"En Allemagne c'est [...] la polémique de l'intelligentsia de la classe moyenne contre les "bonnes manières" de la société de cour régnante qui a présidé à la formation de l'opposition conceptuelle entre "culture" et "civilisation". Mais cette polémique est plus ancienne et plus profonde que son reflet dans ces deux notions.
De fait, elle débute déjà avant le milieu du XVIIIème siècle, bien qu'elle n'apparaisse qu'en filigrane à travers les idées et d'une manière bien plus adoucie qu'après le milieu du siècle. L'article du Zedlersche Universallexikon de 1736 intitulé "Hof, Höflichkeit, Hofmann" (cour, courtoisie, homme de cour) -qui est trop long pour être reproduit in extenso -en donne une bonne idée:
"La courtoisie, y lisons-nous, tire sans doute son nom de "cour" et de "vie à la cour". Les cours des grands seigneurs sont un lieu où tout le monde veut faire fortune. Le seul moyen d'y parvenir est de s'attirer la sympathie du prince et des nobles les plus haut placés de la cour. On se donne donc toutes les peines du monde pour se faire bien voir d'eux. Rien n'est plus efficace que de faire croire à l'autre qu'on est disposé à le servir en toutes circonstances de toutes ses forces. Or, nous n'en sommes pas toujours capables, et nous ne le voulons pas toujours, et ceci souvent pour des raisons légitimes. C'est alors qu'intervient la courtoisie. Elle consiste à faire naître dans l'autre, par des attitudes extérieures, la certitude que nous le servirons de bonnes grâce. Ainsi, nous gagnons sa confiance qui, imperceptiblement, engendre la sympathie qui le poussera irrésistiblement à nous faire du bien. Cet effet de la courtoisie est si général qu'il offre à ceux qui la possèdent un avantage appréciable. En réalité c'est l'habileté et la vertu qui devraient nous gagner l'estime des hommes. Mais combien sont peu nombreux ceux qui savent les reconnaître ! Et moins de gens encore les jugent dignes de quelques respect ! Les hommes trop portés aux choses extérieures se laissent impressionner par les choses qui frappent les sens, surtout quand certaines circonstances s'y ajoutent qui exercent un pouvoir étrange sur leur volonté. C'est exactement ce qui arrive à un homme courtois."
Nous retrouvons ici sous une forme simpliste, dépourvue de toute interprétation philosophique, nettement orientée en fonction de certaines formations sociales, la même anti-thèse que Kant présente sous une forme affinée et approfondie en opposant Kultur à Zivilisiertheit (culture et civilisation), autrement dit, la "courtoisie" trompeuse et extérieure à la "vertu" authentique. Mais cette dernière, l'auteur ne l'évoque qu'en passant, en poussant un soupir de résignation. Dans la seconde moitié du siècle, le ton lentement change. L'autojustification des classes moyennes par la vertu et l'érudition se précise et s'accentue, la polémique contre les attitudes extérieures et superficielles de la vie à la cour s'intensifie.
La perspective curiale en Allemagne
Il n'est pas facile de parler de l'Allemagne en général ; car chacun des nombreux Etats qui, à cette époque, composaient l'Allemagne, s'est signalé par certaines particularités. Cependant l'évolution a été déterminée par quelques-uns ; les autres ont suivi. Il y avait d'autre part des phénomènes universels dont on peut observer partout, avec plus ou moins de netteté, la trace.
Signalons d'abord le dépeuplement et l'épuisement économique du pays après la guerre de Trente Ans. En comparaison de la France et de l'Angleterre, l'Allemagne, et plus encore la bourgeoisie allemande, sont pauvres au XVIIème et XVIIIème siècle ; le commerce, en particulier les échanges avec l'étranger, qui avaient atteint au XVIème siècle dans certaines régions d'Allemagne un haut niveau d'activité, est désorganisé, les immenses fortunes des grandes maisons de commerce sont dispersées, partie du fait du déplacement des voies commerciales par la découverte de nouveaux continents, partie par les effets directs de la guerre. Il ne reste guère que la petite bourgeoisie citadine aux horizons étroits qui vit essentiellement en subvenant aux besoins locaux.
On ne dispose pas de beaucoup d'argent pour les besoins de luxe tels que l'art et la littérature. Les cours imitent, si l'argent ne fait pas défaut, avec des moyens insuffisants, la vie à la cour de Louis XIV et on y parle français. L'allemand, la langue des couches moyennes et inférieures, est lourd et manque de souplesse. Leibniz, le seul philosophique de cour allemand, le seul grand Allemand dont la renommée se répand dans la vaste société de cour, parle et écrit en français ou en latin, rarement en allemand. Le problème linguistique, la question de savoir ce qu'on peut tirer de cette langue allemande engourdie, le préoccupe comme beaucoup d'autres.
A partir des cours princières, le français gagne les hautes couches de la bourgeoisie. Tous les "honettes gens", toutes les personnes de "considération" s'expriment en français. L'usage du français est la marque des classes supérieures." (p.23-26)
"La classe moyenne et la noblesse de cour en Allemagne
Ce serait une tâche à part, tâche particulièrement intéressante, de montrer par quel côté la tragédie classique française que Frédéric II oppose aux tragédies de Shakespeare et au Götz de Goethe reflète les dispositions d'âme et les idéaux d'une société de cour absolutiste. L'importance qu'elle attribue à la perfection formelle, signe distinctif de toute society authentique, le souci de contenir l'émotivité individuelle par la "raison", nécessité vitale pour tout homme de cour, la stricte observation des convenances et le renoncement à toute tournure vulgaire, marques spécifiques d'une certaine étape sur la voie de la "civilisation", tout cela, la tragédie classique nous en fournit le reflet le plus pur. C'est en effet un art qui jette le voile du silence sur tout ce que la vie à la cour oblige à cacher, sur tous les sentiments et toutes les attitudes vulgaires, sur tout ce qu' "on" n'a jamais le droit de dire en paroles.
Les hommes des classes inférieures qui, pour la sensibilité de cette couche, sont aussi des hommes d'une basse mentalité, n'ont pas leur place dans la tragédie classique. Sa forme est limpide, transparente, bien réglée, comme l'étiquette et la vie à la cour en général. Elle met en scène des hommes de cour comme ils se voient et comme le prince aime les voir. [...] Frédéric II de Prusse s'élève [...] contre la prétention, qu'il juge d'un goût détestable, de mêler sur la scène la "grandeur tragique des crocheteurs et des fossoyeurs". Comment aurait-il pu comprendre et approuver une production dramatique et littéraire au centre de laquelle se trouve la lutte contre les distinctions d'ordres, production visant à montrer que les souffrances des hommes au bas de l'échelle sociale ont leur grandeur tragique au même titre que celles des princes et des rois, que celle de l'aristocratie de cour.
Peu à peu, les milieux bourgeois s'enrichissent aussi en Allemagne. Le roi de Prusse s'en rend compte et y voit la promesse d'un éveil des arts et des sciences, d'une "révolution heureuse". Mais cette bourgeoisie se sert d'un autre langage que le roi. Les idéaux et les goûts de la jeunesse bourgeoise, les modèles dont elle s'inspire, sont presque aux antipodes des siens.
"Nous étions à Strasbourg, écrit Goethe dans Dichtung und Wahrheit (livre IX) à la frontière française, libérés directement de l'esprit des Français. Nous avons trouvé bien trop précise et aristocratique leur manière de vivre, nous avons trouvé leur poésie froide, leur critique destructive, leur philosophie abstraite et insuffisante."
C'est dans de telles dispositions d'esprit qu'il écrit son Götz. Comment Frédéric II, l'homme de l'absolutisme éclairé et rationaliste aux goûts aristocratiques de cour, aurait-il pu le comprendre ? Comment aurait-il pu apprécier les drames et les théories d'un Lessing qui vantait en Shakespeare ce que Frédéric II blâmait, à savoir que ses pièces attiraient le peuple plus que ne le faisaient les classiques français ?
"Si l'on avait traduit les chefs-d'œuvre de Shakespeare ... à l'intention de nos Allemands, je suis certain qu'ils en auraient tiré un meilleur profit que la connaissance de Corneille et de Racine. Et tout d'abord le peuple y aurait trouvé plus de goût qu'il n'a trouvé aux seconds..."
Ces mots sont consignés dans les Briefe die neueste Literatur betreffend (XVIIème) de Lessing ; Lessing écrit des "drames bourgeois", destinés à satisfaire le sentiment de sa valeur qui commence à s'éveiller dans la classe bourgeoise, parce qu'il estime que le privilège de la grandeur n'est pas réservé aux hommes de la cour. "La nature, dit-il, ignore cette distinction haïssable que les hommes ont établie entre eux. Elle dispense les qualités de cœur sans favoriser les nobles et les riches".
