"Ce chapitre écrit en 1813, c'est-à-dire au crépuscule d'un empire autoritaire qui avait renoué avec l'ordre moral et à la veille d'une restauration nostalgique et bien-pensante, était, au moins pour la France, à rebours de son époque. Il exprime en effet une fidélité à plusieurs des idées et valeurs de la décennie révolutionnaire: on y retrouve l'athéisme de l'Analyse de L'Origine de tous les cultes par le citoyen Dupuis que Tracy avait écrit en 1795, l'apologie de la loi de 1792 sur le divorce par consentement mutuel et pour incompatibilité d'humeur, ainsi que l'écho de la liberté des mœurs du Directoire qui succéda à la vertu puritaine de la Convention jacobine."
-Claude Jolly, introduction à Antoine Destutt de Tracy, De l'Amour, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2006, 126 pages
"L'amour n'est pas seulement un besoin physique. C'est une passion, un sentiment, un attachement d'individu à individu." (p.55)
"Qu'est-ce que l'amour dans l'homme ayant atteint son développement ? C'est l'amitié embellie par le plaisir ; c'est la perfection de l'amitié." (p.56)
"Notre intérêt est la source de tout, même de notre générosité." (p.57)
"Nous trouvons les amants de nos comédies indécents s'ils s'aiment autrement que pour s'épouser, et très insipides si dans le mariage ils considèrent autre chose que l'amour, et les amants des tragédies méprisables à moins qu'ils ne se tuent, quand ils sont malheureux. Cependant nous savons bien que ce n'est pas ainsi que les choses se passent ordinairement. Ces mœurs théâtrales ont le grand inconvénient de monter les imaginations ; les jeunes gens qui ressentent les passions se croiraient au dessous de tout s'ils n'étaient pas au delà de la raison ; et les gens plus âgés qui les jugent se croient obligés d'égaler au moins la sévérité des auteurs dramatiques. Il entre de l'hypocrisie dans ces exagérations.
Soyons donc vrais, c'est la première condition pour être bons. D'une part, il n'est pas nécessaire pour que l'amour soit intéressant, touchant et bienfaisant qu'il soit une fureur. Il suffit qu'il soit un sentiment tendre et généreux." (p.65)
"Je ne fais qu'examiner toutes nos passions, pour voir quelles sont celles qui peuvent nous rendre heureux ou malheureux ; et en pareil cas, dire qu'une passion ne peut conduire au bonheur, c'est bien la réprouver autant que possible et d'une manière très efficace. Car assurément, le bonheur est le but de tous nos désirs." (p.69)
"Il est bien aise de prescrire, de défendre, de punir ; mais le grand art est de faire vouloir." (p.74)
"Je voudrais qu'on s'occupât de faire vouloir aux hommes ce qu'on leur ordonne et, qu'au lieu de serrer outre mesure le lien conjugal, on empêchât qu'il ne se blesse. Il en est trois moyens principaux. Le premier est l'extrême liberté des jeunes hommes et des jeunes filles non encore engagés ; le second est d'offrir des ressources à ceux qui se sont engagés témérairement ; le troisième est d'adopter toutes les mesures propres à faire qu'il entre dans les projets de mariage le moins possible de motifs étrangers à l'amour." (p.75)
"Partout où les filles à marier n'ont pas la plus grande liberté, il ne peut y avoir des ménages supportables que rarement, et des ménages désirables que par le plus grand des hasards. Le comble de l'absurdité est de les renfermer et de les hébéter, comme dans les pays où il y a des harems et des couvents." (p.78-79)
"Je suis père et grand-père et je suis heureux en famille. Ainsi je ne me suis pas mal tiré de l'ordre des choses au milieu duquel j'ai vécu. Mais j'en ai senti toutes les influences, et c'est d'après mon expérience que j'en réclame un meilleur.
