"Dans le domaine de la science de l'Antiquité classique, il y a une phase prémommsennienne et une phase mommsennienne." (p.X)
"Il vivra la révolution manquée de 1848: partisan du réveil allemand, libéral, anti-autrichien, il écrit de nombreux articles de journeaux, s'interpose cependant pour calmer les esprits, ce qui ne l'empêche pas d'être chassé de son poste au moment de l'échec du mouvement en 1850. Après être resté sans chaire pendant un certain temps, il trouva, comme Jahn, refuge en Suisse, à Zurich, où il occupa aussi une chaire de droit romain (1852-1854). [...]
En 1854, il peut rentrer en Prusse ; il est nommé professeur de droit romain à Breslau: c'est là qu'il continue à écrire, pour le compte de l'éditeur Weidmann, les trois premiers livres de son Histoire romaine (Römische Geschichte), dont les éditions et les traductions se multiplieront rapidement, et qui allait consacrer, malgré le scandale et les critiques qu'elle souleva dès l'origine, sa gloire d'écrivain autant que de savant. Bien qu'il lui ait demandé, de son propre aveu, une "peine infinie", ce livre, écrit comme au fil de la plume, sans surchage érudite, est vibrant de passion historique et politique, et venait à son heure dans la fièvre de l'unité allemande en devenir (1854-1856)." (p.XII)
"De 1863 à 1866, puis de 1873 à 1879, il fut député à la Chambre prussienne et, de 1881 à 1884, au Reichstag. Bien qu'i eût approuvé la guerre franco-allemande et la constitution de l'Empire, il n'avait jamais estimé le cynisme et l'autoritarisme de Bismarck [...] Progressiste libéral, il n'approuvait ni la Kulturkampf, ni les débuts de la propagande antisémite.
En 1902, Mommsen, recommandé auprès de l'Académie suédoise par l'Académie de Berlin, reçut le prix Nobel de Littérature." (p.XIII)
"Toute la démonstration de Mommsen tend à prouver que ce qui fait essentiellement l'empereur, à savoir la détention de l'imperium, lui est toujours conféré ou reconnu par les troupes ou par le Sénat, c'est-à-dire en fin de compte par la souveraineté populaire. Et comme il n'y a pas de dynastie de droit divin ou féodal à Rome, c'est ce qui permet à Mommsen de dire que le Principat n'est que le prolongement d'un droit public républicain, dans lequel l'imperium, s'il est premier, n'est quand même là que pour représenter le seul vrai souverain, la collectivité, parce que celle-ci est incapable d'agir en personne." (p.XXXI-XXXII)
"Ce fils de pasteur perdit très tôt la foi, et -dans la mesure où sa vaste culture et son honnêteté le lui permettait- manifesta, à l'égard des choses religieuses, et du christianisme en particulier, une antipathie et même une hargne remarquables." (p.XXXII)
"Mommsen avait très clairement indiqué que, sous le prétexte de lutter contre les socialistes, c'est le parti libéral que Bismarck voulait abattre. [...] En fait Mommsen, malgré les honneurs qu'il avait accumulés, et son profond patriotisme allemand, se sentait de plus en plus étranger dans l'Allemagne wilhelmienne. Bien des tendances nouvelles l'inquiétait: le militarisme, le conformisme et l'étouffement de tout libéralisme, le socialisme comme le pangermanisme, lui apparaissaient comme de dangereuses chimères." (p.XXXV)
"L'histoire romaine, c'est du bruit et de la fureur, un conte raconté par des fous pour des imbéciles, comme toute histoire." (p.XLII)
-Claude Nicolet, Introduction à Theodor Mommsen, Histoire romaine, tome 1 "Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civiles", Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1985, 1141 pages.
"Et s'il est vrai de dire que jamais le cycle d'une civilisation s'achève, on ne peut refuser le mérite d'une complète unité à celui où brillèrent tour à tour les noms de Thèbes, de Carthage, d'Athènes et de Rome. Il y a là quatre peuples, qui, non content d'avoir, chacun à part soi, fourni leur grandiose carrière, se sont encore transmis dans de nombreux échanges, en les perfectionnant chaque jour, tous les éléments les plus riches et les plus vivaces de la culture humaine, jusqu'à ce qu'ils eussent pleinement accompli la révolution de leurs destinées. Alors se levèrent des familles nouvelles, qui n'avaient encore effleuré les terres méditerranéennes que comme les vagues qui viennent mourir sur la plage. Elles se répandirent sur l'une et l'autre rive. A ce moment la côte sud se sépare de la côte nord dans les faits de l'histoire ; et la civilisation, dont le centre se déplace, quitte la mer Intérieure pour se porter vers l'océan Atlantique." (p.17)
"La péninsule italique jouit d'un climat sain et tempéré, pareil à celui de la Grèce: l'air est pur dans ses montagnes moyennes et dans presque toutes ses plaines et ses vallées. Ses côtes sont moins heureusement découpées ; elles ne touchent point à une mer couverte d'îles, comme celle qui a fait des Hellènes un peuple de marins. En revanche, l'Italie l'emporte en ce qu'elle a de vastes plaines sillonnées par ses fleuves: les contreforts de ses montagnes sont plus fertiles, plus tapissés de verdure, et se prêtent mieux à l'agriculture et à l'élève du bétail. Comme la Grèce enfin, elle est une belle contrée, propice à l'activité de l'homme, récompensant son travail, ouvrant à l'esprit d'aventures de faciles et lointaines issues, donnant aux ambitions plus calmes des satisfactions faciles et sur place. Mais tandis que la péninsule grecque est tournée vers l'orient, c'est à l'occident que l'Italie regarde." (p.19)
"C'est l'histoire de l'Italie et non seulement l'histoire de Rome que nous voulons raconter. A ne consulter que les apparences du droit politique externe, la ville romaine a conquis d'abord l'Italie, puis le monde. Il n'en est point ainsi pour qui va jusqu'au fond des secrets de l'histoire. Ce qu'on appelle la domination de Rome sur l'Italie est bien plutôt la réunion en un seul Etat de toutes les races italiques, parmi lesquelles sans doute les Romains sont les plus puissants, mais sans cesser d'être autre chose qu'un rameau de la souche commune. - L'histoire italique se partage en deux grandes périodes: celle qui va jusqu'à l'union de tous les Italiens sous l'hégémonie de la race latine, ou l'histoire italique intérieure ; et celle de la domination de l'Italie sur le monde." (p.19-20)
"Les premières migrations des peuples ont eu lieu par les voies de terre, cela est certain: et l'Italie elle-même, avec ses côtes étendues, n'aurait été accessible par mer qu'à des navigateurs habiles, comme il n'y en avait point alors. Nous savons qu'au temps d'Homère encore, elle était totalement ignorée des Hellènes." (p.22)
"Par le langage, les Italiotes sont les proches parents des Hellènes, comme ils en sont les proches voisins géographiques: on peut dire des deux peuples qu'ils sont frères." (p.24)
"L'agriculture a certainement été pour les Gréco-Italiens, comme pour tous les autres peuples, le germe et le noyau de la vie publique et privée: et elle restée l'inspiratrice du sentiment national. La maison, le foyer que le laboureur s'est construits à demeure, au lieu de la hutte et de l'âtre mobile du berger, prennent bientôt place dans le monde moral, et s'idéalisent dans la figure de la déesse Vesta [...] la seule peut-être du panthéon helléno-grec qui ne soit pas indo-germaine, alors pourtant qu'elle est nationale chez les deux peuples." (p.29)
"La monogamie est prescrite au mari: l'adultère de la femme est puni sévèrement. La mère de famille a autorité dans l'intérieur de la maison: ce qui atteste à la fois l'égalité de la naissance chez les deux époux, et la sainteté du lien qui les associe. Mais aussitôt, l'Italie se sépare de la Grèce en conférant à la puissance maritale, et surtout à la puissance paternelle, des attributions absolues et indépendantes de toute acception de personnes: la subordination morale de la famille se transforme en un véritable servage légal. De même chez les Romains, l'esclave n'a pas de droits, conséquence naturelle de l'état de servitude, et qui se poursuit jusqu'à la plus extrême rigueur: chez les Grecs, au contraire, les faits et la loi apportant de bonne heure des adoucissements à la condition servile, le mariage conclu avec une esclave fut reconnu comme légitime." (p.32)
"La terre romaine se divisait dans l'origine en un certain nombre de circoncriptions appartenant chacune à une même famille, et qui se groupaient entre elles pour former les anciens canons, ou tribus villageoises (tribus rusticae). [...] Les dénominations ne sont point encore empruntées aux localités, comme cela se fera un jour pour les agglomérations plus récentes ; elles ne font toutes que reproduire le nom même de la famille: et de même les familles, qui ont ainsi attaché leur appellation aux quartiers où elles vivent cantonnées dans la campagne romaine, deviendront plus tard les anciennes gentes patriciae, les Aemilli, les Cornelli, Fabii, Horatii, Menenii, Papirii, Romilii, Sergii, Veturii ; à moins que comme plusieurs autres [...] elles ne s'éteignent tout d'abord. Chose remarquable, il n'en est aucune parmi elles, que l'on voie venir plus tard, et pour la première fois, s'installer dans Rome." (p.40-41)
"Dans l'origine, ces communautés de famille n'ont pas formé autant de centres indépendants les uns des autres: elles ne furent d'abord considérées que comme les éléments intégrants d'un corps politique (civitas, populus). La cité se compose d'un certain nombre de pagi ayant une souche commune, parlant la même langue, obéissant aux mêmes usages, obligés les uns envers les autres à se prêter l'assistance d'une justice et d'une loi pareilles, associés ensemble, enfin, pour la défense et pour l'attaque. La cité, de même que la gens (famille) a toujours sur un point du territoire son emplacement déterminé. Mais comme les citoyens, membres des divergentes gentes, habitent dans leurs villages respectifs, il se peut faire que le chef-lieu de la cité ne constitue pas à proprement parler une agglomération d'habitants: il peut n'être que le forum de l'assemblée générale, enfermant le lieu du conseil et de la justice, et les sanctuaires communs, où les citoyens se réunissent tous les huit jours pour leur plaisir ou pour les affaires ; où, en cas de guerre, ils trouvent, pour eux et leur bétail, dans une enceinte fermée, un plus sûr abri contre les incursions de l'ennemi. Mais ce chef-lieu n'est encore ni régulièrement, ni beaucoup peuplé. Son emplacement s'appelle, en Italie, la hauteur (capitolium [...] le sommet du mont) ; ou la citadelle (arc, d'arcere, repousser): il n'est point une ville: il le deviendra plus tard, quand les maisons allant s'appuyer à la citadelle se seront entourées d'un ouvrage (oppidum) ou d'une enceinte (urbs [...] La différence essentielle entre la citadelle et la ville tient surtout au nombre des portes: la première n'en a que le moins possible, une seule d'ordinaire ; la seconde en a beaucoup, trois au moins." (p.41)
"Toutes ces cités [latines] furent d'abord autonomes: chacune était régie par son prince avec l'assistance des anciens et de l'assemblée des citoyens portant les armes. La communauté de la langue et de la race produisit encore d'autres effets: une institution politique et religieuse de la plus haute importance, le pacte d'éternelle alliance entre toutes les cités latines a évidemment sa cause dans l'étroite affinité qui les unissait. La préséance dans la fédération appartint, suivant l'usage latin et grec, à la cité sur le territoire de laquelle était le sanctuaire fédéral. Ce privilège échut à Albe, la plus ancienne et la plus importante des villes latines. Dans les premiers temps, il y eut trente cités fédérées: le nombre trente se retrouve sans cesse en Italie et en Grèce comme expression du nombre des parties intéressées dans toute association politique. L'histoire ne nous a pas légué les noms des trente cités de l'ancien Latium, ou des trente colonies albaines, car elles durent être tenues pour telles à cette époque. De même que les Béotiens et les Ioniens, également fédérés, avaient leurs fêtes panbéotiennes et panioniques, de même l'association latine eut aussi ses solennités annuelles (latinae feriae), célèbres sur le mont Albain (mons Albanus), au jour désigné par le chef fédéral, et dans lequel les Latins réunis immolaient un taureau au Dieu du Latium (Jupiter Latieris). Chaque cité contribuait, pour sa part et selon une règle invariable, à l'approvisionnement des banquets de la fête: elle y apportait du bétail, du lait, du fromage ; et, de même, elle recevait aussi sa part des viandes rôties au moment du sacrifice. Tous ces usages ont longtemps duré et sont bien connus ; quand aux effets légaux d'une telle association politique, on ne les sait guère que par conjecture. - De toute ancienneté, outre les solennités religieuses qui appelaient la foule sur le mont Albain, il y eut encore des assemblées fréquentes en un lieu voisin assigné aux délibérations d'intérêt public. Nous voulons parler des conseils tenus par les représentants des diverses cités, près de la source Ferentina (non loin de Marino). On ne peut, en effet, se représenter une confédération quelconque sans une tête, sans un pouvoir dirigeant et tenant la main au maintien d'un certain ordre dans tout le territoire fédéré. La tradition, d'accord avec la vraisemblance, nous apprend que les infractions au droit fédéral étaient poursuivies devant une juridiction régulièrement constituée, et ayant même le droit de prononcer la sentence capitale. La jouissance d'une loi commune, la communauté des mariages entre les cités latines sont évidemment des institutions du code fédéral. Tout citoyen latin, en épousant une femme latine, donnait naissance à des enfants légitimes: il pouvait acquérir des terres dans toute l'étendue du Latium, et y vaquer librement à ses affaires. Si les cités avaient quelques différends entre elles, le pouvoir fédéral les tranchait sans doute par sa sentence, ou par voie d'arbitrage. Mais ses attributions allaient-elles jusqu'à restreindre, au détriment des cités, leur souveraineté individuelle, leur droit de paix et de guerre ? c'est ce que rien ne démontre. On n'en peut douter, d'ailleurs ; par le fait de la confédération, une guerre locale pouvait devenir fédérale, qu'elle fût offensive ou défensive ; et en pareil cas, les troupes unies obéissaient à un général commun. Mais on n'en peut pas conclure que toutes les cités fussent, dans tous les cas et de par la loi, astreintes à fournir leur contingent ; ou qu'à l'inverse, il ne leut fût jamais permis de mener, pour leur propre compte, une guerre particulière, fût-ce même contre un membre de la fédération. Du moins, pendant les fêtes latines, à en croire certains indices, comme en Grèce durant les fêtes fédérales, il régnait dans tout le Latium une sorte de trêve de Dieu: les belligérants alors devaient se donner mutuellement des sauf-conduits. Quant aux droits appartenant à la cité ayant la préséance, il est impossible d'en déterminer la nature et l'étendue: je ne connais nulle raison qui autorise à considérer les Albains comme ayant exercé une hégémonie véritable sur le Latium ; et très probablement leurs privilèges ressemblaient à la présidence honoraire accordée par les Grecs à l'Élide. Dans ses commencements, la confédération n'eut point, à vrai dire, un droit stable et coordonné: tout y fut variable ou indéterminé: mais comme elle ne fut jamais une agrégation, due au hasard, de peuplades plus ou moins étrangères, elle devint promptement et nécessairement la représentation, dans l'ordre politique et légal, de la nationalité latine. Elle a pu ne pas enfermer toujours dans son alliance la totalité des cités du Latium ; mais elle n'a non plus jamais admis des non-Latins dans son sein. [...]