Le mouvement littéraire de la seconde moitié du XVIIIème est le fait d'une couche sociale animée par un idéal de goût qui se situe aux antipodes des tendances sociales et artistiques de Frédéric II. C'est pourquoi il ne se sent pas concerné, c'est pourquoi il ignore les forces vivantes qui agissent autour de lui, c'est pourquoi il condamne ce qui dépasse son horizon comme Götz.
Le mouvement littéraire allemand, dont les principaux représentants sont Klopstock, Herder, Lessing, les poètes du Sturm und Drang, de la "sensibilité", du Hainbund (association de poètes à Göttingen), le jeune Goethe, le jeune Schiller et beaucoup d'autres, n'est certainement pas un mouvement politique. Jusqu'en 1789 on ne trouve pas en Allemagne, si l'on fait abstraction de quelque cas strictement individuels, aucune initiative visant à une action politique concrète, rien qui ressemble à une formation de parti politique ou à un programme politique. On trouve surtout parmi les fonctionnaires prussiens des propositions et même les débuts de réformes allant dans le sens de l'absolutisme éclairé. On trouve chez les philosophes comme Kant l'exposé de principes généraux s'opposant parfois violemment aux idées et aux systèmes établis. On trouve dans les écrits des jeunes poètes du Hainbund des manifestations de haine farouche à l'encontre des princes, des cours, des aristocrates, des gallomanes, de l'immoralisme des cours, du rationalisme cérébral. La jeunesse bourgeoise est emportée par le rêve vague et indécis d'une Allemagne unifiée et rénovée, d'une vie "naturelle" contrastant avec le "manque de naturel" des conventions sociales des cours princières, elle puise un immense plaisir dans sa propre exaltation sentimentale.
Mais tout cela n'est que pensées et sentiments, rien qui puisse aboutir d'une façon ou d'une autre à une action politique concrète. La structure absolutiste et particulariste de cette société répartie sur d'innombrables petits Etats ne s'y prêtait pas. La classe moyenne s'enivre du sentiment de sa valeur, mais la structure des Etats absolutistes n'offre pas la moindre faille pour une action. Les éléments bourgeois sont tenus à l'écart de toute entreprise politique. Ils ont à la rigueur le droit de produire des "poèmes et des pensées" sur l'indépendance, mais il leur est interdit de se lancer dans l'action indépendante. Dans un tel contexte social l'activité littéraire fait figure d'exutoire. Elle permet aux sentiments d'autonomie nouvellement acquis et aux velléités contestataires qu'inspire la situation de s'exprimer d'une façon plus ou moins ouverte. Dans la sphère littéraire qui a été, à un certain degré, libérée de l'emprise des Etats absolutistes, la génération montante des classes moyennes opposait dans sa langue, la langue allemande, ses rêves nouveaux, ses idéaux contestataires aux idéaux de cour.
Le mouvement littéraire de la seconde moitié du XVIIIème n'est donc pas un mouvement politique, mais une tentative de transformation sociale dans l'acceptation la plus noble du terme. Il n'est pas non plus une manifestation de la bourgeoisie dans son ensemble. Il est la manifestation d'une sorte d'avant-garde de la classe moyenne, que nous avons désignée par le terme d' "intelligentsia bourgeoise" ; celle-ci est composée d'individus dispersés à travers tout le pays ; ce qui les unit est une situation et une origine sociale semblables, un idéal de réforme commun. Les hommes de cette avant-garde ne se rencontrent qu'occasionnellement dans telle ou telle localité, où ils forment des cénacles ; mais le plus souvent, ils vivent seuls, dans une sorte d'isolement, élite aux yeux du peuple, personnages d'un rang inférieur aux yeux de l'aristocratie de cour." (p.36-42)
"Goethe montre dans son Werther, avec une clarté parfois remarquable, les deux fronts entre lesquels cette couche sociale évolue:
"Ce dont surtout j'enrage, ce sont les odieuses conditions bourgeoises. Assurément, je sais tout comme un autre combien nécessaire est la différence des conditions, combien d'avantages elle me procure à moi-même ; mais je ne voudrais point la trouver sur ma route..."
Rien n'est plus caractéristique de la conscience bourgeoise que ce texte: elle voudrait maintenir les barrières vers le bas et voir s'ouvrir les portes vers le haut. Comme les classes moyennes en général, celle-ci aussi se trouve enfermée dans une étrange prison: elle ne peut songer à abattre les murs qui lui interdisent l'accès des hautes classes sociales de peur de voir s'écrouler en même temps les barrières la séparant du bas peuple." (p.44)
"Le pasteur et le professeur, voilà en effet les deux représentants les plus importants de cette couche de fonctionnaires, issus des classes moyennes, qui a contribué pour une large part à la mise au point et à la diffusion de cet allemand de formation récente dont se servaient les intellectuels. Cet exemple montre aussi très clairement que la noblesse des petites cours princières considérait le sentiment national encore mal défini et orienté en fonction des valeurs purement intellectuelles et apolitiques comme une attitude typiquement bourgeoise. Mais la mise en vedette de ces deux personnages du pasteur et du professeur indique aussi le lieu social où se formait et d'où rayonnait la "culture" de la classe moyenne: l'université. C'est à partir de l'université que les générations toujours renouvelées de professeurs, d'ecclésiastiques, de fonctionnaires moyens diffusaient dans le pays un système d'idées bien déterminé et des idéaux précis. L'université allemand a été en quelque sorte le centre de l'opposition bourgeoise à la cour." (p.53-54)
"Ce n'est qu'après la Révolution française que le concept de "civilisation" et ses dérivés perdent peu à peu leur résonance aristocratique allemande et évoquent plutôt la France et, d'une manière plus générale, les puissances occidentales." (p.66)
"La lente montée de la bourgeoisie allemande qui, de couche négligeable, s'était hissée au rang de porte-parole de la conscience nationale et même -plus tard, dans une certaine mesure- à celui de classe dominante, qui après avoir pris ses distances par rapport à l'aristocratie de cour avait fini par fonder sa raison d'être et son action sur une stricte délimitation par rapport aux nations concurrentes, s'accompagnait d'une modification de sens et de fonction de l'antithèse "culture" - "civilisation" et de son contenu: l'antithèse à prédominance sociale s'était transformée en antithèse à prédominance nationale." (p.67)
"En France, les intellectuels bourgeois et, d'une manière générale, les cercles évolués de la classe moyenne ont été intégrés de bonne heure déjà dans les milieux de la cour. [...] Déjà au XVIIIe siècle, il n'y avait plus, du moins entre les groupes évolués de la bourgeoisie et l'aristocratie de cour, de notables différences de mœurs." (p.77-78)
"En France, où les barrières de classes étaient moins élevées, les contacts sociaux et mondains infiniment plus étroits, l'activité politique de la bourgeoisie s'est manifestée plus tôt et que les tensions ont trouvé de bonne heure leur épilogue politique.
