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    Paul Veynes, Y a-t-il eu un impérialisme romain ? + L'Empire gréco-romain

    Johnathan R. Razorback
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    Paul Veynes, Y a-t-il eu un impérialisme romain ? + L'Empire gréco-romain Empty Paul Veynes, Y a-t-il eu un impérialisme romain ? + L'Empire gréco-romain

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 11 Nov - 23:01

    http://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1975_num_87_2_1034

    "Les Romains prétendent avoir l'empire du monde: ils savent bien pourtant qu'il existe des Parthes, des Indiens et des Chinois et que la terre est un globe dont ils savent à peu près les dimensions exactes ; Thucydide (I, 1, 2) dit que la guerre du Péloponnèse concerna la majeure partie de l'humanité: il sait bien, pourtant, que ce n'est pas littéralement vrai, et de loin. Il faut donc que le mot de "monde" ou "humanité" ait deux sens. Quand je parle de "monde", tantôt je me représente vraiment la terre en sa rondeur, l'humanité en sa totalité, comme je me représente vraiment la terre en sa rondeur, l'humanité en sa totalité, comme si je tenais le disque entier de la terre par ses bords: appelons cela la vision universaliste ; elle est intellectuellement vraie et affectivement pauvre: elle est abstraite. Tantôt je procède, non de façon centripète, mais de façon centrifuge: je pars du point de l'univers où je suis situé et je jette les yeux à l'horizon: j'y vois beaucoup moins loin, je me fais une idée fausse de l'étendue réelle du monde, mais qu'importe ? Je ne vois pas au-delà de l'horizon, ou plutôt je ne vois même pas que je ne vois pas: j'ignore mon ignorance de l'au-delà et je peux croire que ce que je vois est tout. Et surtout, ce que je vois est pour moi tout ce qui compte: affectivement et vitalement, ce qui m'entoure, ce dont je suis par définition le centre et qui se déplace autour de moi avec moi, ce qui est dans le rayon d'action de mes intérêts et de mes possibilités, est ce qui compte le plus pour moi. Appelons cela la vision oikouménique. Quand les Romains se disent maîtres du monde entier, c'est faux du point de vue universaliste, mais c'est vrai du point de vue oikouménique. Du point de vue universaliste, la découverte de l'Amérique, le débarquement sur la Lune ou l'idée que l'histoire a commencé il y a deux millions d'années, et non pas il y a quatre mille ans, sont d'énormes bouleversement des conceptions ; mais oikouméniquement, cela n'a fait ni chaud, ni froid aux contemporains de Christophe Colomb, de Boucher de Perthes et de la NASA. L'ethnocentrisme est un cas particulier de l'oikouménisme. [...] L'homme connu dans la vision universaliste, c'est l'homme abstrait des philosophes, il n'a ni patrie, ni logis [...] Telle est l'humanité vue de Sirius, de façon universaliste. La vision oikouménique, elle, est ethnocentrique: le peuple qui est le mien et les peuples voisins sont plus réels que ceux qui sont situés au delà de mon horizon moral et à l'existence desquels je pense à peine ; ces peuples ne comptent pas: je "tue le mandarin" sans scrupule. Ma religion a beau, du point de vue de Sirius, n'avoir triomphé que sur un septième du globe, cela ne me trouble guère, car ce septième est celui que j'habite, c'est mon horizon ; l'idée universaliste que les six autres septièmes sont païens m'est intellectuellement présente, mais me laisse froid. Cet horizon d'humanité qui m'entoure et qui compte plus que tout le reste a pour centre moi-même et mon peuple ; les Chinois l'appelaient Empire du milieu, les Grecs oikouménè et les Romains orbis terrarum ("orbis" ne veut pas dire "le disque plat de la terre", mais "le cercle de l'horizon qui m'entoure")."
    -Paul Veyne, Y a-t-il eu un impérialisme romain ?, Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité, Année 1975, Volume 87, Numéro 2, pp. 793-855, note 1 p.803-804)

    "Rome est un peuple qui a eu pour culture celle d'un autre peuple, l'Hellade. [...] La Gaule romaine était couverte de monuments en style corinthien [...] et les écoles des cités gauloises enseignaient la rhétorique et la philosophie, dont le nom et le contenu sont grecs. [...]
    La seule part de leur culture qui fût commune à toutes les régions de l'Empire, à l'Italie, à la Gaule, à l'Afrique, à l'Égypte par exemple, était leur participation à la culture grecque.
    " (p.9)

    [Chapitre 1: Qu'était-ce qu'un empereur romain ?]

