http://revueperiode.net/letat-et-la-nation-entretien-avec-neil-davidson/
« Hayek a argué en 1939 que le « fédéralisme inter-étatique » à l’échelle européenne serait désirable parce qu’il s’assurerait d’éloigner le plus possible l’activité économique de la responsabilité des politiciens interventionnistes, lesquels interfèrent avec le marché afin d’obtenir les voix d’électeurs essentiellement ignorants. L’UE a suivi le conseil de Hayek en centralisant le pouvoir entre les mains de responsables nommés, avant tout dans la commission, qui est la seule à disposer du pouvoir législatif à travers trois outils contraignants – les règlements, les directives et les décisions. Le parlement a le droit d’être consulté dans certaines circonstances mais n’a pas le droit d’initiative : dans ce contexte, il a beaucoup moins de pouvoir que n’importe quel gouvernement national, ou même n’importe quel gouvernement décentralisé comme en Écosse ou Catalogne. Or, cela n’est pas le seul déficit démocratique. Si la Commission est une instance supranationale, le conseil européen est intergouvernemental. Il est composé des chefs d’État ou de gouvernement des États-membres qui sont bien entendu élus dans leur propre pays mais ne le sont pas bien sûr par les habitants des autres pays dont ils décident du sort. Ces structures sont une raison pour laquelle nous devrions rejeter l’affirmation selon laquelle l’UE est susceptible d’être reformée comme n’importe quel État-nation. En effet, elle l’est beaucoup moins. Les États capitalistes sont une structure permanente jusqu’à ce qu’ils soient renversés, bien qu’ils puissent adopter des politiques différentes en fonction des partis politiques ou coalitions qui supervisent l’appareil, et ces politiques peuvent être plus ou moins avantageuses pour la classe ouvrière et les groupes opprimés. Le problème avec l’UE est que, même si elle n’est pas un État-nation, l’équilibre entre les gestionnaires d’État non-élus et les représentants élus pèse encore plus fortement en faveur des premiers dans l’UE que dans ses membres constituants. Des réformes ne sont jamais faciles à réaliser, en particulier sous le néolibéralisme puisqu’il a soustrait plusieurs mécanismes au contrôle des États. Néanmoins, elles ne sont pas impossibles à accomplir. Quoiqu’il en soit, il serait plus facile de réaliser des réformes progressistes dans n’importe quel État-membre que dans l’UE : au sein de cette dernière, de telles réformes exigent de gagner l’unanimité du Conseil. Des révolutions simultanées dans tous les 28 États-membres sont plus probables que cet événement. »
"Le manque de démocratie et la présence de règles contraignantes sont des raisons suffisantes pour quitter l’UE mais il y en a au moins trois autres. Chacune d’entre elles atteste non seulement de la nature intrinsèquement réactionnaire du projet mais aussi de la façon dont il échoue même à accomplir le rôle pour lequel il est le plus célébré par les propulseurs libéraux : surmonter l’intérêt national. D’abord, l’UE est amenée à maintenir la structure des inégalités existantes entre les États-nations européens. Malgré tout les discours de « solidarité », c’est inévitable : une structure financière et industrielle élaborée pour répondre aux besoins des économies les plus performantes – la France et l’Allemagne, et depuis l’avènement de l’Euro de plus en plus pour les besoins de cette dernière – mais qui force les plus faibles à jouer selon les mêmes règles, ne peut que fonctionner à leur détriment, en particulier lorsqu’il n’y a pas de mécanisme de transfert de fonds ou de ressources au sein de l’UE comme cela peut être fait entre États-nations."
"Bien que l’UE ne soit pas une puissance impérialiste elle-même, en tant qu’organisme collectif, elle agit toutefois de plus en plus comme adjoint de l’OTAN, et par conséquent comme soutien aux intérêts des États-Unis. Ce rôle a été inscrit dans l’ADN de l’UE depuis le début. Les États-Unis ont initialement encouragé et soutenu la formation des prédécesseurs de l’UE comme rempart contre leur rival impérial russe, et c’est la raison principale de l’absence de guerre en Europe (de l’ouest) entre 1945 et 1991 : bien qu’engagés dans la concurrence économique mutuelle, les États-membres de l’UE ont été unis derrière les États-Unis dans la même alliance géopolitique."
"Troisièmement, l’UE est structurellement raciste. L’idée même « d’Europe » est nécessairement exclusive. Peu de gens se souviennent aujourd’hui que le Maroc a formulé une demande d’adhésion à l’UE en septembre 1987, à la plus grande hilarité des commissaires, qui l’ont refusé pour le motif qu’il « ne remplit pas les critères d’adhésion ». La « liberté de mouvement » tant vantée au sein de l’UE est fondée sur le refus d’entrée de ceux de l’extérieur, comme le découvrent actuellement des dizaines de milliers de réfugiés désespérés. Le spectacle de ces personnes piégées dans des camps, derrière des clôtures de fil barbelé et face aux chiens de police et aux gaz lacrymogènes à la frontière de la civilisation européenne est assez obscène, mais il est amplifié par l’attitude des États membres eux-mêmes. À ce niveau, les intérêts individuels priment encore sur la barbarie collective, car les Accords de Schengen se résument à une défense généralisée des frontières individuelles contre les hordes étrangères."
"L’UE organise la classe dominante, elle n’organise pas les travailleurs."
"Il incombe aux révolutionnaires de l’ouest de s’opposer aux interventions sanglantes de leur gouvernement au Moyen-Orient et ailleurs, mais il n’y a aucune raison pour que cela implique de soutenir les régimes qui assassinent les travailleurs et les paysans qui sont la base de n’importe quel mouvement révolutionnaire futur."
-Neil Davidson, "L'Etat et la Nation". Entretien avec Benjamin Birnbaum, Revue Période, 7 avril 2016.