Nous ne décrirons pas le mouvement et le jeu de ces éléments anciens de l'unité latine: nul témoin n'est venu dire comment les cités se sont tour à tour rapprochées ou évitées. Mais un fait important demeure: c'est que, sans abandonner à jamais, au profit du centre commun, leur autonomie séparée, elles ont cependant éprouvé et activé en elles-mêmes le sentiment d'une commune et réciproque dépendance, et préparé la transition nécessaire du particularisme cantonal, par où commence l'histoire de tous les peuples, à l'unité national, par où ils achèvent, ou doivent achever la révolution de leur progrès." (p.43-44)
"La division administrative de l'ancienne Rome la montre sortie de la fusion de trois tribus, peut-être indépendantes à l'origine, celle des Ramniens, celle des Titiens et celles des Lucères. Il s'est passé là un phénomène de synœcisme pareil à celui qui a donné naissance à Athènes." (p.45)
"Les Ramniens étaient latins: cela ne peut faire un doute ; ils ont donné leur nom à la cité romaine nouvelle ; ils ont essentiellement contribué à fixer la nationalité formée de l'union de ses divers membres. Des Lucères il est difficile de dire quelque chose. Rien d'ailleurs ne défend de voir aussi en eux une peuplade latine. Quant à la seconde tribu, celle des Titiens, les traditions sont unanimes à leur assigner la Sabinie pour lieu d'extraction. L'une de ces traditions, source de toutes les autres peut-être, appartenait à la confrérie appelée aussi Titienne, laquelle aurait été fondée à l'occasion même de l'entrée des Titiens dans la cité, et en vue d'assurer la conservation des rites sabins qu'ils avaient apportés avec eux. Il est donc présumable qu'à une époque reculée, alors que les races latines et sabelliques n'étaient point encore aussi fortement séparées par la langue et les mœurs, que le furent plus tard les Romains et les Samnites, une tribu sabellique quelconque est entrée dans le sein d'une communauté latine." (p.46)
'Longtemps avant l'établissement d'une ville proprement dite sur les bords du Tibre, les Ramniens, les Titiens et les Lucères paraissent avoir occupé séparément d'abord, et plus tard en commun, les diverses collines Tibérines. Ils avaient leurs forteresses sur les sommets, et leurs villages dans la plaine inférieure, où ils cultivaient leurs champs. Nous voyons un vestige traditionnel de ces anciens temps dans la fête du loup (lupercalia). C'était bien là la fête des laboureurs et des pasteurs: elle était célébrée sur le Palatin par la gens Quinctia, avec ses jeux et ses récréations d'une simplicité naïve et patriarcale. Chose remarquable, elle s'est perpétuée, plus qu'aucune autre des solennités païennes, jusque dans la Rome christianisée.
Tels furent les premiers établissements d'où semble être sortie la cité de Rome. La ville ne fut point, à proprement parler, fondée tout d'une pièce ainsi que le raconte la légende: bâtir Rome n'a pu être l'œuvre d'un jour. D'où vient donc sa prééminence politique si précoce parmi les autres villes latines, alors que tout semblait la lui interdire dans la constitution physique du sol ? Le sol en effet est moins sain, moins fertile à Rome que dans le voisinage des autres anciennes localités du Latium. La vigne et le figuier n'y prospèrent point: les sources vives y sont rares et maigres. La source, excellente d'ailleurs, des Camènes devant la porte Capène, ne fournit que peu d'eau: et il en faut dire autant de la fontaine Capitoline, plus tard enfermée dans le Tullianum. De plus, le territoire était exposé aux fréquentes inondations du fleuve, qui, grossi par les torrents descendus de la montagne dans la saison des pluies, n'avait point un écoulement suffisamment rapide vers la mer, et, refluant alors dans les vallées et les dépressions du terrain entre les collines, y formait de nombreux marais. Cette région n'offrait par elle-même aucun attrait à l'émigrant, et les anciens eux-mêmes reconnaissent que si la colonisation est venue s'établir sur ce sol malsain et infertile, elle ne s'y est point spontanément et naturellement portée ; qu'il a, en un mot, fallu la nécessité ou un motif spécial et impérieux pour déterminer la fondation de Rome." (p.47)
"Le Tibre était pour le Latium la route naturelle du commerce: son embouchure, sur une côte sans découpures, y offrait au navigateur un unique et nécessaire ancrage. Le Tibre aussi constitua, de tout temps, pour les Latins, une utile défense contre l'invasion des peuples établis au Nord. Il fallait bien un entrepôt pour la traite fluviale et maritime, et une citadelle pour assurer aux Latins la possession de leur frontière du côté de la mer. Or, quel lieu était plus propre à cette destination que l'emplacement de Rome, réunissant à la fois les avantages d'une forte position et du voisinage du fleuve ; de Rome, qui commandait les deux rives de l'embouchures: qui offrait une escale facile aux bateliers descendus par le Tibre supérieur ou l'Anio, et un refuge plus sûr que les autres refuges de la côte, aux petits navires d'alors fuyant devant les pirates de la haute mer ? Rome doit donc sa précoce importance, sinon sa fondation même, à des circonstances toutes commerciales et stratégiques." (p.48)
"Comme elle était le marché du pays, les pratiques de la vie urbaine s'y sont rapidement et puissamment développées à côté et au-dessus de celles de la vie des champs, auxquelles les Latins étaient demeurés fidèles." (p.50)
"Mars est le prototype de l'homme de guerre ; il est en même temps le dieu principal de toute communauté italique." (p.53)
"La famille, composée de l'homme libre, que la mort de son père a fait maître de ses droits ; de son épouse, que le prêtre lui a unie dans la communauté du feu et de l'eau, par le rite sacré du gâteau de sol (confarreatio) ; de ses fils ; des fils de ses fils avec leurs femmes légitimes ; de ses filles non mariées, et des filles de ses fils, avec tout le bien que chacun d'eux possède: telle est l'unité domestique, base de l'ordre social, à Rome. Les enfants de la fille en sont exclus, bien entendu, dès qu'elle est passée, par le mariage, dans la maison d'un autre homme ; ou quand, procrées en dehors du légitime mariage, ils n'appartiennent à aucune famille. Une maison, des enfants, voilà, pour le citoyen romain, le but et l'essence de la vie. La mort n'est pas un mal, puisqu'elle est nécessaire ; mais que la maison ou la descendance périsse, voilà un vrai malheur. On l'empêchera à tout prix, dès les premiers temps, en donnant à l'homme sans enfants le moyen d'en aller solennellement chercher dans le sein d'une famille étrangère, et de les faire siens en présence du peuple. La famille romaine, ainsi constituée, portait en elle-même, grâce à cette subordination morale puissante de tous ses membres, les germes d'une civilisation féconde dans l'avenir. Un homme seul peut en être le chef: la femme, sans doute, peut aussi bien que lui acquérir et posséder la terre et l'argent: la fille a dans l'héritage une part égale à celle de son frère ; la mère hérite aussi sur le même pied que les enfants. Mais cette femme ne cesse jamais d'appartenir à la maison: elle n'appartient point à la cité ; et, dans sa maison, elle a toujours un maître, le père, quand elle est la fille ; le mari, quand elle est l'épouse ; son plus proche agnat mâle, quand elle n'a plus son père et qu'elle n'est point mariée. Eux seuls, et non le prince, ont droit de justice sur elle.
Mais, sous le toit conjugal, loin d'être asservie, elle est maîtresse. Suivant l'usage romain, écraser le grain sous le meule, vaquer aux travaux de la cuisine, constituent la tâche imposée à la domesticité ; ici, la mère de famille exerce une haute surveillance ; puis elle tient le fuseau qui, pour elle, est comme la charrue dans les mains du mari.
Les devoirs moraux des parents envers leurs enfants étaient profondément gravés dans le cœur du Romain. C'était un crime à leurs yeux que de négliger un fils, que de le gâter, que de dissiper le bien patrimonial à son préjudice. D'un autre côté, le père dirige et conduit la famille (pater familias) selon la loi de sa volonté suprême. En face de lui, tout ce qui vit est absolument sans aucun droit: le bœuf comme l'esclave, la femme comme l'enfant. La vierge, devenue épouse par le libre choix de l'époux, a cessé d'être libre ; l'enfant qu'elle lui donne, et qu'il s'agit d'élever, n'aura pas davantage son libre arbitre. Et qu'on ne suppose pas que cette loi ait eu sa source dans l'absence de tout souci pour la famille: les Romains croyaient fermement, au contraire, que de fonder sa maison et procréer des enfants constituent une nécessité, un devoir social. [...]
Le ils, devenu adulte, fonde-t-il un ménage distinct, ou, pour parler comme les Romains, a-t-il reçu de son père un troupeau (peculiam) en propre ? Peu importe ; dans la rigueur du droit, tout ce qu'il gagne par lui-même ou par les siens, qu'il le doive à son travail ou aux libéralités d'autrui, qu'il le gagne dans sa maison ou son le toit paternel, appartient avant tout au père de famille. Tant que celui-ci est vivant, nul de ses subordonnés ne peut être propriétaire de ce qu'il possède ; nul ne peut aliéner, ou hériter, sans son assentiment. Sous ce rapport, la femme et l'enfant sont sur la même ligne que l'esclave, à qui souvent il est permis aussi de tenir un ménage, et d'aliéner même son pécule. Bien plus, comme il transfère souvent la propriété de son esclave à un tiers, le père peut agir de même à l'égard de son fils: l'acheteur est-il un étranger, le fils devient son esclave ; le fils est-il cédé à un Romain, comme il est Romain lui-même, et ne peut être asservi à un concitoyen, il tient seulement lieu d'esclave à son acquéreur. On le voit donc, la puissance paternelle et conjugale du père de famille est absolue. La loi ne la limite point. [...]
Dans le droit grec, dans le droit germanique, dès que le fils est adulte, dès que sa force physique lui a donné l'indépendance, la loi lui donne aussi la liberté. Chez les Romains, au contraire, ni l'âge du père, ni les infirmités mentales, ni même sa volonté expresse, ne peuvent affranchir sa famille. [...] La loi permet plus facilement l'affranchissement de l'esclave que celui du fils. De bonne heure, celui-là a été libéré, au moyen des formalités les plus simples. L'émancipation de celui-ci, au contraire, n'a pu avoir lieu que plus tard, et par toutes sortes de voies détournées.