Le paradoxe n'est qu'apparent: la politique des rois, qui tendait à écarter la noblesse française de toutes les fonctions politiques, l'accession d'éléments bourgeois au gouvernement et à l'administration, leur admission aux plus hautes charges de l’État, leur influence grandissante à la cour, avaient eu pour conséquence le brassage d'éléments sociaux d'origine diverse: ainsi, les bourgeois, après avoir appris à se familiariser avec la politique et à penser en catégories politiques, étaient-ils à même d'exercer, quand les temps furent mûrs, leur propre activité politique. [...] En France, la puissance de la noblesse en tant qu'ordre était complètement brisée, plus que partout ailleurs." (p.81)
"Les intellectuels réformateurs français restent longtemps encore prisonniers des traditions de la cour. Ils sont animés du désir d'améliorer, de modifier, de transformer. Ils n'opposent pas, si l'on fait abstraction de quelques rares exceptions comme Rousseau, un idéal ou un modèle radicalement à l'idéal dominant, mais se content d'un idéal réformé et aménagé." (p.87)
"Ce serait une erreur de s'imaginer que la bourgeoisie dans son ensemble était réformatrice, l’aristocratie foncièrement opposée à toute réforme. Il y avait, au contraire, un certain nombre de groupes bourgeois faciles à délimiter qui s'opposaient avec opiniâtreté à toutes les tentatives sérieuses de réforme, et dont l'existence dépendait du maintien de l' "Ancien Régime" sous sa forme traditionnelle. En faisaient partie la majorité des hauts fonctionnaires, la "noblesse de robe", dont les charges étaient propriétés de famille au même titre que nos jours des usines ou des entreprises commerciales ; en faisaient partie aussi les corporations et un nombre important de fermiers généraux et de financiers. L'échec de la réforme, l'éclatement des structures sociales de l' "Ancien Régime" sous le poids des inégalités, ont eu pour cause principale la résistance de ces groupes bourgeois contre toute idée de réforme." (p.92)
"L'antithèse fondamentale qui définit la conscience occidentale pendant le Moyen Age est l'antithèse "christianisme" -"paganisme": le terme de "christianisme" désigne dans ce contexte le christianisme orthodoxe-romain qui s'oppose au paganisme et à l'hérésie y compris le christianisme gréco-oriental." (p.113)
"La fourchette apparaît à la fin du Moyen Age: elle sert surtout à prendre des mets dans le plat commun. Le riche trésor de Charles V comporte une douzaine de fourchettes." (p.146)
"A partir du XVIe siècle, la fourchette s'implanta, venant d'Italie, d'abord en France, puis en Angleterre et en Allemagne, au moins dans les couches sociales supérieures: au début elle servait à prendre les mets dans le plat commun. Henri III en importa l'usage en France, probablement de Venise. On se moquait de ses courtisans et de leur manière "affectée" de se tenir à table. Il est fort probable qu'au début ils étaient peu habitués au nouvel instrument. Les gens racontaient en effet que la moitié de la nourriture tombait de la fourchette "entre le plat et la bouche". Ce que nous considérons comme une coutume naturelle parce que nous y sommes habitués et conditionnés depuis notre plus tendre enfance ne fut accepté et acclimaté que lentement et péniblement par la société." (p.148)
"Les normes nouvelles se répandirent parmi les couches inférieures à partir de la couche dirigeante." (p.202)
"On entendait à l'origine par "courtoisie" -comme nous l'avons dit- les modes de comportement qui se sont développés dans les cours des grands seigneurs féodaux à l'époque de la chevalerie. Déjà au Moyen Age, le terme perdit peu à peu de sa signification primitive qui en limitait le sens social aux cours féodales. Il envahit progressivement les cercles bourgeois. Avec la lente décadence de la noblesse militaire de l'époque féodale et de la formation d'une aristocratie de cour de tendance absolutiste, la notion de "civilité" aux XVIe et XVIIe siècle au rôle de symbole du comportement de la "bonne société". Les notions de "courtoisie" et de "civilité" subsistaient côte à côte tout au long du XVIe siècle, chacune conservant son caractère mi-chevaleresque-féodal, mi absolutiste-curial. Dans le courant du XVIIe siècle le terme de "courtoisie" passe, en France, peu à peu de mode. [...]
De la même manière, la notion de "civilité" perd progressivement, au cours du XVIIIe siècle, sa vogue dans les milieux absolutistes de cour. En effet, ces milieux sont soumis à un lent processus de transformation qui les rapproche de la bourgeoisie, tandis que certains éléments de la bourgeoisie subissent simultanément un processus de curialisation." (p.220-221)
"Les interdictions de la société médiévale, y compris la société courtoise-chevaleresque, n'imposent pas encore de limites sérieuses au libre déploiement des réactions affectives. Comparé aux phases suivantes, le contrôle social est encore relativement modéré. Les manières sont désinvoltes si on les mesure aux critères ultérieurs." (p.228-229)
"La cour et la société de cour ont exercé une influence déterminante sur les destinées de la langue française." (p.238)
"Le langage est une des concrétisations de la vie sociale et psychique." (p.244)
"C'est au cours du XVIIe siècle que, dans la haute société française, la découpage de la viande cesse de faire partie des arts qu'un homme du monde est tenu de pratiquer au même titre que la chasse, l'escrime ou la danse. [...]
Beaucoup de facteurs ont contribué à mettre un terme à l'usage de découper l'animal sur la table. Le plus important ayant sans doute été le rétrécissement des ménages, la création d'unités familiales moins importantes ; citons aussi la division des tâches en production et transformation, le ménage ne s'occupant plus de travaux spécialisés tels que tisser, filer et abattre le bétail: toutes ces occupations passent aux mains de spécialistes, d'artisans, de commerçants, de fabricants, le ménage devenant peu à peu une unité de consommation.
Là encore, l'évolution du processus social répond à une évolution psychique: beaucoup se sentiraient de nos jours mal à l'aise s'ils devaient découper ou si d'autres découpaient sur la table des moitiés de veaux et de porcs ou des faisans ornés de leurs plumes.
Il existe même des "gens si délicats" [...] que l'étalage d'un boucher et de corps d'animaux morts leur est pénible ; il en est d'autres qui refusent pour des raisons de sensibilité rationalisée de consommer de la viande. Mais il s'agit là d'un déplacement du seuil de la sensibilité dépassant nettement les normes de la "société civilisée" du XXe siècle, qu'on considère pour cette raison comme "anormal"." (p.256)
"On peut supposer que la suppression du couteau comme ustensile de table en Chine est due au fait que la couche dirigeante n'y était plus, depuis longtemps, une couche de guerriers mais une classe "pacifiée" à un très haut degré, une classe de fonctionnaires cultivés." (p.268)
"Dans la phase curiale-aristocratique, on justifie la répression des tendances et pulsions surtout par le respect que l'on doit aux personnes plus hauts placées sur l'échelle sociale. Dans la phase suivante, les arguments invoqués en faveur du renoncement, de la régulation des pulsions, de la retenue, ne se réfèrent plus à des personnes déterminées ; ils découlent, pour employer une formule provisoire et quelque peu sommaire, plus directement qu'auparavant, des contraintes moins visibles et moins personnelles qu'entraînent l'interdépendance sociale, la division du travail, les marchés et la compétition qui tous postulent la retenue et la régulation des émotions et des instincts. C'est à ces données que répondent les motivations et les modes de conditionnement mentionnés plus haut, qui visent tous à "modeler" le comportement de l'individu de telle manière qu'il a l'impression d'agir et de réagir de son propre chef. Ce schéma s'applique à la régulation et à la répression des pulsions indispensables à l'exécution du "travail" ; il s'applique à la "mise en forme" de la société bourgeoise-industrielle tout entière." (p.326-327)
"L'accent émotionnel sous-jacent qui marque souvent l'exigence morale, la sévérité agressive et comminatoire avec laquelle elle est formulée, sont les réflexes devant le danger qui menace, dans chaque transgression, l'équilibre instable de tous ceux pour lesquels le comportement standard de la société est devenu plus ou moins une "seconde nature" ; ils sont symptomatiques de l’angoisse qui les saisit quand ils voient menacés, fût-ce de loin, les structures de leur propre économie pulsionnelle et par là leur propre existence sociale, l'ordre de leur vie sociale." (p.359)
"Quand on voit avec quel naturel adultes et enfants partageaient au Moyen Age leurs lits, on se rend compte de quelle modification profonde des rapports d'homme à homme et du comportement s'exprime dans notre genre de vie." (p.361)
"La nouveauté des écrits des humanistes et plus spécialement d'Érasme réside précisément dans le fait qu'ils ne reflètent pas les normes du clergé mais celles de la société séculière de leur temps.
Les humanistes étaient les représentants d'un mouvement qui cherchait à arracher la langue latine à son isolement et à son confinement dans la tradition de l'Église pour en faire la langue de la société séculière, ou du moins de la couche supérieure séculière. La modification des structures de la société occidentale, dont d'autres aspects ont été mis en évidence au cours de notre exposé, se dégage avec une netteté particulière du besoin que ressentent soudain les milieux séculiers de créer une littérature érudite et séculière. Les humanistes sont les artisans de cette modification, les représentants officiels de ce besoin de la couche supérieure ; leurs écrits reflètent fidèlement la vie sociale des milieux non cléricaux ; les expériences de cette vie sont immédiatement insérées dans la littérature érudite ; c'est là aussi une des lignes de force du grand mouvement de la "civilisation". Elle nous fournira peut-être une des clefs du regain d'intérêt pour l'Antiquité, de la "renaissance" de celle-ci." (p.376-377)
"Cette première émancipation de la femme dans la société absolutiste de cour, a eue sur la progression du seuil de la pudeur, de la sensibilité aux expériences pénibles, du renforcement du contrôle de l'individu par la société en général. De même que tout gain de puissance, que toute ascension de groupes sociaux rendait nécessaires une nouvelle réglementation de la vie pulsionnelle et un renforcement de la répression sur une "ligne moyenne" s'établissant à mi-chemin entre les restrictions de la couche dirigeante et celle imposée à la couche assujettie, de même le renforcement de la position sociale de la femme entraîna-t-il -pour employer une formule un peu schématique- un relâchement des restrictions pulsionnelles imposées aux femmes et une aggravation de celles imposées aux hommes ; de fait, il en résulta pour l'homme autant que pour la femme un resserrement de l'autocontrôle affectif dans leurs relations réciproques. [...]
