http://en.wikipedia.org/wiki/Howard_Phillips_Lovecraft
http://en.wikisource.org/wiki/Author:Howard_Phillips_Lovecraft
"Lorsqu'il aborda l'étude de ceux qui ont jeté bas les vieux mythes, il les trouva pourtant plus détestables encore que ceux qui ne l'avaient pas fait. Ces gens ne savaient pas que dans l'équilibre réside la beauté et que dans un cosmos dépourvu de sens il n'y a pas de critère à la douceur de vivre puisque ce cosmos n'est en harmonie qu'avec nos sensations et nos rêves tandis qu'il façonne aveuglément les minuscules sphères qu'il tire du chaos. Ces gens ne savaient pas non plus que le bien et le mal, la beauté et la laideur, ne sont que les ornements d'une perspective dont la seule valeur dépend du hasard chanceux qui fit de nos pères des êtres doués de pensée et de sensibilité, hasard aux détails subtilement différents pour chaque race et pour chaque culture. Au lieu d'essayer d'y voir clair, ces gens ont soit totalement nié ces phénomènes, soit tâché de les transformer en instincts vagues et brutaux semblables à ceux qui gouvernent les bêtes et les manants. De cette façon, leurs vies, pleines de l'orgueil grotesque d'avoir échappé à un univers moins sensé que le leur, se traînent longuement dans la douleur, l'inharmonie et la laideur. Ils ont échangé les faux-dieux de pitié aveugle et de peur contre ceux de débauche et d'anarchie.
Carter ne goûta guère à ces libertés toutes modernes car leur médiocrité sordide rendait malade son esprit amoureux de la beauté unique et révoltait sa raison contre la bien maigre logique dont faisaient preuve leurs champions en plaquant sur des instincts brutaux un sacré attaché aux vieilles idoles qu'ils avaient rejetées. Il s'aperçut que la plupart d'entre eux, à la manière de l'ancien clergé qu'ils avaient renversé, étaient incapables d'échapper à cette duperie: croire que la vie a un sens étranger à ce que les hommes peuvent rêver en elle. Quand, à la lumière des dernières découvertes scientifiques, la nature crie son immoralité du fond de son inconscience et de son impersonnalité, la vie ne saurait, en effet, mettre de côté, au-delà de celles de la beauté, les évidences notions des morales et des éthiques. Pervertis et rendus bigots par leurs illusions préconçues de justice, de liberté, de conformisme, ils ont jeté bas l'ancienne doctrine, l'ancienne voie et les vieilles croyances sans faire au moins l'effort de constater que cette doctrine et cette ancienne voie étaient l'unique origine de leur actuelle façon de penser et de juger, leur unique critère dans un univers dépourvu de sens, de buts fixes et de références stables. Ayant perdu ces cadres artificiels leurs vies, privées aussi bien de direction que d'intérêt, évoluèrent jusqu'au point où, à la fin, se livrant au bruit, à l'excitation, aux distractions barbares et aux sensations animales, ils prirent leur ennui pour un affairement prétendûment utile. Quand tout cela, les ayant déçus, fut devenu insipide et nauséeux, ils cultivèrent l'ironie et la causticité et, en même temps que l'ordre social, découvrirent la faute. S'apercevront-ils jamais que leurs brutales réglementations sont aussi versatiles et tout aussi contradictoires que les dieux de leurs pères et que ce qui est satisfaction d'un instant devient poison de l'instant qui le suit ? La beauté calme et durable ne vient nous visiter qu'en rêve mais le monde a rejeté bien loin cette consolation le jour où son culte du réel exila les secrets de l'enfance et de l'innocence.
Dans ce chaos de vide et d'agitation Carter essaya de vivre en honnête homme de bonne pensée et de bonne famille. Ses rêves se flétrissant sous le ridicule de l'âge, il ne lui fut plus possible de croire, mais son amour de l'harmonie le garda tout près des chemins de sa race et de sa condition. Impassible, il marchait à travers les cités des hommes, soupirant parce qu'aucune échappatoire ne lui semblait réelle, parce que tout éclair de soleil sur les hautes toitures et tout clin d’œil, au ras du soir, sur les plazzas à balustrades, ne servaient qu'à lui rappeler les rêves autrefois vécus et à le faire se languir des contrées éthérées dont il avait perdu le secret. Les voyages n'étaient qu'une moquerie ; la Grande Guerre, elle-même ne l'émut qu'assez peu bien que, dès son début, il se fût engagé dans la Légion Étrangère. Pour un temps, il y trouva des amis mais fut bientôt lassé par la crudité de leurs émotions, l'uniformité et la grossièreté de leurs visions. Que hors de sa portée tous ses parents soient loin de lui, lui faisait ressentir une vague joie, car ils n'auraient pu comprendre la vie de son esprit. Seuls l'eussent pu son grand-père et Christopher, son grand-oncle, mais tous deux étaient morts depuis longtemps." (p.37-39)
-Howard Phillips Lovecraft, Démons et merveilles, Paris, Union Générale d'Éditions, coll. 10/18, 1979 (1955 pour la première édition française), 320 pages.