Le père a-t-il vendu à la fois son fils et son esclave, et l'acquéreur les a-t-il affranchis tous les deux ? L'esclave est libre ; le fils, lui, retombe sous la puissance paternelle." (p.55-58)
"Tandis que la famille ne contient que les individus pouvant établir le degré de leur descendance, la gens comprend aussi ceux qui, tout en se réclamant du même ancêtre commun, ne peuvent plus énumérer, ni les aïeux intermédiaires, ni leur degré par rapport à lui." (p.58)
"La clientèle (clientes, les clients, de cluere), c'est-à-dire tous ceux qui, n'ayant pas un droit de cité, ne jouissent à Rome que d'une liberté tempérée par le protectorat d'un citoyen père de famille. Les clients sont: ou des transfuges venus de l'étranger, et reçus par le Romain qui leur prête assistance ; ou d'anciens serviteurs, en faveur desquels le maître a abdiqué ses droits, en leur concédant la liberté matérielle. La situation légale du client n'avait rien qui ressemblât à celle de l'hôte ou à celle de l'esclave: il n'est point un ingénu (ingenuus) libre, bien qu'à défaut de la pleine liberté, il pût jouir des franchises que lui laissait l'usage et la bonne foi du chef de maison. Il fait partie de la domesticité comme l'esclave, et il obéit à la volonté du patron (patronus, dérivé de la même racine que patricius). Celui-ci, enfin, peut mettre la main sur sa fortune ; le replacer même, en certains cas, en état d'esclavage ; exercer sur lui le droit de vie et de mort. Si, enfin, il n'est pas, à l'égal de l'esclave, assujetti à toutes les rigueurs de la loi domestique, ce n'est que par une simple tolérance de fait qu'il reçoit cet adoucissement à son sort. Enfin, le patron qui doit à tous les siens, esclaves ou clients, sa sollicitude de père, représente et protège, d'une façon toute spéciale, les intérêts de ces derniers. Leur liberté de fait se rapproche peu à peu de la liberté de droit, au bout d'un certain nombre de générations: quand l'affranchissant et l'affranchi sont morts, il y aurait impiété criante, chez les successeurs du premier, à vouloir exercer les droits du patron sur les descendant du second. Aussi, voit-on peu à peu se relâcher le lien qui rattache à la maison les hommes libres et dépendants tout à la fois: ils forment une classe intermédiaire, mais nettement tranchée, entre les serviteurs esclaves et les gentiles ou cognats, égaux en droits au nouveau père de famille." (p.58-59)
"L'association romaine, entre toutes, s'est formée par le concours de paysans, tous libres, tous égaux, sans noblesse instituée de droit divin. Il lui fallait quelqu'un pourtant qui la dirigeât (rex), qui lui dictât ses ordres (dictator), un maître du peuple enfin (magister populi) ; et elle l'a choisi dans son sein pour être, à l'intérieur, le chef de la grande famille politique. [...] La fonction royale a commencé par une élection: mais dès que le roi a convoqué l'assemblée des hommes libres en état de porter les armes, et qu'ils lui ont formellement promis obéissance, ils la lui doivent fidèle, entière. Il a dans l'Etat la puissance du père de famille dans sa maison: elle dure également tant qu'il vit. Il entre en rapports avec les dieux de la cité ; il les interroge et leur donne satisfaction (auspicia publica): il nomme les prêtres et les prêtresses. Les traités qu'il a conclus avec l'étranger, au nom de la cité, obligent le peuple, alors que dans l'origine, aucun contrat avec un non-Romain n'était obligatoire pour un membre de l'association romaine. Il commande (imperium) en temps de paix et en temps de guerre ; et, quand il marche officiellement, ses appariteurs, ou licteurs (lictores, de licere, ajourner), le précédent portant la hache et les verges. Lui seul a le droit de parler en public aux citoyens ; il tient les clefs du trésor, que seul il peut ouvrir. Comme le père de famille, il rend la justice et châtie. Il prononce les peines de police: il soumet à la peine du bâton, par exemple, les contrevenants au service militaire. Il connaît des causes privées et criminelles: il condamne à mort: il condamne à la privation de liberté, soit qu'il adjuge le citoyen à un autre citoyen pour lui tenir lieu d'esclave, soit même qu'il ordonne sa vente et sa mise en esclavage, chez l'étranger. Sans doute l'appel au peuple (provocatio) est possible, après la sentence capitale prononcée: mais ce recours en grâce, le roi, qui a mission de l'accorder, n'est point tenu à l'ouvrir. Il appelle le peuple à la guerre et commande l'armée ; en cas d'incendie, il doit accourir en personne sur le lieu du sinistre. Comme le père de famille, qui n'est pas seulement le plus puissant, mais le seul puissant dans sa maison, le roi est à la fois le premier et le seul organe du pouvoir dans l'Etat, qu'il prenne et organise en collèges spéciaux, pour pouvoir demander leur conseil, les hommes ayant davantage la connaissance des choses de la religion et des institutions publiques: que, pour faciliter l'exercice de son pouvoir, il confère à d'autres des attributions diverses, les communications à transmettre au sénat, certains commandement à la guerre, la connaissance des procès moins importants, la recherche des crimes: qu'il confie, par exemple, lorsqu'il s'absente du territoire, tous ses pouvoirs d'administration à un autre lui-même, à un préfet urbain (proefectus urbi), laissé en ville à sa place: toutes ces fonctions ne sont que des émanations de la royauté: tout fonctionnaire n'est tel que par le roi, et ne reste tel que pendant le temps qu'il plaît au roi. Il n'y a point, alors, de magistrats dans le sens plus récent du mot ; il n'y a que des commissaires royaux. Nous venons de parler du préfet urbain temporaire ; nous en dirons autant des inquisiteurs du meurtre (quoestores paricidii) dont la mission continue, sans doute, et des chefs de section (tribuns ; tribuni, de tribus), préposés à la milice de pieds (milites) et à la cavalerie (celeres). La puissance royale est et doit être sans limites légales: pour le chef de la cité, il ne peut y avoir de juge dans la cité ; pas plus que dans la maison il n'y a de juge pour le père de famille. Avec sa vie finit seulement son règne. Quand il n'a pas nommé son successeur, ce qu'il avait assurément le droit et même le devoir de faire, les citoyens se réunissent sans convocation, et désignent un interroi (interrex), qui ne reste que cinq jours en fonctions, et ne peut prendre le peuple à foi et hommage. Et, comme il ne peut non plus nommer le roi, puisqu'il a été simplement et imparfaitement désigné, sans la convocation préalable des citoyens, il nomme alors un second interroi pour cinq autres jours, et celui-ci a enfin le pouvoir d'élire le roi nouveau. Il ne le fera pas, on le comprend, sans interroger les citoyens et le conseil des anciens, sans s'assurer de leur assentiment au choix qu'il va faire. Toutefois, ni le conseil des anciens, ni les citoyens ne concourent virtuellement à ce grand acte: et ceux-ci même n'interviennent qu'après la nomination. [...] Le Roi est donc le représentant suprême de cette unité du peuple de Rome, symbolisée par le Diovis, dans le Panthéon romain. Son costume est pareil à celui du plus grand des dieux: il parcourt la ville en char, quand tout le monde va à pied: il tient un sceptre d'ivoire, surmonté de l'aigle: il a les joues fardées de rouge: comme le dieu romain, enfin, il porte la couronne d'or de feuilles de chêne. Toutefois, la constitution romaine n'est rien de moins qu'une théocratie. Jamais en Italie les notions de Dieu et de Roi ne se sont fondues l'une dans l'autre, comme chez les Égyptiens ou les Orientaux. Le roi n'est point dieu au yeux du peuple ; il est plutôt le propriétaire de la cité. [...] La noblesse du sang, la parenté avec les rois antérieurs est une recommandation: elle n'est point une condition d'éligibilité. Quiconque est majeur et sain de corps et d'esprit peut être fait roi. Le roi est un citoyen comme un autre: son mérité ou son bonheur, la nécessité d'avoir un père de famille à la tête de la cité, l'ont fait le premier parmi ses égaux, paysan parmi les paysans, soldat parmi les soldats. Le fils, qui obéit aveuglément à son père, ne s'estime pas son inférieur: de même, le citoyen obéit à son chef, sans se croire au-dessous de lui. C'est ici que dans les mœurs et dans les faits la royauté se trouve limitée. Certes, le roi peut faire beaucoup de mal, sans violer absolument le droit public: il pourra réduire la part de butin de son compagnon de guerre ; ordonner des corvées excessives ; porter atteintes par des impôts injustes à la fortune du citoyen ; mais, en agissant ainsi, il oubliera que sa puissance absolue ne lui vient pas de la Divinité, qu'elle ne lui vient que du peuple qu'il représente, avec l'assentiment de celle-ci. Et alors qu'arrivera-t-il de lui, si ce peuple oublie le serment qu'il lui a prêté ? Qui le défendra en un tel jour ? - Enfin la constitution aussi avait, sous un rapport, élevé une barrière devant la puissance royale. Pouvant librement appliquer la loi, le roi ne pouvait la modifier. S'il veut la faire changer de route, il convient, qu'avant tout, l'assemblée populaire l'y autorise ; sans quoi l'acte qu'il consomme sera nul et tyrannique, et n'engendrera pas de conséquences légales." (p.60-62)
"La dictature et le consulat ne sont autre chose au fond que la royauté continuée." (p.61)
"Le conseil de famille est un pouvoir modérateur pour le père et l'époux: le conseil des amis, dûment convoqué, influe par son avis sur le parti qui sera adopté par le magistrat suprême. C'est là un principe constitutionnel en pleine vigueur sous la royauté, comme sous les régimes venus après elle. L'assemblée des amis du Roi, rouage désormais important dans l'ordre politique, ne fait pas pourtant obstacle légal au pouvoir illimité dont le représentant l'interroge en certaines graves occurrences. Elle n'a point à intervenir dans les choses touchant à la justice ou au commandement de l'armée. Elle est un conseil politique: le Conseil des anciens, le Sénat (Senatus). Mais le roi ne choisit pas les amis, les affidés qui le composent: corps politique institué pour durer toujours, le Sénat, dès les premiers temps, a le le caractère d'une véritable assemblée représentative. Les gentes romaines, quand elles nous apparaissent dans les documents d'une histoire bien moins ancienne que le temps des rois, n'ont plus leur chef à leur tête: nul père de famille ne représente au-dessus d'elles ce patriarche, souche commune de chaque groupe de familles, de qui tous les gentiles mâles descendent ou croient être descendus. Mais à l'époque où nous sommes, lorsque l'Etat se formait de la réunion de toutes les gentes, il n'en était point ainsi: chacune d'elles avait son chef dans l'Assemblée des anciens. Aussi voit-on plus tard les sénateurs se regarder encore comme les représentants de ces anciennes unités familiales, dont l'agrégation avait constitué la cité. Voilà ce qui explique pourquoi les sénateurs étaient en nombre fixe: pourquoi celui des gentes restait invariable dans la cité ; et pourquoi, enfin, lors de la fusion en une seule, des trois cités primitives, chacune ayant ses gentes en nombre déterminé, il devint à la fois nécessaire et légal d'augmenter proportionnellement aussi le nombre des sièges des sénateurs. Du reste, si dans la conception première du Sénat, celui-ci n'était que la représentation des gentes, il n'en fut point ainsi dans la réalité, et cela même sans violer la loi. Le roi était pleinement maître du choix des sénateurs ; et il dépendait de lui de le porter même sur des individus non citoyens. Nous ne soutenons d'ailleurs pas qu'il l'ait fait quelquefois: seulement on ne soutiendra pas contre nous qu'il ne l'a pas pu faire. Tant que l'individualité des gentes a survécu, il a sans doute été de règle, qu'en cas de mort d'un sénateur, le roi appelât à sa place un homme d'âge et d'expérience appartenant à la même association de famille ; mais tous ces éléments jadis distincts se confondant chaque jour davantage, et l'unité du peuple s'étendant de plus en plus, l'élection des membres du conseil a fini par dépendre souverainement du libre-arbitre du chef de la cité. Seulement il aurait commis un excès de pouvoir, s'il n'avait pas pourvu à la vacance. - La durée viagère de la fonction, et son origine basée sur les éléments fondamentaux de la cité elle-même, conférèrent au Sénat une importance grande, et qu'il n'aurait jamais acquise, s'il n'avait dû sa convocation qu'à un simple appel venant de la royauté. En la forme, il est vrai, le droit des sénateurs n'est que le droit de conseil, quand ils en sont requis. Le roi les convoque et les interroge, lorsqu'il lui plaît ; nul n'a à ouvrir un avis, si cet avis n'est pas demandé ; et le Sénat n'a pas à se réunir lorsqu'il n'est pas convoqué. Le sénatus-consulte, à l'origine, n'est rien moins qu'une ordonnance ; et si le roi n'en tient pas compte, il n'existe pas pour le corps dont il émane de moyen légal de faire descendre son "autorité" dans le domaine des faits. [...] D'un autre côté, il y aurait abus criant à ne pas consulter le Sénat dans toute circonstance grave, soit pour l'établissement d'une corvée, ou d'un impôt extraordinaire ; soit pour le partage ou l'emploi d'un territoire conquis sur l'ennemi ; soit, enfin, au cas où le peuple lui-même est nécessairement appelé à voter, qu'il s'agisse d'admettre des non-citoyens au droit de cité, ou d'entreprendre une guerre offensive. Le territoire de Rome a-t-il été endommagé par l'incursion d'un voisin, et la réparation du tort est-elle refusée, aussitôt le Fécial appelle les dieux à témoin de l'injure [...] Là-dessus le roi, après avoir pris l'avis du Conseil, fait rapport de l'affaire au peuple: si le peuple et le Sénat sont d'accord (il faut cette condition), la guerre est juste, et elle aura certainement pour elle la faveur des Dieux. Mais le Sénat n'a pas affaire dans la conduite de l'armée, non plus que dans l'administration de la justice. Que si, dans ce dernier cas, le roi, siégeant sur son tribunal, s'adjoint des assesseurs à titre consultatifs, ou s'il les délègue à titre de commissaires assermentés pour décider le procès, les uns et les autres, même pris dans le sein du Sénat, ne sont désignés jamais que d'après son libre choix: le Sénat en corps n'est point appelé à concourir à l'œuvre de la justice. Jamais enfin, même sous la république, on en voit la cause, le Sénat n'a exercé une juridiction quelconque." (p.62-64)
"Selon la loi d'une antique coutume, les citoyens se divisent et se répartissent entre eux comme il suit. Dix maisons forment une gens ou famille (lato sensu) ; dix gentes ou cent maisons forment une curie [...] dix curies, ou cent gentes, ou milles maisons constituent la cité. Chaque maison fournit [en théorie] un fantassin (d'où mil-es, le millième, le milicien): de même chaque gens fournit son cavalier (eques) et un conseiller pour le Sénat." (p.64)
"Si tranchée que fût la séparation entre les citoyens et les non-citoyens, chez les premiers, par contre l'égalité devant la loi régnait pleine et entière. Nul peuple peut-être n'a poussé aussi loin que les Romains la rigueur des deux principes. Cherche-t-on une marque nouvelle et éclatante de l'exclusivité du droit de cité, on la trouvera dans l'institution toute primitive des citoyens honoraires, institution destinée pourtant à concilier les deux extrêmes. Lorsqu'un étranger était admis, par le vote du peuple, dans le sein de la cité, il avait la faculté d'abandonner son droit de citoyen dans sa patrie, auquel cas il entrait avec tous les droits actifs dans la cité romaine, ou de joindre seulement la cité qui lui était conférée à celle dont il était déjà pourvu ailleurs. L'honorariat est un ancien usage pratiqué de même et de tout temps en Grèce, où l'on a vu, jusque fort tard, le même homme citoyen de plusieurs villes. Mais le sentiment national était trop puissant, trop exclusif dans le Latium, pour qu'une telle latitude y fût laissée au membre d'une autre cité. Là, si le nouvel élu n'abandonnait pas son droit actif dans sa patrie, l'honorariat qui venait de lui être conféré n'avait plus qu'un caractère purement nominal: il équivalait simplement aux franchises d'une hospitalité amicale, à un droit à la protection romaine, telle qu'elle avait été de tout temps concédée à des étrangers. Ainsi fermée du côté du dehors, la cité plaçait sur la même ligne tous les membres qui lui appartenait, nous venons de le dire. On sait que les différences existant à l'intérieur de la famille, quoique souvent elles persistassent encore au-dehors, devaient pleinement s'effacer au regard des droits de citoyen ; que tels fils, regardé dans la maison comme sien, par son père, pouvait être appelé à lui commander dans l'ordre politique." (p.66)
"L'administration de l'Etat s'appuie sur les citoyens. La plus importante des prestations dues par eux est le service militaire, puisque les citoyens seuls ont le droit et le devoir de porter les armes. Le peuple et l'armée sont un, à vrai dire (populus, se rapprochant de populari, ravager ; de popa, le sacrificateur qui frappe la victime). Dans les anciennes litanies romaines, le peuple est la milice armée de la lance (poplus, pilumnus), pour qui est invoquée la protection de Mars: le roi enfin, quand il parle aux citoyens, les appelle du nom de porte-lances (quirites). Nous avons vu déjà comment était formée l'armée d'attaque, la levée ou légion (legio). Dans la cité romaine tripartite, elle se composait des trois centuries (centuriae) de cavaliers (celeres, les rapides, ou flexuntes, les caracoleurs) sous le commandement de leurs trois chefs (tribuni celerum), et des divisions de mille fantassins chacune, commandées par leurs trois tribuns militaires (tribuni militum). Il faut y ajouter un certain nombre d'hommes armés à la légère, et combattant hors rang, des archers, principalement. Le général, dans la règle, était le ri: et, comme il lui avait été adjoint un chef spécial pour la cavalerie (magister equitum), il se mettait lui-même à la tête de l'infanterie, qui, à Rome, comme ailleurs d'ordinaire, fut tout d'abord le noyau principal de la force armée.
Mais le service militaire ne constituait pas la seule charge imposée aux citoyens. Ils avaient aussi à entendre les propositions du roi en temps de paix et de guerre ; ils supportaient des corvées pour la culture des domaines royaux, pour la construction des édifices publics ; et, notamment, la corvée relative à l'édification des murs de la ville [...] quand aux impôts directs, il n'en existait pas plus qu'il n'y avait de budget direct des dépenses. Ils n'étaient point nécessaires pour défrayer les charges publiques, l'Etat n'ayant à payer ni l'armée, ni les corvées, ni les services publics, en général. [...] Les victimes destinées aux sacrifices étaient achetées au moyen d'une taxe sur les procès. Quiconque succombait en justice réglée remettait à l'Etat, à titre d'amende, du bétail d'une valeur proportionnelle à l'objet du litige (sacramentum). Les citoyens n'avaient ni présents, ni liste civile régulière à fournir au roi. Quant aux incolae non citoyens (oerarii), ils lui payaient une rente de protectorat. Il recevait aussi le produit des douanes maritimes, celui des domaines publics, notamment la taxe payée pour les bestiaux conduits sur le pâturage commun (scriptura), et la part de fruits (vectigalia) versés à titre de fermages par les admodiateurs des terres de l'Etat. Enfin, dans les cas urgents, il était frappé sur les citoyens une contribution (tributum), ayant le caractère d'un emprunt forcé, et remboursable en des temps plus favorables. [...]