    "Que la collectivité ait délégué l'empereur n'était qu'une fiction, qu'une idéologie, mais l'existence de cette fiction suffisait à empêcher le prétendu délégué d'avoir la légitimité d'un roi, une légitimité attachée à sa personne inviolable." (p.13)

    "La discontinuité entre souverains successifs était telle que, sans égard pour le principe monarchique, la servilité de langage envers un empereur régnant n'avait d'égal que le mépris ou la haine avec lesquels on pouvait parler impunément de lui dès le lendemain de sa mort [...] Malgré la pratique courante de la succession familiale, un empereur ne succède pas automatiquement à son père par droit d'héritage: il lui succède dans son poste, lorsqu'il en a reçu expressément l'investiture." (p.14)

    [Culte, piété et morale dans le paganisme gréco-romain]

    "Il n'existe pas d'essence des religions qui soit extérieures à leur histoire." (p.503)

    "L'hellénisation a commencé très tôt. [...] Six et cinq siècles avant notre ère, les temples de Rome étaient ornés de statues d'Athéna casquée et souriante, présentant Héraclès à l'assemblée des dieux." (p.504)

    "Les dieux antiques vivent dans le même monde que nous et sont comme nous des créatures naturelles, des êtres corporels et animaux [...] Ce sont de puissants étrangers qui ont leur vie à eux et vivent pour eux-mêmes, tandis que la race des hommes a sa vie de son côté [...] Si quelque catastrophe cosmique survenait, leur seul souci serait de filer ailleurs pour se mettre à l'abri ; en 79, lors de l'éruption du Vésuve, les Pompéiens croyaient que c'était la fin du monde et que les dieux l'avaient déjà quitté. A plus forte raison ne va-t-il pas de soi que les dieux se mêlent de faire régner la justice ou d'enseigner la vertu./i]." (p.505)

    "Les "primitifs" ont autant de sens du réel que nous ; lorsqu'ils voient le vent courber les herbes, la vague rouler des galets ou leur pied soulever de la poussière, ils ne pensent pas à autre chose qu'à une cause physique. Les dieux n'interviennent que lorsqu'un effet est dû à un hasard qui affecte la vie humaine ou lorsqu'une issue de dépend pas entièrement de la nature ou de la technique, mais laisse place à un intervalle d'incertitude: sera-ce le bon parti qui gagnera cette bataille ?" (pp.507-508)

    "La race des dieux et celle des hommes, qui coexistent dans le même monde, ont en commun la même morale, qui va de soi, qui existe par elle-même, comme la terre ou la lumière ; hommes et dieux la trouvent, pour ainsi parler, dans l'air qu'ils respirent. Qu'est-ce que la Justice ? C'est la sœur des Saisons ; la morale se soutient toute seule, elle est naturelle comme l'ordre des saisons. Au stade historique ou plutôt logique où nous nous plaçons ici, la divinité ne fondait pas encore la justice, ne la prescrivait même pas toujours aux mortels. En matière de morale, dieux et hommes étaient sur le même plan. Eschyle pourra inventer une fiction selon laquelle certaines divinités, en conflit sur le sort qu'il leur faut réserver au parricide Oreste, sont venues plaider leur cause et argumenter par-devant un tribunal humain, l'Aéropage d'Athènes." (p.509)

    "La piété consiste à reconnaître en actes et en paroles la supériorité de la race divine. Ces rapports mutuels sont discontinus et circonstanciels, si ce n'est qu'en vertu de leur supériorité et de leur puissance les dieux attendent des hommes des honneurs (timai, honores) qu'il serait imprudent de ne pas leur rendre en permanence, car les dieux châtient tôt ou tard les impies, en se faisant ainsi justice à eux-mêmes. [...]
    Face aux dieux, à côté d'une piété humble et aimante, les Grecs aiment à conserver quelque dignité et à maintenir une distance diplomatique envers ces étrangers dont ils ne sont pas les créatures. Leur rapport avec leurs dieux n'a rien d'une confiance filiale et sentimentale ni d'une humble soumission
    ."(p.509)

