception à partir d’un « univers, c’est-à-dire d’une totalité achevée, explicite, où les rapports soient de détermination réciproque »."
"Il est intéressant de noter qu’à son origine même, la tentative entreprise par Merleau-Ponty de réfléchir-sur-l’irréfléchi, en tant que tentative de sortir de la philosophie traditionnelle – issue de l’idéalisme kantien et plus loin cartésien (et plus loin encore platonicien) et de dépasser la tradition rationaliste en général, a été envisagée et reçue avec suspicion et méfiance. On se rappelle à cette égard, qu’en 1946, lors d’une séance de la Société française de Philosophie où Merleau-Ponty présentait et défendait les principales thèses et idées exposées dans la Phénoménologie de la perception, il avait à se défendre contre l’accusation, récurrente, d’être « allé trop loin » dans la critique de l’intellectualisme et d’avoir « inverti le sens ordinaire de ce que nous appelons » depuis Platon « la philosophie ». Tout particulièrement, É. Bréhier – qui était parmi les participants à cette séance – considère que chez Merleau-Ponty la philosophie revêt un sens nouveau et tout à fait déconcertant. À ses yeux, la démarche entreprise par le jeune philosophe soulève en effet la question de savoir « si la philosophie consiste à s’engager dans le monde, à s’engager dans les choses, non pas au point de s’identifier à elles, mais au point de suivre toutes leurs inflexions, ou bien si la philosophie ne consiste pas dans une marche précisément inverse de cet engagement ». Pour Bréhier – qui s’inscrit dans la tradition philosophique issue de Platon – la philosophie suppose toujours et nécessairement un détachement à l’égard du perçu en tant que région confuse des apparences sensibles : penser c’est prendre ses distances vis-à-vis de la perception et s’élever par le progrès de la connaissance à une représentation du monde intelligible, qui soit cohérente, qui satisfasse la raison et qui suppose une autre faculté de connaître que la perception.
De son point de vue, le dépassement de la tradition philosophique proposé par Merleau-Ponty lui paraît impliquer une retombée de la philosophie dans le métaphorique ou le poétique."
"Merleau-Ponty nous invite en bonne méthode phénoménologique à ne plus séparer l’ordre clair et sage des idées intelligibles de la région confuse des perceptions et apparences sensibles, à ne plus faire la différence entre d’un coté la réalité telle qu’elle est en soi et pour soi et de l’autre la réalité telle qu’elle apparaît à une conscience, telle qu’elle est pour nous, entre l’objet comme être en soi et l’objet comme objet d’une visée ou d’une perception, comme objet intentionnel. Il nous invite ainsi à ne plus identifier le vrai et l’objectif, tout en l’opposant au vécu et à l’apparent, et nous montre sans cesse comment le monde vécu est à l’origine du monde connu et à sa façon plus vrai que le vrai."
"Cet auteur s’éloigne des philosophes qui, depuis Platon, proclament d’une manière ou d’une autre le nécessaire dépassement du perçu, que ce soit au nom des Idées platoniciennes ou cartésiennes ou au nom des prétendus faits objectifs définis par la méthode de la science."