D'innombrables anecdotes prouvent que l'aristocratie de cour considérait la limitation des rapports sexuels au mariage comme "bourgeoise" et indigne de la condition de noble." (p.404-405)
"Le fait est que la société bourgeoise juge à partir de ses propres normes la réglementation de la sexualité et les mœurs conjugales de la société de cours lâches et dissolues. L'opinion sociale bourgeoise condamne rigoureusement les rapports extraconjugaux quels qu'ils soient." (p.408)
"A l'exception d'une petite élite, toute la société guerrière de France se livrait, selon Luchaire, l'historien de la société française du XIIIe siècle, à la rapine, au pillage et au meurtre ; rien ne nous permet de croire qu'il en allait autrement dan les autres pays ou dans les siècles suivants. Les débordements de la cruauté n'entraînaient aucun ostracisme social. Ils n'étaient pas considérés comme socialement dégradants. On prenait plaisir à torturer et à tuer, et ce plaisir passait pour légitime. Les structures sociales poussaient même, jusqu'à un certain degré, à agir ainsi et donnaient à ces comportements une apparence de rationalité.
Que faire par exemple des prisonniers ? La société de cette époque était relativement pauvre. Quand on avait affaire à des prisonniers de même rang, capables de payer, on s'imposait une certaine modération. Mais les autres ? Si on les gardait, il fallait les nourrir. Si on les renvoyait on renforçait la puissance militaire et la richesse de l'ennemi. Car des hommes qui travaillaient, qui servaient, qui combattaient constituaient une bonne partie de la richesse des couches dirigeantes. Il ne restait donc qu'à les tuer ou à les renvoyer dans un état tel qu'ils ne pouvaient plus servir au combat ou au travail. Le même raisonnement s'appliquait à la destruction des champs, à l'assèchement des puits, à l'abattage des arbres. Dans une société essentiellement agricole, dont la propriété était constituée en grande partie par des biens immobiliers, leur destruction continuaient également à l'affaiblissement de l'adversaire. Ainsi le caractère émotionnel du comportement était, dans une certaine mesure, conditionné par des faits sociaux. On agissait en fonction de la société et on y trouvait son plaisir." (p.426-427)
"Le guerrier du Moyen Age n'aimait pas seulement le combat, sa vie était elle-même un combat permanent. Il passait sa jeunesse à se préparer au combat. Quand il avait atteint la majorité, on le faisait chevalier et il se battait tant que ses forces le lui permettaient, jusqu'à la vieillesse. Sa vie n'avait pas d'autre fonction. Sa demeure était à la fois un poste de garde, une forteresse, une base d'attaque et de défense. Quand il vivait par le plus grand des hasards dans la paix, il se donnait au moins l'illusion de la guerre. Il organisait des tournois qui se distinguaient souvent très peu de combats réels.
"Pour la société d'alors, la guerre était l'état normal", dit Luchaire en parlant du XIIIe siècle." (p.428)
"Nous disposons d'un grand nombre de documents mettant en évidence que l'attitude de la couche supérieure médiévale face à la vie et à la mort n'était pas du tout celle que les ouvrages cléricaux nous dépeignent et que nous considérons habituellement comme "typiques" du Moyen Age. Pour la couche supérieure ecclésiastique, ou plus exactement pour ses porte-parole, la vie est modelée par la pensée de la mort et de son aboutissement, l'au-delà.
Dans la couche dirigeante séculière, l'existence n'est pas exclusivement déterminée par de telles pensées [...]
"Nul courtois ne doit blâmer joie, mais toujours joie aimer". Ce précepte de "courtoisie" se trouve dans un roman du début du XIIIe siècle. Un peu plus loin, l'auteur affirme: "Jeune homme doit bien être gai et mener joyeuse vie. Il ne convient pas à jeune homme qu'il soit morne et pensif". L'homme chevaleresque s'oppose ici au clerc qui était sans doute plus souvent "morne" et "pensif"." (p.431)
"On peut tenir pour certain que les chevaliers avaient conscience d'être chrétiens, que leur âme était marquée par les images et rites de la tradition chrétienne ; mais compte tenu de leur situation sociale et psychique très particulière, le christianisme était associé, dans leur esprit, à une échelle de valeurs qui avait peu en commun avec celle des clercs qui lisaient et écrivaient des livres. Leur christianisme en différait quant à sa spiritualité et à son contenu. Il ne les empêchait pas de goûter aux joies de l'existence ; il ne les empêchait pas non plus d'assassiner et de piller." (p.432)
"Se tenir prêt au combat, l'arme à la main n'était pas seulement une nécessité pour le membre de la couche supérieure, pour le chevalier: la vie du bourgeois dans les villes était bien plus marquée que celle des siècles ultérieurs d'incessantes querelles ; lui aussi ressentait à un haut degré la joie de l'attaque, la haine, le plaisir de tourmenter les autres." (p.433)
"Un certain nombre de traits qui nous paraissent contradictoires, l'intensité de leur pitié, leur peur de l'enfer, leurs sentiments de culpabilité, leurs éclats de rire, leur gaieté folle, leurs brusques accès de haine et de colère, tout cela, ainsi que les passages brusques d'un état d'âme à l'autre, ne sont en réalité que les différents aspects d'une même structure émotionnelle. Les pulsions, les émotions s'expriment plus librement, plus directement, plus ouvertement que plus tard. Seuls des hommes de notre espèce habitués à une vie infiniment plus feutrée, plus calme, plus calculée, chez lesquels les tabous ont bien plus qu'autrefois un caractère d'autocontrainte et font partie de la structure même de l'économie pulsionnelle, sont portés à voir dans la force déchaînée de cette piété, de cette agressivité, de cette cruauté, une contradiction. La religion, la croyance dans la toute-puissance d'un Dieu qui châtie et récompense, n'ont jamais, de par elles-mêmes, un effet "civilisateur" ou modérateur de l'affectivité. Bien au contraire: la religion est toujours aussi "civilisée" que la société, que la couche sociale qui la pratique." (p.438)
"Il y a interdépendance étroite entre structures sociales et structures émotionnelles. [...] Quand dans telle ou telle région, le pouvoir central s'affermit, quand il oblige les hommes sur un territoire plus ou moins étendu de vivre en paix, on assiste aussi à un changement progressif de l'affectivité et des normes de l'économie pulsionnelle." (p.440)
"Le combat de boxe se présente, quand on le compare aux "plaisirs des yeux" d'autres phases, comme une réalisation extrêmement modérée des tendances agressives et sadiques. [...]
Au XVIe siècle, une des réjouissances populaires de la Saint-Jean consistait à brûler vifs une ou deux douzaine de chats. Cette réjouissance populaire était très célèbre, elle attirait toujours une foule nombreuse. Un orchestre jouait. On érigeait un immense bûcher sous une sorte d'échafaudage. On accrochait à cet échafaudage un sac ou un panier rempli de chats vivants. Bientôt, le sac ou le panier prenaient feu. Les chats tombaient sur le bûcher et se consumaient pendant que la populace prenait plaisir à leurs cris et miaulements. En général, le roi et la cour assistaient au spectacle. Parfois, l'honneur de bouter le feu au bûcher était réservé au roi ou au dauphin. Nous apprenons qu'une fois, par ordre exprès de Charles IX, un renard fut pris et brûlé avec les chats. [...] Beaucoup de choses qui naguère éveillaient des sensations de plaisir suscitent aujourd'hui des réflexes de déplaisir." (p.444-445)
"Plus l'interdépendance et la division du travail progressent, plus les couches supérieures deviennent, de fait, tributaires des couches inférieures et plus se renforce, du moins en puissance, l'influence sociale de ces couches. Là où la couche dominante est une classe de guerriers capable d'assujettir les autres par la force militaire et le monopole des armes, sa dépendance des couches inférieures est moindre, bien qu'on ne puisse parler d'indépendance absolue. Par conséquent, la pression des couches populaires se fait moins sentir. Et la couche dominante est plus orgueilleuse, elle méprise ouvertement le menu fretin, elle se sent beaucoup moins tenue à la modération, à la répression de la vie pulsionnelle." (p.460-461)
"Henri de Bourbon, prince de Navarre, dont la vie symbolise de la façon la plus frappante le passage de l'homme chevaleresque à l'homme de cour: devenu Henri IV, il se fait l'agent de cette transformation. Il se voit même obligé de contraindre ou de faire tuer, contre son désir intime, les récalcitrants qui n'ont pas compris que l'heure est venue pour eux d'abandonner leur rôle de chevaliers libres et de se faire les serviteurs du roi." (p.474)
-Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, coll. Agora, 1973 (1939 pour la parution du premier tome de Über den Prozess der Zivilisation), 507 pages.
