https://www.wikiberal.org/wiki/Madsen_Pirie
https://www.wikiberal.org/wiki/Adam_Smith_Institute
https://www.adamsmith.org/
http://fr.liberpedia.org/La_Micropolitique
Manuel de libéralisation d'un Etat
"De nos jours, le processus par lequel les idées parviennent à influencer les événements ressemble étonnamment à la manière dont Thomas Kuhn a décrit l'apparition des révolutions scientifiques : sous le règne du "paradigme" dominant, seules les recherches faites sous l'égide dudit paradigme peuvent être reconnues. Les idées qui sont explorées, approfondies, développées, sont donc toujours les mêmes. Jamais on ne les conteste directement, car celui qui s'y risquerait n'y gagnerait ni légitimité, ni reconnaissance, ni honneurs. Finalement, explique Kuhn, le paradigme est poussé jusqu'à ses ultimes limites. A mesure que s'accumulent les incohérences et les insuffisances, de plus en plus de gens s'aperçoivent qu'il faut le remplacer par un véritable changement de perspective intellectuelle. C'est alors que l'on assiste à la période la plus créatrice, le paradigme étant toujours en vigueur. Surgit un nouveau modèle, généralement issu de la génération intellectuelle qui suit, dont la carrière n'est pas inextricablement liée à l'ancien. Ce modèle se fraie un chemin et se fait accepter ; on travaille à le développer et à l'élargir, et il établit un nouveau statu quo. On réhabilite les intellectuels qui plaidaient sa cause à l'époque où il n'était pas encore à la mode, et on leur rend l'hommage rétrospectif dû à des pionniers.
Qu'on applique à l'histoire des idées cette théorie des révolutions scientifiques, et on s'apercevra que le processus décrit par Kuhn est très proche du modèle que nous avons présenté jusqu'ici. Il pourrait en principe expliquer la manière dont les idées politiques se succèdent les unes aux autres. Encore faudrait-il qu'un groupe serve de passerelle entre le royaume idéal de la théorie et le monde de la politique pratique. Si ce groupe existe, nous pouvons expliquer comment les idées, qui sont de l'ordre du débat intellectuel, finissent par être acceptées au niveau de la prise de décisions et de l'influence concrète." (p.30)
"Chaque grand penseur original a des dizaines, voire des centaines de "suiveurs". Ils explorent les ramifications de l'idée originelle, participant par leurs études et leurs critiques à l'élaboration de l'ensemble. Il s'agit souvent de professeurs et autres enseignants d'université. Ensuite, viennent les étudiants qu'ils auront formés, et dont certains seront devenus écrivains, journalistes, ou leaders d'opinion.
C'est le groupe que F.A. Hayek appelle "les revendeurs d'idées". Ils se perçoivent eux-mêmes comme des représentants de commerce au service
des points de vue et des principes d'origine, au niveau où ceux-ci peuvent être suivis d'effet. Qu'il s'agisse d'un public de décideurs ou de
législateurs, ou bien encore d'un auditoire informé et cultivé, ces "représentants" espèrent ainsi que la pression exercée aboutira à
l'adoption des idées défendues." (p.32)
"La bataille des idées
Premier acteur : l'intellectuel. Contre les vents et les marées des théories politiques ou sociales de l'époque, on l'a vu prendre le parti d'une position originale, selon laquelle la conception dominante est soit déformée, soit fausse dans ses fondements mêmes. Son œuvre est vaste et ambitieuse, et son approche iconoclaste ; elle implique de déboulonner le paradigme en vigueur. Et ce que lui vaut son audace, c'est l'incrédulité et le scandale. La communauté scientifique rejette ses travaux comme absurdement "dépassés" (toujours une excellente défense contre les idées nouvelles), quand elle n'emploie pas le procédé plus classique, encore plus efficace dans ce milieu : l'omertá, la loi du les prend pas au sérieux. Le malheureux est mis au ban de ses pairs.
Tout-à-coup, voilà qu'il a du mal à faire publier ses textes, ou pour se faire inviter à des conférences importantes. La chaire qu'on lui avait promise échoit à un autre, il n'arrive pas à obtenir des subventions. Enfin, pire que tout, ses étudiants ont toutes les peines du monde à se caser. C'est le début de la traversée du désert.
Isolé dans le milieu universitaire, l'intellectuel n'en est pas pour autant absolument seul. Une poignée de collègues, ses jeunes admirateurs, d'autres encore, reconnaissent ce que vaut son travail et commencent à écrire des articles que l'on ne diffuse d'abord que dans des revues confidentielles. Le nombre d'étudiants qu'il influence s'accroît avec les années qui passent. Le groupe est toujours minoritaire, mais c'est une minorité soudée et loyale.
Voici maintenant les vulgarisateurs. Anciens étudiants, intellectuels convaincus par des lectures ou des discussions, ils sont prêts à se dévouer pendant des années s'ils sont persuadés que l'idée en vaut la peine. Ils visent la génération montante des étudiants et enseignants, et cherchent à atteindre le public cultivé en publiant des monographies, des essais et des articles de revue. Parmi ceux qu'ils influencent, certains se lancent dans la politique, où ils passent pour une petite minorité d'excentriques, au service d'une idée mal assimilée, et dont le discrédit est presque universel.
Le scénario standard appelle une "happy end"
Patiemment, notre groupe solitaire œuvre pendant des années, fêtant chaque nouvelle conversion, ne manquant jamais de relever les inadéquations et les échecs des théories qu'ils combattent. Et le scénario standard appelle une "happy end". Les événements exposent l'insuffisance des idées politiques dominantes, au moment où le travail systématique des "maudits" finit par payer. Une nouvelle génération d'intellectuels se range à leurs conclusions. Les idées sont devenues respectables, et les chercheurs se précipitent pour faire publier thèses et essais fondés sur ces conceptions. Pendant ce temps, le travail des "vulgarisateurs" est allé tellement loin que leurs idées ont pu s'infiltrer jusqu'au sein de la société éclairée. Au moment même où elles deviennent scientifiquement respectables, on assiste à la naissance d'un intérêt populaire pour ces idées nouvelles. Il existe une demande : il faut remplacer l'ancien système, désormais failli. La pression populaire, jointe à la respectabilité scientifique, permet maintenant au législateur d'entrer en scène. Inspiré par les idées nouvelles, il s'empresse de les mettre en application. Le penseur, s'il est encore de ce monde, se retrouve célèbre. C'est le
début des tournées de conférences et des offres de publication à ne savoir qu'en faire. Les premiers partisans sont récompensés de leurs années de
vaches maigres par des promotions bien méritées. Une idée aura encore réussi à changer le cours des choses. Pendant ce temps, bien sûr, un
autre penseur solitaire, qui n'a pas hésité à défendre un paradigme radicalement opposé, éprouve ce qu'est l'ostracisme." (p.32-34)
"La "bataille" pour les idées porte bien son nom, car la métaphore militaire est bien appropriée. On peut envisager cette lutte pour conquérir la génération d'intellectuels à venir comme une guerre de positions, ponctuée çà et là par des escarmouches, des manœuvres stratégiques et une répartition judicieuse des troupes pour renforcer les positions cruciales ou récemment acquises. De temps à autre la bagarre, occulte dans sa permanence, fait surface à l'occasion de la conquête d'une institution importante. Démissions fracassantes et protestations solennelles donnent alors au spectateur un aperçu de l'âpreté du combat." (p.37)
"La "traversée du désert" se caractérise notamment par la loyauté tribale des troupes dans leur ensemble. Vu leur statut minoritaire, on pourrait s'attendre à ce qu'elles cherchent à consolider leurs bases en s'assurant des alliés qui acceptent certains éléments de la nouvelle doctrine. En fait, c'est souvent l'inverse qui se produit, car on est bien résolu à ne pas laisser se diluer la doctrine, à ne pas la laisser polluer par des idées déviantes. Il arrive que cela mène à une attitude exclusive, dans laquelle seuls ceux qui acceptent les idées du maître sans compromis ni discussion seront tolérés. On fera usage d'expressions clés codées et d'un jargon spécifique qui donnera à l'observateur l'impression que tout cela n'est pas sans rapport avec les incantations d'un rituel religieux." (p.37)
"Ceux qui se rebellent contre l'orthodoxie dominante sont souvent animés par trois convictions bien claires. En premier lieu, ils sont persuadés que les idées originales dont ils se font les avocats sont, par essence, justes. C'est-à-dire qu'ils sont parfaitement conscients des défauts d'analyse qui inspirent le statu quo, comme du fait que leur raisonnement à eux en détruit les fondements. En conséquence, ils sont véritablement habités par leurs principes et, comme la plupart de ceux qui sont dans ce cas, prêts à supporter privations et rejet pour la cause qu'ils estiment juste.
Deuxièmement, ils sont encouragés par la conviction qu'un jour, leur façon de voir finira bien par être reconnue. Pour eux, ce n'est qu'une question de temps et d'efforts pour que les vérités qui leur paraissent évidentes ne se révèlent aux autres. Dans ce désert aride, leur aliment est donc celui de l'espoir. Ils se nourrissent de la conviction qu'un jour viendra, de préférence de leur vivant, où la communauté intellectuelle au sens large reconnaîtra la justesse de ce qu'ils affirmaient depuis le début.
La troisième raison d'agir est peut-être aussi la moins contestée. Elle consiste à penser que, une fois la bataille des idées remportée, les événements feront immédiatement suite à cette victoire. Ils présument que, grâce à la mise en pratique de leurs idées, une victoire dans le monde intellectuel entraînera automatiquement, et peu de temps après, des avancées équivalentes dans le monde réel. Etant convaincus de la justesse de leurs opinions, et certains de gagner un jour la bataille intellectuelle, ils sont également persuadés que leurs efforts finiront bel et bien par changer la vie des gens." (p.39)
"La source de cette troisième conviction n'est pas bien difficile à pressentir. Tous ceux qui prennent part à la "bataille des idées" sont eux-mêmes des hommes d'idées. Ce sont les idées qui les font agir, qui les occupent, qui savent les enthousiasmer. Pour de telles personnes, il est bien naturel de supposer qu'en fin de compte, ce sont les idées qui déterminent toute chose, et que gagner la bataille des idées revient à gagner la bataille des faits.
Une idée d'intellectuels
Les intellectuels ont toujours exalté le rôle et l'influence de l'intellect. On ne sera pas surpris que les ouvrages les plus importants attestent ce rôle, puisque ce sont des intellectuels qui les ont écrits. La plupart des hommes et des femmes d'idées ne doutent guère que leurs pareils soient à l'origine des progrès majeurs de l'histoire humaine. Ils déprécient la contribution des industriels et des marchands, des explorateurs et des soldats, des paysans et des bâtisseurs." (p.40)
"Aussi séduisante et agréable qu'elle soit pour la communauté des penseurs, la doctrine keynésienne ne va pas de soi, loin s'en faut. Rien ne prouve que ceux qui exercent le pouvoir ne soient que les jouets sans volonté des scribouillards d'autrefois. Le scénario familier que nous avons écrit pour la victoire dans la bataille des idées, ce scénario manque un peu de consistance sur sa fin. On a le droit de douter que ce soit sur le champ de bataille idéologique que se décide l'avenir d'une société. Si l'on veut défendre cette idée, alors il faut apporter la preuve du lien entre la victoire intellectuelle et la victoire pratique. Il faut démontrer qu'il existe un processus liant de façon nécessaire et suffisante l'adoption des idées par les intellectuels et la mise en œuvre des politiques." (p.41)
"La République de Platon est l'un des plus anciens classiques de la science politique. Bien que prenant la forme d'un dialogue ostensiblement destiné à la recherche de la justice, une grande partie du livre décrit comment on pourrait constituer la société idéale, quelles seraient ses règles, ainsi que son éducation et ses mœurs, et même ses mythes.
La conception platonicienne de la société parfaite paraîtra sans doute quelque peu austère, voire brutale au goût moderne. Il en était sans doute de même pour son public athénien. Il fallait élever les enfants tous ensemble, sans qu'ils sussent jamais qui étaient leurs parents naturels ; les exposer dès leur plus jeune âge aux duretés de la vie, afin de leur des plus grossiers, qu'une alimentation des plus simples. Le pain noir devait suffire aux habitants de ce monde idéal. Une censure stricte devait les empêcher de lire aucun écrit susceptible de les distraire ou de les écarter des chemins de la vertu et de la force. On n'aurait autorisé aucune pièce de théâtre qui dépeigne la faiblesse ou l'abandon sentimental. Même la musique devait être sévèrement réglementée : seules auraient été autorisées les harmonies susceptibles d'entretenir un courage convenable. Tous les aspects de la vie auraient été contrôlés, de telle sorte que l'Etat soit mieux servi par ses citoyens.