    "Chaque individu choisit parmi eux un protecteur permanent ou occasionnel. De même, la race des dieux entend bien être vénérée et recevoir un culte [...] Chaque cité, chaque famille, chaque individu avait ainsi sa piété personnelle [...] La "libre entreprise" religieuse allait sans dire, chacun pouvait ouvrir un sanctuaire privé à la divinité de son choix et attendre le client. [...]
    Les dieux sont accessibles aux requêtes des hommes et, si une peste survient, on fait appel à leur miséricorde. [...] Cette demande de faveur est un "vœu"
    (euché, votum) dont il faut s'acquitter si l'on est exaucé (aucun tribunal humain ne condamnera le défaillant, mais le dieu peut le punir). [...]
    C'est partout le même principe: "Je te donne, ô dieu, parce que tu m'as donné". [...] Il arrivait aussi que l'on fît des offrandes aux dieux par amour ou pour se concilier leur faveur, indépendamment de tout vœu, en une action de grâces
    ." (pp.510-511)

    "Si le dieu ne se montre pas équitable, on n'hésite pas à lui adresser des reproches, à refuser désormais de la vénérer. A la mort d'un principe très aimé, Germanicus, la plèbe romaine lapide les temples et renversa les autels, comme chez nous des manifestants qui lapident une ambassade étrangère ; à la fin de l'Antiquité, un passéiste, l'empereur Julien, indigné d'avoir subi un revers militaire, refusa de sacrifier à Mars. [...]
    "J'en veux aux dieux" était une expression usuelle." (p.513-514)

    "Le sacré est ambivalent, il peut être maudit, le divin ne l'est jamais [...]
    Le sacré est une coupure sociale ou éthique, le divin est une qualité sui generis, assez spécifique pour justifier l'existence du mot "religion", même si le sentiment du divin n'occupe en général qu'une place réduite dans ces agrégats confus et variables que sont les religions. C'est aplatir les phénomènes que de réduire la religion [comme le fait Durkheim] à du sacré, à cette barrière ambivalente qui coupe en deux les choses sociales, à cette puissance qui agit sur ce qui est profane. Le sacré, puissance anonyme, sans visage, ne suffirait pas à déclencher les sentiments et les conduites que déclenche seule une divinité qui est une personne (ou parfois une abstraction personnifiée et divinisée).
    " (note 42 p.516-517)

    "Dans son hymne à Apollon, Callimaque, en virtuose du mimétisme, fait sentir quelle est l'émotion de la sainteté: quand le dieu arrive, invisible, approche de ses adorateurs devant son temple, il émet une onde qui ébranle tout. [...]
    On ne passait pas devant les sanctuaires ou les images des dieux sans leur envoyer un baiser du bout des doigts
    ." (pp.518-519)

    "On aimait les dieux." (p.519)

    "Les dieux avaient atteint chacun un certain âge, mais ils s'étaient arrêtés là, ils ne vieillissaient plus ; ils avaient eu des enfants, mais il aurait été impensable qu'il en naquît de nouveaux, dit un des interlocuteurs du De natura deorum de Cicéron." (p.522)

    "Les dieux ne permettent pas qu'on abuse de leur nom dans de faux serments ou qu'un scélérat souille leur sanctuaire de sa présence impure [...]
    On essaie de les "avoir à la fatigue" [...] à force de sacrifices, on leur adresse un challenge en les piquant d'amour-propre en une prière-défi [...] Privations ascétiques [...] pour apitoyer les dieux
    ." (pp.524-525)

    "Tant que les dieux anciens seront honorés, Rome ne succombera pas sous les coups des Barbares, répéteront les derniers païens." (p.528)

    "Le culte public consistera principalement en sacrifices et en hymnes et danses exécutés par des chœurs ; les orgies et la transe restent des pratiques marginales et suspectes. [...] Sous le règne d'Auguste, chaque mois, à la nouvelle lune, la paysanne italienne qu'Horace appelle Phidylè élevait ses mains vers le ciel en un geste de prière, offrait de l'encens aux dieux de la demeure, couronnait leurs statuettes et sacrifiait un porcelet. Trois siècles auparavant ou davantage, chaque mois, à la nouvelle lune, un paysan arcadien que la légende appelle Cléarque faisait le sacrifice traditionnel, honorait Hermès et Hécate en leur offrant de l'encens et des galettes, et, selon la coutume grecque et romaine, frottait d'huile, pour les faire briller, les statuettes de ces divinités domestiques. L'espérance rendait joyeuses et aimée une religion dont les cérémonies étaient des fêtes populaires et où les sacrifices étaient suivis d'autant de festins." (p.529)