De fait, elle débute déjà avant le milieu du XVIIIème siècle, bien qu'elle n'apparaisse qu'en filigrane à travers les idées et d'une manière bien plus adoucie qu'après le milieu du siècle. L'article du Zedlersche Universallexikon de 1736 intitulé "Hof, Höflichkeit, Hofmann" (cour, courtoisie, homme de cour) -qui est trop long pour être reproduit in extenso -en donne une bonne idée:
"La courtoisie, y lisons-nous, tire sans doute son nom de "cour" et de "vie à la cour". Les cours des grands seigneurs sont un lieu où tout le monde veut faire fortune. Le seul moyen d'y parvenir est de s'attirer la sympathie du prince et des nobles les plus haut placés de la cour. On se donne donc toutes les peines du monde pour se faire bien voir d'eux. Rien n'est plus efficace que de faire croire à l'autre qu'on est disposé à le servir en toutes circonstances de toutes ses forces. Or, nous n'en sommes pas toujours capables, et nous ne le voulons pas toujours, et ceci souvent pour des raisons légitimes. C'est alors qu'intervient la courtoisie. Elle consiste à faire naître dans l'autre, par des attitudes extérieures, la certitude que nous le servirons de bonnes grâce. Ainsi, nous gagnons sa confiance qui, imperceptiblement, engendre la sympathie qui le poussera irrésistiblement à nous faire du bien. Cet effet de la courtoisie est si général qu'il offre à ceux qui la possèdent un avantage appréciable. En réalité c'est l'habileté et la vertu qui devraient nous gagner l'estime des hommes. Mais combien sont peu nombreux ceux qui savent les reconnaître ! Et moins de gens encore les jugent dignes de quelques respect ! Les hommes trop portés aux choses extérieures se laissent impressionner par les choses qui frappent les sens, surtout quand certaines circonstances s'y ajoutent qui exercent un pouvoir étrange sur leur volonté. C'est exactement ce qui arrive à un homme courtois."
Nous retrouvons ici sous une forme simpliste, dépourvue de toute interprétation philosophique, nettement orientée en fonction de certaines formations sociales, la même anti-thèse que Kant présente sous une forme affinée et approfondie en opposant Kultur à Zivilisiertheit (culture et civilisation), autrement dit, la "courtoisie" trompeuse et extérieure à la "vertu" authentique. Mais cette dernière, l'auteur ne l'évoque qu'en passant, en poussant un soupir de résignation. Dans la seconde moitié du siècle, le ton lentement change. L'autojustification des classes moyennes par la vertu et l'érudition se précise et s'accentue, la polémique contre les attitudes extérieures et superficielles de la vie à la cour s'intensifie.
La perspective curiale en Allemagne
Il n'est pas facile de parler de l'Allemagne en général ; car chacun des nombreux Etats qui, à cette époque, composaient l'Allemagne, s'est signalé par certaines particularités. Cependant l'évolution a été déterminée par quelques-uns ; les autres ont suivi. Il y avait d'autre part des phénomènes universels dont on peut observer partout, avec plus ou moins de netteté, la trace.
Signalons d'abord le dépeuplement et l'épuisement économique du pays après la guerre de Trente Ans. En comparaison de la France et de l'Angleterre, l'Allemagne, et plus encore la bourgeoisie allemande, sont pauvres au XVIIème et XVIIIème siècle ; le commerce, en particulier les échanges avec l'étranger, qui avaient atteint au XVIème siècle dans certaines régions d'Allemagne un haut niveau d'activité, est désorganisé, les immenses fortunes des grandes maisons de commerce sont dispersées, partie du fait du déplacement des voies commerciales par la découverte de nouveaux continents, partie par les effets directs de la guerre. Il ne reste guère que la petite bourgeoisie citadine aux horizons étroits qui vit essentiellement en subvenant aux besoins locaux.
On ne dispose pas de beaucoup d'argent pour les besoins de luxe tels que l'art et la littérature. Les cours imitent, si l'argent ne fait pas défaut, avec des moyens insuffisants, la vie à la cour de Louis XIV et on y parle français. L'allemand, la langue des couches moyennes et inférieures, est lourd et manque de souplesse. Leibniz, le seul philosophique de cour allemand, le seul grand Allemand dont la renommée se répand dans la vaste société de cour, parle et écrit en français ou en latin, rarement en allemand. Le problème linguistique, la question de savoir ce qu'on peut tirer de cette langue allemande engourdie, le préoccupe comme beaucoup d'autres.
A partir des cours princières, le français gagne les hautes couches de la bourgeoisie. Tous les "honettes gens", toutes les personnes de "considération" s'expriment en français. L'usage du français est la marque des classes supérieures." (p.23-26)
"La classe moyenne et la noblesse de cour en Allemagne
Ce serait une tâche à part, tâche particulièrement intéressante, de montrer par quel côté la tragédie classique française que Frédéric II oppose aux tragédies de Shakespeare et au Götz de Goethe reflète les dispositions d'âme et les idéaux d'une société de cour absolutiste. L'importance qu'elle attribue à la perfection formelle, signe distinctif de toute society authentique, le souci de contenir l'émotivité individuelle par la "raison", nécessité vitale pour tout homme de cour, la stricte observation des convenances et le renoncement à toute tournure vulgaire, marques spécifiques d'une certaine étape sur la voie de la "civilisation", tout cela, la tragédie classique nous en fournit le reflet le plus pur. C'est en effet un art qui jette le voile du silence sur tout ce que la vie à la cour oblige à cacher, sur tous les sentiments et toutes les attitudes vulgaires, sur tout ce qu' "on" n'a jamais le droit de dire en paroles.
Les hommes des classes inférieures qui, pour la sensibilité de cette couche, sont aussi des hommes d'une basse mentalité, n'ont pas leur place dans la tragédie classique. Sa forme est limpide, transparente, bien réglée, comme l'étiquette et la vie à la cour en général. Elle met en scène des hommes de cour comme ils se voient et comme le prince aime les voir. [...] Frédéric II de Prusse s'élève [...] contre la prétention, qu'il juge d'un goût détestable, de mêler sur la scène la "grandeur tragique des crocheteurs et des fossoyeurs". Comment aurait-il pu comprendre et approuver une production dramatique et littéraire au centre de laquelle se trouve la lutte contre les distinctions d'ordres, production visant à montrer que les souffrances des hommes au bas de l'échelle sociale ont leur grandeur tragique au même titre que celles des princes et des rois, que celle de l'aristocratie de cour.
Peu à peu, les milieux bourgeois s'enrichissent aussi en Allemagne. Le roi de Prusse s'en rend compte et y voit la promesse d'un éveil des arts et des sciences, d'une "révolution heureuse". Mais cette bourgeoisie se sert d'un autre langage que le roi. Les idéaux et les goûts de la jeunesse bourgeoise, les modèles dont elle s'inspire, sont presque aux antipodes des siens.
"Nous étions à Strasbourg, écrit Goethe dans Dichtung und Wahrheit (livre IX) à la frontière française, libérés directement de l'esprit des Français. Nous avons trouvé bien trop précise et aristocratique leur manière de vivre, nous avons trouvé leur poésie froide, leur critique destructive, leur philosophie abstraite et insuffisante."
C'est dans de telles dispositions d'esprit qu'il écrit son Götz. Comment Frédéric II, l'homme de l'absolutisme éclairé et rationaliste aux goûts aristocratiques de cour, aurait-il pu le comprendre ? Comment aurait-il pu apprécier les drames et les théories d'un Lessing qui vantait en Shakespeare ce que Frédéric II blâmait, à savoir que ses pièces attiraient le peuple plus que ne le faisaient les classiques français ?
"Si l'on avait traduit les chefs-d'œuvre de Shakespeare ... à l'intention de nos Allemands, je suis certain qu'ils en auraient tiré un meilleur profit que la connaissance de Corneille et de Racine. Et tout d'abord le peuple y aurait trouvé plus de goût qu'il n'a trouvé aux seconds..."
Ces mots sont consignés dans les Briefe die neueste Literatur betreffend (XVIIème) de Lessing ; Lessing écrit des "drames bourgeois", destinés à satisfaire le sentiment de sa valeur qui commence à s'éveiller dans la classe bourgeoise, parce qu'il estime que le privilège de la grandeur n'est pas réservé aux hommes de la cour. "La nature, dit-il, ignore cette distinction haïssable que les hommes ont établie entre eux. Elle dispense les qualités de cœur sans favoriser les nobles et les riches".