Les citoyens auraient vécu en communauté, mangeant à la table commune, ne jouissant d'aucun luxe à l'exception de celui qui, à l'occasion et discrètement, leur permettait d'accomplir leur devoir, c'est-à-dire engendrer la génération suivante. La surveillance de ces règles serait échue à ce que l'on appellerait aujourd'hui une police secrète, mais à laquelle Platon avait trouvé un nom plus philosophique.
Gardiens, Auxiliaires et Travailleurs devraient connaître leur place et l'accepter, soutenus en cela par le "noble mensonge" selon lequel ils descendaient respectivement de l'or, de l'argent et du bronze. On imagine que c'est seulement faute d'une technique adéquate que Platon manqua de faire la même suggestion que Huxley : une voix qui, pendant le sommeil des enfants, leur aurait récité : "je suis bien content d'être un gamma ; les alphas doivent réfléchir tout le temps, et les bêtas ont tellement de soucis..."
La société idéale, celle qui engendre (et entretient) le philosophe-roi, est décrite avec une minutieuse précision. Il s'agirait d'un véritable tour de force de l'imagination, si une telle société n'existait pas déjà, au moins dans ses principes fondamentaux. Car ce que Platon décrit est, pour sa plus grande part, l'Etat totalitaire des Spartiates. Lorsque l'on sait que pendant presque tout le début de la vie de Platon, Sparte était l'ennemie d'Athènes, cela nous en dit long sur la tolérance qui régnait dans cette ville, puisqu'il y eut le loisir d'exalter un tel mode de vie et de le présenter comme un modèle de perfection.
Dans son texte, Platon brode et embellit les choses, mais on ne peut s'y tromper : son modèle de base est la vie spartiate. La censure, l'interdiction du luxe, la rudesse des conditions de vie : tout est là. Même chose pour les "éphores" chargés de faire la police des lois. A Sparte, comme dans la République de Platon, les citoyens sont censés vivre, dans le moindre détail, la vie que l'Etat a décrétée pour eux. Sparte existait depuis plusieurs générations lorsque Platon s'avisa de lui offrir le brillant d'une justification intellectuelle. En pratique, ses règles étaient censées gouverner et diriger la vie des citoyens bien avant que Platon n'en eût analysé le fonctionnement et fait une théorie. La pratique était donc première, et c'est la théorie qui a suivi. Ce qu'avait fait Platon, c'était traduire au niveau théorique la forme essentielle d'une société qui existait déjà, et qu'il trouvait à son goût. Sparte était sans doute brutale, ses citoyens frustes et mal léchés, mais on y pratiquait ce que Platon considérait comme de simples vertus, pas encore corrompues par le luxe, comme l'était Athènes, et elle gagnait les guerres. En fait, toute la société était organisée dans ce seul but. Tout ce que l'on peut considérer comme spécifiquement humain, y compris les arts, la science et la recherche intellectuelle, était subordonné à cette fin, et Platon approuvait ce choix, jugeant que le culte de la vertu devait largement suffire à satisfaire les plus hautes aspirations humaines." (p.43-45)
"Depuis les serments d'allégeance des temps féodaux jusqu'à Thomas Hobbes et la nécessité de contrôler la bête chez l'homme, en passant par le pouvoir de droit divin, toutes les rationalisations étaient à portée de main pour les gouvernants en quête de pouvoir absolu. Avec les idées de Locke, l'initiative intellectuelle passait de l'autre côté. Locke proposait des arguments soigneusement pesés et développés, déduits de principes fondamentaux qui niaient la légitimité du pouvoir absolu. Dans le système de Locke, il fallait non seulement contrôler le pouvoir, mais le diviser pour le mieux contenir. En outre, les lois devaient reconnaître sa place à la dissidence, voir à la résistance, qui auraient en d'autres temps passé pour un véritable outrage au représentant de Dieu ou pour la trahison d'un serment solennel. Après Locke, résister devint un choix justifiable en cas de rupture de ses engagements par le souverain.
Cependant, Locke était comme Platon : il décrivait dans ses principes quelque chose qui existait déjà, ne faisant que fournir un cadre intellectuel pour le justifier. La théorie du pouvoir absolu pouvait bien être la doctrine officielle sous la monarchie des Stuart, les Anglais n'avaient pas attendu les "scribouillards" pour lui régler son compte. Car la "Glorieuse Révolution" s'était déjà produite au moment où Locke écrivit son traité. Il existait déjà une monarchie constitutionnelle, acceptant que l'on oppose des limites à son pouvoir, et dont la mise en place avait succédé au renversement d'un souverain légitime que l'on jugeait avoir abusé de ses prérogatives.
Locke ne faisait donc que rationaliser par la théorie ce que la pratique avait déjà réalisé. Les Anglais avaient réussi leur Révolution, et voilà que Locke se faisait son théoricien et porte-parole. Il fournit les concepts et les argumentaires nécessaires pour justifier ce qui était déjà achevé. En glorifiant Locke, les véritables acteurs se justifiaient eux-mêmes. Ce qui aurait pu être interprété comme l'intérêt personnel d'une classe sans légitimité particulière devenait ainsi la défense d'un grand principe, assis sur la nature morale de l'homme et les fondements de la société civile." (p.46-47)
"Dans une large mesure l'œuvre de Locke, comme celle de Platon, s'inspirait d'actions qui avaient déjà eu lieu. Comme celui de Platon, c'est sur un modèle existant que son idéal de société était fondé. La réalité d'abord, les livres ensuite." (p.47)
"Si Mao avait appliqué la théorie marxiste, ou même marxiste-léniniste, il aurait agi bien autrement qu'il ne l'a fait. Et, bien sûr, il aurait très certainement manqué son coup. Il partit au contraire des circonstances existantes. Il agit selon l'opportunité, adaptant sa lutte aux conditions locales. Sa guerre fut donc une guerre rurale ; les militants étaient "comme des poissons dans l'eau" dans les villages, attaquant l'ennemi là où il était faible, et se fondant dans la nature là où il était le plus fort. Ses tactiques eurent l'effet désiré sur la Chine, en donnant la victoire à son armée. Sa révolution communiste ne pouvait correspondre ni au modèle marxiste ni au modèle léniniste. Mais elle s'adaptait très bien au modèle maoïste car, comme Lénine l'avait fait avant lui, il avait fait sa révolution, et réécrit la théorie après coup. Le communisme marxiste, qui était au départ "le-produit-inéluctable-des-économies industrielles-avancées-à-leur-dernier-stade-de-développement", n'était plus que le procédé qui avait permis à une clique avant-gardiste de s'emparer du pouvoir sur la plus vaste société rurale du monde.
La théorie après les faits
Dans le scénario qui se dessine à partir de ces exemples, l'action a tout l'air de précéder la théorie. Alors que l'évolution des idées était censée déterminer les événements, c'étaient en fait les événements qui s'étaient produits les premiers." (p.53)
"Voilà où l'histoire de Guevara devient très instructive : comme tous les véritables héros, il eut de la peine à s'installer dans la routine de la vie quotidienne. Après un bref passage au sein du gouvernement cubain, il partit pour la Bolivie, où il voulut lancer une révolution de type castriste. Mais là, au lieu d'agir comme à Cuba, il voulut appliquer la théorie. Il était en Bolivie, et ce qu'il voyait c'était Cuba. Son petit groupe alla trouver les peones dans les collines, et voulut réitérer l'expérience cubaine. Mais la société et le terrain n'étant pas les mêmes, ils exigeaient des tactiques différentes.
Si Guevara n'avait pas été obnubilé par sa théorie, fournie a posteriori pour justifier la révolution cubaine, il aurait pu discerner un ferment révolutionnaire chez les mineurs boliviens. Voilà une classe à qui l'on pouvait parler d'exploitation, et qui aurait pu gonfler les rangs de son armée. Mais il ne devait pas en être ainsi. Pour les paysans des collines, qu'il prétendait sauver et dont il attendait de l'aide, Che Guevara et sa lutte n'étaient qu'un danger de plus dans une existence déjà difficile. Ils le dénoncèrent contre récompense, et il fut exécuté par des rangers boliviens formés aux Etats-Unis.
Cela avait marché à Cuba parce que les exigences pratiques l'avaient emporté sur toute préoccupation théorique. La bande de Castro fit ce qu'elle avait à faire sans trop se soucier de ce que disait la théorie. Cette dernière fut réécrite après coup, comme c'est toujours le cas après une réussite. L'échec survint en Bolivie parce que c'était la théorie qui dominait." (p.55)
"Le théoricien qui semble vouloir avancer une innovation radicale est peut-être bien en train de décrire les fondements intellectuels d'un changement qui a déjà eu lieu. Dans ces conditions, ce serait la pratique qui précède la théorie. Les textes ne feraient que décrire une situation existante, même si poser des normes est ce qu'ils prétendaient faire.
Il n'y a rien d'irrationnel à faire cette suggestion. Elle est parfaitement en accord avec cette opinion respectable, suivant laquelle on en apprend plus sur le monde par une succession d'essais et d'erreurs, qu'en imaginant des formules complexes et en les mettant en application. Les formules codifient et assemblent ce qu'on vient d'apprendre." (p.58)
"Il n'est pas impossible que les intellectuels qui se croient vierges de toute influence, soient en réalité les esclaves inconscients de quelque homme d'action défunt. Les intellectuels qui s'imaginent entendre dans le ciel des voix qui leur dictent des idées nouvelles sont peut-être bien tout simplement en train de distiller l'expérience pratique de ceux qui ont mis leur marque sur le monde réel." (p.60)
"Platon s'efforça bien d'influencer une société réelle en devenant conseiller de Denys, puis de Dion de Syracuse. Cependant, dans les deux cas, c'est par une influence directe sur le tyran, et non en tentant de convaincre des citoyens, qu'il essaya de modeler la société en cause. Ses tentatives pour fonder sa République dans l'univers temporel et pas seulement dans le monde des idées échouèrent à ces deux occasions." (p.61)
"Tout comme la guerre d'indépendance contre l'Angleterre avait été menée et remportée par une minorité d'Américains, ce fut une minorité qui transforma les Articles de Confédération en Constitution fédérale. Là encore, l'affaire eut bien des caractères d'un coup de force, une petite faction poussant le projet d'une Constitution fédérale pour installer aux Etats-Unis un pouvoir puissant et centralisé. Comme dans les autres cas que nous avons examinés, la théorie et sa justification ne vinrent qu'après son succès. Les Federalist Papers ne furent pas écrits pour persuader l'opinion de donner son assentiment ; ils furent écrits après les faits, et pour leur fournir une rationalisation rétrospective." (p.63)
"Si les gouvernements Heath et Nixon ont laissé plus de souvenirs de leurs échecs que de leurs réussites, ce n'est pas faute d'avoir voulu appliquer leur programme, ni parce qu'ils manquaient de soutien populaire, mais parce qu'ils ne savaient pas comment mettre ce programme en œuvre. Ils pouvaient bien savoir que la liberté des marchés est une bonne chose, ils ne savaient pas comment l'instaurer. Ils avaient beau être persuadés que l'ingérence abusive des hommes de l'Etat est nuisible, ils ne savaient pas comment la réduire.
En somme, il faut acquérir une technique particulière pour combler la brèche entre les ambitions et les réalisations. Apprendre comment appliquer les mesures qui permettront d'atteindre des objectifs politiques n'est pas moins important que de choisir les priorités. D'après cette interprétation, si Reagan a largement réussi dans des domaines où Nixon avait échoué, n'est pas parce que l'opinion avait été convaincue entre temps, ni que les années quatre-vingts étaient plus favorables que les années soixante-dix. C'est parce que le gouvernement Nixon ne savait pas comment faire, alors que l'équipe de Reagan, elle, le savait." (p.78-79)
"Souci de mettre fin au monopole virtuel de la connaissance pratique qu'on avait abandonné dans les faits au corps des fonctionnaires. En effet, s'il était
toujours possible de se fournir en-dehors des administrations pour ce qui est des idées générales, ce n'était qu'en leur sein qu'on pouvait trouver la connaissance des dossiers et l'expérience nécessaires pour réaliser les réformes. Cette exclusivité avait pour conséquence que les conceptions de l'Administration s'imposaient à tout coup. Le Ministre le plus volontaire, le plus convaincu de ce qu'il fallait faire, se retrouvait isolé en face d'une phalange homogène de professionnels qui prétendaient tous que c'était impossible.