    "On ne leur fait pas part de ses état d'âme [...] La prière consiste à leur proposer un contrat de vœu, à les supplier d'être secourables ou indulgents ; et parfois à leur demander à voix basse le malheur d'un rival." (p.531)

    "Vêtement blanc (lampros), couleur liturgique en Grèce comme à Rome. [...]
    Il faut se déchausser lorsqu'on pénètre au coeur d'un sanctuaire
    ." (p.539)

    "La loi interdit aux visiteuses d'étaler leur richesse, elles ne doivent pas pénétrer dans le sanctuaire avec de trop belles robes ni des bijoux, sinon le sacristain aura le droit de leur déchirer leurs vêtements. Car on offense les dieux quand on affiche une supériorité." (p.541)

    "Les lois divines sont plus augustes que celles des hommes et celui qui les viole ne respectera rien. [...]
    Cette conception coexistait avec l'idée que chaque dieu n'en faisait qu'à sa tête ; autour du cadavre d'Hector, ils se sont partagés entre ceux qui voulaient que la pitié l'emportât et ceux qui s'abandonnait à leur haine contre Troie. Il en est des dieux comme des hommes: la race humaine comme telle respecte la morale et veut qu'on la respecte, mais chaque individu pris à part peut fauter.
    " (pp.550-551)

    "Dans l'Iliade, au contraire, Zeus puisait au hasard dans deux jarres les biens et les maux qu'il distribuait aux mortels ; c'est le pessimisme homérique." (p.554)

    "Le paganisme était peu porté à agréger la société ou la cité, à encadrer la population ; il n'existait rien de comparable à la messe paroissiale chrétienne. Notons pourtant une différence entre la Grèce et Rome: lors des fêtes publiques de l'Athènes classique, chaque citoyen recevait sa part des victimes immolées [...] tandis qu'à Rome ce partage des viandes sacrificielles entre les citoyens présents au sacrifice n'existait pas ; dans les sacrifices publics, la chair des victimes était réservée aux prêtres ou remise à l'Etat qui la vendait comme viande de boucherie. Il demeure qu'à l'époque impériale les grands cultes, tant grecs que romains, seront réservés à l'aristocratie ; les humbles n'y prendront part ni comme prêtres ni comme participants, ils pourront regarder la cérémonie de loin." (p.561)

    "Une loi des triumvirs [...] en 42 avant notre ère, ordonnait à tous les citoyens de fêter l'anniversaire de César divinisé et qui spécifiait que "ceux qui négligeraient de le faire seraient voués à Jupiter et à César lui-même" ; loin de signifier que ces impies seraient punis de mort, comme l'enseigne Mommsen, cela doit vouloir dire que la loi laissait aux dieux seuls le soin de venger eux-mêmes l'impiété." (p.565)

    "Les empereurs qui persécutèrent les chrétiens les condamnaient pour leur anormalité et non pour quelque déloyauté ; comme l'a montré Fergus Millar, le refus de rendre un culte aux empereurs n'a pas été le motif pour les persécuter ; en 249, le grand édit de persécution ordonnait à tous de sacrifier "aux dieux"." (p.568)

    "Les dieux du paganisme n'étaient pas des dieux jaloux. Lorsqu'on se trouvait à l'étranger (c'était le cas, par exemple, des militaires romains), il était prudent de vénérer le dieu local au nom barbare et d'adresser son voeu à Mars Halamar ou à Mars Caturix. Tous ces dieux étaient sans doute vrais: c'étaient les dieux du pays, mal connus à l'étranger.
    Une ville, Délos ou Rome, pouvait s'opposer à l'introduction d'une "superstition étrangère", car les rites des dieux barbares étaient parfois choquants ou immoraux, or on jugeait les religions sur leurs rites
    ." (p.570)