Le roi gouvernait les finances, et le domaine de l'Etat ne se confondait point avec son domaine privé, lequel dut être considérable, à en juger par les documents que nous possédons sur l'étendue des propriétés foncières appartenant à la famille royale des derniers Tarquins." (p.67-68)
"En échange des services et des prestations dont ils sont redevables, les Romains participent au gouvernement de l'Etat. Tous les citoyens, à l'exception des femmes et des enfants trop faibles pour le service militaire ; tous les quirites, en un mot (tel est le titre qui leur est alors donné), se réunissent au lieu de l'assemblée publique, et sur l'invitation du roi, soit pour y recevoir ses communications (conventio, contio), soit pour répondre, dans leurs votes par curies, aux motions qu'il leur adresse après convocation [...] Régulièrement ces assemblées avaient lieu deux fois l'an, le 24 mars et le 24 mai : sans préjudice de toutes autres, quand le roi les croyait opportunes. Mais le citoyen ainsi appelé n'avait qu'à entendre, et non à parler: il n'interrogeait pas, il répondait seulement. Dans l'assemblée, nul ne prend la parole que le roi, ou celui à qui le roi la donne ; quant aux citoyens, ils répondent, je le répète, à la motion qui leur est faite par un oui ou un non, sans discuter, sans motiver leur avis, sans y mettre de conditions, sans établir de distinctions sur la question. Et pourtant, en fin de compte, comme chez les Germains, comme chez l'ancien peuple indo-germanique, probablement, le peuple est ici le représentant et le dépositaire suprême de la souveraineté politique: souveraineté à l'état de repos dans le cours ordinaire des choses, ou qui ne se manifeste, si l'on veut, que par la loi d'obéissance envers le chef du pouvoir, à laquelle le peuple s'est volontairement obligé. Aussi le roi, à son entrée en charge, et lorsqu'il est procédé à son inauguration par les prêtres, en face du peuple assemblé en curies, lui demande-t-il formellement s'il entend lui rester fidèle et soumis, et le reconnaître en sa qualité, comme il est d'usage, lui, et ses serviteurs, questeurs (quoestores), et licteurs (lictores). A cette question il était toujours affirmativement répondu: de même que l'hommage au souverain n'est jamais refusé dans les monarchies héréditaires. Par suite, le peuple, tout souverain qu'il était, n'avait plus, en temps ordinaire, à s'occuper des affaires publiques. Tant et si longtemps que le pouvoir se contente d'administrer en appliquant le droit actuel, son administration est indépendante: les lois règnent, et non le législateur. Mais s'il s'agit, au contraire, de changer l'état du droit, ou s'il devient seulement nécessaire d'en décider pour un cas donné, le peuple romain reprend aussitôt le pouvoir constituant. Le roi est-il mort sans avoir nommé sans successeur ; le droit de commander (imperium) est suspendu: l'invocation de la protection des dieux pour la cité orpheline appartient au peuple, jusqu'à ce qu'un nouveau chef ait été trouvé ; et c'est le peuple qui désigne spontanément le premier interroi." (p.69-70)
"La constitution romaine, telle que nous l'avons esquissée, portait dans ses flancs la pensée fondamentale et éternelle de l'Etat romain. Les formes ont changé souvent ; n'importe ! Au milieu de tous leurs changements, tant que Rome subsistera, le magistrat aura l'imperium illimité ; le Conseil des anciens ou le Sénat sera la plus haute autorité consultative ; et toujours, dans les cas d'exception, il sera besoin de solliciter la sanction du souverain ou du peuple." (p.72)
"Il y eut de tout temps dans Rome, à côté des citoyens, les protégés, les clients des familles citoyennes, la multitude, la plèbe [...] comme on l'appelait par allusion aux droits politiques dont elle était absolument privée. La maison romaine, nous l'avons fait voir, contenait déjà les éléments de cette classe intermédiaire entre les hommes libres et non libres: dans la cité elle croît rapidement en importance, le fait et le droit y aidant sous deux rapports. D'une part la cité elle-même pouvait avoir ses esclaves, et ses clients à demi libres: il arriva notamment qu'après la conquête d'une ville et l'anéantissement de son état politique, la ville victorieuse, au lieu de vendre simplement tous les habitants à titre d'esclaves, leur laissa la liberté de fait, en les considérant comme ses affranchis, et les faisant ainsi tomber dans la clientèle du roi. D'un autre côté l'Etat, à l'aide du pouvoir qu'il exerçait sur les simples citoyens, put un jour aussi se mettre à protéger leurs clients contre les excès et les abus du patronat légal. De temps immémorial la loi romaine avait admis une règle, sur laquelle se fonda la situation juridique de toute cette classe d'habitants. Lorsque à l'occasion d'un acte public quelconque, testament, procès, taxation, le patron a expressément ou tacitement résigné le patronage, il ne peut plus jamais, ni lui ni son successeur, revenir arbitrairement sur cet abandon, soit contre l'affranchi lui-même, soit contre ses descendants. Les clients ne possédaient d'ailleurs ni le droit de cité, ni les droits de l'hôte: il fallait pour leur conférer la cité un vote formel du peuple ; et pour obtenir l'hospitalité, il fallait d'abord être citoyen d'une ville alliée. Ils n'avaient donc que la liberté de fait, sous la protection de la loi ; mais, en droit, ils n'étaient pas libres. Aussi, durant longtemps, le patron eut-il sur leurs biens les droits qu'il avait sur le bien de ses esclaves: il les représentait nécessairement en justice: et, par voie de conséquence, il levait sur eux des subsides ; en cas de besoin, il les traduisait au criminel devant sa juridiction domestique. Peu à peu, néanmoins, ils se dégagèrent de ces chaînes, ils commencent à acquérir, à aliéner pour leur compte ; et on les vit, sans qu'ils fussent formellement tenus à l'assistance de leur patron, comparaître devant les tribunaux publics, y réclamer et obtenir justice. Le mariage et les droits qu'il fait naître furent concédés aux étrangers sur le pied de l'égalité avec les Romains, bien avant d'être permis aux habitants non libres de droit, ou qui n'étaient pas citoyens d'un Etat quelconque ; mais il ne fut jamais défendu à ceux-ci de se marier entre eux, et d'engendrer ainsi certains rapports de puissance conjugale et paternelle, d'agnation et de famille, d'héritage et de tutelle, analogue au fond à ceux existant entre les citoyens. - Les mêmes effets se produisirent, en partie, par l'exercice de l'hospitalité (hospitium), aux termes de laquelle l'étranger pouvait venir se fixer à Rome, y établissait sa famille, et y acquérait peut-être même des propriétés. L'hospitalité fut toujours pratiquée à Rome de la façon la plus libérale. Le Droit romain ignore les distinctions nobiliaires attachées ailleurs à la terre, ou les prohibitions qui ferment l'accès de la propriété immobilière. En même temps qu'il laisse à tout homme capable de disposer les droits les plus absolus sur son patrimoine, sa vie durant, il autorise aussi quiconque peut entrer en commerce avec les citoyens de Rome, fût-ce un étranger ou un client, à acquérir sans nulle difficulté, soit des meubles, soit même des immeubles, depuis que les immeubles entrent aussi dans les fortunes privées. Rome enfin a été une ville de commerce, qui a dû au commerce international les premiers éléments de sa grandeur, et qui s'est empressé de donner largement et libéralement l'incolat à tout enfant né d'une mésalliance, à tout esclave affranchi, à tout étranger immigrant ou abandonnant son droit de cité dans sa patrie, et même à tous ceux, en grand nombre, qui voulaient rester citoyens de la ville amie d'où ils étaient sortis." (p.75-76)
"Jadis le client, pour obtenir justice, avait besoin de son assistance: mais, depuis que l'Etat en se consolidant avait à son tour amoindri la prépondérance des gentes et des familles coalisées, on avait vu souvent le client se présenter seul devant le roi, demander justice, et tirer réparation du préjudice souffert. Et puis, parmi tous ces anciens membres des cités latines disparues, il en était beaucoup qui n'étaient jamais entrés dans la clientèle d'un simple citoyen ; ils appartenaient à la clientèle du roi, et dépendaient d'un maître auquel tous les autres citoyens, à un autre titre si l'on veut, étaient tenus d'obéir. Or le roi qui, à son tour, savait son autorité dépendante du bon vouloir du peuple, dut trouver avantageux de se former avec ces nombreux protégés tout une utile classe d'hommes, dont les dons et les héritages pouvaient remplir son trésor, sans compter la rente qu'ils lui versaient en échange de sa protection ; dont il appartenait à lui seul de déterminer les prestations et les corvées, et qu'il trouvait toujours prêts enfin à s'enrôler pour la défense de leur protecteur. - Ainsi donc, à côté des citoyens romains une nouvelle communauté d'habitants s'était fondée: des clientèles était sortie la plèbe. Le nom nouveau caractérise la situation. Certes, il n'y a pas de différence en droit entre le client et le plébéien, le subordonné et l'homme du peuple ; en fait, il en existe une grande. Le client, c'est l'homme assujetti au patronage fort lourd d'un des citoyens ; le plébéien est le Romain auquel manquent les privilèges politiques. A mesure que s'éteint chez lui le sentiment de dépendance vis-à-vis d'un particulier, le simple habitant supporte impatiemment son infériorité civique ; et, sans le pouvoir suprême du roi, qui s'étend également sur tous, la lutte s'ouvrirait promptement entre l'aristocratie privilégiée et la foule des déshérités." (p.77-78)
"Le premier pas vers la fusion totale des deux classes n'eut pas lieu cependant par l'effet d'une révolution, quoiqu'il semble qu'une révolution fût la seule issue. La réforme attribuée au roi Servius Tullius se perd dans les ténèbres qui enveloppent tous les autres événements d'une époque [...] Cette réforme, on le voit par elle-même, n'a point été faite à la demande et dans l'intérêt des plébéiens: elle leur impose des devoirs, sans leur conférer des droits. Elle est due, sans doute, ou à la sagesse d'un roi, ou aux instances des citoyens, jusque-là chargés tout seuls du service militaire, et voulant aussi que les simples habitants concourussent enfin au recrutement des légions. A dater de la réforme Servienne, le service à l'armée et, par voie de conséquence, l'impôt à payer à l'Etat en cas de besoins pressants (tributum), ne pèsent plus seulement sur les citoyens. Ils ont dorénavant la propriété foncière pour base ; tous les habitants contribuent dès qu'ils habitent un domaine (adsidui), ou dès qu'ils le possèdent (locupletes), qu'ils soient ou non citoyens. Les charges deviennent réelles, de personnelles qu'elles étaient." (p.78)
"Les gens non domiciliés, les prolétaires (proletarii, procréateurs d'enfants) fournissaient à l'armée les musiciens et les hommes de peine, et aussi quelques milices accessoires (les adcensi, aides surnuméraires) qui marchaient sans armure avec l'armée (velati) ; et qui, une fois en campagne comblaient les vides et se plaçaient dans le rang, en prenant les armes des malades, des blessés et des morts." (p.79)
"L'Etat voulait noyer dans une seule et commune milice tous les antagonismes de localité ou de famille, et, en s'aidant du puissant niveau de l'esprit militaire, fondre en un seul peuple les citoyens et les simples habitants." (p.80)
"Ne méconnaissons pas pourtant, qu'à la longue, l'entrée des simples habitants dans l'armée amena des modifications essentielles à leur condition politique. Quiconque est soldat, doit pouvoir devenir officier dans un Etat sainement constitué. Aussi ne fait-il pas de doute que, dès cette époque, il ne fut plus interdit à un plébéien de s'élever aux grades de centurion et de tribun militaire ; et, par suite, même de pénétrer dans le Sénat. Rien n'y mettait obstacle du côté de la loi. Mais, quand, par le fait, les portes venaient à s'ouvrir pour lui, il n'en résultait nullement l'acquisition du droit de cité. Que si les privilèges politiques, appartenant aux citoyens dans les comices par curies, ne subirent aucun amoindrissement par l'institution des centuries, les citoyens nouveaux et les domiciliés, qui composaient ces dernières, n'en obtinrent pas moins aussitôt et par la force des choses tous les droits des curies et dans les cadres des levées militaires. C'est ainsi que désormais les centuries donneront leur assentiment au testament fait par le soldat in (procinctu) avant la bataille ; c'est à elles aussi qu'il appartiendra maintenant de voter la guerre offensive, sur rogation royale. Cette première immixtion des centuries dans les affaires publiques veut être soigneusement remarquées: l'on sait jusqu'où elle les a conduites. Mais qu'on ne l'oublie pas, la conquête de leurs droits ultérieurs a été plutôt un progrès successivement gagné par voie de conséquence médiate, qu'il n'a été voulu et prévu par la loi. Avant comme après la réforme de Servius, l'assemblée des curies fut toujours la vraie, la légitime assemblée des citoyens ; là, seulement, le peuple continua de prêter au roi l'hommage qui lui conférait la toute puissance. A côté de ces citoyens proprement dits, il fallut néanmoins tenir état des clients et des domiciliés, des citoyens sans suffrage (cives sine suffragio) comme ils furent appelés plus tard, qui participaient aux charges publiques, au service militaire, aux impôts, aux corvées (d'où leur autre appellation de municipes, municipaux, contribuables). Ils cessèrent aussi, à dater de ce moment, de payer la rente de patronage [...] Jadis, la population de la cité ne comportait que deux catégories, les citoyens et les clients ; il y en a trois aujourd'hui: il y a des citoyens actifs, des citoyens passifs et des patronnés, division qui, durant de nombreux siècles, a formé la clef de voûte de la constitution romaine." (p.81-82)
"Les armes, la formation légionnaire sont copiées manifestement sur le système des hoplites grecs." (p.83)
"Albe, l'antique métropole du Latium, succomba sous les coups de Rome, et fut totalement détruite. Comment s'entama la lutte, comment elle se décida, nous l'ignorons. Le combat des trois jumeaux romains contre les trois jumeaux albains ne nous semble que la personnification naïve d'une guerre à outrance entre deux cités également puissantes et apparentées." (p.85)
-Theodor Mommsen, Histoire romaine, Tome 1 "Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civiles", Livre Premier "Depuis Rome fondée jusqu'à la suppression des rois", Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1985, 1141 pages.