"Merleau-Ponty a témoigné de ce que sa génération devait à l’enseignement de Léon Brunschvicg. En tant que professeur à la Sorbonne de 1909 à 1940, il exerça une autorité intellectuelle remarquable en France (vis-à-vis de Bergson, dont l’influence était au second plan et qui, en tant que professeur au Collège de France, n’avait jamais fait partie de l’Université), qui contribua à l’installation du néo-kantisme français comme doctrine dominante. Cf. La philosophie de l’existence, recueilli dans Parcours II, op. cit., p. 247 et suiv. La philosophie de Léon Brunschvicg est « la simple connaissance de l’activité spirituelle à l’œuvre dans la science » (ibid., p. 66), une réflexion sur la science, qui se contente, en d’autres termes, de rechercher les conditions de possibilité de l’objectivité scientifique, de l’univers exact de la science newtonienne. Cela ferait de Brunschvicg le représentant le plus significatif (l’incarnation) de l’intellectualisme : pour lui, « de ce qui n’a pas été réduit en objet de science, nous ne pouvons rien dire, ni penser, pas même qu’il existe » (ibid., p. 32), notre accès au monde se fait donc par la pensée, et par la pensée scientifique en particulier. C’est bien un monde partiel que me livre cette pensée, un monde, qui ne saurait être coextensif à ce qui existe. Cependant, même si l’on accordera que l’objectivité ne peut pas épuiser l’existence, « il n’y avait rien à dire de l’objet hors de ce qu’en dit la science, l’objet naturel restait pour nous une unité idéale » (Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 67). « L’enseignement de Brunschvicg » – nous dit Merleau-Ponty – « nous a appris une fois pour toutes que la science, construction de l’intelligence aux prises avec le concret, reste ouverte et ne saurait être interprétée dans un sens dogmatique. Mais la philosophie propre de Brunschvicg ne cherchait pas à explorer ce monde concret qui reste en marge de la science. La perception, l’art, la religion n’étaient selon lui que des ébauches de la connaissance scientifique », Parcours II, op. cit., p. 66."
-Lucia Angelino, « Merleau-Ponty et la critique des « intellectualismes » », Philonsorbonne [En ligne], 2 | 2008, mis en ligne le 28 janvier 2013, consulté le 15 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/philonsorbonne/144 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philonsorbonne.144
"L’intellectualisme au sens large désigne toute doctrine philosophique issue de l’idéalisme kantien et, plus loin, cartésien, le plus couramment pratiquée par une famille de penseurs différents – comprenant non seulement Descartes, Kant, Alain et Lagneau, Lachelier, Brunschvicg, Lachièze‑Rey, mais aussi une psychologie rationaliste et intellectualiste encore dépendante du schéma et de la psychologie kantiens des facultés – qui a tendance a croire que « le sujet méditant puisse absorber dans sa méditation ou saisir sans reste l’objet sur lequel il médite, notre être se ramener à notre savoir »9, bref toute doctrine qui a tendance à réduire l’existence à la pensée, l’objet de la connaissance au sujet de la connaissance.
L’intellectualisme au sens restreint n’est que l’adversaire apparent de l’empirisme et plus généralement du réalisme : la position inverse et symétrique à celle qui s’exprime surtout dans la science mécaniste physicaliste des XVIIe et XVIIIe siècles « selon laquelle les consciences sont insérées dans le tissu du monde objectif et des événements en soi » et qui engendre la perception à partir d’un « univers, c’est-à-dire d’une totalité achevée, explicite, où les rapports soient de détermination réciproque »."
"Il est intéressant de noter qu’à son origine même, la tentative entreprise par Merleau-Ponty de réfléchir-sur-l’irréfléchi, en tant que tentative de sortir de la philosophie traditionnelle – issue de l’idéalisme kantien et plus loin cartésien (et plus loin encore platonicien) et de dépasser la tradition rationaliste en général, a été envisagée et reçue avec suspicion et méfiance. On se rappelle à cette égard, qu’en 1946, lors d’une séance de la Société française de Philosophie où Merleau-Ponty présentait et défendait les principales thèses et idées exposées dans la Phénoménologie de la perception, il avait à se défendre contre l’accusation, récurrente, d’être « allé trop loin » dans la critique de l’intellectualisme et d’avoir « inverti le sens ordinaire de ce que nous appelons » depuis Platon « la philosophie ». Tout particulièrement, É. Bréhier – qui était parmi les participants à cette séance – considère que chez Merleau-Ponty la philosophie revêt un sens nouveau et tout à fait déconcertant. À ses yeux, la démarche entreprise par le jeune philosophe soulève en effet la question de savoir « si la philosophie consiste à s’engager dans le monde, à s’engager dans les choses, non pas au point de s’identifier à elles, mais au point de suivre toutes leurs inflexions, ou bien si la philosophie ne consiste pas dans une marche précisément inverse de cet engagement ». Pour Bréhier – qui s’inscrit dans la tradition philosophique issue de Platon – la philosophie suppose toujours et nécessairement un détachement à l’égard du perçu en tant que région confuse des apparences sensibles : penser c’est prendre ses distances vis-à-vis de la perception et s’élever par le progrès de la connaissance à une représentation du monde intelligible, qui soit cohérente, qui satisfasse la raison et qui suppose une autre faculté de connaître que la perception.