    "La tragédie de Sophocle commence donc par un conflit entre les saintes lois funéraires et les lois humaines. Mais le coup de génie du poète est que le spectateur ou le lecteur oublie vite ce point de départ, dont la suite de la tragédie ne parle plus guère [...] Antigone devient une tragédie de la conscience individuelle, dont le vrai sujet est le devoir d'agir selon sa conscience, face aux décisions publiques. [...] Antigone [...] ne menace pas Créon de quelque châtiment divin: sa conscience individuelle lui suffit. [...]
    Aristote citera les vers mêmes d'
    Antigone quand il opposera dans la Rhétorique "la loi particulière, écrite ou non écrite, et la loi commune, qui est selon la nature"." (p.573)

    "Critias, Isocrate, Polybe ou un jour Voltaire sont des incroyants qui, n'éprouvant eux-mêmes rien pour la religion, ne peuvent se l'expliquer que comme un discours rusé." (p.580)

    "Toute ferveur n'est pas religieuse, le "culte de la personnalité" stalinien n'avait pas le vibrato de la transcendance mais celui du charisme, et seul un abus de langage pourrait faire dire que le marxisme ou le communisme [...] étaient une sorte de religion." (pp.588-589)

    "[Au IVème siècle] commence un renversement décisif de la pensée religieuse: avec la philosophie les dieux deviennent l'absolu, le fondement du Bien. Le peuple, lui, se contente, comme avant, de placer dans les dieux son espoir de bonnes récoltes, mais, pour les élites cultivées par la paideia, l'âge des transcendances a commencé et durera au moins deux millénaires et demi. Lorsque Nietzsche écrira que Dieu est mort, il ne songera pas spécialement au Dieu chrétien, mais affirmera qu'avec la grande coupure du XIXe siècle on a cessé de croire à un fondement transcendant de l'homme, du Vrai et du Bien [...]
    Ne nous trompons pas de siècle, ne faisons pas un XVIIIe siècle avant la lettre de quelques cas d'indifférence religieuse ou d'incroyance lettrées. Ce qui s'est produit est plutôt une transformation de la religiosité chez les lettrés, un nouvel âge de la dévotion, une religion rationalisée
    ." (p.590)

    "L'humour sur les dieux, cher à Homère et Aristophane, est devenu impensable, autant qu'il le serait sur les personnes de la Trinité ou la Vierge Marie. Certes, il se perpétuera jusqu'en pleine époque impériale, mais seulement dans l'art populaire. Il est devenu non moins impensable de critiquer les dieux ; on ne peut plus médire ni sourire d'eux. [...] Dans l'Iliade, la fiction épique faisait de Zeus un mari berné par Héra ; dans l'Énéide, Virgile dément sa propre fiction, celle de Junon poursuivant Énée de sa colère: "Les âmes célestes peuvent-elles avoir de tels ressentiments ?" (p.596)

    "Le grand texte qui marque l'entrée dans la piété nouvelle, quatre siècles avant notre ère, est le Traité de la piété d'un disciple d'Aristote, Théophraste ; ce livre fera autorité pendant sept siècles, pour Cicéron, pour Plutarque, pour Porphyre encore. [...] L'idée d'un culte fréquent, continu, n'était pas nouvelle [...]
    L'originalité principale de Théophraste n'est pas celle-là, à mon sens, mais d'avoir fait de la piété une vertu. [...] Or, pour une aristotélicien, une vertu est une potentialité intérieure qui est permanente et qui peut ainsi se traduire en actes chaque fois que l'obligation s'en présente ; c'est un état habituel par définition: on n'est pas qualifié comme vertueux si l'on fait une bonne action une fois en passant. Conclusion: Théophraste prêche une conception épurée de la piété et il la conceptualise comme une vertu, comme une hexis ou habitus, comme une façon d'être continuelle ; et non comme le fait d'accomplir des actes pieux qui sont extérieurs et discontinus, chaque fois que l'exigent le calendrier liturgique, le devoir de remercier les dieux d'une faveur ou le besoin de leur en demander une. [...] Cette vertu a d'abord supposé un travail de soi sur soi pour acquérir l'habitude, un dédoublement créant un espace ntérieur, un effort spirituel.
    " (pp.597-599)