Pour échapper à cette emprise, il était nécessaire que des groupes de recherches indépendants s'emploient à élaborer concrètement les politiques elles-mêmes. En s'y prenant à l'avance et en faisant appel à des experts, ils purent enfin offrir aux Ministres une autre source d'inspiration et d'initiative, lui permettant de passer outre le veto de fait dont disposaient ses subordonnés présumés." (p.89)
"Il est exact que Reagan et Thatcher donnaient à leurs partisans l'impression d'être plus déterminés et plus réalistes que leurs prédécesseurs ; mais cela est dû en grande partie à ce qu'ils ne furent pas, pour leur part, obligés d'abandonner leurs projets, voire de faire machine arrière. C'est l'accumulation des succès qui a conduit Reagan et Thatcher à tenir leurs engagements initiaux dans une mesure que leurs prédécesseurs n'avaient pas connue.
Ce n'est donc pas parce que les chefs étaient plus énergiques que les politiques ont pu s'imposer. C'est parce que les nouveaux professionnels du projet politique avaient su leur donner ce dont ils avaient besoin : des politiques réalistes capables de réussir, que l'on pouvait réutiliser et développer, et qui leur permit d'acquérir cette image de personnages plus solides." (p.92)
"Tout comme les sociétés commerciales luttent entre elles pour conquérir leurs parts de marché, les bureaucrates des différents ministères sont en concurrence pour l'attribution des crédits. De même, les jeux de pouvoir auxquels on assiste au sein des entreprises, où l'on voit les cadres supérieurs se battre pour leur avancement et leur prestige, ne sont que le pendant ce que l'on peut observer dans les administrations, où les chefs et sous-chefs de service intriguent pour obtenir de l'avancement. Une étude des administrations publiques qui ne se soucierait que des objectifs politiques proclamés et des opinions affichées à leur égard, passerait à côté d'un facteur essentiel, l'implication personnelle dans les décisions de personnes dont la vie et la carrière en dépendent de fait." (p.105)
"La théorie des choix publics nous permet de comprendre ce qui, autrement, ne serait qu'un fait étrange, un mystère irrésolu : que ce sont les minorités qui l'emportent sur les majorités. Dans le paradigme politique conventionnel, on s'attendrait au contraire à ce que la majorité impose ses intérêts propres, aux dépens des minorités. Or, avec le modèle des choix publics, on se rend compte que, pour donner un privilège à une majorité, il faut prendre bien davantage à la minorité. En termes plus crus, si l'on veut donner un franc à tous les membres de la majorité, il faut prendre bien plus d'un franc à chacun des membres de la minorité. Et ladite minorité en couinera d'autant plus fort. A l'inverse, pour favoriser la minorité, il n'est pas nécessaire de prendre autant à la majorité. Quand le grand nombre entretient le petit, le petit nombre reçoit beaucoup alors que le grand ne donne que peu chacun. Les reproches de la majorité sont faibles, forte est la reconnaissance de la minorité.
Ce processus explique pourquoi, alors que depuis un siècle la proportion des agriculteurs dans la population a considérablement diminué, les hommes de l'Etat leur distribuent des monceaux de subventions. Dans tous les pays avancés, les agriculteurs sont aujourd'hui une petite minorité, et ils reçoivent de gigantesques subsides aux frais des contribuables citadins, lesquels sont bien plus nombreux. En revanche, dans les économies moins avancées où l'agriculture emploie encore une majorité de la population, il est caractéristique que ce soient les agriculteurs qui sont taxés, ou forcés de vendre leurs produits à des prix artificiellement bas, pour permettre aux minorités citadines de vivre sur leur dos. A mesure que le nombre des agriculteurs baisse, leur capacité à pétitionner augmente de façon manifeste.
Ce cas illustre bien cette conclusion générale de la théorie des choix publics, qu'il est plus facile de satisfaire des minorités que des majorités. Cela coûte moins cher, et les minorités donnent assez de valeur à ce privilège pour que les législateurs y trouvent leur avantage." (p.107-108)
"Au risque d'avoir à contester un des mythes fondateurs du "service public", il faut rappeler que la "gratuité" n'existe pas et ne peut jamais exister. Il faut donc nécessairement qu'il y ait des contraintes, et les plus évidentes sont celles qu'imposent les prix de revient. Quand les gens paient directement leurs marchandises et leurs services, ils sont obligés de tenir compte de ce qu'ils dépensent, et de limiter en conséquence les quantités demandées. Dans le secteur public de l'économie, ces contraintes sont moins efficaces parce qu'elles sont moins fortement ressenties, et qu'elles sont liées de façon moins évidente à la fourniture des produits." (p.114)
"Phénomène étrange : les biens et services "publics" sont en fait produits en plus grande quantité que les citoyens ne l'auraient voulu si la décision leur avait été laissée à titre individuel. Cela n'implique en rien, bien au contraire, que ces produits soient de plus grande qualité, ni qu'ils répondent mieux aux exigences et aux besoins des consommateurs. Cela signifie seulement que l'irresponsabilité automatiquement induite par la procédure politique conduit les gens, collectivement, à dépenser davantage qu'ils ne le feraient de leur propre chef. S'ils doivent payer directement le service, ils en demandent moins que lorsqu'il leur est fourni par le secteur public. Le secteur public est donc, par sa seule existence, la cause d'une mauvaise allocation des ressources." (p.115)
"C'est l'intérêt des dirigeants que d'avoir un personnel plus nombreux sous leurs ordres. La responsabilité supplémentaire que cela leur impose leur apportera des rémunérations plus élevées. Le personnel, pour sa part, voit son intérêt dans un excès d'embauche. Cela semble vouloir dire : "moins de travail pour chaque employé, davantage de postes disponibles, et ainsi une plus grande sécurité de l'emploi". Pour ceux qui négocient en leur nom, cette perception est aussi une réalité. Il n'est pas dans l'intérêt des militants syndicalistes d'accepter des baisses de personnel, même si cela devait aboutir à une affectation plus efficace du travail fourni. Moins de personnel, c'est automatiquement moins d'adhérents. Dans le secteur public, les négociations sont caractérisées par une répugnance certaine de la part des syndicats à accepter les nouveaux équipements ou les nouvelles méthodes de travail, s'ils doivent conduire à des réductions de postes.
Même s'il existe dans le gouvernement et l'administration du secteur public un désir authentique d'efficacité, il faut en général prendre des mesures draconiennes pour l'obtenir. Combien plus facile est de céder aux exigences de ceux qui ont le pouvoir, et de sacrifier ceux qui n'en n'ont pas ! Ce qui veut dire, dans le secteur public, donner toujours plus aux producteurs, aux dépens des consommateurs." (p.123)
"En l'absence d'un groupe de pression constitué, personne ne défend l'avenir face à ceux qui privilégient le présent : les parents d'élèves d'une école existante menacée de fermeture peuvent exercer une pression échangeable sur le marché politique, alors que les parents à venir, qui pourraient profiter d'une dépense faite aujourd'hui pour construire une nouvelle école, ne le peuvent pas. Pour la plupart, ils ne se connaissent même pas, et ne perçoivent pas non plus le rapport qui existe entre la dépense d'investissement faite aujourd'hui et l'avantage qu'ils pourraient en tirer demain.
Etant donné le déséquilibre des forces qui s'exercent sur le financement global, il est toujours plus facile pour les élus et les gestionnaires de faire des économies sur l'entretien ou les investissements, plutôt que de réduire les dépenses courantes. Politiquement, il en coûte moins de retarder l'achat d'équipements nouveaux ou la construction de nouveaux locaux, que d'opposer un refus à des revendications salariales ou d'imposer des réductions dans la fourniture des services. Au fil des ans, cette pression inégale conduit à un déclin constant de la part du financement consacrée aux dépenses de capital dans le secteur public." (p.126)
"On peut voir les effets de ce déterminisme dans la tendance qu'ont les "services publics" à posséder un équipement typiquement démodé et sous-entretenu. Les industries privées ne peuvent pas se permettre de se laisser distancer dans la course à la modernisation et à l'emploi du matériel le plus récent. Les entreprises qui s'y refusent se feront battre sur le marché. Sur le marché politique, en revanche, on peut gagner à réduire les dépenses de capital, qui ont peu de bénéficiaires conscients de l'être, pour financer les dépenses courantes, lesquelles en ont beaucoup." (p.127)
"Le secteur public a toujours tendance à la décapitalisation, quel que soit le niveau global de son financement." (p.127)
"Une conséquence de cet état de fait est que nous pouvons tous contempler un secteur privé moderne et pimpant, à côté d'un secteur public souvent miteux et démodé. Dans les "services publics", les équipements servent plus longtemps qu'ils ne le devraient. Les nouveaux achats sont sans cesse repoussés, et les consommateurs doivent se contenter de services qui semblent avoir des années de retard sur la technique et l'équipement du jour. On serait bien en peine de rendre compte de ce fait à l'aide des théories politiques traditionnelles. En revanche, tout devient lumineux dès lors qu'on étudie l'arène politique sous l'angle économique : les dépenses courantes y ont tout simplement plus de poids politique que les dépenses en capital.
En somme, s'il est un groupe qui n'a rien à marchander sur le forum de la politique, c'est bien la génération qui vient. Elle n'apporte aucun avantage actuel en termes de soutien politique, et ne peut conclure aucun accord. Il existera donc toujours une forte tendance à offrir des avantages à la génération actuelle aux dépens de celle qui suivra. En persuadant les électeurs d'aujourd'hui que leurs avantages seront payés par les contribuables de demain, on s'acquiert leur soutien aujourd'hui, alors que celui de demain ne compte pas." (p.127-128)
"Tout homme politique essayant de s'attaquer au problème avant qu'il n'atteigne son point critique se heurtera aux intérêts et aux exigences des prétendus ayants droits ; car la formule consistant à demander aux gens de reconnaître qu'il faut payer davantage maintenant pour percevoir moins plus tard n'a que fort peu de chances de l'emporter sur le marché politique. Les observateurs ont depuis longtemps noté la myopie des élus et leur incapacité à formuler des plans à long terme, même alors que l'on voit nettement se dessiner les tendances. La réponse des théoriciens qui étudient les choix publics est que l'avenir n'y a aucune importance. La seule valeur qu'il puisse avoir aujourd'hui vient du souci que se font les électeurs d'aujourd'hui de laisser un monde au moins tolérable à leurs enfants et petits-enfants ; mais il est bien difficile de bâtir quoi que ce soit sur cette fondation, avec des politiciens tellement décidés à concentrer exclusivement les préoccupations des gens sur les choix à court terme." (p.130)
"Dans la bureaucratie, la rémunération vient pour une part de l'ancienneté, et pour l'autre de l'étendue du pouvoir. Chacun a intérêt, pour sa carrière, à augmenter ses prérogatives et améliorer son statut. Personne ne tire avantage à diriger un service que l'on doit réduire, à moins d'y trouver d'autres satisfactions pour compenser la baisse de pouvoir que cela entraîne.
Au contraire, la bureaucratie proposera plus volontiers la création de nouvelles activités pour ses services, qui impliqueront une expansion tant en budget qu'en personnel. Le financement supplémentaire ne lui coûte évidemment rien et, comme elle fournit généralement ses services à un prix inférieur à celui qui ajusterait la demande à l'offre (quand ils ne sont pas "gratuits"), elle multiplie partout les pénuries artificielles, ce qui lui permet d'y voir autant de "besoins non satisfaits". Nous avons vu que le statut même du "service public" fausse systématiquement la perception de ses coûts et que, dans ces conditions, la demande peut en principe aller jusqu'à être illimitée." (p.131-132)
"Sur l'entreprise privée plane toujours la menace ultime de la fermeture ; il y a des limites que les travailleurs ne peuvent franchir, sous peine de tout perdre. Les entreprises privées devant rester compétitives, il leur faut de temps à autre procéder à des "dégraissages". Le personnel s'y oppose, mais son intérêt, comme celui de la direction, conduit les uns et les autres à la table des négociations, où les licenciements inévitables finissent par être acceptés.
Rien de tout cela n'est vrai du secteur public. On n'y est en temps normal exposé à aucune fermeture ou faillite, ni à aucune obligation d'être compétitif. Accepter des réductions d'emplois n'est l'intérêt ni des travailleurs ni de la hiérarchie. Les employés apprécient la sécurité de l'emploi du secteur public, d'autant qu'elle est assortie de bénéfices annexes bien plus avantageux que le privé ne peut se permettre d'en offrir. Il n'ont aucune raison d'accepter quelque licenciement que ce soit. Les dirigeants syndicaux cherchent toujours à maintenir le niveau des effectifs, c'est-à-dire des adhérents en puissance, à son maximum. Les directeurs, qui sont rémunérés à proportion des pouvoirs qu'ils exercent, savent ce qu'ils perdraient à devoir diriger un service réduit.