Le mouvement littéraire de la seconde moitié du XVIIIème est le fait d'une couche sociale animée par un idéal de goût qui se situe aux antipodes des tendances sociales et artistiques de Frédéric II. C'est pourquoi il ne se sent pas concerné, c'est pourquoi il ignore les forces vivantes qui agissent autour de lui, c'est pourquoi il condamne ce qui dépasse son horizon comme Götz.
Le mouvement littéraire allemand, dont les principaux représentants sont Klopstock, Herder, Lessing, les poètes du Sturm und Drang, de la "sensibilité", du Hainbund (association de poètes à Göttingen), le jeune Goethe, le jeune Schiller et beaucoup d'autres, n'est certainement pas un mouvement politique. Jusqu'en 1789 on ne trouve pas en Allemagne, si l'on fait abstraction de quelque cas strictement individuels, aucune initiative visant à une action politique concrète, rien qui ressemble à une formation de parti politique ou à un programme politique. On trouve surtout parmi les fonctionnaires prussiens des propositions et même les débuts de réformes allant dans le sens de l'absolutisme éclairé. On trouve chez les philosophes comme Kant l'exposé de principes généraux s'opposant parfois violemment aux idées et aux systèmes établis. On trouve dans les écrits des jeunes poètes du Hainbund des manifestations de haine farouche à l'encontre des princes, des cours, des aristocrates, des gallomanes, de l'immoralisme des cours, du rationalisme cérébral. La jeunesse bourgeoise est emportée par le rêve vague et indécis d'une Allemagne unifiée et rénovée, d'une vie "naturelle" contrastant avec le "manque de naturel" des conventions sociales des cours princières, elle puise un immense plaisir dans sa propre exaltation sentimentale.
Mais tout cela n'est que pensées et sentiments, rien qui puisse aboutir d'une façon ou d'une autre à une action politique concrète. La structure absolutiste et particulariste de cette société répartie sur d'innombrables petits Etats ne s'y prêtait pas. La classe moyenne s'enivre du sentiment de sa valeur, mais la structure des Etats absolutistes n'offre pas la moindre faille pour une action. Les éléments bourgeois sont tenus à l'écart de toute entreprise politique. Ils ont à la rigueur le droit de produire des "poèmes et des pensées" sur l'indépendance, mais il leur est interdit de se lancer dans l'action indépendante. Dans un tel contexte social l'activité littéraire fait figure d'exutoire. Elle permet aux sentiments d'autonomie nouvellement acquis et aux velléités contestataires qu'inspire la situation de s'exprimer d'une façon plus ou moins ouverte. Dans la sphère littéraire qui a été, à un certain degré, libérée de l'emprise des Etats absolutistes, la génération montante des classes moyennes opposait dans sa langue, la langue allemande, ses rêves nouveaux, ses idéaux contestataires aux idéaux de cour.
Le mouvement littéraire de la seconde moitié du XVIIIème n'est donc pas un mouvement politique, mais une tentative de transformation sociale dans l'acceptation la plus noble du terme. Il n'est pas non plus une manifestation de la bourgeoisie dans son ensemble. Il est la manifestation d'une sorte d'avant-garde de la classe moyenne, que nous avons désignée par le terme d' "intelligentsia bourgeoise" ; celle-ci est composée d'individus dispersés à travers tout le pays ; ce qui les unit est une situation et une origine sociale semblables, un idéal de réforme commun. Les hommes de cette avant-garde ne se rencontrent qu'occasionnellement dans telle ou telle localité, où ils forment des cénacles ; mais le plus souvent, ils vivent seuls, dans une sorte d'isolement, élite aux yeux du peuple, personnages d'un rang inférieur aux yeux de l'aristocratie de cour." (p.36-42)
"Goethe montre dans son Werther, avec une clarté parfois remarquable, les deux fronts entre lesquels cette couche sociale évolue:
"Ce dont surtout j'enrage, ce sont les odieuses conditions bourgeoises. Assurément, je sais tout comme un autre combien nécessaire est la différence des conditions, combien d'avantages elle me procure à moi-même ; mais je ne voudrais point la trouver sur ma route..."
Rien n'est plus caractéristique de la conscience bourgeoise que ce texte: elle voudrait maintenir les barrières vers le bas et voir s'ouvrir les portes vers le haut. Comme les classes moyennes en général, celle-ci aussi se trouve enfermée dans une étrange prison: elle ne peut songer à abattre les murs qui lui interdisent l'accès des hautes classes sociales de peur de voir s'écrouler en même temps les barrières la séparant du bas peuple." (p.44)
"Le pasteur et le professeur, voilà en effet les deux représentants les plus importants de cette couche de fonctionnaires, issus des classes moyennes, qui a contribué pour une large part à la mise au point et à la diffusion de cet allemand de formation récente dont se servaient les intellectuels. Cet exemple montre aussi très clairement que la noblesse des petites cours princières considérait le sentiment national encore mal défini et orienté en fonction des valeurs purement intellectuelles et apolitiques comme une attitude typiquement bourgeoise. Mais la mise en vedette de ces deux personnages du pasteur et du professeur indique aussi le lieu social où se formait et d'où rayonnait la "culture" de la classe moyenne: l'université. C'est à partir de l'université que les générations toujours renouvelées de professeurs, d'ecclésiastiques, de fonctionnaires moyens diffusaient dans le pays un système d'idées bien déterminé et des idéaux précis. L'université allemand a été en quelque sorte le centre de l'opposition bourgeoise à la cour." (p.53-54)
"Ce n'est qu'après la Révolution française que le concept de "civilisation" et ses dérivés perdent peu à peu leur résonance aristocratique allemande et évoquent plutôt la France et, d'une manière plus générale, les puissances occidentales." (p.66)
"La lente montée de la bourgeoisie allemande qui, de couche négligeable, s'était hissée au rang de porte-parole de la conscience nationale et même -plus tard, dans une certaine mesure- à celui de classe dominante, qui après avoir pris ses distances par rapport à l'aristocratie de cour avait fini par fonder sa raison d'être et son action sur une stricte délimitation par rapport aux nations concurrentes, s'accompagnait d'une modification de sens et de fonction de l'antithèse "culture" - "civilisation" et de son contenu: l'antithèse à prédominance sociale s'était transformée en antithèse à prédominance nationale." (p.67)
"En France, les intellectuels bourgeois et, d'une manière générale, les cercles évolués de la classe moyenne ont été intégrés de bonne heure déjà dans les milieux de la cour. [...] Déjà au XVIIIe siècle, il n'y avait plus, du moins entre les groupes évolués de la bourgeoisie et l'aristocratie de cour, de notables différences de mœurs." (p.77-78)
"En France, où les barrières de classes étaient moins élevées, les contacts sociaux et mondains infiniment plus étroits, l'activité politique de la bourgeoisie s'est manifestée plus tôt et que les tensions ont trouvé de bonne heure leur épilogue politique.