"Il vivra la révolution manquée de 1848: partisan du réveil allemand, libéral, anti-autrichien, il écrit de nombreux articles de journeaux, s'interpose cependant pour calmer les esprits, ce qui ne l'empêche pas d'être chassé de son poste au moment de l'échec du mouvement en 1850. Après être resté sans chaire pendant un certain temps, il trouva, comme Jahn, refuge en Suisse, à Zurich, où il occupa aussi une chaire de droit romain (1852-1854). [...]
En 1854, il peut rentrer en Prusse ; il est nommé professeur de droit romain à Breslau: c'est là qu'il continue à écrire, pour le compte de l'éditeur Weidmann, les trois premiers livres de son Histoire romaine (Römische Geschichte), dont les éditions et les traductions se multiplieront rapidement, et qui allait consacrer, malgré le scandale et les critiques qu'elle souleva dès l'origine, sa gloire d'écrivain autant que de savant. Bien qu'il lui ait demandé, de son propre aveu, une "peine infinie", ce livre, écrit comme au fil de la plume, sans surchage érudite, est vibrant de passion historique et politique, et venait à son heure dans la fièvre de l'unité allemande en devenir (1854-1856)." (p.XII)
"De 1863 à 1866, puis de 1873 à 1879, il fut député à la Chambre prussienne et, de 1881 à 1884, au Reichstag. Bien qu'i eût approuvé la guerre franco-allemande et la constitution de l'Empire, il n'avait jamais estimé le cynisme et l'autoritarisme de Bismarck [...] Progressiste libéral, il n'approuvait ni la Kulturkampf, ni les débuts de la propagande antisémite.
En 1902, Mommsen, recommandé auprès de l'Académie suédoise par l'Académie de Berlin, reçut le prix Nobel de Littérature." (p.XIII)
"Toute la démonstration de Mommsen tend à prouver que ce qui fait essentiellement l'empereur, à savoir la détention de l'imperium, lui est toujours conféré ou reconnu par les troupes ou par le Sénat, c'est-à-dire en fin de compte par la souveraineté populaire. Et comme il n'y a pas de dynastie de droit divin ou féodal à Rome, c'est ce qui permet à Mommsen de dire que le Principat n'est que le prolongement d'un droit public républicain, dans lequel l'imperium, s'il est premier, n'est quand même là que pour représenter le seul vrai souverain, la collectivité, parce que celle-ci est incapable d'agir en personne." (p.XXXI-XXXII)
"Ce fils de pasteur perdit très tôt la foi, et -dans la mesure où sa vaste culture et son honnêteté le lui permettait- manifesta, à l'égard des choses religieuses, et du christianisme en particulier, une antipathie et même une hargne remarquables." (p.XXXII)
"Mommsen avait très clairement indiqué que, sous le prétexte de lutter contre les socialistes, c'est le parti libéral que Bismarck voulait abattre. [...] En fait Mommsen, malgré les honneurs qu'il avait accumulés, et son profond patriotisme allemand, se sentait de plus en plus étranger dans l'Allemagne wilhelmienne. Bien des tendances nouvelles l'inquiétait: le militarisme, le conformisme et l'étouffement de tout libéralisme, le socialisme comme le pangermanisme, lui apparaissaient comme de dangereuses chimères." (p.XXXV)
"L'histoire romaine, c'est du bruit et de la fureur, un conte raconté par des fous pour des imbéciles, comme toute histoire." (p.XLII)
-Claude Nicolet, Introduction à Theodor Mommsen, Histoire romaine, tome 1 "Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civiles", Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1985, 1141 pages.
"Et s'il est vrai de dire que jamais le cycle d'une civilisation s'achève, on ne peut refuser le mérite d'une complète unité à celui où brillèrent tour à tour les noms de Thèbes, de Carthage, d'Athènes et de Rome. Il y a là quatre peuples, qui, non content d'avoir, chacun à part soi, fourni leur grandiose carrière, se sont encore transmis dans de nombreux échanges, en les perfectionnant chaque jour, tous les éléments les plus riches et les plus vivaces de la culture humaine, jusqu'à ce qu'ils eussent pleinement accompli la révolution de leurs destinées. Alors se levèrent des familles nouvelles, qui n'avaient encore effleuré les terres méditerranéennes que comme les vagues qui viennent mourir sur la plage. Elles se répandirent sur l'une et l'autre rive. A ce moment la côte sud se sépare de la côte nord dans les faits de l'histoire ; et la civilisation, dont le centre se déplace, quitte la mer Intérieure pour se porter vers l'océan Atlantique." (p.17)
"La péninsule italique jouit d'un climat sain et tempéré, pareil à celui de la Grèce: l'air est pur dans ses montagnes moyennes et dans presque toutes ses plaines et ses vallées. Ses côtes sont moins heureusement découpées ; elles ne touchent point à une mer couverte d'îles, comme celle qui a fait des Hellènes un peuple de marins. En revanche, l'Italie l'emporte en ce qu'elle a de vastes plaines sillonnées par ses fleuves: les contreforts de ses montagnes sont plus fertiles, plus tapissés de verdure, et se prêtent mieux à l'agriculture et à l'élève du bétail. Comme la Grèce enfin, elle est une belle contrée, propice à l'activité de l'homme, récompensant son travail, ouvrant à l'esprit d'aventures de faciles et lointaines issues, donnant aux ambitions plus calmes des satisfactions faciles et sur place. Mais tandis que la péninsule grecque est tournée vers l'orient, c'est à l'occident que l'Italie regarde." (p.19)
"C'est l'histoire de l'Italie et non seulement l'histoire de Rome que nous voulons raconter. A ne consulter que les apparences du droit politique externe, la ville romaine a conquis d'abord l'Italie, puis le monde. Il n'en est point ainsi pour qui va jusqu'au fond des secrets de l'histoire. Ce qu'on appelle la domination de Rome sur l'Italie est bien plutôt la réunion en un seul Etat de toutes les races italiques, parmi lesquelles sans doute les Romains sont les plus puissants, mais sans cesser d'être autre chose qu'un rameau de la souche commune. - L'histoire italique se partage en deux grandes périodes: celle qui va jusqu'à l'union de tous les Italiens sous l'hégémonie de la race latine, ou l'histoire italique intérieure ; et celle de la domination de l'Italie sur le monde." (p.19-20)
"Les premières migrations des peuples ont eu lieu par les voies de terre, cela est certain: et l'Italie elle-même, avec ses côtes étendues, n'aurait été accessible par mer qu'à des navigateurs habiles, comme il n'y en avait point alors. Nous savons qu'au temps d'Homère encore, elle était totalement ignorée des Hellènes." (p.22)
"Par le langage, les Italiotes sont les proches parents des Hellènes, comme ils en sont les proches voisins géographiques: on peut dire des deux peuples qu'ils sont frères." (p.24)
"L'agriculture a certainement été pour les Gréco-Italiens, comme pour tous les autres peuples, le germe et le noyau de la vie publique et privée: et elle restée l'inspiratrice du sentiment national. La maison, le foyer que le laboureur s'est construits à demeure, au lieu de la hutte et de l'âtre mobile du berger, prennent bientôt place dans le monde moral, et s'idéalisent dans la figure de la déesse Vesta [...] la seule peut-être du panthéon helléno-grec qui ne soit pas indo-germaine, alors pourtant qu'elle est nationale chez les deux peuples." (p.29)
"La monogamie est prescrite au mari: l'adultère de la femme est puni sévèrement. La mère de famille a autorité dans l'intérieur de la maison: ce qui atteste à la fois l'égalité de la naissance chez les deux époux, et la sainteté du lien qui les associe. Mais aussitôt, l'Italie se sépare de la Grèce en conférant à la puissance maritale, et surtout à la puissance paternelle, des attributions absolues et indépendantes de toute acception de personnes: la subordination morale de la famille se transforme en un véritable servage légal. De même chez les Romains, l'esclave n'a pas de droits, conséquence naturelle de l'état de servitude, et qui se poursuit jusqu'à la plus extrême rigueur: chez les Grecs, au contraire, les faits et la loi apportant de bonne heure des adoucissements à la condition servile, le mariage conclu avec une esclave fut reconnu comme légitime." (p.32)
"La terre romaine se divisait dans l'origine en un certain nombre de circoncriptions appartenant chacune à une même famille, et qui se groupaient entre elles pour former les anciens canons, ou tribus villageoises (tribus rusticae). [...] Les dénominations ne sont point encore empruntées aux localités, comme cela se fera un jour pour les agglomérations plus récentes ; elles ne font toutes que reproduire le nom même de la famille: et de même les familles, qui ont ainsi attaché leur appellation aux quartiers où elles vivent cantonnées dans la campagne romaine, deviendront plus tard les anciennes gentes patriciae, les Aemilli, les Cornelli, Fabii, Horatii, Menenii, Papirii, Romilii, Sergii, Veturii ; à moins que comme plusieurs autres [...] elles ne s'éteignent tout d'abord. Chose remarquable, il n'en est aucune parmi elles, que l'on voie venir plus tard, et pour la première fois, s'installer dans Rome." (p.40-41)
"Dans l'origine, ces communautés de famille n'ont pas formé autant de centres indépendants les uns des autres: elles ne furent d'abord considérées que comme les éléments intégrants d'un corps politique (civitas, populus). La cité se compose d'un certain nombre de pagi ayant une souche commune, parlant la même langue, obéissant aux mêmes usages, obligés les uns envers les autres à se prêter l'assistance d'une justice et d'une loi pareilles, associés ensemble, enfin, pour la défense et pour l'attaque. La cité, de même que la gens (famille) a toujours sur un point du territoire son emplacement déterminé. Mais comme les citoyens, membres des divergentes gentes, habitent dans leurs villages respectifs, il se peut faire que le chef-lieu de la cité ne constitue pas à proprement parler une agglomération d'habitants: il peut n'être que le forum de l'assemblée générale, enfermant le lieu du conseil et de la justice, et les sanctuaires communs, où les citoyens se réunissent tous les huit jours pour leur plaisir ou pour les affaires ; où, en cas de guerre, ils trouvent, pour eux et leur bétail, dans une enceinte fermée, un plus sûr abri contre les incursions de l'ennemi. Mais ce chef-lieu n'est encore ni régulièrement, ni beaucoup peuplé. Son emplacement s'appelle, en Italie, la hauteur (capitolium [...] le sommet du mont) ; ou la citadelle (arc, d'arcere, repousser): il n'est point une ville: il le deviendra plus tard, quand les maisons allant s'appuyer à la citadelle se seront entourées d'un ouvrage (oppidum) ou d'une enceinte (urbs [...] La différence essentielle entre la citadelle et la ville tient surtout au nombre des portes: la première n'en a que le moins possible, une seule d'ordinaire ; la seconde en a beaucoup, trois au moins." (p.41)
"Toutes ces cités [latines] furent d'abord autonomes: chacune était régie par son prince avec l'assistance des anciens et de l'assemblée des citoyens portant les armes. La communauté de la langue et de la race produisit encore d'autres effets: une institution politique et religieuse de la plus haute importance, le pacte d'éternelle alliance entre toutes les cités latines a évidemment sa cause dans l'étroite affinité qui les unissait. La préséance dans la fédération appartint, suivant l'usage latin et grec, à la cité sur le territoire de laquelle était le sanctuaire fédéral. Ce privilège échut à Albe, la plus ancienne et la plus importante des villes latines. Dans les premiers temps, il y eut trente cités fédérées: le nombre trente se retrouve sans cesse en Italie et en Grèce comme expression du nombre des parties intéressées dans toute association politique. L'histoire ne nous a pas légué les noms des trente cités de l'ancien Latium, ou des trente colonies albaines, car elles durent être tenues pour telles à cette époque. De même que les Béotiens et les Ioniens, également fédérés, avaient leurs fêtes panbéotiennes et panioniques, de même l'association latine eut aussi ses solennités annuelles (latinae feriae), célèbres sur le mont Albain (mons Albanus), au jour désigné par le chef fédéral, et dans lequel les Latins réunis immolaient un taureau au Dieu du Latium (Jupiter Latieris). Chaque cité contribuait, pour sa part et selon une règle invariable, à l'approvisionnement des banquets de la fête: elle y apportait du bétail, du lait, du fromage ; et, de même, elle recevait aussi sa part des viandes rôties au moment du sacrifice. Tous ces usages ont longtemps duré et sont bien connus ; quand aux effets légaux d'une telle association politique, on ne les sait guère que par conjecture. - De toute ancienneté, outre les solennités religieuses qui appelaient la foule sur le mont Albain, il y eut encore des assemblées fréquentes en un lieu voisin assigné aux délibérations d'intérêt public. Nous voulons parler des conseils tenus par les représentants des diverses cités, près de la source Ferentina (non loin de Marino). On ne peut, en effet, se représenter une confédération quelconque sans une tête, sans un pouvoir dirigeant et tenant la main au maintien d'un certain ordre dans tout le territoire fédéré. La tradition, d'accord avec la vraisemblance, nous apprend que les infractions au droit fédéral étaient poursuivies devant une juridiction régulièrement constituée, et ayant même le droit de prononcer la sentence capitale. La jouissance d'une loi commune, la communauté des mariages entre les cités latines sont évidemment des institutions du code fédéral. Tout citoyen latin, en épousant une femme latine, donnait naissance à des enfants légitimes: il pouvait acquérir des terres dans toute l'étendue du Latium, et y vaquer librement à ses affaires. Si les cités avaient quelques différends entre elles, le pouvoir fédéral les tranchait sans doute par sa sentence, ou par voie d'arbitrage. Mais ses attributions allaient-elles jusqu'à restreindre, au détriment des cités, leur souveraineté individuelle, leur droit de paix et de guerre ? c'est ce que rien ne démontre. On n'en peut douter, d'ailleurs ; par le fait de la confédération, une guerre locale pouvait devenir fédérale, qu'elle fût offensive ou défensive ; et en pareil cas, les troupes unies obéissaient à un général commun. Mais on n'en peut pas conclure que toutes les cités fussent, dans tous les cas et de par la loi, astreintes à fournir leur contingent ; ou qu'à l'inverse, il ne leut fût jamais permis de mener, pour leur propre compte, une guerre particulière, fût-ce même contre un membre de la fédération. Du moins, pendant les fêtes latines, à en croire certains indices, comme en Grèce durant les fêtes fédérales, il régnait dans tout le Latium une sorte de trêve de Dieu: les belligérants alors devaient se donner mutuellement des sauf-conduits. Quant aux droits appartenant à la cité ayant la préséance, il est impossible d'en déterminer la nature et l'étendue: je ne connais nulle raison qui autorise à considérer les Albains comme ayant exercé une hégémonie véritable sur le Latium ; et très probablement leurs privilèges ressemblaient à la présidence honoraire accordée par les Grecs à l'Élide. Dans ses commencements, la confédération n'eut point, à vrai dire, un droit stable et coordonné: tout y fut variable ou indéterminé: mais comme elle ne fut jamais une agrégation, due au hasard, de peuplades plus ou moins étrangères, elle devint promptement et nécessairement la représentation, dans l'ordre politique et légal, de la nationalité latine. Elle a pu ne pas enfermer toujours dans son alliance la totalité des cités du Latium ; mais elle n'a non plus jamais admis des non-Latins dans son sein. [...]