La capacité qu'ont les employés, les chefs syndicalistes et la hiérarchie de bloquer tout effort fait pour supprimer des postes, est à proprement parler phénoménale. Le service, ils en sont les maîtres ; et pour accéder aux médias, il leur suffit de se plaindre et de manifester. Le public sera directement touché et, à travers lui, le législateur s'ils font, ou menacent de faire grève. Dans les faits, le degré de résistance qu'ils opposent aux réductions d'effectifs est si fort que l'on doit en faire énormément pour en obtenir très peu. Ceux qui font la loi apprennent vite à leurs dépens que le coût, en termes politiques, l'emporte le plus souvent sur l'avantage des économies qu'ils pourraient faire." (p.140)
"On ne peut pas traiter le problème si on refuse de considérer ses causes." (p.141)
"L'"analyse critique des processus", la "gestion par objectifs", la "rationalisation des choix budgétaires", l'"évaluation (!) des politiques publiques", autant de tartes à la crème qu'on a pu mentionner suivant les caprices de la mode, sans que cesse pour autant la sempiternelle succession des études et des rapports.
Les recommandations sont faites, les déclarations d'intention exprimées. Et les pratiques, de continuer imperturbablement, avec peut-être, dans quelques domaines, une amélioration symbolique et temporaire. On peut bien regrouper certains services, en supprimer d'autres, et transférer leurs fonctions ailleurs. Au bout du compte, on retrouve toujours une bureaucratie où des fiefs se constituent, où les ingérences prolifèrent, et dont le domaine d'intervention s'étend sans arrêt. La réforme de l'Administration ressemble à la marée : elle avance, puis se retire, mais les rochers sont toujours là chaque fois que la marée redescend." (p.144)
"L'erreur fondamentale de cette manière d'observer les défaillances pour essayer de les corriger est qu'elle suppose le secteur public capable de se conduire de la même façon que le privé. C'est en comparant son fonctionnement avec celui du secteur privé que l'on met à jour la plupart de ses pratiques défectueuses. En d'autres termes, l'activité privée est le modèle de référence pour juger les résultats du secteur public. Quand le second est à la traîne de la première, on s'efforce de transplanter les méthodes de l'une dans les procédures de l'autre : on demande à l'organisme public de se comporter plus ou moins comme son homologue concurrentiel.
Or, il n'y a aucune raison de penser qu'il en soit capable. L'animal est complètement différent. L'erreur est là : croire qu'on peut lui faire faire la même chose qu'au privé, sans aucune des forces qui conduisent ce privé-là à se conduire comme il le fait. Le secteur public est soumis à des contraintes, internes et externes, qui n'ont rien à voir avec celles qui s'exercent dans le privé. Et c'est pour cela qu'il se comporte différemment." (p.145)
"Si le secteur économique d'Etat se comporte comme il le fait, cela ne tient donc pas à des traits accidentels qui s'y seraient glissés par hasard au cours de sa croissance, mais à des caractéristiques structurelles qui lui sont inhérentes. [...]
La raison pour laquelle les tentatives faites pour transplanter dans le secteur public certaines procédures du secteur privé ne "prennent" pas, est que les contraintes qui maintiennent ces pratiques en sont tout simplement absentes. Si la production publique des biens et des services contrôle moins bien ses coûts que l'industrie privée, c'est parce que le secteur public n'a pas besoin de le faire." (p.147)
"Il est possible que les cadres supérieurs du privé rivalisent de la même manière pour acquérir de l'influence et essayer d'étendre le domaine de leur propre pouvoir. La différence est que, dans le privé, le juge ultime se trouve dans le marché. Si, de toutes ces manœuvres, il résulte que les ventes s'améliorent, ou que la société devient plus compétitive, les choix faits seront maintenus. Sinon, les contraintes à l'œuvre y mettront rapidement fin. Dans l'Administration, il n'existe aucune norme, aucune contrainte d'efficacité approchant ces disciplines propres au marché libre. Le fait est qu'elle n'a jamais été instituée pour cela. Les règles administratives, par nature, sont destinées à contraindre le public et non à le servir." (p.148)
"L'approche des choix publics explique aussi bien la croissance irrépressible du secteur public année après année, que les échecs des tentatives faites à diverses occasions pour inverser ce processus. Elle explique même le fatalisme de ceux qui, tout en le considérant comme pervers et en s'y opposant en principe, pensent néanmoins que personne n'y peut rien. Cependant, c'est là tout ce qu'elle fait. L'école des choix publics a proposé une nouvelle méthode d'analyse. Elle fournit une critique ; elle nous montre ce qui ne va pas. La question reste de savoir s'il est possible de construire quelque chose sur ces découvertes." (p.165)
"On peut par exemple imaginer des politiques qui conduiraient les gens à accepter de perdre un privilège d'Etat en échange d'un bénéfice privé qui leur semblerait plus grand. Alors, le système prébendier des hommes de l'Etat serait progressivement érodé par la substitution de droits privés en leur lieu et place.
Il peut y avoir des cas où les gens sont prêts à abandonner un privilège permanent et à long terme, en échange d'un avantage immédiat qui vaudrait plus à leurs yeux... et mettrait fin au système. Dans ce cas, les politiques à créer proposeraient aux gens un gain substantiel et immédiat en échange de leur privilège perpétuel. S'ils donnent plus de valeur au bénéfice immédiat, et si cette proximité dans le temps leur permet de l'emporter sur la valeur actuelle cumulée du privilège permanent, alors il y aura une bonne base pour faire l'échange.
Si des gens acceptent de perdre un privilège d'Etat parce que la politique choisie leur remet un avantage privé plus important en contrepartie, alors cette politique peut bel et bien diminuer le rôle des hommes de l'Etat. Si les gens pensent qu'un gain immédiat remplacera avantageusement la perpétuation d'un privilège politique, alors la politique qui en fait l'offre pourra, petit à petit, diminuer à terme le fardeau de l'Etat, même si elle doit l'alourdir dans le court terme immédiat. Aucune de ces deux conclusions ne devrait nous surprendre. Une fois que l'on adopte l'approche des choix publics, et considère que le système politique comporte un véritable marché, alors des transactions normales de ce genre devraient passer comme allant de soi." (p.169-170)
"Voilà donc la nouveauté théorique que je propose dans ce livre : il doit exister une "micropolitique", qui sera à la politique ce que la microéconomie est à l'économie. La microéconomie examine la conduite des personnes et des groupes sur les marchés économiques ; la micropolitique l'étudiera sur les marchés politiques. En outre, de même que la microéconomie est plus proche du niveau où les décisions sont prises et les actions entreprises sur les marchés économiques (ce qui veut dire qu'elle est plus proche des événements réels), il en sera de même de la micropolitique sur les marchés politiques.
Il est facile de parler, en termes "macro", de mettre un terme à l'étatisation, ou d'abolir toutes les subventions, mais les gouvernements ne sont pas près de suivre ces conseils-là, parce qu'ils n'en ont pas le pouvoir. Quand les gouvernements connaîtraient tous les défauts de la médecine étatisée ou de la sécurité sociale, cela n'empêcherait pas qu'ils soient impuissants à y changer quoi que ce soit. La macropolitique propose les solutions globales et drastiques que personne n'applique, et qui ratent quand d'aventure on les essaie quand même. Elles échouent parce qu'elles ne tiennent pas suffisamment compte de la réalité politique, celle des décisions prises par les individus et les groupes qui négocient leurs avantages sur le marché politique.
La micropolitique, à l'inverse, va conduire à formuler des programmes qui prennent en compte les conclusions de la théorie des choix publics, et s'en servir pour réorienter la conduite des personnes et des groupes concernés. Au lieu d'essayer d'agir à grande échelle contre les privilèges dont les groupes de pression bénéficient aux dépens de tous les autres, la micropolitique s'attachera à créer des politiques qui modifieront les choix que font les gens, en transformant les conditions de ces choix." (p.175-16)
"Même s'il arrivait que les employés du secteur public se mettent à penser que l'Etat est trop gros, il s'en trouvera bien peu pour accepter que l'on fasse maigrir leur petit morceau d'Etat à eux.
On ne persuadera pas les gens de renoncer à leurs privilèges parce qu'ils sont injustes
Une deuxième différence essentielle réside dans l'attitude adoptée par la micropolitique face aux multiples privilèges que les groupes minoritaires reçoivent des hommes de l'Etat. L'attitude libérale classique consiste, les tenant pour illégitimes, à vouloir les éliminer. Etant donné que les gens défendent leurs fromages, et qu'il y a peu de soutien à attendre de ceux qui doivent les payer, cette ambition ne conduit jamais qu'au ressentiment et à l'hostilité des groupes dont les privilèges sont menacés ; d'où l'échec qui s'ensuit généralement.
L'attitude de la micropolitique consiste à s'accommoder du fait que le privilège existe, et qu'il sera défendu, quoi que puisse valoir sa prétention à être légitime. Si l'on veut que les gens acceptent son élimination, il faudra leur offrir quelque chose de plus intéressant en échange, ou alors commencer par réduire le pouvoir qui leur permet de conserver cet avantage. Ce qu'on oublie dans l'analyse traditionnelle est que le statu quo lui-même est considéré comme une source de légitimité. Si un privilège existe depuis longtemps, ses bénéficiaires vont le considérer comme un droit acquis, un élément "à part entière" de la société établie. Ils se battront pour le défendre, se sentant agressés par l'initiative qui le menace, et n'étant certes pas en peine de trouver
l'idéologie adéquate pour justifier leur attitude. Telle était d'ailleurs - en gros - la situation fondamentale pendant la lutte pour l'indépendance américaine ; si on se battait, c'était pour préserver des avantages déjà acquis contre de nouvelles prétentions, et non pour réclamer des privilèges inédits.
Il ne manque sans doute pas de bonnes raisons pour contester la légitimité des privilèges particuliers. Ces arguments peuvent être importants pour les principes, mais il n'y a aucune raison d'en attendre qu'ils réussissent à éliminer les avantages en question. On a bien plus de chances d'obtenir un changement en ayant recours à des politiques d'échange de ces privilèges, qu'à l'occasion d'une confrontation directe visant à les abolir. Ce n'est pas que la micropolitique refuse de tenir compte des principes moraux ; simplement, elle va mieux comprendre le point de vue de ceux dont l'assiette est beurrée par les hommes de l'Etat.
En descendant au niveau où les décisions sont prises par les personnes et les groupes, et en examinant leurs raisons d'agir, elle est naturellement amenée à envisager la manière dont ils perçoivent la situation. Sans l'accepter le moins du monde pour autant, elle va tenir compte de leur prétention à faire de l'usage une source de légitimité, et rechercher des politiques leur offrant compensation pour ce qu'ils doivent perdre." (p.177-178)
"Prenant le monde tel qu'il est, le rapprocheront de ce qu'il pourrait être. Le rêve est que les hommes de l'Etat cessent d'intervenir dans les choix économiques, de réglementer et de confisquer l'argent des gens au mépris de leurs préférences. La réalité est qu'il ne suffit pas de le vouloir, ni même d'en persuader les autres pour y arriver. Seules des politiques peuvent le faire, si elles conduisent les gens à renoncer aux privilèges et au pouvoir de dominer les autres que leur donnent les hommes de l'Etat, d'une manière qui rapportera plus de sympathie que d'hostilité au gouvernement qui les mène." (p.181)
"C'est le personnel des "services publics" qui est le plus menacé, et par conséquent le plus susceptible de s'opposer fortement à ce qu'on remette les tâches au secteur privé. C'est pourquoi les collectivités locales stipulent souvent que leur personnel aura priorité pour les nouveaux emplois créés dans le privé. Nombre d'entre elles neutralisent aussi l'opposition potentielle par une politique évitant toute perte d'emploi forcée. Elle consiste à recaser leur personnel en lui offrant les emplois qui, sinon, auraient été occupés par des nouveaux venus. Une autre politique est encore de leur offrir des indemnités de départ à des conditions suffisamment généreuses pour amener assez d'employés à les accepter volontairement." (p.194-195)
"Un autre exemple de problèmes sérieux engendrés par la production étatisée est l'enseignement public. En Grande-Bretagne, environ 93 % des enfants dépendent du secteur public et de lui seul pour leur instruction primaire et secondaire. Il existe un substitut théorique sous la forme d'écoles entièrement payantes, mais comme tout le monde doit payer l'impôt au système d'Etat, seule la minorité des gens qui peuvent se permettre de payer deux fois a effectivement accès à ces écoles privées. En conséquence, les écoles payantes apparaissent trop chères, alors que leurs tarifs ne font que correspondre en gros à ce que coûte l'enseignement public, si l'on y inclut les dépenses administratives au niveau local et national." (p.198)
-Madsen Pirie, La Micropolitique. Comment faire une politique qui gagne.
https://www.wikiberal.org/wiki/Adam_Smith_Institute
https://www.adamsmith.org/
http://fr.liberpedia.org/La_Micropolitique
Manuel de libéralisation d'un Etat
"De nos jours, le processus par lequel les idées parviennent à influencer les événements ressemble étonnamment à la manière dont Thomas Kuhn a décrit l'apparition des révolutions scientifiques : sous le règne du "paradigme" dominant, seules les recherches faites sous l'égide dudit paradigme peuvent être reconnues. Les idées qui sont explorées, approfondies, développées, sont donc toujours les mêmes. Jamais on ne les conteste directement, car celui qui s'y risquerait n'y gagnerait ni légitimité, ni reconnaissance, ni honneurs. Finalement, explique Kuhn, le paradigme est poussé jusqu'à ses ultimes limites. A mesure que s'accumulent les incohérences et les insuffisances, de plus en plus de gens s'aperçoivent qu'il faut le remplacer par un véritable changement de perspective intellectuelle. C'est alors que l'on assiste à la période la plus créatrice, le paradigme étant toujours en vigueur. Surgit un nouveau modèle, généralement issu de la génération intellectuelle qui suit, dont la carrière n'est pas inextricablement liée à l'ancien. Ce modèle se fraie un chemin et se fait accepter ; on travaille à le développer et à l'élargir, et il établit un nouveau statu quo. On réhabilite les intellectuels qui plaidaient sa cause à l'époque où il n'était pas encore à la mode, et on leur rend l'hommage rétrospectif dû à des pionniers.