    "Pour les gens du peuple, les activités religieuses, ainsi que les concours ou "jeux" grecs et les spectacles romains, représentaient la part de leur emploi du temps et de leurs idées qui s'élevaient au-dessus de l'utile et du contraignant ; le paganisme était la moitié de leur culture, qui consistait donc en un conte merveilleux dont les personnages appartenaient à un ordre supérieur à la réalité. Une culture ne consiste pas seulement à connaître plus de vérités, mais à avoir davantage d'idées, comme dirait Leibniz, à ajouter à la réalité quelque chose, des centaures, des chimères." (p.607)

    "La religion est absente de la correspondance de Cicéron, sauf lorsqu'il plaisante avec un ami sur la piété de sa femme qui assure le culte domestique ; les dieux sont pompeusement présents dans ses discours domestiques ; ses ouvrages philosophiques affirment la divinité en gros (ce qui ne coûtait guère) et plaisantent surtout les détails ; mais il était augure et accomplissait régulièrement les devoirs de cette honorifique prêtrise publique, tout en écrivant que deux haruspices ne pouvaient se rencontrer sans sourire. Tel était l'esprit de sérieux des sénateurs romains et des notables grecs et romains: les "dieux de la cité", c'est-à-dire ceux de tous, ceux du peuple, pouvaient faire l'objet de scepticisme, de plaisanteries ou au moins d'interrogations, mais il aurait été inconvenant d'ironiser sur les cultes publics de la République et des cités grecques et romaines." (p.609)

    "L'empereur Hadrien était obsédé de présages." (p.613)

    "Un fondateur de sanctuaire était généralement mû par la conviction d'agir sur le commandement du dieu ; mais il pouvait considérer aussi les profits qu'il tirerait de son entreprise, puisqu'une partie déterminée des victimes offertes en sacrifice revenait au prêtre (qui les revendait, si bien que les sanctuaires faisaient concurrence aux boucheries)." (p.618)

    "Qu'était-ce qu'un prêtre ou un sacristain (aedituus) ? Un être à part, en raison de sa vocation élevée, et un marginal, puisqu'il n'était pas encadré. On pouvait donc attendre de lui le meilleur et le pire, trouver parmi eux des saints et des charlatans ; l'un d'eux, au risque de ses jours, sauva de la mort, en le cachant dans sa chambre, le futur empereur Domitien, surpris dans Rome tenue par les vitelliens ; mais certains de ses confrères, à cette époque sans hôtels dignes de ce nom, louaient leur chambre à des couples irréguliers en quête d'un nid d'amour." (p.619)

    "Quand on passe de l'âge de Cicéron à celui de Marc Aurèle, on quitte une époque où une aristocratie élégante et sûre de soi n'envisageait la religion traditionnelle qu'avec un sourire supérieur ou un conformisme de façade ; et on arrive à une autre époque où la ferveur et l'humilité intellectuelle deviennent le style qui distingue en matière de religion ; celle-ci est devenue dans la bonne société un sujet admis de conversations, discussions et témoignages: la richesse intérieure confirme la valeur personnelle des membres de la classe dirigeante et des gouvernants." (p.627)

    "Les Mystères n'étaient pas une doctrine de salut, comme on l'a dit autrefois, et encore moins une révélation de haute spiritualité, mais une franc-maçonnerie de l'au-delà, et rien de plus ; ils garantissaient à leurs initiés non le salut, mais une vie d'outre-tombe privilégiée, matériellement plus heureuse que celle des autres, grâce à la protection du dieu dont on était l'initié. [...]
    Quant à l'imagination populaire [...] Elle se représentait le séjour des morts comme un lieu triste et ombreux où la vie était ralentie et morne [...] Non, la croyance en une survie aussi peu consolante n'aidait pas à se cacher la réalité et n'avait rien d'un opium du peuple
    ." (pp.641-642)

    "César, grand pontife, pouvait sans impiété ni scandale affirmer en plein Sénat qu'il n'y avait rien après la mort. [...] C'était une question de dignité sociale: les membres de la classe élevée se devaient d'être supérieurs aussi par la lucidité." (p.644)

    "On ne trouverait pas dans l'Antiquité l'équivalent du roi Louis XV qui oscilla sans cesse entre des moeurs libertines et des retours à une dévotion pétrie de remords et de peur d'être damné." (p.656)
    -Paul Veynes, L'Empire gréco-romain, Seuil, coll. Points, 2005, 1058 pages.



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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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