Nous ne décrirons pas le mouvement et le jeu de ces éléments anciens de l'unité latine: nul témoin n'est venu dire comment les cités se sont tour à tour rapprochées ou évitées. Mais un fait important demeure: c'est que, sans abandonner à jamais, au profit du centre commun, leur autonomie séparée, elles ont cependant éprouvé et activé en elles-mêmes le sentiment d'une commune et réciproque dépendance, et préparé la transition nécessaire du particularisme cantonal, par où commence l'histoire de tous les peuples, à l'unité national, par où ils achèvent, ou doivent achever la révolution de leur progrès." (p.43-44)
"La division administrative de l'ancienne Rome la montre sortie de la fusion de trois tribus, peut-être indépendantes à l'origine, celle des Ramniens, celle des Titiens et celles des Lucères. Il s'est passé là un phénomène de synœcisme pareil à celui qui a donné naissance à Athènes." (p.45)
"Les Ramniens étaient latins: cela ne peut faire un doute ; ils ont donné leur nom à la cité romaine nouvelle ; ils ont essentiellement contribué à fixer la nationalité formée de l'union de ses divers membres. Des Lucères il est difficile de dire quelque chose. Rien d'ailleurs ne défend de voir aussi en eux une peuplade latine. Quant à la seconde tribu, celle des Titiens, les traditions sont unanimes à leur assigner la Sabinie pour lieu d'extraction. L'une de ces traditions, source de toutes les autres peut-être, appartenait à la confrérie appelée aussi Titienne, laquelle aurait été fondée à l'occasion même de l'entrée des Titiens dans la cité, et en vue d'assurer la conservation des rites sabins qu'ils avaient apportés avec eux. Il est donc présumable qu'à une époque reculée, alors que les races latines et sabelliques n'étaient point encore aussi fortement séparées par la langue et les mœurs, que le furent plus tard les Romains et les Samnites, une tribu sabellique quelconque est entrée dans le sein d'une communauté latine." (p.46)
'Longtemps avant l'établissement d'une ville proprement dite sur les bords du Tibre, les Ramniens, les Titiens et les Lucères paraissent avoir occupé séparément d'abord, et plus tard en commun, les diverses collines Tibérines. Ils avaient leurs forteresses sur les sommets, et leurs villages dans la plaine inférieure, où ils cultivaient leurs champs. Nous voyons un vestige traditionnel de ces anciens temps dans la fête du loup (lupercalia). C'était bien là la fête des laboureurs et des pasteurs: elle était célébrée sur le Palatin par la gens Quinctia, avec ses jeux et ses récréations d'une simplicité naïve et patriarcale. Chose remarquable, elle s'est perpétuée, plus qu'aucune autre des solennités païennes, jusque dans la Rome christianisée.
Tels furent les premiers établissements d'où semble être sortie la cité de Rome. La ville ne fut point, à proprement parler, fondée tout d'une pièce ainsi que le raconte la légende: bâtir Rome n'a pu être l'œuvre d'un jour. D'où vient donc sa prééminence politique si précoce parmi les autres villes latines, alors que tout semblait la lui interdire dans la constitution physique du sol ? Le sol en effet est moins sain, moins fertile à Rome que dans le voisinage des autres anciennes localités du Latium. La vigne et le figuier n'y prospèrent point: les sources vives y sont rares et maigres. La source, excellente d'ailleurs, des Camènes devant la porte Capène, ne fournit que peu d'eau: et il en faut dire autant de la fontaine Capitoline, plus tard enfermée dans le Tullianum. De plus, le territoire était exposé aux fréquentes inondations du fleuve, qui, grossi par les torrents descendus de la montagne dans la saison des pluies, n'avait point un écoulement suffisamment rapide vers la mer, et, refluant alors dans les vallées et les dépressions du terrain entre les collines, y formait de nombreux marais. Cette région n'offrait par elle-même aucun attrait à l'émigrant, et les anciens eux-mêmes reconnaissent que si la colonisation est venue s'établir sur ce sol malsain et infertile, elle ne s'y est point spontanément et naturellement portée ; qu'il a, en un mot, fallu la nécessité ou un motif spécial et impérieux pour déterminer la fondation de Rome." (p.47)
"Le Tibre était pour le Latium la route naturelle du commerce: son embouchure, sur une côte sans découpures, y offrait au navigateur un unique et nécessaire ancrage. Le Tibre aussi constitua, de tout temps, pour les Latins, une utile défense contre l'invasion des peuples établis au Nord. Il fallait bien un entrepôt pour la traite fluviale et maritime, et une citadelle pour assurer aux Latins la possession de leur frontière du côté de la mer. Or, quel lieu était plus propre à cette destination que l'emplacement de Rome, réunissant à la fois les avantages d'une forte position et du voisinage du fleuve ; de Rome, qui commandait les deux rives de l'embouchures: qui offrait une escale facile aux bateliers descendus par le Tibre supérieur ou l'Anio, et un refuge plus sûr que les autres refuges de la côte, aux petits navires d'alors fuyant devant les pirates de la haute mer ? Rome doit donc sa précoce importance, sinon sa fondation même, à des circonstances toutes commerciales et stratégiques." (p.48)
"Comme elle était le marché du pays, les pratiques de la vie urbaine s'y sont rapidement et puissamment développées à côté et au-dessus de celles de la vie des champs, auxquelles les Latins étaient demeurés fidèles." (p.50)
"Mars est le prototype de l'homme de guerre ; il est en même temps le dieu principal de toute communauté italique." (p.53)
"La famille, composée de l'homme libre, que la mort de son père a fait maître de ses droits ; de son épouse, que le prêtre lui a unie dans la communauté du feu et de l'eau, par le rite sacré du gâteau de sol (confarreatio) ; de ses fils ; des fils de ses fils avec leurs femmes légitimes ; de ses filles non mariées, et des filles de ses fils, avec tout le bien que chacun d'eux possède: telle est l'unité domestique, base de l'ordre social, à Rome. Les enfants de la fille en sont exclus, bien entendu, dès qu'elle est passée, par le mariage, dans la maison d'un autre homme ; ou quand, procrées en dehors du légitime mariage, ils n'appartiennent à aucune famille. Une maison, des enfants, voilà, pour le citoyen romain, le but et l'essence de la vie. La mort n'est pas un mal, puisqu'elle est nécessaire ; mais que la maison ou la descendance périsse, voilà un vrai malheur. On l'empêchera à tout prix, dès les premiers temps, en donnant à l'homme sans enfants le moyen d'en aller solennellement chercher dans le sein d'une famille étrangère, et de les faire siens en présence du peuple. La famille romaine, ainsi constituée, portait en elle-même, grâce à cette subordination morale puissante de tous ses membres, les germes d'une civilisation féconde dans l'avenir. Un homme seul peut en être le chef: la femme, sans doute, peut aussi bien que lui acquérir et posséder la terre et l'argent: la fille a dans l'héritage une part égale à celle de son frère ; la mère hérite aussi sur le même pied que les enfants. Mais cette femme ne cesse jamais d'appartenir à la maison: elle n'appartient point à la cité ; et, dans sa maison, elle a toujours un maître, le père, quand elle est la fille ; le mari, quand elle est l'épouse ; son plus proche agnat mâle, quand elle n'a plus son père et qu'elle n'est point mariée. Eux seuls, et non le prince, ont droit de justice sur elle.
Mais, sous le toit conjugal, loin d'être asservie, elle est maîtresse. Suivant l'usage romain, écraser le grain sous le meule, vaquer aux travaux de la cuisine, constituent la tâche imposée à la domesticité ; ici, la mère de famille exerce une haute surveillance ; puis elle tient le fuseau qui, pour elle, est comme la charrue dans les mains du mari.
Les devoirs moraux des parents envers leurs enfants étaient profondément gravés dans le cœur du Romain. C'était un crime à leurs yeux que de négliger un fils, que de le gâter, que de dissiper le bien patrimonial à son préjudice. D'un autre côté, le père dirige et conduit la famille (pater familias) selon la loi de sa volonté suprême. En face de lui, tout ce qui vit est absolument sans aucun droit: le bœuf comme l'esclave, la femme comme l'enfant. La vierge, devenue épouse par le libre choix de l'époux, a cessé d'être libre ; l'enfant qu'elle lui donne, et qu'il s'agit d'élever, n'aura pas davantage son libre arbitre. Et qu'on ne suppose pas que cette loi ait eu sa source dans l'absence de tout souci pour la famille: les Romains croyaient fermement, au contraire, que de fonder sa maison et procréer des enfants constituent une nécessité, un devoir social. [...]
Le ils, devenu adulte, fonde-t-il un ménage distinct, ou, pour parler comme les Romains, a-t-il reçu de son père un troupeau (peculiam) en propre ? Peu importe ; dans la rigueur du droit, tout ce qu'il gagne par lui-même ou par les siens, qu'il le doive à son travail ou aux libéralités d'autrui, qu'il le gagne dans sa maison ou son le toit paternel, appartient avant tout au père de famille. Tant que celui-ci est vivant, nul de ses subordonnés ne peut être propriétaire de ce qu'il possède ; nul ne peut aliéner, ou hériter, sans son assentiment. Sous ce rapport, la femme et l'enfant sont sur la même ligne que l'esclave, à qui souvent il est permis aussi de tenir un ménage, et d'aliéner même son pécule. Bien plus, comme il transfère souvent la propriété de son esclave à un tiers, le père peut agir de même à l'égard de son fils: l'acheteur est-il un étranger, le fils devient son esclave ; le fils est-il cédé à un Romain, comme il est Romain lui-même, et ne peut être asservi à un concitoyen, il tient seulement lieu d'esclave à son acquéreur. On le voit donc, la puissance paternelle et conjugale du père de famille est absolue. La loi ne la limite point. [...]
Dans le droit grec, dans le droit germanique, dès que le fils est adulte, dès que sa force physique lui a donné l'indépendance, la loi lui donne aussi la liberté. Chez les Romains, au contraire, ni l'âge du père, ni les infirmités mentales, ni même sa volonté expresse, ne peuvent affranchir sa famille. [...] La loi permet plus facilement l'affranchissement de l'esclave que celui du fils. De bonne heure, celui-là a été libéré, au moyen des formalités les plus simples. L'émancipation de celui-ci, au contraire, n'a pu avoir lieu que plus tard, et par toutes sortes de voies détournées.