Qu'on applique à l'histoire des idées cette théorie des révolutions scientifiques, et on s'apercevra que le processus décrit par Kuhn est très proche du modèle que nous avons présenté jusqu'ici. Il pourrait en principe expliquer la manière dont les idées politiques se succèdent les unes aux autres. Encore faudrait-il qu'un groupe serve de passerelle entre le royaume idéal de la théorie et le monde de la politique pratique. Si ce groupe existe, nous pouvons expliquer comment les idées, qui sont de l'ordre du débat intellectuel, finissent par être acceptées au niveau de la prise de décisions et de l'influence concrète." (p.30)
"Chaque grand penseur original a des dizaines, voire des centaines de "suiveurs". Ils explorent les ramifications de l'idée originelle, participant par leurs études et leurs critiques à l'élaboration de l'ensemble. Il s'agit souvent de professeurs et autres enseignants d'université. Ensuite, viennent les étudiants qu'ils auront formés, et dont certains seront devenus écrivains, journalistes, ou leaders d'opinion.
C'est le groupe que F.A. Hayek appelle "les revendeurs d'idées". Ils se perçoivent eux-mêmes comme des représentants de commerce au service
des points de vue et des principes d'origine, au niveau où ceux-ci peuvent être suivis d'effet. Qu'il s'agisse d'un public de décideurs ou de
législateurs, ou bien encore d'un auditoire informé et cultivé, ces "représentants" espèrent ainsi que la pression exercée aboutira à
l'adoption des idées défendues." (p.32)
"La bataille des idées
Premier acteur : l'intellectuel. Contre les vents et les marées des théories politiques ou sociales de l'époque, on l'a vu prendre le parti d'une position originale, selon laquelle la conception dominante est soit déformée, soit fausse dans ses fondements mêmes. Son œuvre est vaste et ambitieuse, et son approche iconoclaste ; elle implique de déboulonner le paradigme en vigueur. Et ce que lui vaut son audace, c'est l'incrédulité et le scandale. La communauté scientifique rejette ses travaux comme absurdement "dépassés" (toujours une excellente défense contre les idées nouvelles), quand elle n'emploie pas le procédé plus classique, encore plus efficace dans ce milieu : l'omertá, la loi du les prend pas au sérieux. Le malheureux est mis au ban de ses pairs.
Tout-à-coup, voilà qu'il a du mal à faire publier ses textes, ou pour se faire inviter à des conférences importantes. La chaire qu'on lui avait promise échoit à un autre, il n'arrive pas à obtenir des subventions. Enfin, pire que tout, ses étudiants ont toutes les peines du monde à se caser. C'est le début de la traversée du désert.
Isolé dans le milieu universitaire, l'intellectuel n'en est pas pour autant absolument seul. Une poignée de collègues, ses jeunes admirateurs, d'autres encore, reconnaissent ce que vaut son travail et commencent à écrire des articles que l'on ne diffuse d'abord que dans des revues confidentielles. Le nombre d'étudiants qu'il influence s'accroît avec les années qui passent. Le groupe est toujours minoritaire, mais c'est une minorité soudée et loyale.
Voici maintenant les vulgarisateurs. Anciens étudiants, intellectuels convaincus par des lectures ou des discussions, ils sont prêts à se dévouer pendant des années s'ils sont persuadés que l'idée en vaut la peine. Ils visent la génération montante des étudiants et enseignants, et cherchent à atteindre le public cultivé en publiant des monographies, des essais et des articles de revue. Parmi ceux qu'ils influencent, certains se lancent dans la politique, où ils passent pour une petite minorité d'excentriques, au service d'une idée mal assimilée, et dont le discrédit est presque universel.
Le scénario standard appelle une "happy end"
Patiemment, notre groupe solitaire œuvre pendant des années, fêtant chaque nouvelle conversion, ne manquant jamais de relever les inadéquations et les échecs des théories qu'ils combattent. Et le scénario standard appelle une "happy end". Les événements exposent l'insuffisance des idées politiques dominantes, au moment où le travail systématique des "maudits" finit par payer. Une nouvelle génération d'intellectuels se range à leurs conclusions. Les idées sont devenues respectables, et les chercheurs se précipitent pour faire publier thèses et essais fondés sur ces conceptions. Pendant ce temps, le travail des "vulgarisateurs" est allé tellement loin que leurs idées ont pu s'infiltrer jusqu'au sein de la société éclairée. Au moment même où elles deviennent scientifiquement respectables, on assiste à la naissance d'un intérêt populaire pour ces idées nouvelles. Il existe une demande : il faut remplacer l'ancien système, désormais failli. La pression populaire, jointe à la respectabilité scientifique, permet maintenant au législateur d'entrer en scène. Inspiré par les idées nouvelles, il s'empresse de les mettre en application. Le penseur, s'il est encore de ce monde, se retrouve célèbre. C'est le
début des tournées de conférences et des offres de publication à ne savoir qu'en faire. Les premiers partisans sont récompensés de leurs années de
vaches maigres par des promotions bien méritées. Une idée aura encore réussi à changer le cours des choses. Pendant ce temps, bien sûr, un
autre penseur solitaire, qui n'a pas hésité à défendre un paradigme radicalement opposé, éprouve ce qu'est l'ostracisme." (p.32-34)
"La "bataille" pour les idées porte bien son nom, car la métaphore militaire est bien appropriée. On peut envisager cette lutte pour conquérir la génération d'intellectuels à venir comme une guerre de positions, ponctuée çà et là par des escarmouches, des manœuvres stratégiques et une répartition judicieuse des troupes pour renforcer les positions cruciales ou récemment acquises. De temps à autre la bagarre, occulte dans sa permanence, fait surface à l'occasion de la conquête d'une institution importante. Démissions fracassantes et protestations solennelles donnent alors au spectateur un aperçu de l'âpreté du combat." (p.37)
"La "traversée du désert" se caractérise notamment par la loyauté tribale des troupes dans leur ensemble. Vu leur statut minoritaire, on pourrait s'attendre à ce qu'elles cherchent à consolider leurs bases en s'assurant des alliés qui acceptent certains éléments de la nouvelle doctrine. En fait, c'est souvent l'inverse qui se produit, car on est bien résolu à ne pas laisser se diluer la doctrine, à ne pas la laisser polluer par des idées déviantes. Il arrive que cela mène à une attitude exclusive, dans laquelle seuls ceux qui acceptent les idées du maître sans compromis ni discussion seront tolérés. On fera usage d'expressions clés codées et d'un jargon spécifique qui donnera à l'observateur l'impression que tout cela n'est pas sans rapport avec les incantations d'un rituel religieux." (p.37)
"Ceux qui se rebellent contre l'orthodoxie dominante sont souvent animés par trois convictions bien claires. En premier lieu, ils sont persuadés que les idées originales dont ils se font les avocats sont, par essence, justes. C'est-à-dire qu'ils sont parfaitement conscients des défauts d'analyse qui inspirent le statu quo, comme du fait que leur raisonnement à eux en détruit les fondements. En conséquence, ils sont véritablement habités par leurs principes et, comme la plupart de ceux qui sont dans ce cas, prêts à supporter privations et rejet pour la cause qu'ils estiment juste.
Deuxièmement, ils sont encouragés par la conviction qu'un jour, leur façon de voir finira bien par être reconnue. Pour eux, ce n'est qu'une question de temps et d'efforts pour que les vérités qui leur paraissent évidentes ne se révèlent aux autres. Dans ce désert aride, leur aliment est donc celui de l'espoir. Ils se nourrissent de la conviction qu'un jour viendra, de préférence de leur vivant, où la communauté intellectuelle au sens large reconnaîtra la justesse de ce qu'ils affirmaient depuis le début.
La troisième raison d'agir est peut-être aussi la moins contestée. Elle consiste à penser que, une fois la bataille des idées remportée, les événements feront immédiatement suite à cette victoire. Ils présument que, grâce à la mise en pratique de leurs idées, une victoire dans le monde intellectuel entraînera automatiquement, et peu de temps après, des avancées équivalentes dans le monde réel. Etant convaincus de la justesse de leurs opinions, et certains de gagner un jour la bataille intellectuelle, ils sont également persuadés que leurs efforts finiront bel et bien par changer la vie des gens." (p.39)
"La source de cette troisième conviction n'est pas bien difficile à pressentir. Tous ceux qui prennent part à la "bataille des idées" sont eux-mêmes des hommes d'idées. Ce sont les idées qui les font agir, qui les occupent, qui savent les enthousiasmer. Pour de telles personnes, il est bien naturel de supposer qu'en fin de compte, ce sont les idées qui déterminent toute chose, et que gagner la bataille des idées revient à gagner la bataille des faits.
Une idée d'intellectuels
Les intellectuels ont toujours exalté le rôle et l'influence de l'intellect. On ne sera pas surpris que les ouvrages les plus importants attestent ce rôle, puisque ce sont des intellectuels qui les ont écrits. La plupart des hommes et des femmes d'idées ne doutent guère que leurs pareils soient à l'origine des progrès majeurs de l'histoire humaine. Ils déprécient la contribution des industriels et des marchands, des explorateurs et des soldats, des paysans et des bâtisseurs." (p.40)
"Aussi séduisante et agréable qu'elle soit pour la communauté des penseurs, la doctrine keynésienne ne va pas de soi, loin s'en faut. Rien ne prouve que ceux qui exercent le pouvoir ne soient que les jouets sans volonté des scribouillards d'autrefois. Le scénario familier que nous avons écrit pour la victoire dans la bataille des idées, ce scénario manque un peu de consistance sur sa fin. On a le droit de douter que ce soit sur le champ de bataille idéologique que se décide l'avenir d'une société. Si l'on veut défendre cette idée, alors il faut apporter la preuve du lien entre la victoire intellectuelle et la victoire pratique. Il faut démontrer qu'il existe un processus liant de façon nécessaire et suffisante l'adoption des idées par les intellectuels et la mise en œuvre des politiques." (p.41)
"La République de Platon est l'un des plus anciens classiques de la science politique. Bien que prenant la forme d'un dialogue ostensiblement destiné à la recherche de la justice, une grande partie du livre décrit comment on pourrait constituer la société idéale, quelles seraient ses règles, ainsi que son éducation et ses mœurs, et même ses mythes.
La conception platonicienne de la société parfaite paraîtra sans doute quelque peu austère, voire brutale au goût moderne. Il en était sans doute de même pour son public athénien. Il fallait élever les enfants tous ensemble, sans qu'ils sussent jamais qui étaient leurs parents naturels ; les exposer dès leur plus jeune âge aux duretés de la vie, afin de leur des plus grossiers, qu'une alimentation des plus simples. Le pain noir devait suffire aux habitants de ce monde idéal. Une censure stricte devait les empêcher de lire aucun écrit susceptible de les distraire ou de les écarter des chemins de la vertu et de la force. On n'aurait autorisé aucune pièce de théâtre qui dépeigne la faiblesse ou l'abandon sentimental. Même la musique devait être sévèrement réglementée : seules auraient été autorisées les harmonies susceptibles d'entretenir un courage convenable. Tous les aspects de la vie auraient été contrôlés, de telle sorte que l'Etat soit mieux servi par ses citoyens.