De son point de vue, le dépassement de la tradition philosophique proposé par Merleau-Ponty lui paraît impliquer une retombée de la philosophie dans le métaphorique ou le poétique."
"Merleau-Ponty nous invite en bonne méthode phénoménologique à ne plus séparer l’ordre clair et sage des idées intelligibles de la région confuse des perceptions et apparences sensibles, à ne plus faire la différence entre d’un coté la réalité telle qu’elle est en soi et pour soi et de l’autre la réalité telle qu’elle apparaît à une conscience, telle qu’elle est pour nous, entre l’objet comme être en soi et l’objet comme objet d’une visée ou d’une perception, comme objet intentionnel. Il nous invite ainsi à ne plus identifier le vrai et l’objectif, tout en l’opposant au vécu et à l’apparent, et nous montre sans cesse comment le monde vécu est à l’origine du monde connu et à sa façon plus vrai que le vrai."
"Cet auteur s’éloigne des philosophes qui, depuis Platon, proclament d’une manière ou d’une autre le nécessaire dépassement du perçu, que ce soit au nom des Idées platoniciennes ou cartésiennes ou au nom des prétendus faits objectifs définis par la méthode de la science."
"Merleau-Ponty a témoigné de ce que sa génération devait à l’enseignement de Léon Brunschvicg. En tant que professeur à la Sorbonne de 1909 à 1940, il exerça une autorité intellectuelle remarquable en France (vis-à-vis de Bergson, dont l’influence était au second plan et qui, en tant que professeur au Collège de France, n’avait jamais fait partie de l’Université), qui contribua à l’installation du néo-kantisme français comme doctrine dominante. Cf. La philosophie de l’existence, recueilli dans Parcours II, op. cit., p. 247 et suiv. La philosophie de Léon Brunschvicg est « la simple connaissance de l’activité spirituelle à l’œuvre dans la science » (ibid., p. 66), une réflexion sur la science, qui se contente, en d’autres termes, de rechercher les conditions de possibilité de l’objectivité scientifique, de l’univers exact de la science newtonienne. Cela ferait de Brunschvicg le représentant le plus significatif (l’incarnation) de l’intellectualisme : pour lui, « de ce qui n’a pas été réduit en objet de science, nous ne pouvons rien dire, ni penser, pas même qu’il existe » (ibid., p. 32), notre accès au monde se fait donc par la pensée, et par la pensée scientifique en particulier. C’est bien un monde partiel que me livre cette pensée, un monde, qui ne saurait être coextensif à ce qui existe. Cependant, même si l’on accordera que l’objectivité ne peut pas épuiser l’existence, « il n’y avait rien à dire de l’objet hors de ce qu’en dit la science, l’objet naturel restait pour nous une unité idéale » (Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 67). « L’enseignement de Brunschvicg » – nous dit Merleau-Ponty – « nous a appris une fois pour toutes que la science, construction de l’intelligence aux prises avec le concret, reste ouverte et ne saurait être interprétée dans un sens dogmatique. Mais la philosophie propre de Brunschvicg ne cherchait pas à explorer ce monde concret qui reste en marge de la science. La perception, l’art, la religion n’étaient selon lui que des ébauches de la connaissance scientifique », Parcours II, op. cit., p. 66."
-Lucia Angelino, « Merleau-Ponty et la critique des « intellectualismes » », Philonsorbonne [En ligne], 2 | 2008, mis en ligne le 28 janvier 2013, consulté le 15 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/philonsorbonne/144 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philonsorbonne.144