Le père a-t-il vendu à la fois son fils et son esclave, et l'acquéreur les a-t-il affranchis tous les deux ? L'esclave est libre ; le fils, lui, retombe sous la puissance paternelle." (p.55-58)
"Tandis que la famille ne contient que les individus pouvant établir le degré de leur descendance, la gens comprend aussi ceux qui, tout en se réclamant du même ancêtre commun, ne peuvent plus énumérer, ni les aïeux intermédiaires, ni leur degré par rapport à lui." (p.58)
"La clientèle (clientes, les clients, de cluere), c'est-à-dire tous ceux qui, n'ayant pas un droit de cité, ne jouissent à Rome que d'une liberté tempérée par le protectorat d'un citoyen père de famille. Les clients sont: ou des transfuges venus de l'étranger, et reçus par le Romain qui leur prête assistance ; ou d'anciens serviteurs, en faveur desquels le maître a abdiqué ses droits, en leur concédant la liberté matérielle. La situation légale du client n'avait rien qui ressemblât à celle de l'hôte ou à celle de l'esclave: il n'est point un ingénu (ingenuus) libre, bien qu'à défaut de la pleine liberté, il pût jouir des franchises que lui laissait l'usage et la bonne foi du chef de maison. Il fait partie de la domesticité comme l'esclave, et il obéit à la volonté du patron (patronus, dérivé de la même racine que patricius). Celui-ci, enfin, peut mettre la main sur sa fortune ; le replacer même, en certains cas, en état d'esclavage ; exercer sur lui le droit de vie et de mort. Si, enfin, il n'est pas, à l'égal de l'esclave, assujetti à toutes les rigueurs de la loi domestique, ce n'est que par une simple tolérance de fait qu'il reçoit cet adoucissement à son sort. Enfin, le patron qui doit à tous les siens, esclaves ou clients, sa sollicitude de père, représente et protège, d'une façon toute spéciale, les intérêts de ces derniers. Leur liberté de fait se rapproche peu à peu de la liberté de droit, au bout d'un certain nombre de générations: quand l'affranchissant et l'affranchi sont morts, il y aurait impiété criante, chez les successeurs du premier, à vouloir exercer les droits du patron sur les descendant du second. Aussi, voit-on peu à peu se relâcher le lien qui rattache à la maison les hommes libres et dépendants tout à la fois: ils forment une classe intermédiaire, mais nettement tranchée, entre les serviteurs esclaves et les gentiles ou cognats, égaux en droits au nouveau père de famille." (p.58-59)
"L'association romaine, entre toutes, s'est formée par le concours de paysans, tous libres, tous égaux, sans noblesse instituée de droit divin. Il lui fallait quelqu'un pourtant qui la dirigeât (rex), qui lui dictât ses ordres (dictator), un maître du peuple enfin (magister populi) ; et elle l'a choisi dans son sein pour être, à l'intérieur, le chef de la grande famille politique. [...] La fonction royale a commencé par une élection: mais dès que le roi a convoqué l'assemblée des hommes libres en état de porter les armes, et qu'ils lui ont formellement promis obéissance, ils la lui doivent fidèle, entière. Il a dans l'Etat la puissance du père de famille dans sa maison: elle dure également tant qu'il vit. Il entre en rapports avec les dieux de la cité ; il les interroge et leur donne satisfaction (auspicia publica): il nomme les prêtres et les prêtresses. Les traités qu'il a conclus avec l'étranger, au nom de la cité, obligent le peuple, alors que dans l'origine, aucun contrat avec un non-Romain n'était obligatoire pour un membre de l'association romaine. Il commande (imperium) en temps de paix et en temps de guerre ; et, quand il marche officiellement, ses appariteurs, ou licteurs (lictores, de licere, ajourner), le précédent portant la hache et les verges. Lui seul a le droit de parler en public aux citoyens ; il tient les clefs du trésor, que seul il peut ouvrir. Comme le père de famille, il rend la justice et châtie. Il prononce les peines de police: il soumet à la peine du bâton, par exemple, les contrevenants au service militaire. Il connaît des causes privées et criminelles: il condamne à mort: il condamne à la privation de liberté, soit qu'il adjuge le citoyen à un autre citoyen pour lui tenir lieu d'esclave, soit même qu'il ordonne sa vente et sa mise en esclavage, chez l'étranger. Sans doute l'appel au peuple (provocatio) est possible, après la sentence capitale prononcée: mais ce recours en grâce, le roi, qui a mission de l'accorder, n'est point tenu à l'ouvrir. Il appelle le peuple à la guerre et commande l'armée ; en cas d'incendie, il doit accourir en personne sur le lieu du sinistre. Comme le père de famille, qui n'est pas seulement le plus puissant, mais le seul puissant dans sa maison, le roi est à la fois le premier et le seul organe du pouvoir dans l'Etat, qu'il prenne et organise en collèges spéciaux, pour pouvoir demander leur conseil, les hommes ayant davantage la connaissance des choses de la religion et des institutions publiques: que, pour faciliter l'exercice de son pouvoir, il confère à d'autres des attributions diverses, les communications à transmettre au sénat, certains commandement à la guerre, la connaissance des procès moins importants, la recherche des crimes: qu'il confie, par exemple, lorsqu'il s'absente du territoire, tous ses pouvoirs d'administration à un autre lui-même, à un préfet urbain (proefectus urbi), laissé en ville à sa place: toutes ces fonctions ne sont que des émanations de la royauté: tout fonctionnaire n'est tel que par le roi, et ne reste tel que pendant le temps qu'il plaît au roi. Il n'y a point, alors, de magistrats dans le sens plus récent du mot ; il n'y a que des commissaires royaux. Nous venons de parler du préfet urbain temporaire ; nous en dirons autant des inquisiteurs du meurtre (quoestores paricidii) dont la mission continue, sans doute, et des chefs de section (tribuns ; tribuni, de tribus), préposés à la milice de pieds (milites) et à la cavalerie (celeres). La puissance royale est et doit être sans limites légales: pour le chef de la cité, il ne peut y avoir de juge dans la cité ; pas plus que dans la maison il n'y a de juge pour le père de famille. Avec sa vie finit seulement son règne. Quand il n'a pas nommé son successeur, ce qu'il avait assurément le droit et même le devoir de faire, les citoyens se réunissent sans convocation, et désignent un interroi (interrex), qui ne reste que cinq jours en fonctions, et ne peut prendre le peuple à foi et hommage. Et, comme il ne peut non plus nommer le roi, puisqu'il a été simplement et imparfaitement désigné, sans la convocation préalable des citoyens, il nomme alors un second interroi pour cinq autres jours, et celui-ci a enfin le pouvoir d'élire le roi nouveau. Il ne le fera pas, on le comprend, sans interroger les citoyens et le conseil des anciens, sans s'assurer de leur assentiment au choix qu'il va faire. Toutefois, ni le conseil des anciens, ni les citoyens ne concourent virtuellement à ce grand acte: et ceux-ci même n'interviennent qu'après la nomination. [...] Le Roi est donc le représentant suprême de cette unité du peuple de Rome, symbolisée par le Diovis, dans le Panthéon romain. Son costume est pareil à celui du plus grand des dieux: il parcourt la ville en char, quand tout le monde va à pied: il tient un sceptre d'ivoire, surmonté de l'aigle: il a les joues fardées de rouge: comme le dieu romain, enfin, il porte la couronne d'or de feuilles de chêne. Toutefois, la constitution romaine n'est rien de moins qu'une théocratie. Jamais en Italie les notions de Dieu et de Roi ne se sont fondues l'une dans l'autre, comme chez les Égyptiens ou les Orientaux. Le roi n'est point dieu au yeux du peuple ; il est plutôt le propriétaire de la cité. [...] La noblesse du sang, la parenté avec les rois antérieurs est une recommandation: elle n'est point une condition d'éligibilité. Quiconque est majeur et sain de corps et d'esprit peut être fait roi. Le roi est un citoyen comme un autre: son mérité ou son bonheur, la nécessité d'avoir un père de famille à la tête de la cité, l'ont fait le premier parmi ses égaux, paysan parmi les paysans, soldat parmi les soldats. Le fils, qui obéit aveuglément à son père, ne s'estime pas son inférieur: de même, le citoyen obéit à son chef, sans se croire au-dessous de lui. C'est ici que dans les mœurs et dans les faits la royauté se trouve limitée. Certes, le roi peut faire beaucoup de mal, sans violer absolument le droit public: il pourra réduire la part de butin de son compagnon de guerre ; ordonner des corvées excessives ; porter atteintes par des impôts injustes à la fortune du citoyen ; mais, en agissant ainsi, il oubliera que sa puissance absolue ne lui vient pas de la Divinité, qu'elle ne lui vient que du peuple qu'il représente, avec l'assentiment de celle-ci. Et alors qu'arrivera-t-il de lui, si ce peuple oublie le serment qu'il lui a prêté ? Qui le défendra en un tel jour ? - Enfin la constitution aussi avait, sous un rapport, élevé une barrière devant la puissance royale. Pouvant librement appliquer la loi, le roi ne pouvait la modifier. S'il veut la faire changer de route, il convient, qu'avant tout, l'assemblée populaire l'y autorise ; sans quoi l'acte qu'il consomme sera nul et tyrannique, et n'engendrera pas de conséquences légales." (p.60-62)
"La dictature et le consulat ne sont autre chose au fond que la royauté continuée." (p.61)
"Le conseil de famille est un pouvoir modérateur pour le père et l'époux: le conseil des amis, dûment convoqué, influe par son avis sur le parti qui sera adopté par le magistrat suprême. C'est là un principe constitutionnel en pleine vigueur sous la royauté, comme sous les régimes venus après elle. L'assemblée des amis du Roi, rouage désormais important dans l'ordre politique, ne fait pas pourtant obstacle légal au pouvoir illimité dont le représentant l'interroge en certaines graves occurrences. Elle n'a point à intervenir dans les choses touchant à la justice ou au commandement de l'armée. Elle est un conseil politique: le Conseil des anciens, le Sénat (Senatus). Mais le roi ne choisit pas les amis, les affidés qui le composent: corps politique institué pour durer toujours, le Sénat, dès les premiers temps, a le le caractère d'une véritable assemblée représentative. Les gentes romaines, quand elles nous apparaissent dans les documents d'une histoire bien moins ancienne que le temps des rois, n'ont plus leur chef à leur tête: nul père de famille ne représente au-dessus d'elles ce patriarche, souche commune de chaque groupe de familles, de qui tous les gentiles mâles descendent ou croient être descendus. Mais à l'époque où nous sommes, lorsque l'Etat se formait de la réunion de toutes les gentes, il n'en était point ainsi: chacune d'elles avait son chef dans l'Assemblée des anciens. Aussi voit-on plus tard les sénateurs se regarder encore comme les représentants de ces anciennes unités familiales, dont l'agrégation avait constitué la cité. Voilà ce qui explique pourquoi les sénateurs étaient en nombre fixe: pourquoi celui des gentes restait invariable dans la cité ; et pourquoi, enfin, lors de la fusion en une seule, des trois cités primitives, chacune ayant ses gentes en nombre déterminé, il devint à la fois nécessaire et légal d'augmenter proportionnellement aussi le nombre des sièges des sénateurs. Du reste, si dans la conception première du Sénat, celui-ci n'était que la représentation des gentes, il n'en fut point ainsi dans la réalité, et cela même sans violer la loi. Le roi était pleinement maître du choix des sénateurs ; et il dépendait de lui de le porter même sur des individus non citoyens. Nous ne soutenons d'ailleurs pas qu'il l'ait fait quelquefois: seulement on ne soutiendra pas contre nous qu'il ne l'a pas pu faire. Tant que l'individualité des gentes a survécu, il a sans doute été de règle, qu'en cas de mort d'un sénateur, le roi appelât à sa place un homme d'âge et d'expérience appartenant à la même association de famille ; mais tous ces éléments jadis distincts se confondant chaque jour davantage, et l'unité du peuple s'étendant de plus en plus, l'élection des membres du conseil a fini par dépendre souverainement du libre-arbitre du chef de la cité. Seulement il aurait commis un excès de pouvoir, s'il n'avait pas pourvu à la vacance. - La durée viagère de la fonction, et son origine basée sur les éléments fondamentaux de la cité elle-même, conférèrent au Sénat une importance grande, et qu'il n'aurait jamais acquise, s'il n'avait dû sa convocation qu'à un simple appel venant de la royauté. En la forme, il est vrai, le droit des sénateurs n'est que le droit de conseil, quand ils en sont requis. Le roi les convoque et les interroge, lorsqu'il lui plaît ; nul n'a à ouvrir un avis, si cet avis n'est pas demandé ; et le Sénat n'a pas à se réunir lorsqu'il n'est pas convoqué. Le sénatus-consulte, à l'origine, n'est rien moins qu'une ordonnance ; et si le roi n'en tient pas compte, il n'existe pas pour le corps dont il émane de moyen légal de faire descendre son "autorité" dans le domaine des faits. [...] D'un autre côté, il y aurait abus criant à ne pas consulter le Sénat dans toute circonstance grave, soit pour l'établissement d'une corvée, ou d'un impôt extraordinaire ; soit pour le partage ou l'emploi d'un territoire conquis sur l'ennemi ; soit, enfin, au cas où le peuple lui-même est nécessairement appelé à voter, qu'il s'agisse d'admettre des non-citoyens au droit de cité, ou d'entreprendre une guerre offensive. Le territoire de Rome a-t-il été endommagé par l'incursion d'un voisin, et la réparation du tort est-elle refusée, aussitôt le Fécial appelle les dieux à témoin de l'injure [...] Là-dessus le roi, après avoir pris l'avis du Conseil, fait rapport de l'affaire au peuple: si le peuple et le Sénat sont d'accord (il faut cette condition), la guerre est juste, et elle aura certainement pour elle la faveur des Dieux. Mais le Sénat n'a pas affaire dans la conduite de l'armée, non plus que dans l'administration de la justice. Que si, dans ce dernier cas, le roi, siégeant sur son tribunal, s'adjoint des assesseurs à titre consultatifs, ou s'il les délègue à titre de commissaires assermentés pour décider le procès, les uns et les autres, même pris dans le sein du Sénat, ne sont désignés jamais que d'après son libre choix: le Sénat en corps n'est point appelé à concourir à l'œuvre de la justice. Jamais enfin, même sous la république, on en voit la cause, le Sénat n'a exercé une juridiction quelconque." (p.62-64)
"Selon la loi d'une antique coutume, les citoyens se divisent et se répartissent entre eux comme il suit. Dix maisons forment une gens ou famille (lato sensu) ; dix gentes ou cent maisons forment une curie [...] dix curies, ou cent gentes, ou milles maisons constituent la cité. Chaque maison fournit [en théorie] un fantassin (d'où mil-es, le millième, le milicien): de même chaque gens fournit son cavalier (eques) et un conseiller pour le Sénat." (p.64)
"Si tranchée que fût la séparation entre les citoyens et les non-citoyens, chez les premiers, par contre l'égalité devant la loi régnait pleine et entière. Nul peuple peut-être n'a poussé aussi loin que les Romains la rigueur des deux principes. Cherche-t-on une marque nouvelle et éclatante de l'exclusivité du droit de cité, on la trouvera dans l'institution toute primitive des citoyens honoraires, institution destinée pourtant à concilier les deux extrêmes. Lorsqu'un étranger était admis, par le vote du peuple, dans le sein de la cité, il avait la faculté d'abandonner son droit de citoyen dans sa patrie, auquel cas il entrait avec tous les droits actifs dans la cité romaine, ou de joindre seulement la cité qui lui était conférée à celle dont il était déjà pourvu ailleurs. L'honorariat est un ancien usage pratiqué de même et de tout temps en Grèce, où l'on a vu, jusque fort tard, le même homme citoyen de plusieurs villes. Mais le sentiment national était trop puissant, trop exclusif dans le Latium, pour qu'une telle latitude y fût laissée au membre d'une autre cité. Là, si le nouvel élu n'abandonnait pas son droit actif dans sa patrie, l'honorariat qui venait de lui être conféré n'avait plus qu'un caractère purement nominal: il équivalait simplement aux franchises d'une hospitalité amicale, à un droit à la protection romaine, telle qu'elle avait été de tout temps concédée à des étrangers. Ainsi fermée du côté du dehors, la cité plaçait sur la même ligne tous les membres qui lui appartenait, nous venons de le dire. On sait que les différences existant à l'intérieur de la famille, quoique souvent elles persistassent encore au-dehors, devaient pleinement s'effacer au regard des droits de citoyen ; que tels fils, regardé dans la maison comme sien, par son père, pouvait être appelé à lui commander dans l'ordre politique." (p.66)
"L'administration de l'Etat s'appuie sur les citoyens. La plus importante des prestations dues par eux est le service militaire, puisque les citoyens seuls ont le droit et le devoir de porter les armes. Le peuple et l'armée sont un, à vrai dire (populus, se rapprochant de populari, ravager ; de popa, le sacrificateur qui frappe la victime). Dans les anciennes litanies romaines, le peuple est la milice armée de la lance (poplus, pilumnus), pour qui est invoquée la protection de Mars: le roi enfin, quand il parle aux citoyens, les appelle du nom de porte-lances (quirites). Nous avons vu déjà comment était formée l'armée d'attaque, la levée ou légion (legio). Dans la cité romaine tripartite, elle se composait des trois centuries (centuriae) de cavaliers (celeres, les rapides, ou flexuntes, les caracoleurs) sous le commandement de leurs trois chefs (tribuni celerum), et des divisions de mille fantassins chacune, commandées par leurs trois tribuns militaires (tribuni militum). Il faut y ajouter un certain nombre d'hommes armés à la légère, et combattant hors rang, des archers, principalement. Le général, dans la règle, était le ri: et, comme il lui avait été adjoint un chef spécial pour la cavalerie (magister equitum), il se mettait lui-même à la tête de l'infanterie, qui, à Rome, comme ailleurs d'ordinaire, fut tout d'abord le noyau principal de la force armée.
Mais le service militaire ne constituait pas la seule charge imposée aux citoyens. Ils avaient aussi à entendre les propositions du roi en temps de paix et de guerre ; ils supportaient des corvées pour la culture des domaines royaux, pour la construction des édifices publics ; et, notamment, la corvée relative à l'édification des murs de la ville [...] quand aux impôts directs, il n'en existait pas plus qu'il n'y avait de budget direct des dépenses. Ils n'étaient point nécessaires pour défrayer les charges publiques, l'Etat n'ayant à payer ni l'armée, ni les corvées, ni les services publics, en général. [...] Les victimes destinées aux sacrifices étaient achetées au moyen d'une taxe sur les procès. Quiconque succombait en justice réglée remettait à l'Etat, à titre d'amende, du bétail d'une valeur proportionnelle à l'objet du litige (sacramentum). Les citoyens n'avaient ni présents, ni liste civile régulière à fournir au roi. Quant aux incolae non citoyens (oerarii), ils lui payaient une rente de protectorat. Il recevait aussi le produit des douanes maritimes, celui des domaines publics, notamment la taxe payée pour les bestiaux conduits sur le pâturage commun (scriptura), et la part de fruits (vectigalia) versés à titre de fermages par les admodiateurs des terres de l'Etat. Enfin, dans les cas urgents, il était frappé sur les citoyens une contribution (tributum), ayant le caractère d'un emprunt forcé, et remboursable en des temps plus favorables. [...]