Les citoyens auraient vécu en communauté, mangeant à la table commune, ne jouissant d'aucun luxe à l'exception de celui qui, à l'occasion et discrètement, leur permettait d'accomplir leur devoir, c'est-à-dire engendrer la génération suivante. La surveillance de ces règles serait échue à ce que l'on appellerait aujourd'hui une police secrète, mais à laquelle Platon avait trouvé un nom plus philosophique.
Gardiens, Auxiliaires et Travailleurs devraient connaître leur place et l'accepter, soutenus en cela par le "noble mensonge" selon lequel ils descendaient respectivement de l'or, de l'argent et du bronze. On imagine que c'est seulement faute d'une technique adéquate que Platon manqua de faire la même suggestion que Huxley : une voix qui, pendant le sommeil des enfants, leur aurait récité : "je suis bien content d'être un gamma ; les alphas doivent réfléchir tout le temps, et les bêtas ont tellement de soucis..."
La société idéale, celle qui engendre (et entretient) le philosophe-roi, est décrite avec une minutieuse précision. Il s'agirait d'un véritable tour de force de l'imagination, si une telle société n'existait pas déjà, au moins dans ses principes fondamentaux. Car ce que Platon décrit est, pour sa plus grande part, l'Etat totalitaire des Spartiates. Lorsque l'on sait que pendant presque tout le début de la vie de Platon, Sparte était l'ennemie d'Athènes, cela nous en dit long sur la tolérance qui régnait dans cette ville, puisqu'il y eut le loisir d'exalter un tel mode de vie et de le présenter comme un modèle de perfection.
Dans son texte, Platon brode et embellit les choses, mais on ne peut s'y tromper : son modèle de base est la vie spartiate. La censure, l'interdiction du luxe, la rudesse des conditions de vie : tout est là. Même chose pour les "éphores" chargés de faire la police des lois. A Sparte, comme dans la République de Platon, les citoyens sont censés vivre, dans le moindre détail, la vie que l'Etat a décrétée pour eux. Sparte existait depuis plusieurs générations lorsque Platon s'avisa de lui offrir le brillant d'une justification intellectuelle. En pratique, ses règles étaient censées gouverner et diriger la vie des citoyens bien avant que Platon n'en eût analysé le fonctionnement et fait une théorie. La pratique était donc première, et c'est la théorie qui a suivi. Ce qu'avait fait Platon, c'était traduire au niveau théorique la forme essentielle d'une société qui existait déjà, et qu'il trouvait à son goût. Sparte était sans doute brutale, ses citoyens frustes et mal léchés, mais on y pratiquait ce que Platon considérait comme de simples vertus, pas encore corrompues par le luxe, comme l'était Athènes, et elle gagnait les guerres. En fait, toute la société était organisée dans ce seul but. Tout ce que l'on peut considérer comme spécifiquement humain, y compris les arts, la science et la recherche intellectuelle, était subordonné à cette fin, et Platon approuvait ce choix, jugeant que le culte de la vertu devait largement suffire à satisfaire les plus hautes aspirations humaines." (p.43-45)
"Depuis les serments d'allégeance des temps féodaux jusqu'à Thomas Hobbes et la nécessité de contrôler la bête chez l'homme, en passant par le pouvoir de droit divin, toutes les rationalisations étaient à portée de main pour les gouvernants en quête de pouvoir absolu. Avec les idées de Locke, l'initiative intellectuelle passait de l'autre côté. Locke proposait des arguments soigneusement pesés et développés, déduits de principes fondamentaux qui niaient la légitimité du pouvoir absolu. Dans le système de Locke, il fallait non seulement contrôler le pouvoir, mais le diviser pour le mieux contenir. En outre, les lois devaient reconnaître sa place à la dissidence, voir à la résistance, qui auraient en d'autres temps passé pour un véritable outrage au représentant de Dieu ou pour la trahison d'un serment solennel. Après Locke, résister devint un choix justifiable en cas de rupture de ses engagements par le souverain.
Cependant, Locke était comme Platon : il décrivait dans ses principes quelque chose qui existait déjà, ne faisant que fournir un cadre intellectuel pour le justifier. La théorie du pouvoir absolu pouvait bien être la doctrine officielle sous la monarchie des Stuart, les Anglais n'avaient pas attendu les "scribouillards" pour lui régler son compte. Car la "Glorieuse Révolution" s'était déjà produite au moment où Locke écrivit son traité. Il existait déjà une monarchie constitutionnelle, acceptant que l'on oppose des limites à son pouvoir, et dont la mise en place avait succédé au renversement d'un souverain légitime que l'on jugeait avoir abusé de ses prérogatives.
Locke ne faisait donc que rationaliser par la théorie ce que la pratique avait déjà réalisé. Les Anglais avaient réussi leur Révolution, et voilà que Locke se faisait son théoricien et porte-parole. Il fournit les concepts et les argumentaires nécessaires pour justifier ce qui était déjà achevé. En glorifiant Locke, les véritables acteurs se justifiaient eux-mêmes. Ce qui aurait pu être interprété comme l'intérêt personnel d'une classe sans légitimité particulière devenait ainsi la défense d'un grand principe, assis sur la nature morale de l'homme et les fondements de la société civile." (p.46-47)
"Dans une large mesure l'œuvre de Locke, comme celle de Platon, s'inspirait d'actions qui avaient déjà eu lieu. Comme celui de Platon, c'est sur un modèle existant que son idéal de société était fondé. La réalité d'abord, les livres ensuite." (p.47)
"Si Mao avait appliqué la théorie marxiste, ou même marxiste-léniniste, il aurait agi bien autrement qu'il ne l'a fait. Et, bien sûr, il aurait très certainement manqué son coup. Il partit au contraire des circonstances existantes. Il agit selon l'opportunité, adaptant sa lutte aux conditions locales. Sa guerre fut donc une guerre rurale ; les militants étaient "comme des poissons dans l'eau" dans les villages, attaquant l'ennemi là où il était faible, et se fondant dans la nature là où il était le plus fort. Ses tactiques eurent l'effet désiré sur la Chine, en donnant la victoire à son armée. Sa révolution communiste ne pouvait correspondre ni au modèle marxiste ni au modèle léniniste. Mais elle s'adaptait très bien au modèle maoïste car, comme Lénine l'avait fait avant lui, il avait fait sa révolution, et réécrit la théorie après coup. Le communisme marxiste, qui était au départ "le-produit-inéluctable-des-économies industrielles-avancées-à-leur-dernier-stade-de-développement", n'était plus que le procédé qui avait permis à une clique avant-gardiste de s'emparer du pouvoir sur la plus vaste société rurale du monde.
La théorie après les faits
Dans le scénario qui se dessine à partir de ces exemples, l'action a tout l'air de précéder la théorie. Alors que l'évolution des idées était censée déterminer les événements, c'étaient en fait les événements qui s'étaient produits les premiers." (p.53)
"Voilà où l'histoire de Guevara devient très instructive : comme tous les véritables héros, il eut de la peine à s'installer dans la routine de la vie quotidienne. Après un bref passage au sein du gouvernement cubain, il partit pour la Bolivie, où il voulut lancer une révolution de type castriste. Mais là, au lieu d'agir comme à Cuba, il voulut appliquer la théorie. Il était en Bolivie, et ce qu'il voyait c'était Cuba. Son petit groupe alla trouver les peones dans les collines, et voulut réitérer l'expérience cubaine. Mais la société et le terrain n'étant pas les mêmes, ils exigeaient des tactiques différentes.
Si Guevara n'avait pas été obnubilé par sa théorie, fournie a posteriori pour justifier la révolution cubaine, il aurait pu discerner un ferment révolutionnaire chez les mineurs boliviens. Voilà une classe à qui l'on pouvait parler d'exploitation, et qui aurait pu gonfler les rangs de son armée. Mais il ne devait pas en être ainsi. Pour les paysans des collines, qu'il prétendait sauver et dont il attendait de l'aide, Che Guevara et sa lutte n'étaient qu'un danger de plus dans une existence déjà difficile. Ils le dénoncèrent contre récompense, et il fut exécuté par des rangers boliviens formés aux Etats-Unis.
Cela avait marché à Cuba parce que les exigences pratiques l'avaient emporté sur toute préoccupation théorique. La bande de Castro fit ce qu'elle avait à faire sans trop se soucier de ce que disait la théorie. Cette dernière fut réécrite après coup, comme c'est toujours le cas après une réussite. L'échec survint en Bolivie parce que c'était la théorie qui dominait." (p.55)
"Le théoricien qui semble vouloir avancer une innovation radicale est peut-être bien en train de décrire les fondements intellectuels d'un changement qui a déjà eu lieu. Dans ces conditions, ce serait la pratique qui précède la théorie. Les textes ne feraient que décrire une situation existante, même si poser des normes est ce qu'ils prétendaient faire.
Il n'y a rien d'irrationnel à faire cette suggestion. Elle est parfaitement en accord avec cette opinion respectable, suivant laquelle on en apprend plus sur le monde par une succession d'essais et d'erreurs, qu'en imaginant des formules complexes et en les mettant en application. Les formules codifient et assemblent ce qu'on vient d'apprendre." (p.58)
"Il n'est pas impossible que les intellectuels qui se croient vierges de toute influence, soient en réalité les esclaves inconscients de quelque homme d'action défunt. Les intellectuels qui s'imaginent entendre dans le ciel des voix qui leur dictent des idées nouvelles sont peut-être bien tout simplement en train de distiller l'expérience pratique de ceux qui ont mis leur marque sur le monde réel." (p.60)
"Platon s'efforça bien d'influencer une société réelle en devenant conseiller de Denys, puis de Dion de Syracuse. Cependant, dans les deux cas, c'est par une influence directe sur le tyran, et non en tentant de convaincre des citoyens, qu'il essaya de modeler la société en cause. Ses tentatives pour fonder sa République dans l'univers temporel et pas seulement dans le monde des idées échouèrent à ces deux occasions." (p.61)
"Tout comme la guerre d'indépendance contre l'Angleterre avait été menée et remportée par une minorité d'Américains, ce fut une minorité qui transforma les Articles de Confédération en Constitution fédérale. Là encore, l'affaire eut bien des caractères d'un coup de force, une petite faction poussant le projet d'une Constitution fédérale pour installer aux Etats-Unis un pouvoir puissant et centralisé. Comme dans les autres cas que nous avons examinés, la théorie et sa justification ne vinrent qu'après son succès. Les Federalist Papers ne furent pas écrits pour persuader l'opinion de donner son assentiment ; ils furent écrits après les faits, et pour leur fournir une rationalisation rétrospective." (p.63)
"Si les gouvernements Heath et Nixon ont laissé plus de souvenirs de leurs échecs que de leurs réussites, ce n'est pas faute d'avoir voulu appliquer leur programme, ni parce qu'ils manquaient de soutien populaire, mais parce qu'ils ne savaient pas comment mettre ce programme en œuvre. Ils pouvaient bien savoir que la liberté des marchés est une bonne chose, ils ne savaient pas comment l'instaurer. Ils avaient beau être persuadés que l'ingérence abusive des hommes de l'Etat est nuisible, ils ne savaient pas comment la réduire.
En somme, il faut acquérir une technique particulière pour combler la brèche entre les ambitions et les réalisations. Apprendre comment appliquer les mesures qui permettront d'atteindre des objectifs politiques n'est pas moins important que de choisir les priorités. D'après cette interprétation, si Reagan a largement réussi dans des domaines où Nixon avait échoué, n'est pas parce que l'opinion avait été convaincue entre temps, ni que les années quatre-vingts étaient plus favorables que les années soixante-dix. C'est parce que le gouvernement Nixon ne savait pas comment faire, alors que l'équipe de Reagan, elle, le savait." (p.78-79)
"Souci de mettre fin au monopole virtuel de la connaissance pratique qu'on avait abandonné dans les faits au corps des fonctionnaires. En effet, s'il était
toujours possible de se fournir en-dehors des administrations pour ce qui est des idées générales, ce n'était qu'en leur sein qu'on pouvait trouver la connaissance des dossiers et l'expérience nécessaires pour réaliser les réformes. Cette exclusivité avait pour conséquence que les conceptions de l'Administration s'imposaient à tout coup. Le Ministre le plus volontaire, le plus convaincu de ce qu'il fallait faire, se retrouvait isolé en face d'une phalange homogène de professionnels qui prétendaient tous que c'était impossible.