Le paradoxe n'est qu'apparent: la politique des rois, qui tendait à écarter la noblesse française de toutes les fonctions politiques, l'accession d'éléments bourgeois au gouvernement et à l'administration, leur admission aux plus hautes charges de l’État, leur influence grandissante à la cour, avaient eu pour conséquence le brassage d'éléments sociaux d'origine diverse: ainsi, les bourgeois, après avoir appris à se familiariser avec la politique et à penser en catégories politiques, étaient-ils à même d'exercer, quand les temps furent mûrs, leur propre activité politique. [...] En France, la puissance de la noblesse en tant qu'ordre était complètement brisée, plus que partout ailleurs." (p.81)
"Les intellectuels réformateurs français restent longtemps encore prisonniers des traditions de la cour. Ils sont animés du désir d'améliorer, de modifier, de transformer. Ils n'opposent pas, si l'on fait abstraction de quelques rares exceptions comme Rousseau, un idéal ou un modèle radicalement à l'idéal dominant, mais se content d'un idéal réformé et aménagé." (p.87)
"Ce serait une erreur de s'imaginer que la bourgeoisie dans son ensemble était réformatrice, l’aristocratie foncièrement opposée à toute réforme. Il y avait, au contraire, un certain nombre de groupes bourgeois faciles à délimiter qui s'opposaient avec opiniâtreté à toutes les tentatives sérieuses de réforme, et dont l'existence dépendait du maintien de l' "Ancien Régime" sous sa forme traditionnelle. En faisaient partie la majorité des hauts fonctionnaires, la "noblesse de robe", dont les charges étaient propriétés de famille au même titre que nos jours des usines ou des entreprises commerciales ; en faisaient partie aussi les corporations et un nombre important de fermiers généraux et de financiers. L'échec de la réforme, l'éclatement des structures sociales de l' "Ancien Régime" sous le poids des inégalités, ont eu pour cause principale la résistance de ces groupes bourgeois contre toute idée de réforme." (p.92)
"L'antithèse fondamentale qui définit la conscience occidentale pendant le Moyen Age est l'antithèse "christianisme" -"paganisme": le terme de "christianisme" désigne dans ce contexte le christianisme orthodoxe-romain qui s'oppose au paganisme et à l'hérésie y compris le christianisme gréco-oriental." (p.113)
"La fourchette apparaît à la fin du Moyen Age: elle sert surtout à prendre des mets dans le plat commun. Le riche trésor de Charles V comporte une douzaine de fourchettes." (p.146)
"A partir du XVIe siècle, la fourchette s'implanta, venant d'Italie, d'abord en France, puis en Angleterre et en Allemagne, au moins dans les couches sociales supérieures: au début elle servait à prendre les mets dans le plat commun. Henri III en importa l'usage en France, probablement de Venise. On se moquait de ses courtisans et de leur manière "affectée" de se tenir à table. Il est fort probable qu'au début ils étaient peu habitués au nouvel instrument. Les gens racontaient en effet que la moitié de la nourriture tombait de la fourchette "entre le plat et la bouche". Ce que nous considérons comme une coutume naturelle parce que nous y sommes habitués et conditionnés depuis notre plus tendre enfance ne fut accepté et acclimaté que lentement et péniblement par la société." (p.148)
"Les normes nouvelles se répandirent parmi les couches inférieures à partir de la couche dirigeante." (p.202)
"On entendait à l'origine par "courtoisie" -comme nous l'avons dit- les modes de comportement qui se sont développés dans les cours des grands seigneurs féodaux à l'époque de la chevalerie. Déjà au Moyen Age, le terme perdit peu à peu de sa signification primitive qui en limitait le sens social aux cours féodales. Il envahit progressivement les cercles bourgeois. Avec la lente décadence de la noblesse militaire de l'époque féodale et de la formation d'une aristocratie de cour de tendance absolutiste, la notion de "civilité" aux XVIe et XVIIe siècle au rôle de symbole du comportement de la "bonne société". Les notions de "courtoisie" et de "civilité" subsistaient côte à côte tout au long du XVIe siècle, chacune conservant son caractère mi-chevaleresque-féodal, mi absolutiste-curial. Dans le courant du XVIIe siècle le terme de "courtoisie" passe, en France, peu à peu de mode. [...]
De la même manière, la notion de "civilité" perd progressivement, au cours du XVIIIe siècle, sa vogue dans les milieux absolutistes de cour. En effet, ces milieux sont soumis à un lent processus de transformation qui les rapproche de la bourgeoisie, tandis que certains éléments de la bourgeoisie subissent simultanément un processus de curialisation." (p.220-221)
"Les interdictions de la société médiévale, y compris la société courtoise-chevaleresque, n'imposent pas encore de limites sérieuses au libre déploiement des réactions affectives. Comparé aux phases suivantes, le contrôle social est encore relativement modéré. Les manières sont désinvoltes si on les mesure aux critères ultérieurs." (p.228-229)
"La cour et la société de cour ont exercé une influence déterminante sur les destinées de la langue française." (p.238)
"Le langage est une des concrétisations de la vie sociale et psychique." (p.244)
"C'est au cours du XVIIe siècle que, dans la haute société française, la découpage de la viande cesse de faire partie des arts qu'un homme du monde est tenu de pratiquer au même titre que la chasse, l'escrime ou la danse. [...]
Beaucoup de facteurs ont contribué à mettre un terme à l'usage de découper l'animal sur la table. Le plus important ayant sans doute été le rétrécissement des ménages, la création d'unités familiales moins importantes ; citons aussi la division des tâches en production et transformation, le ménage ne s'occupant plus de travaux spécialisés tels que tisser, filer et abattre le bétail: toutes ces occupations passent aux mains de spécialistes, d'artisans, de commerçants, de fabricants, le ménage devenant peu à peu une unité de consommation.
Là encore, l'évolution du processus social répond à une évolution psychique: beaucoup se sentiraient de nos jours mal à l'aise s'ils devaient découper ou si d'autres découpaient sur la table des moitiés de veaux et de porcs ou des faisans ornés de leurs plumes.
Il existe même des "gens si délicats" [...] que l'étalage d'un boucher et de corps d'animaux morts leur est pénible ; il en est d'autres qui refusent pour des raisons de sensibilité rationalisée de consommer de la viande. Mais il s'agit là d'un déplacement du seuil de la sensibilité dépassant nettement les normes de la "société civilisée" du XXe siècle, qu'on considère pour cette raison comme "anormal"." (p.256)
"On peut supposer que la suppression du couteau comme ustensile de table en Chine est due au fait que la couche dirigeante n'y était plus, depuis longtemps, une couche de guerriers mais une classe "pacifiée" à un très haut degré, une classe de fonctionnaires cultivés." (p.268)
"Dans la phase curiale-aristocratique, on justifie la répression des tendances et pulsions surtout par le respect que l'on doit aux personnes plus hauts placées sur l'échelle sociale. Dans la phase suivante, les arguments invoqués en faveur du renoncement, de la régulation des pulsions, de la retenue, ne se réfèrent plus à des personnes déterminées ; ils découlent, pour employer une formule provisoire et quelque peu sommaire, plus directement qu'auparavant, des contraintes moins visibles et moins personnelles qu'entraînent l'interdépendance sociale, la division du travail, les marchés et la compétition qui tous postulent la retenue et la régulation des émotions et des instincts. C'est à ces données que répondent les motivations et les modes de conditionnement mentionnés plus haut, qui visent tous à "modeler" le comportement de l'individu de telle manière qu'il a l'impression d'agir et de réagir de son propre chef. Ce schéma s'applique à la régulation et à la répression des pulsions indispensables à l'exécution du "travail" ; il s'applique à la "mise en forme" de la société bourgeoise-industrielle tout entière." (p.326-327)
"L'accent émotionnel sous-jacent qui marque souvent l'exigence morale, la sévérité agressive et comminatoire avec laquelle elle est formulée, sont les réflexes devant le danger qui menace, dans chaque transgression, l'équilibre instable de tous ceux pour lesquels le comportement standard de la société est devenu plus ou moins une "seconde nature" ; ils sont symptomatiques de l’angoisse qui les saisit quand ils voient menacés, fût-ce de loin, les structures de leur propre économie pulsionnelle et par là leur propre existence sociale, l'ordre de leur vie sociale." (p.359)
"Quand on voit avec quel naturel adultes et enfants partageaient au Moyen Age leurs lits, on se rend compte de quelle modification profonde des rapports d'homme à homme et du comportement s'exprime dans notre genre de vie." (p.361)
"La nouveauté des écrits des humanistes et plus spécialement d'Érasme réside précisément dans le fait qu'ils ne reflètent pas les normes du clergé mais celles de la société séculière de leur temps.
Les humanistes étaient les représentants d'un mouvement qui cherchait à arracher la langue latine à son isolement et à son confinement dans la tradition de l'Église pour en faire la langue de la société séculière, ou du moins de la couche supérieure séculière. La modification des structures de la société occidentale, dont d'autres aspects ont été mis en évidence au cours de notre exposé, se dégage avec une netteté particulière du besoin que ressentent soudain les milieux séculiers de créer une littérature érudite et séculière. Les humanistes sont les artisans de cette modification, les représentants officiels de ce besoin de la couche supérieure ; leurs écrits reflètent fidèlement la vie sociale des milieux non cléricaux ; les expériences de cette vie sont immédiatement insérées dans la littérature érudite ; c'est là aussi une des lignes de force du grand mouvement de la "civilisation". Elle nous fournira peut-être une des clefs du regain d'intérêt pour l'Antiquité, de la "renaissance" de celle-ci." (p.376-377)
"Cette première émancipation de la femme dans la société absolutiste de cour, a eue sur la progression du seuil de la pudeur, de la sensibilité aux expériences pénibles, du renforcement du contrôle de l'individu par la société en général. De même que tout gain de puissance, que toute ascension de groupes sociaux rendait nécessaires une nouvelle réglementation de la vie pulsionnelle et un renforcement de la répression sur une "ligne moyenne" s'établissant à mi-chemin entre les restrictions de la couche dirigeante et celle imposée à la couche assujettie, de même le renforcement de la position sociale de la femme entraîna-t-il -pour employer une formule un peu schématique- un relâchement des restrictions pulsionnelles imposées aux femmes et une aggravation de celles imposées aux hommes ; de fait, il en résulta pour l'homme autant que pour la femme un resserrement de l'autocontrôle affectif dans leurs relations réciproques. [...]