Le roi gouvernait les finances, et le domaine de l'Etat ne se confondait point avec son domaine privé, lequel dut être considérable, à en juger par les documents que nous possédons sur l'étendue des propriétés foncières appartenant à la famille royale des derniers Tarquins." (p.67-68)
"En échange des services et des prestations dont ils sont redevables, les Romains participent au gouvernement de l'Etat. Tous les citoyens, à l'exception des femmes et des enfants trop faibles pour le service militaire ; tous les quirites, en un mot (tel est le titre qui leur est alors donné), se réunissent au lieu de l'assemblée publique, et sur l'invitation du roi, soit pour y recevoir ses communications (conventio, contio), soit pour répondre, dans leurs votes par curies, aux motions qu'il leur adresse après convocation [...] Régulièrement ces assemblées avaient lieu deux fois l'an, le 24 mars et le 24 mai : sans préjudice de toutes autres, quand le roi les croyait opportunes. Mais le citoyen ainsi appelé n'avait qu'à entendre, et non à parler: il n'interrogeait pas, il répondait seulement. Dans l'assemblée, nul ne prend la parole que le roi, ou celui à qui le roi la donne ; quant aux citoyens, ils répondent, je le répète, à la motion qui leur est faite par un oui ou un non, sans discuter, sans motiver leur avis, sans y mettre de conditions, sans établir de distinctions sur la question. Et pourtant, en fin de compte, comme chez les Germains, comme chez l'ancien peuple indo-germanique, probablement, le peuple est ici le représentant et le dépositaire suprême de la souveraineté politique: souveraineté à l'état de repos dans le cours ordinaire des choses, ou qui ne se manifeste, si l'on veut, que par la loi d'obéissance envers le chef du pouvoir, à laquelle le peuple s'est volontairement obligé. Aussi le roi, à son entrée en charge, et lorsqu'il est procédé à son inauguration par les prêtres, en face du peuple assemblé en curies, lui demande-t-il formellement s'il entend lui rester fidèle et soumis, et le reconnaître en sa qualité, comme il est d'usage, lui, et ses serviteurs, questeurs (quoestores), et licteurs (lictores). A cette question il était toujours affirmativement répondu: de même que l'hommage au souverain n'est jamais refusé dans les monarchies héréditaires. Par suite, le peuple, tout souverain qu'il était, n'avait plus, en temps ordinaire, à s'occuper des affaires publiques. Tant et si longtemps que le pouvoir se contente d'administrer en appliquant le droit actuel, son administration est indépendante: les lois règnent, et non le législateur. Mais s'il s'agit, au contraire, de changer l'état du droit, ou s'il devient seulement nécessaire d'en décider pour un cas donné, le peuple romain reprend aussitôt le pouvoir constituant. Le roi est-il mort sans avoir nommé sans successeur ; le droit de commander (imperium) est suspendu: l'invocation de la protection des dieux pour la cité orpheline appartient au peuple, jusqu'à ce qu'un nouveau chef ait été trouvé ; et c'est le peuple qui désigne spontanément le premier interroi." (p.69-70)
"La constitution romaine, telle que nous l'avons esquissée, portait dans ses flancs la pensée fondamentale et éternelle de l'Etat romain. Les formes ont changé souvent ; n'importe ! Au milieu de tous leurs changements, tant que Rome subsistera, le magistrat aura l'imperium illimité ; le Conseil des anciens ou le Sénat sera la plus haute autorité consultative ; et toujours, dans les cas d'exception, il sera besoin de solliciter la sanction du souverain ou du peuple." (p.72)
"Il y eut de tout temps dans Rome, à côté des citoyens, les protégés, les clients des familles citoyennes, la multitude, la plèbe [...] comme on l'appelait par allusion aux droits politiques dont elle était absolument privée. La maison romaine, nous l'avons fait voir, contenait déjà les éléments de cette classe intermédiaire entre les hommes libres et non libres: dans la cité elle croît rapidement en importance, le fait et le droit y aidant sous deux rapports. D'une part la cité elle-même pouvait avoir ses esclaves, et ses clients à demi libres: il arriva notamment qu'après la conquête d'une ville et l'anéantissement de son état politique, la ville victorieuse, au lieu de vendre simplement tous les habitants à titre d'esclaves, leur laissa la liberté de fait, en les considérant comme ses affranchis, et les faisant ainsi tomber dans la clientèle du roi. D'un autre côté l'Etat, à l'aide du pouvoir qu'il exerçait sur les simples citoyens, put un jour aussi se mettre à protéger leurs clients contre les excès et les abus du patronat légal. De temps immémorial la loi romaine avait admis une règle, sur laquelle se fonda la situation juridique de toute cette classe d'habitants. Lorsque à l'occasion d'un acte public quelconque, testament, procès, taxation, le patron a expressément ou tacitement résigné le patronage, il ne peut plus jamais, ni lui ni son successeur, revenir arbitrairement sur cet abandon, soit contre l'affranchi lui-même, soit contre ses descendants. Les clients ne possédaient d'ailleurs ni le droit de cité, ni les droits de l'hôte: il fallait pour leur conférer la cité un vote formel du peuple ; et pour obtenir l'hospitalité, il fallait d'abord être citoyen d'une ville alliée. Ils n'avaient donc que la liberté de fait, sous la protection de la loi ; mais, en droit, ils n'étaient pas libres. Aussi, durant longtemps, le patron eut-il sur leurs biens les droits qu'il avait sur le bien de ses esclaves: il les représentait nécessairement en justice: et, par voie de conséquence, il levait sur eux des subsides ; en cas de besoin, il les traduisait au criminel devant sa juridiction domestique. Peu à peu, néanmoins, ils se dégagèrent de ces chaînes, ils commencent à acquérir, à aliéner pour leur compte ; et on les vit, sans qu'ils fussent formellement tenus à l'assistance de leur patron, comparaître devant les tribunaux publics, y réclamer et obtenir justice. Le mariage et les droits qu'il fait naître furent concédés aux étrangers sur le pied de l'égalité avec les Romains, bien avant d'être permis aux habitants non libres de droit, ou qui n'étaient pas citoyens d'un Etat quelconque ; mais il ne fut jamais défendu à ceux-ci de se marier entre eux, et d'engendrer ainsi certains rapports de puissance conjugale et paternelle, d'agnation et de famille, d'héritage et de tutelle, analogue au fond à ceux existant entre les citoyens. - Les mêmes effets se produisirent, en partie, par l'exercice de l'hospitalité (hospitium), aux termes de laquelle l'étranger pouvait venir se fixer à Rome, y établissait sa famille, et y acquérait peut-être même des propriétés. L'hospitalité fut toujours pratiquée à Rome de la façon la plus libérale. Le Droit romain ignore les distinctions nobiliaires attachées ailleurs à la terre, ou les prohibitions qui ferment l'accès de la propriété immobilière. En même temps qu'il laisse à tout homme capable de disposer les droits les plus absolus sur son patrimoine, sa vie durant, il autorise aussi quiconque peut entrer en commerce avec les citoyens de Rome, fût-ce un étranger ou un client, à acquérir sans nulle difficulté, soit des meubles, soit même des immeubles, depuis que les immeubles entrent aussi dans les fortunes privées. Rome enfin a été une ville de commerce, qui a dû au commerce international les premiers éléments de sa grandeur, et qui s'est empressé de donner largement et libéralement l'incolat à tout enfant né d'une mésalliance, à tout esclave affranchi, à tout étranger immigrant ou abandonnant son droit de cité dans sa patrie, et même à tous ceux, en grand nombre, qui voulaient rester citoyens de la ville amie d'où ils étaient sortis." (p.75-76)
"Jadis le client, pour obtenir justice, avait besoin de son assistance: mais, depuis que l'Etat en se consolidant avait à son tour amoindri la prépondérance des gentes et des familles coalisées, on avait vu souvent le client se présenter seul devant le roi, demander justice, et tirer réparation du préjudice souffert. Et puis, parmi tous ces anciens membres des cités latines disparues, il en était beaucoup qui n'étaient jamais entrés dans la clientèle d'un simple citoyen ; ils appartenaient à la clientèle du roi, et dépendaient d'un maître auquel tous les autres citoyens, à un autre titre si l'on veut, étaient tenus d'obéir. Or le roi qui, à son tour, savait son autorité dépendante du bon vouloir du peuple, dut trouver avantageux de se former avec ces nombreux protégés tout une utile classe d'hommes, dont les dons et les héritages pouvaient remplir son trésor, sans compter la rente qu'ils lui versaient en échange de sa protection ; dont il appartenait à lui seul de déterminer les prestations et les corvées, et qu'il trouvait toujours prêts enfin à s'enrôler pour la défense de leur protecteur. - Ainsi donc, à côté des citoyens romains une nouvelle communauté d'habitants s'était fondée: des clientèles était sortie la plèbe. Le nom nouveau caractérise la situation. Certes, il n'y a pas de différence en droit entre le client et le plébéien, le subordonné et l'homme du peuple ; en fait, il en existe une grande. Le client, c'est l'homme assujetti au patronage fort lourd d'un des citoyens ; le plébéien est le Romain auquel manquent les privilèges politiques. A mesure que s'éteint chez lui le sentiment de dépendance vis-à-vis d'un particulier, le simple habitant supporte impatiemment son infériorité civique ; et, sans le pouvoir suprême du roi, qui s'étend également sur tous, la lutte s'ouvrirait promptement entre l'aristocratie privilégiée et la foule des déshérités." (p.77-78)
"Le premier pas vers la fusion totale des deux classes n'eut pas lieu cependant par l'effet d'une révolution, quoiqu'il semble qu'une révolution fût la seule issue. La réforme attribuée au roi Servius Tullius se perd dans les ténèbres qui enveloppent tous les autres événements d'une époque [...] Cette réforme, on le voit par elle-même, n'a point été faite à la demande et dans l'intérêt des plébéiens: elle leur impose des devoirs, sans leur conférer des droits. Elle est due, sans doute, ou à la sagesse d'un roi, ou aux instances des citoyens, jusque-là chargés tout seuls du service militaire, et voulant aussi que les simples habitants concourussent enfin au recrutement des légions. A dater de la réforme Servienne, le service à l'armée et, par voie de conséquence, l'impôt à payer à l'Etat en cas de besoins pressants (tributum), ne pèsent plus seulement sur les citoyens. Ils ont dorénavant la propriété foncière pour base ; tous les habitants contribuent dès qu'ils habitent un domaine (adsidui), ou dès qu'ils le possèdent (locupletes), qu'ils soient ou non citoyens. Les charges deviennent réelles, de personnelles qu'elles étaient." (p.78)
"Les gens non domiciliés, les prolétaires (proletarii, procréateurs d'enfants) fournissaient à l'armée les musiciens et les hommes de peine, et aussi quelques milices accessoires (les adcensi, aides surnuméraires) qui marchaient sans armure avec l'armée (velati) ; et qui, une fois en campagne comblaient les vides et se plaçaient dans le rang, en prenant les armes des malades, des blessés et des morts." (p.79)
"L'Etat voulait noyer dans une seule et commune milice tous les antagonismes de localité ou de famille, et, en s'aidant du puissant niveau de l'esprit militaire, fondre en un seul peuple les citoyens et les simples habitants." (p.80)
"Ne méconnaissons pas pourtant, qu'à la longue, l'entrée des simples habitants dans l'armée amena des modifications essentielles à leur condition politique. Quiconque est soldat, doit pouvoir devenir officier dans un Etat sainement constitué. Aussi ne fait-il pas de doute que, dès cette époque, il ne fut plus interdit à un plébéien de s'élever aux grades de centurion et de tribun militaire ; et, par suite, même de pénétrer dans le Sénat. Rien n'y mettait obstacle du côté de la loi. Mais, quand, par le fait, les portes venaient à s'ouvrir pour lui, il n'en résultait nullement l'acquisition du droit de cité. Que si les privilèges politiques, appartenant aux citoyens dans les comices par curies, ne subirent aucun amoindrissement par l'institution des centuries, les citoyens nouveaux et les domiciliés, qui composaient ces dernières, n'en obtinrent pas moins aussitôt et par la force des choses tous les droits des curies et dans les cadres des levées militaires. C'est ainsi que désormais les centuries donneront leur assentiment au testament fait par le soldat in (procinctu) avant la bataille ; c'est à elles aussi qu'il appartiendra maintenant de voter la guerre offensive, sur rogation royale. Cette première immixtion des centuries dans les affaires publiques veut être soigneusement remarquées: l'on sait jusqu'où elle les a conduites. Mais qu'on ne l'oublie pas, la conquête de leurs droits ultérieurs a été plutôt un progrès successivement gagné par voie de conséquence médiate, qu'il n'a été voulu et prévu par la loi. Avant comme après la réforme de Servius, l'assemblée des curies fut toujours la vraie, la légitime assemblée des citoyens ; là, seulement, le peuple continua de prêter au roi l'hommage qui lui conférait la toute puissance. A côté de ces citoyens proprement dits, il fallut néanmoins tenir état des clients et des domiciliés, des citoyens sans suffrage (cives sine suffragio) comme ils furent appelés plus tard, qui participaient aux charges publiques, au service militaire, aux impôts, aux corvées (d'où leur autre appellation de municipes, municipaux, contribuables). Ils cessèrent aussi, à dater de ce moment, de payer la rente de patronage [...] Jadis, la population de la cité ne comportait que deux catégories, les citoyens et les clients ; il y en a trois aujourd'hui: il y a des citoyens actifs, des citoyens passifs et des patronnés, division qui, durant de nombreux siècles, a formé la clef de voûte de la constitution romaine." (p.81-82)
"Les armes, la formation légionnaire sont copiées manifestement sur le système des hoplites grecs." (p.83)
"Albe, l'antique métropole du Latium, succomba sous les coups de Rome, et fut totalement détruite. Comment s'entama la lutte, comment elle se décida, nous l'ignorons. Le combat des trois jumeaux romains contre les trois jumeaux albains ne nous semble que la personnification naïve d'une guerre à outrance entre deux cités également puissantes et apparentées." (p.85)
-Theodor Mommsen, Histoire romaine, Tome 1 "Des commencements de Rome jusqu'aux guerres civiles", Livre Premier "Depuis Rome fondée jusqu'à la suppression des rois", Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1985, 1141 pages.