Pour échapper à cette emprise, il était nécessaire que des groupes de recherches indépendants s'emploient à élaborer concrètement les politiques elles-mêmes. En s'y prenant à l'avance et en faisant appel à des experts, ils purent enfin offrir aux Ministres une autre source d'inspiration et d'initiative, lui permettant de passer outre le veto de fait dont disposaient ses subordonnés présumés." (p.89)
"Il est exact que Reagan et Thatcher donnaient à leurs partisans l'impression d'être plus déterminés et plus réalistes que leurs prédécesseurs ; mais cela est dû en grande partie à ce qu'ils ne furent pas, pour leur part, obligés d'abandonner leurs projets, voire de faire machine arrière. C'est l'accumulation des succès qui a conduit Reagan et Thatcher à tenir leurs engagements initiaux dans une mesure que leurs prédécesseurs n'avaient pas connue.
Ce n'est donc pas parce que les chefs étaient plus énergiques que les politiques ont pu s'imposer. C'est parce que les nouveaux professionnels du projet politique avaient su leur donner ce dont ils avaient besoin : des politiques réalistes capables de réussir, que l'on pouvait réutiliser et développer, et qui leur permit d'acquérir cette image de personnages plus solides." (p.92)
"Tout comme les sociétés commerciales luttent entre elles pour conquérir leurs parts de marché, les bureaucrates des différents ministères sont en concurrence pour l'attribution des crédits. De même, les jeux de pouvoir auxquels on assiste au sein des entreprises, où l'on voit les cadres supérieurs se battre pour leur avancement et leur prestige, ne sont que le pendant ce que l'on peut observer dans les administrations, où les chefs et sous-chefs de service intriguent pour obtenir de l'avancement. Une étude des administrations publiques qui ne se soucierait que des objectifs politiques proclamés et des opinions affichées à leur égard, passerait à côté d'un facteur essentiel, l'implication personnelle dans les décisions de personnes dont la vie et la carrière en dépendent de fait." (p.105)
"La théorie des choix publics nous permet de comprendre ce qui, autrement, ne serait qu'un fait étrange, un mystère irrésolu : que ce sont les minorités qui l'emportent sur les majorités. Dans le paradigme politique conventionnel, on s'attendrait au contraire à ce que la majorité impose ses intérêts propres, aux dépens des minorités. Or, avec le modèle des choix publics, on se rend compte que, pour donner un privilège à une majorité, il faut prendre bien davantage à la minorité. En termes plus crus, si l'on veut donner un franc à tous les membres de la majorité, il faut prendre bien plus d'un franc à chacun des membres de la minorité. Et ladite minorité en couinera d'autant plus fort. A l'inverse, pour favoriser la minorité, il n'est pas nécessaire de prendre autant à la majorité. Quand le grand nombre entretient le petit, le petit nombre reçoit beaucoup alors que le grand ne donne que peu chacun. Les reproches de la majorité sont faibles, forte est la reconnaissance de la minorité.
Ce processus explique pourquoi, alors que depuis un siècle la proportion des agriculteurs dans la population a considérablement diminué, les hommes de l'Etat leur distribuent des monceaux de subventions. Dans tous les pays avancés, les agriculteurs sont aujourd'hui une petite minorité, et ils reçoivent de gigantesques subsides aux frais des contribuables citadins, lesquels sont bien plus nombreux. En revanche, dans les économies moins avancées où l'agriculture emploie encore une majorité de la population, il est caractéristique que ce soient les agriculteurs qui sont taxés, ou forcés de vendre leurs produits à des prix artificiellement bas, pour permettre aux minorités citadines de vivre sur leur dos. A mesure que le nombre des agriculteurs baisse, leur capacité à pétitionner augmente de façon manifeste.
Ce cas illustre bien cette conclusion générale de la théorie des choix publics, qu'il est plus facile de satisfaire des minorités que des majorités. Cela coûte moins cher, et les minorités donnent assez de valeur à ce privilège pour que les législateurs y trouvent leur avantage." (p.107-108)
"Au risque d'avoir à contester un des mythes fondateurs du "service public", il faut rappeler que la "gratuité" n'existe pas et ne peut jamais exister. Il faut donc nécessairement qu'il y ait des contraintes, et les plus évidentes sont celles qu'imposent les prix de revient. Quand les gens paient directement leurs marchandises et leurs services, ils sont obligés de tenir compte de ce qu'ils dépensent, et de limiter en conséquence les quantités demandées. Dans le secteur public de l'économie, ces contraintes sont moins efficaces parce qu'elles sont moins fortement ressenties, et qu'elles sont liées de façon moins évidente à la fourniture des produits." (p.114)
"Phénomène étrange : les biens et services "publics" sont en fait produits en plus grande quantité que les citoyens ne l'auraient voulu si la décision leur avait été laissée à titre individuel. Cela n'implique en rien, bien au contraire, que ces produits soient de plus grande qualité, ni qu'ils répondent mieux aux exigences et aux besoins des consommateurs. Cela signifie seulement que l'irresponsabilité automatiquement induite par la procédure politique conduit les gens, collectivement, à dépenser davantage qu'ils ne le feraient de leur propre chef. S'ils doivent payer directement le service, ils en demandent moins que lorsqu'il leur est fourni par le secteur public. Le secteur public est donc, par sa seule existence, la cause d'une mauvaise allocation des ressources." (p.115)
"C'est l'intérêt des dirigeants que d'avoir un personnel plus nombreux sous leurs ordres. La responsabilité supplémentaire que cela leur impose leur apportera des rémunérations plus élevées. Le personnel, pour sa part, voit son intérêt dans un excès d'embauche. Cela semble vouloir dire : "moins de travail pour chaque employé, davantage de postes disponibles, et ainsi une plus grande sécurité de l'emploi". Pour ceux qui négocient en leur nom, cette perception est aussi une réalité. Il n'est pas dans l'intérêt des militants syndicalistes d'accepter des baisses de personnel, même si cela devait aboutir à une affectation plus efficace du travail fourni. Moins de personnel, c'est automatiquement moins d'adhérents. Dans le secteur public, les négociations sont caractérisées par une répugnance certaine de la part des syndicats à accepter les nouveaux équipements ou les nouvelles méthodes de travail, s'ils doivent conduire à des réductions de postes.
Même s'il existe dans le gouvernement et l'administration du secteur public un désir authentique d'efficacité, il faut en général prendre des mesures draconiennes pour l'obtenir. Combien plus facile est de céder aux exigences de ceux qui ont le pouvoir, et de sacrifier ceux qui n'en n'ont pas ! Ce qui veut dire, dans le secteur public, donner toujours plus aux producteurs, aux dépens des consommateurs." (p.123)
"En l'absence d'un groupe de pression constitué, personne ne défend l'avenir face à ceux qui privilégient le présent : les parents d'élèves d'une école existante menacée de fermeture peuvent exercer une pression échangeable sur le marché politique, alors que les parents à venir, qui pourraient profiter d'une dépense faite aujourd'hui pour construire une nouvelle école, ne le peuvent pas. Pour la plupart, ils ne se connaissent même pas, et ne perçoivent pas non plus le rapport qui existe entre la dépense d'investissement faite aujourd'hui et l'avantage qu'ils pourraient en tirer demain.
Etant donné le déséquilibre des forces qui s'exercent sur le financement global, il est toujours plus facile pour les élus et les gestionnaires de faire des économies sur l'entretien ou les investissements, plutôt que de réduire les dépenses courantes. Politiquement, il en coûte moins de retarder l'achat d'équipements nouveaux ou la construction de nouveaux locaux, que d'opposer un refus à des revendications salariales ou d'imposer des réductions dans la fourniture des services. Au fil des ans, cette pression inégale conduit à un déclin constant de la part du financement consacrée aux dépenses de capital dans le secteur public." (p.126)
"On peut voir les effets de ce déterminisme dans la tendance qu'ont les "services publics" à posséder un équipement typiquement démodé et sous-entretenu. Les industries privées ne peuvent pas se permettre de se laisser distancer dans la course à la modernisation et à l'emploi du matériel le plus récent. Les entreprises qui s'y refusent se feront battre sur le marché. Sur le marché politique, en revanche, on peut gagner à réduire les dépenses de capital, qui ont peu de bénéficiaires conscients de l'être, pour financer les dépenses courantes, lesquelles en ont beaucoup." (p.127)
"Le secteur public a toujours tendance à la décapitalisation, quel que soit le niveau global de son financement." (p.127)
"Une conséquence de cet état de fait est que nous pouvons tous contempler un secteur privé moderne et pimpant, à côté d'un secteur public souvent miteux et démodé. Dans les "services publics", les équipements servent plus longtemps qu'ils ne le devraient. Les nouveaux achats sont sans cesse repoussés, et les consommateurs doivent se contenter de services qui semblent avoir des années de retard sur la technique et l'équipement du jour. On serait bien en peine de rendre compte de ce fait à l'aide des théories politiques traditionnelles. En revanche, tout devient lumineux dès lors qu'on étudie l'arène politique sous l'angle économique : les dépenses courantes y ont tout simplement plus de poids politique que les dépenses en capital.
En somme, s'il est un groupe qui n'a rien à marchander sur le forum de la politique, c'est bien la génération qui vient. Elle n'apporte aucun avantage actuel en termes de soutien politique, et ne peut conclure aucun accord. Il existera donc toujours une forte tendance à offrir des avantages à la génération actuelle aux dépens de celle qui suivra. En persuadant les électeurs d'aujourd'hui que leurs avantages seront payés par les contribuables de demain, on s'acquiert leur soutien aujourd'hui, alors que celui de demain ne compte pas." (p.127-128)
"Tout homme politique essayant de s'attaquer au problème avant qu'il n'atteigne son point critique se heurtera aux intérêts et aux exigences des prétendus ayants droits ; car la formule consistant à demander aux gens de reconnaître qu'il faut payer davantage maintenant pour percevoir moins plus tard n'a que fort peu de chances de l'emporter sur le marché politique. Les observateurs ont depuis longtemps noté la myopie des élus et leur incapacité à formuler des plans à long terme, même alors que l'on voit nettement se dessiner les tendances. La réponse des théoriciens qui étudient les choix publics est que l'avenir n'y a aucune importance. La seule valeur qu'il puisse avoir aujourd'hui vient du souci que se font les électeurs d'aujourd'hui de laisser un monde au moins tolérable à leurs enfants et petits-enfants ; mais il est bien difficile de bâtir quoi que ce soit sur cette fondation, avec des politiciens tellement décidés à concentrer exclusivement les préoccupations des gens sur les choix à court terme." (p.130)
"Dans la bureaucratie, la rémunération vient pour une part de l'ancienneté, et pour l'autre de l'étendue du pouvoir. Chacun a intérêt, pour sa carrière, à augmenter ses prérogatives et améliorer son statut. Personne ne tire avantage à diriger un service que l'on doit réduire, à moins d'y trouver d'autres satisfactions pour compenser la baisse de pouvoir que cela entraîne.
Au contraire, la bureaucratie proposera plus volontiers la création de nouvelles activités pour ses services, qui impliqueront une expansion tant en budget qu'en personnel. Le financement supplémentaire ne lui coûte évidemment rien et, comme elle fournit généralement ses services à un prix inférieur à celui qui ajusterait la demande à l'offre (quand ils ne sont pas "gratuits"), elle multiplie partout les pénuries artificielles, ce qui lui permet d'y voir autant de "besoins non satisfaits". Nous avons vu que le statut même du "service public" fausse systématiquement la perception de ses coûts et que, dans ces conditions, la demande peut en principe aller jusqu'à être illimitée." (p.131-132)
"Sur l'entreprise privée plane toujours la menace ultime de la fermeture ; il y a des limites que les travailleurs ne peuvent franchir, sous peine de tout perdre. Les entreprises privées devant rester compétitives, il leur faut de temps à autre procéder à des "dégraissages". Le personnel s'y oppose, mais son intérêt, comme celui de la direction, conduit les uns et les autres à la table des négociations, où les licenciements inévitables finissent par être acceptés.
Rien de tout cela n'est vrai du secteur public. On n'y est en temps normal exposé à aucune fermeture ou faillite, ni à aucune obligation d'être compétitif. Accepter des réductions d'emplois n'est l'intérêt ni des travailleurs ni de la hiérarchie. Les employés apprécient la sécurité de l'emploi du secteur public, d'autant qu'elle est assortie de bénéfices annexes bien plus avantageux que le privé ne peut se permettre d'en offrir. Il n'ont aucune raison d'accepter quelque licenciement que ce soit. Les dirigeants syndicaux cherchent toujours à maintenir le niveau des effectifs, c'est-à-dire des adhérents en puissance, à son maximum. Les directeurs, qui sont rémunérés à proportion des pouvoirs qu'ils exercent, savent ce qu'ils perdraient à devoir diriger un service réduit.