D'innombrables anecdotes prouvent que l'aristocratie de cour considérait la limitation des rapports sexuels au mariage comme "bourgeoise" et indigne de la condition de noble." (p.404-405)
"Le fait est que la société bourgeoise juge à partir de ses propres normes la réglementation de la sexualité et les mœurs conjugales de la société de cours lâches et dissolues. L'opinion sociale bourgeoise condamne rigoureusement les rapports extraconjugaux quels qu'ils soient." (p.408)
"A l'exception d'une petite élite, toute la société guerrière de France se livrait, selon Luchaire, l'historien de la société française du XIIIe siècle, à la rapine, au pillage et au meurtre ; rien ne nous permet de croire qu'il en allait autrement dan les autres pays ou dans les siècles suivants. Les débordements de la cruauté n'entraînaient aucun ostracisme social. Ils n'étaient pas considérés comme socialement dégradants. On prenait plaisir à torturer et à tuer, et ce plaisir passait pour légitime. Les structures sociales poussaient même, jusqu'à un certain degré, à agir ainsi et donnaient à ces comportements une apparence de rationalité.
Que faire par exemple des prisonniers ? La société de cette époque était relativement pauvre. Quand on avait affaire à des prisonniers de même rang, capables de payer, on s'imposait une certaine modération. Mais les autres ? Si on les gardait, il fallait les nourrir. Si on les renvoyait on renforçait la puissance militaire et la richesse de l'ennemi. Car des hommes qui travaillaient, qui servaient, qui combattaient constituaient une bonne partie de la richesse des couches dirigeantes. Il ne restait donc qu'à les tuer ou à les renvoyer dans un état tel qu'ils ne pouvaient plus servir au combat ou au travail. Le même raisonnement s'appliquait à la destruction des champs, à l'assèchement des puits, à l'abattage des arbres. Dans une société essentiellement agricole, dont la propriété était constituée en grande partie par des biens immobiliers, leur destruction continuaient également à l'affaiblissement de l'adversaire. Ainsi le caractère émotionnel du comportement était, dans une certaine mesure, conditionné par des faits sociaux. On agissait en fonction de la société et on y trouvait son plaisir." (p.426-427)
"Le guerrier du Moyen Age n'aimait pas seulement le combat, sa vie était elle-même un combat permanent. Il passait sa jeunesse à se préparer au combat. Quand il avait atteint la majorité, on le faisait chevalier et il se battait tant que ses forces le lui permettaient, jusqu'à la vieillesse. Sa vie n'avait pas d'autre fonction. Sa demeure était à la fois un poste de garde, une forteresse, une base d'attaque et de défense. Quand il vivait par le plus grand des hasards dans la paix, il se donnait au moins l'illusion de la guerre. Il organisait des tournois qui se distinguaient souvent très peu de combats réels.
"Pour la société d'alors, la guerre était l'état normal", dit Luchaire en parlant du XIIIe siècle." (p.428)
"Nous disposons d'un grand nombre de documents mettant en évidence que l'attitude de la couche supérieure médiévale face à la vie et à la mort n'était pas du tout celle que les ouvrages cléricaux nous dépeignent et que nous considérons habituellement comme "typiques" du Moyen Age. Pour la couche supérieure ecclésiastique, ou plus exactement pour ses porte-parole, la vie est modelée par la pensée de la mort et de son aboutissement, l'au-delà.
Dans la couche dirigeante séculière, l'existence n'est pas exclusivement déterminée par de telles pensées [...]
"Nul courtois ne doit blâmer joie, mais toujours joie aimer". Ce précepte de "courtoisie" se trouve dans un roman du début du XIIIe siècle. Un peu plus loin, l'auteur affirme: "Jeune homme doit bien être gai et mener joyeuse vie. Il ne convient pas à jeune homme qu'il soit morne et pensif". L'homme chevaleresque s'oppose ici au clerc qui était sans doute plus souvent "morne" et "pensif"." (p.431)
"On peut tenir pour certain que les chevaliers avaient conscience d'être chrétiens, que leur âme était marquée par les images et rites de la tradition chrétienne ; mais compte tenu de leur situation sociale et psychique très particulière, le christianisme était associé, dans leur esprit, à une échelle de valeurs qui avait peu en commun avec celle des clercs qui lisaient et écrivaient des livres. Leur christianisme en différait quant à sa spiritualité et à son contenu. Il ne les empêchait pas de goûter aux joies de l'existence ; il ne les empêchait pas non plus d'assassiner et de piller." (p.432)
"Se tenir prêt au combat, l'arme à la main n'était pas seulement une nécessité pour le membre de la couche supérieure, pour le chevalier: la vie du bourgeois dans les villes était bien plus marquée que celle des siècles ultérieurs d'incessantes querelles ; lui aussi ressentait à un haut degré la joie de l'attaque, la haine, le plaisir de tourmenter les autres." (p.433)
"Un certain nombre de traits qui nous paraissent contradictoires, l'intensité de leur pitié, leur peur de l'enfer, leurs sentiments de culpabilité, leurs éclats de rire, leur gaieté folle, leurs brusques accès de haine et de colère, tout cela, ainsi que les passages brusques d'un état d'âme à l'autre, ne sont en réalité que les différents aspects d'une même structure émotionnelle. Les pulsions, les émotions s'expriment plus librement, plus directement, plus ouvertement que plus tard. Seuls des hommes de notre espèce habitués à une vie infiniment plus feutrée, plus calme, plus calculée, chez lesquels les tabous ont bien plus qu'autrefois un caractère d'autocontrainte et font partie de la structure même de l'économie pulsionnelle, sont portés à voir dans la force déchaînée de cette piété, de cette agressivité, de cette cruauté, une contradiction. La religion, la croyance dans la toute-puissance d'un Dieu qui châtie et récompense, n'ont jamais, de par elles-mêmes, un effet "civilisateur" ou modérateur de l'affectivité. Bien au contraire: la religion est toujours aussi "civilisée" que la société, que la couche sociale qui la pratique." (p.438)
"Il y a interdépendance étroite entre structures sociales et structures émotionnelles. [...] Quand dans telle ou telle région, le pouvoir central s'affermit, quand il oblige les hommes sur un territoire plus ou moins étendu de vivre en paix, on assiste aussi à un changement progressif de l'affectivité et des normes de l'économie pulsionnelle." (p.440)
"Le combat de boxe se présente, quand on le compare aux "plaisirs des yeux" d'autres phases, comme une réalisation extrêmement modérée des tendances agressives et sadiques. [...]
Au XVIe siècle, une des réjouissances populaires de la Saint-Jean consistait à brûler vifs une ou deux douzaine de chats. Cette réjouissance populaire était très célèbre, elle attirait toujours une foule nombreuse. Un orchestre jouait. On érigeait un immense bûcher sous une sorte d'échafaudage. On accrochait à cet échafaudage un sac ou un panier rempli de chats vivants. Bientôt, le sac ou le panier prenaient feu. Les chats tombaient sur le bûcher et se consumaient pendant que la populace prenait plaisir à leurs cris et miaulements. En général, le roi et la cour assistaient au spectacle. Parfois, l'honneur de bouter le feu au bûcher était réservé au roi ou au dauphin. Nous apprenons qu'une fois, par ordre exprès de Charles IX, un renard fut pris et brûlé avec les chats. [...] Beaucoup de choses qui naguère éveillaient des sensations de plaisir suscitent aujourd'hui des réflexes de déplaisir." (p.444-445)
"Plus l'interdépendance et la division du travail progressent, plus les couches supérieures deviennent, de fait, tributaires des couches inférieures et plus se renforce, du moins en puissance, l'influence sociale de ces couches. Là où la couche dominante est une classe de guerriers capable d'assujettir les autres par la force militaire et le monopole des armes, sa dépendance des couches inférieures est moindre, bien qu'on ne puisse parler d'indépendance absolue. Par conséquent, la pression des couches populaires se fait moins sentir. Et la couche dominante est plus orgueilleuse, elle méprise ouvertement le menu fretin, elle se sent beaucoup moins tenue à la modération, à la répression de la vie pulsionnelle." (p.460-461)
"Henri de Bourbon, prince de Navarre, dont la vie symbolise de la façon la plus frappante le passage de l'homme chevaleresque à l'homme de cour: devenu Henri IV, il se fait l'agent de cette transformation. Il se voit même obligé de contraindre ou de faire tuer, contre son désir intime, les récalcitrants qui n'ont pas compris que l'heure est venue pour eux d'abandonner leur rôle de chevaliers libres et de se faire les serviteurs du roi." (p.474)
-Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, coll. Agora, 1973 (1939 pour la parution du premier tome de Über den Prozess der Zivilisation), 507 pages.