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"Lorsqu'il aborda l'étude de ceux qui ont jeté bas les vieux mythes, il les trouva pourtant plus détestables encore que ceux qui ne l'avaient pas fait. Ces gens ne savaient pas que dans l'équilibre réside la beauté et que dans un cosmos dépourvu de sens il n'y a pas de critère à la douceur de vivre puisque ce cosmos n'est en harmonie qu'avec nos sensations et nos rêves tandis qu'il façonne aveuglément les minuscules sphères qu'il tire du chaos. Ces gens ne savaient pas non plus que le bien et le mal, la beauté et la laideur, ne sont que les ornements d'une perspective dont la seule valeur dépend du hasard chanceux qui fit de nos pères des êtres doués de pensée et de sensibilité, hasard aux détails subtilement différents pour chaque race et pour chaque culture. Au lieu d'essayer d'y voir clair, ces gens ont soit totalement nié ces phénomènes, soit tâché de les transformer en instincts vagues et brutaux semblables à ceux qui gouvernent les bêtes et les manants. De cette façon, leurs vies, pleines de l'orgueil grotesque d'avoir échappé à un univers moins sensé que le leur, se traînent longuement dans la douleur, l'inharmonie et la laideur. Ils ont échangé les faux-dieux de pitié aveugle et de peur contre ceux de débauche et d'anarchie.
Carter ne goûta guère à ces libertés toutes modernes car leur médiocrité sordide rendait malade son esprit amoureux de la beauté unique et révoltait sa raison contre la bien maigre logique dont faisaient preuve leurs champions en plaquant sur des instincts brutaux un sacré attaché aux vieilles idoles qu'ils avaient rejetées. Il s'aperçut que la plupart d'entre eux, à la manière de l'ancien clergé qu'ils avaient renversé, étaient incapables d'échapper à cette duperie: croire que la vie a un sens étranger à ce que les hommes peuvent rêver en elle. Quand, à la lumière des dernières découvertes scientifiques, la nature crie son immoralité du fond de son inconscience et de son impersonnalité, la vie ne saurait, en effet, mettre de côté, au-delà de celles de la beauté, les évidences notions des morales et des éthiques. Pervertis et rendus bigots par leurs illusions préconçues de justice, de liberté, de conformisme, ils ont jeté bas l'ancienne doctrine, l'ancienne voie et les vieilles croyances sans faire au moins l'effort de constater que cette doctrine et cette ancienne voie étaient l'unique origine de leur actuelle façon de penser et de juger, leur unique critère dans un univers dépourvu de sens, de buts fixes et de références stables. Ayant perdu ces cadres artificiels leurs vies, privées aussi bien de direction que d'intérêt, évoluèrent jusqu'au point où, à la fin, se livrant au bruit, à l'excitation, aux distractions barbares et aux sensations animales, ils prirent leur ennui pour un affairement prétendûment utile. Quand tout cela, les ayant déçus, fut devenu insipide et nauséeux, ils cultivèrent l'ironie et la causticité et, en même temps que l'ordre social, découvrirent la faute. S'apercevront-ils jamais que leurs brutales réglementations sont aussi versatiles et tout aussi contradictoires que les dieux de leurs pères et que ce qui est satisfaction d'un instant devient poison de l'instant qui le suit ? La beauté calme et durable ne vient nous visiter qu'en rêve mais le monde a rejeté bien loin cette consolation le jour où son culte du réel exila les secrets de l'enfance et de l'innocence.
Dans ce chaos de vide et d'agitation Carter essaya de vivre en honnête homme de bonne pensée et de bonne famille. Ses rêves se flétrissant sous le ridicule de l'âge, il ne lui fut plus possible de croire, mais son amour de l'harmonie le garda tout près des chemins de sa race et de sa condition. Impassible, il marchait à travers les cités des hommes, soupirant parce qu'aucune échappatoire ne lui semblait réelle, parce que tout éclair de soleil sur les hautes toitures et tout clin d’œil, au ras du soir, sur les plazzas à balustrades, ne servaient qu'à lui rappeler les rêves autrefois vécus et à le faire se languir des contrées éthérées dont il avait perdu le secret. Les voyages n'étaient qu'une moquerie ; la Grande Guerre, elle-même ne l'émut qu'assez peu bien que, dès son début, il se fût engagé dans la Légion Étrangère. Pour un temps, il y trouva des amis mais fut bientôt lassé par la crudité de leurs émotions, l'uniformité et la grossièreté de leurs visions. Que hors de sa portée tous ses parents soient loin de lui, lui faisait ressentir une vague joie, car ils n'auraient pu comprendre la vie de son esprit. Seuls l'eussent pu son grand-père et Christopher, son grand-oncle, mais tous deux étaient morts depuis longtemps." (p.37-39)
-Howard Phillips Lovecraft, Démons et merveilles, Paris, Union Générale d'Éditions, coll. 10/18, 1979 (1955 pour la première édition française), 320 pages.