« Hayek a argué en 1939 que le « fédéralisme inter-étatique » à l’échelle européenne serait désirable parce qu’il s’assurerait d’éloigner le plus possible l’activité économique de la responsabilité des politiciens interventionnistes, lesquels interfèrent avec le marché afin d’obtenir les voix d’électeurs essentiellement ignorants. L’UE a suivi le conseil de Hayek en centralisant le pouvoir entre les mains de responsables nommés, avant tout dans la commission, qui est la seule à disposer du pouvoir législatif à travers trois outils contraignants – les règlements, les directives et les décisions. Le parlement a le droit d’être consulté dans certaines circonstances mais n’a pas le droit d’initiative : dans ce contexte, il a beaucoup moins de pouvoir que n’importe quel gouvernement national, ou même n’importe quel gouvernement décentralisé comme en Écosse ou Catalogne. Or, cela n’est pas le seul déficit démocratique. Si la Commission est une instance supranationale, le conseil européen est intergouvernemental. Il est composé des chefs d’État ou de gouvernement des États-membres qui sont bien entendu élus dans leur propre pays mais ne le sont pas bien sûr par les habitants des autres pays dont ils décident du sort. Ces structures sont une raison pour laquelle nous devrions rejeter l’affirmation selon laquelle l’UE est susceptible d’être reformée comme n’importe quel État-nation. En effet, elle l’est beaucoup moins. Les États capitalistes sont une structure permanente jusqu’à ce qu’ils soient renversés, bien qu’ils puissent adopter des politiques différentes en fonction des partis politiques ou coalitions qui supervisent l’appareil, et ces politiques peuvent être plus ou moins avantageuses pour la classe ouvrière et les groupes opprimés. Le problème avec l’UE est que, même si elle n’est pas un État-nation, l’équilibre entre les gestionnaires d’État non-élus et les représentants élus pèse encore plus fortement en faveur des premiers dans l’UE que dans ses membres constituants. Des réformes ne sont jamais faciles à réaliser, en particulier sous le néolibéralisme puisqu’il a soustrait plusieurs mécanismes au contrôle des États. Néanmoins, elles ne sont pas impossibles à accomplir. Quoiqu’il en soit, il serait plus facile de réaliser des réformes progressistes dans n’importe quel État-membre que dans l’UE : au sein de cette dernière, de telles réformes exigent de gagner l’unanimité du Conseil. Des révolutions simultanées dans tous les 28 États-membres sont plus probables que cet événement. »
"Le manque de démocratie et la présence de règles contraignantes sont des raisons suffisantes pour quitter l’UE mais il y en a au moins trois autres. Chacune d’entre elles atteste non seulement de la nature intrinsèquement réactionnaire du projet mais aussi de la façon dont il échoue même à accomplir le rôle pour lequel il est le plus célébré par les propulseurs libéraux : surmonter l’intérêt national. D’abord, l’UE est amenée à maintenir la structure des inégalités existantes entre les États-nations européens. Malgré tout les discours de « solidarité », c’est inévitable : une structure financière et industrielle élaborée pour répondre aux besoins des économies les plus performantes – la France et l’Allemagne, et depuis l’avènement de l’Euro de plus en plus pour les besoins de cette dernière – mais qui force les plus faibles à jouer selon les mêmes règles, ne peut que fonctionner à leur détriment, en particulier lorsqu’il n’y a pas de mécanisme de transfert de fonds ou de ressources au sein de l’UE comme cela peut être fait entre États-nations."
"Bien que l’UE ne soit pas une puissance impérialiste elle-même, en tant qu’organisme collectif, elle agit toutefois de plus en plus comme adjoint de l’OTAN, et par conséquent comme soutien aux intérêts des États-Unis. Ce rôle a été inscrit dans l’ADN de l’UE depuis le début. Les États-Unis ont initialement encouragé et soutenu la formation des prédécesseurs de l’UE comme rempart contre leur rival impérial russe, et c’est la raison principale de l’absence de guerre en Europe (de l’ouest) entre 1945 et 1991 : bien qu’engagés dans la concurrence économique mutuelle, les États-membres de l’UE ont été unis derrière les États-Unis dans la même alliance géopolitique."
"Troisièmement, l’UE est structurellement raciste. L’idée même « d’Europe » est nécessairement exclusive. Peu de gens se souviennent aujourd’hui que le Maroc a formulé une demande d’adhésion à l’UE en septembre 1987, à la plus grande hilarité des commissaires, qui l’ont refusé pour le motif qu’il « ne remplit pas les critères d’adhésion ». La « liberté de mouvement » tant vantée au sein de l’UE est fondée sur le refus d’entrée de ceux de l’extérieur, comme le découvrent actuellement des dizaines de milliers de réfugiés désespérés. Le spectacle de ces personnes piégées dans des camps, derrière des clôtures de fil barbelé et face aux chiens de police et aux gaz lacrymogènes à la frontière de la civilisation européenne est assez obscène, mais il est amplifié par l’attitude des États membres eux-mêmes. À ce niveau, les intérêts individuels priment encore sur la barbarie collective, car les Accords de Schengen se résument à une défense généralisée des frontières individuelles contre les hordes étrangères."
"L’UE organise la classe dominante, elle n’organise pas les travailleurs."
"Il incombe aux révolutionnaires de l’ouest de s’opposer aux interventions sanglantes de leur gouvernement au Moyen-Orient et ailleurs, mais il n’y a aucune raison pour que cela implique de soutenir les régimes qui assassinent les travailleurs et les paysans qui sont la base de n’importe quel mouvement révolutionnaire futur."
-Neil Davidson, "L'Etat et la Nation". Entretien avec Benjamin Birnbaum, Revue Période, 7 avril 2016.