La capacité qu'ont les employés, les chefs syndicalistes et la hiérarchie de bloquer tout effort fait pour supprimer des postes, est à proprement parler phénoménale. Le service, ils en sont les maîtres ; et pour accéder aux médias, il leur suffit de se plaindre et de manifester. Le public sera directement touché et, à travers lui, le législateur s'ils font, ou menacent de faire grève. Dans les faits, le degré de résistance qu'ils opposent aux réductions d'effectifs est si fort que l'on doit en faire énormément pour en obtenir très peu. Ceux qui font la loi apprennent vite à leurs dépens que le coût, en termes politiques, l'emporte le plus souvent sur l'avantage des économies qu'ils pourraient faire." (p.140)
"On ne peut pas traiter le problème si on refuse de considérer ses causes." (p.141)
"L'"analyse critique des processus", la "gestion par objectifs", la "rationalisation des choix budgétaires", l'"évaluation (!) des politiques publiques", autant de tartes à la crème qu'on a pu mentionner suivant les caprices de la mode, sans que cesse pour autant la sempiternelle succession des études et des rapports.
Les recommandations sont faites, les déclarations d'intention exprimées. Et les pratiques, de continuer imperturbablement, avec peut-être, dans quelques domaines, une amélioration symbolique et temporaire. On peut bien regrouper certains services, en supprimer d'autres, et transférer leurs fonctions ailleurs. Au bout du compte, on retrouve toujours une bureaucratie où des fiefs se constituent, où les ingérences prolifèrent, et dont le domaine d'intervention s'étend sans arrêt. La réforme de l'Administration ressemble à la marée : elle avance, puis se retire, mais les rochers sont toujours là chaque fois que la marée redescend." (p.144)
"L'erreur fondamentale de cette manière d'observer les défaillances pour essayer de les corriger est qu'elle suppose le secteur public capable de se conduire de la même façon que le privé. C'est en comparant son fonctionnement avec celui du secteur privé que l'on met à jour la plupart de ses pratiques défectueuses. En d'autres termes, l'activité privée est le modèle de référence pour juger les résultats du secteur public. Quand le second est à la traîne de la première, on s'efforce de transplanter les méthodes de l'une dans les procédures de l'autre : on demande à l'organisme public de se comporter plus ou moins comme son homologue concurrentiel.
Or, il n'y a aucune raison de penser qu'il en soit capable. L'animal est complètement différent. L'erreur est là : croire qu'on peut lui faire faire la même chose qu'au privé, sans aucune des forces qui conduisent ce privé-là à se conduire comme il le fait. Le secteur public est soumis à des contraintes, internes et externes, qui n'ont rien à voir avec celles qui s'exercent dans le privé. Et c'est pour cela qu'il se comporte différemment." (p.145)
"Si le secteur économique d'Etat se comporte comme il le fait, cela ne tient donc pas à des traits accidentels qui s'y seraient glissés par hasard au cours de sa croissance, mais à des caractéristiques structurelles qui lui sont inhérentes. [...]
La raison pour laquelle les tentatives faites pour transplanter dans le secteur public certaines procédures du secteur privé ne "prennent" pas, est que les contraintes qui maintiennent ces pratiques en sont tout simplement absentes. Si la production publique des biens et des services contrôle moins bien ses coûts que l'industrie privée, c'est parce que le secteur public n'a pas besoin de le faire." (p.147)
"Il est possible que les cadres supérieurs du privé rivalisent de la même manière pour acquérir de l'influence et essayer d'étendre le domaine de leur propre pouvoir. La différence est que, dans le privé, le juge ultime se trouve dans le marché. Si, de toutes ces manœuvres, il résulte que les ventes s'améliorent, ou que la société devient plus compétitive, les choix faits seront maintenus. Sinon, les contraintes à l'œuvre y mettront rapidement fin. Dans l'Administration, il n'existe aucune norme, aucune contrainte d'efficacité approchant ces disciplines propres au marché libre. Le fait est qu'elle n'a jamais été instituée pour cela. Les règles administratives, par nature, sont destinées à contraindre le public et non à le servir." (p.148)
"L'approche des choix publics explique aussi bien la croissance irrépressible du secteur public année après année, que les échecs des tentatives faites à diverses occasions pour inverser ce processus. Elle explique même le fatalisme de ceux qui, tout en le considérant comme pervers et en s'y opposant en principe, pensent néanmoins que personne n'y peut rien. Cependant, c'est là tout ce qu'elle fait. L'école des choix publics a proposé une nouvelle méthode d'analyse. Elle fournit une critique ; elle nous montre ce qui ne va pas. La question reste de savoir s'il est possible de construire quelque chose sur ces découvertes." (p.165)
"On peut par exemple imaginer des politiques qui conduiraient les gens à accepter de perdre un privilège d'Etat en échange d'un bénéfice privé qui leur semblerait plus grand. Alors, le système prébendier des hommes de l'Etat serait progressivement érodé par la substitution de droits privés en leur lieu et place.
Il peut y avoir des cas où les gens sont prêts à abandonner un privilège permanent et à long terme, en échange d'un avantage immédiat qui vaudrait plus à leurs yeux... et mettrait fin au système. Dans ce cas, les politiques à créer proposeraient aux gens un gain substantiel et immédiat en échange de leur privilège perpétuel. S'ils donnent plus de valeur au bénéfice immédiat, et si cette proximité dans le temps leur permet de l'emporter sur la valeur actuelle cumulée du privilège permanent, alors il y aura une bonne base pour faire l'échange.
Si des gens acceptent de perdre un privilège d'Etat parce que la politique choisie leur remet un avantage privé plus important en contrepartie, alors cette politique peut bel et bien diminuer le rôle des hommes de l'Etat. Si les gens pensent qu'un gain immédiat remplacera avantageusement la perpétuation d'un privilège politique, alors la politique qui en fait l'offre pourra, petit à petit, diminuer à terme le fardeau de l'Etat, même si elle doit l'alourdir dans le court terme immédiat. Aucune de ces deux conclusions ne devrait nous surprendre. Une fois que l'on adopte l'approche des choix publics, et considère que le système politique comporte un véritable marché, alors des transactions normales de ce genre devraient passer comme allant de soi." (p.169-170)
"Voilà donc la nouveauté théorique que je propose dans ce livre : il doit exister une "micropolitique", qui sera à la politique ce que la microéconomie est à l'économie. La microéconomie examine la conduite des personnes et des groupes sur les marchés économiques ; la micropolitique l'étudiera sur les marchés politiques. En outre, de même que la microéconomie est plus proche du niveau où les décisions sont prises et les actions entreprises sur les marchés économiques (ce qui veut dire qu'elle est plus proche des événements réels), il en sera de même de la micropolitique sur les marchés politiques.
Il est facile de parler, en termes "macro", de mettre un terme à l'étatisation, ou d'abolir toutes les subventions, mais les gouvernements ne sont pas près de suivre ces conseils-là, parce qu'ils n'en ont pas le pouvoir. Quand les gouvernements connaîtraient tous les défauts de la médecine étatisée ou de la sécurité sociale, cela n'empêcherait pas qu'ils soient impuissants à y changer quoi que ce soit. La macropolitique propose les solutions globales et drastiques que personne n'applique, et qui ratent quand d'aventure on les essaie quand même. Elles échouent parce qu'elles ne tiennent pas suffisamment compte de la réalité politique, celle des décisions prises par les individus et les groupes qui négocient leurs avantages sur le marché politique.
La micropolitique, à l'inverse, va conduire à formuler des programmes qui prennent en compte les conclusions de la théorie des choix publics, et s'en servir pour réorienter la conduite des personnes et des groupes concernés. Au lieu d'essayer d'agir à grande échelle contre les privilèges dont les groupes de pression bénéficient aux dépens de tous les autres, la micropolitique s'attachera à créer des politiques qui modifieront les choix que font les gens, en transformant les conditions de ces choix." (p.175-16)
"Même s'il arrivait que les employés du secteur public se mettent à penser que l'Etat est trop gros, il s'en trouvera bien peu pour accepter que l'on fasse maigrir leur petit morceau d'Etat à eux.
On ne persuadera pas les gens de renoncer à leurs privilèges parce qu'ils sont injustes
Une deuxième différence essentielle réside dans l'attitude adoptée par la micropolitique face aux multiples privilèges que les groupes minoritaires reçoivent des hommes de l'Etat. L'attitude libérale classique consiste, les tenant pour illégitimes, à vouloir les éliminer. Etant donné que les gens défendent leurs fromages, et qu'il y a peu de soutien à attendre de ceux qui doivent les payer, cette ambition ne conduit jamais qu'au ressentiment et à l'hostilité des groupes dont les privilèges sont menacés ; d'où l'échec qui s'ensuit généralement.
L'attitude de la micropolitique consiste à s'accommoder du fait que le privilège existe, et qu'il sera défendu, quoi que puisse valoir sa prétention à être légitime. Si l'on veut que les gens acceptent son élimination, il faudra leur offrir quelque chose de plus intéressant en échange, ou alors commencer par réduire le pouvoir qui leur permet de conserver cet avantage. Ce qu'on oublie dans l'analyse traditionnelle est que le statu quo lui-même est considéré comme une source de légitimité. Si un privilège existe depuis longtemps, ses bénéficiaires vont le considérer comme un droit acquis, un élément "à part entière" de la société établie. Ils se battront pour le défendre, se sentant agressés par l'initiative qui le menace, et n'étant certes pas en peine de trouver
l'idéologie adéquate pour justifier leur attitude. Telle était d'ailleurs - en gros - la situation fondamentale pendant la lutte pour l'indépendance américaine ; si on se battait, c'était pour préserver des avantages déjà acquis contre de nouvelles prétentions, et non pour réclamer des privilèges inédits.
Il ne manque sans doute pas de bonnes raisons pour contester la légitimité des privilèges particuliers. Ces arguments peuvent être importants pour les principes, mais il n'y a aucune raison d'en attendre qu'ils réussissent à éliminer les avantages en question. On a bien plus de chances d'obtenir un changement en ayant recours à des politiques d'échange de ces privilèges, qu'à l'occasion d'une confrontation directe visant à les abolir. Ce n'est pas que la micropolitique refuse de tenir compte des principes moraux ; simplement, elle va mieux comprendre le point de vue de ceux dont l'assiette est beurrée par les hommes de l'Etat.
En descendant au niveau où les décisions sont prises par les personnes et les groupes, et en examinant leurs raisons d'agir, elle est naturellement amenée à envisager la manière dont ils perçoivent la situation. Sans l'accepter le moins du monde pour autant, elle va tenir compte de leur prétention à faire de l'usage une source de légitimité, et rechercher des politiques leur offrant compensation pour ce qu'ils doivent perdre." (p.177-178)
"Prenant le monde tel qu'il est, le rapprocheront de ce qu'il pourrait être. Le rêve est que les hommes de l'Etat cessent d'intervenir dans les choix économiques, de réglementer et de confisquer l'argent des gens au mépris de leurs préférences. La réalité est qu'il ne suffit pas de le vouloir, ni même d'en persuader les autres pour y arriver. Seules des politiques peuvent le faire, si elles conduisent les gens à renoncer aux privilèges et au pouvoir de dominer les autres que leur donnent les hommes de l'Etat, d'une manière qui rapportera plus de sympathie que d'hostilité au gouvernement qui les mène." (p.181)
"C'est le personnel des "services publics" qui est le plus menacé, et par conséquent le plus susceptible de s'opposer fortement à ce qu'on remette les tâches au secteur privé. C'est pourquoi les collectivités locales stipulent souvent que leur personnel aura priorité pour les nouveaux emplois créés dans le privé. Nombre d'entre elles neutralisent aussi l'opposition potentielle par une politique évitant toute perte d'emploi forcée. Elle consiste à recaser leur personnel en lui offrant les emplois qui, sinon, auraient été occupés par des nouveaux venus. Une autre politique est encore de leur offrir des indemnités de départ à des conditions suffisamment généreuses pour amener assez d'employés à les accepter volontairement." (p.194-195)
"Un autre exemple de problèmes sérieux engendrés par la production étatisée est l'enseignement public. En Grande-Bretagne, environ 93 % des enfants dépendent du secteur public et de lui seul pour leur instruction primaire et secondaire. Il existe un substitut théorique sous la forme d'écoles entièrement payantes, mais comme tout le monde doit payer l'impôt au système d'Etat, seule la minorité des gens qui peuvent se permettre de payer deux fois a effectivement accès à ces écoles privées. En conséquence, les écoles payantes apparaissent trop chères, alors que leurs tarifs ne font que correspondre en gros à ce que coûte l'enseignement public, si l'on y inclut les dépenses administratives au niveau local et national." (p.198)
-Madsen Pirie, La Micropolitique. Comment faire une politique qui gagne.