Je sais que celui que je désire est impossible dans une ville qui est la résidence d'une cour. Je sais qu'il est incompatible avec l'empire de la superstition. Je sais en un mot qu'il est contraire à beaucoup de préjugés et de passions, et je m'en afflige. Mais je sais aussi qu'il est excellent et conforme à la nature et à la raison, et cela me suffit pour le recommander: les avantages sont innombrables." (p.82)
"Le mariage, même quand il n'est pas indissoluble, est l'acte le plus important de la vie. C'est la détermination qui exige le plus de réflexion et d'expérience pour la prendre avec quelque connaissance de ses effets et de ses conséquences. Non seulement il est plus difficile de disposer convenablement de sa personne que de son bien, mais même il est tout à fait impossible de savoir si l'on pourra passer toute sa vie avec quelqu'un avant que le caractère et les sentiments de cette personne soient formés et qu'ils aient eu le temps et les occasions de se manifester: il faut être également formé soi-même pour en juger, et pour avoir quelque assurance qu'on ne variera pas dans ses opinions et ses affections, et plus encore pour être capable d'élever ses enfants convenablement." (p.89)
"L'inconduite, sans éprouver un châtiment cruel qui n'est dû qu'au crime, est punie comme elle doit l'être par les conséquences qui s'ensuivent." (p.95)
"Il faut que les enfants acquièrent de l'expérience avant de se marier et que tout ce qui la leur rend impossible est dangereux et funeste." (p.98)
"Si l'on ne savait pas que nos sages législateurs ont eu le plus grand désir de rendre le lien conjugal très respectable, on croirait qu'ils n'ont eu d'autre projet que de le rendre haïssable. Ils n'ont en effet rien négligé pour y réussir. Non contents d'avoir tout arrangé de manière que la plupart des mariages se fissent sans le consentement réel des conjoints, ou que, lorsque leur volonté y concourt, ils aient peu de moyens de s'éclairer et beaucoup de motifs de se mal décider, ils ont encore "sagement" statué que des choix si imprudemment faits seraient irrévocables. [...]
Quand une enfant a été trompée ou séduite, ou livrée sou vendue, et que son malheur a été signé et solennisé, sa personne est aliénée sans retour et pour toute sa vie, du moins chez les catholiques. La raison qu'ils en donnent est que le mariage est un sacrement, qu'un sacrement est le signe sensible d'une chose invisible et que le signe sensible d'une chose invisible est indélébile. C'est puissamment raisonner." (p.100)
"La seule manière raisonnable suivant moi de séparer des époux qui ne peuvent plus vivre ensemble, c'est le divorce pur, simple et réciproque, prononcé par le magistrat d'après le consentement mutuel des parties, ou sur la demande de l'une d'elle, sans en exiger d'autres obligations que l'incompatibilité d'humeur, en usant toutefois préalablement de tous les moyens prudents et honnêtes pour espérer une réconciliation ; et si elle est impossible, en prescrivant des délais suffisants pour être assuré que la résolution prise n'est pas l'effet de la passion du moment et ne sera pas sujette au repentir.
Cette sage institution a trois avantages: d'abord, quand elle est établie par les lois et qu'elle a passé dans les mœurs, elle rend presque impossibles les mariages d'intérêts. Car, sachant bien avant de les contracter qu'ils ne sont pas indissolubles, on ne les regarde pas comme assez sûrs pour en faire un objet de spéculation. Secondement, par quelque motif que l'on se soit uni, on sent qu'on n'est point irrémédiablement enchaîné l'un à l'autre ; le sentiment, s'il existe, conserve toute la fraîcheur et le prix que lui donne la liberté. [...]
Troisièmement enfin, ce moyen est le seul qui puisse mettre un terme aux chagrins et aux tourments vraiment insupportables de deux êtres enchaînés l'un à l'autre contre leur gré, soit qu'ils n'y aient jamais été décidés par leur pleine et libre volonté, soit qu'ils aient commencé par s'en applaudir et qu'ils aient fini par s'en repentir. Or quiconque aura un moment pensé à l'instabilité des choses humaines, aux variations de nos goûts, de nos caractères et de nos manières suivant les âges, les circonstances et les événements ne mettra pas en doute qu'il puisse s'opérer même dans les êtres les plus estimables des changements malheureux dont il ne faut pas les rendre victimes à perpétuité ; et en même temps quiconque aura réfléchi sur la puissance de nos habitudes et sur le peu de penchant que la plupart des hommes ont à prendre un parti décisif, à moins d'une extrême nécessité, ne craindra pas que ce remède salutaire, mais pénible, soit employé légèrement ni fréquemment.
C'est ainsi que le divorce a été établi en France par la loi du mois de septembre 179[2] et cependant elle a été assez généralement blâmée, du moins par ce qu'on appelle à tort ou à raison la bonne compagnie." (p.102-103)
-Antoine Destutt de Tracy, De l'Amour, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2006, 126 pages.
-Claude Jolly, introduction à Antoine Destutt de Tracy, De l'Amour, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2006, 126 pages
"L'amour n'est pas seulement un besoin physique. C'est une passion, un sentiment, un attachement d'individu à individu." (p.55)
"Qu'est-ce que l'amour dans l'homme ayant atteint son développement ? C'est l'amitié embellie par le plaisir ; c'est la perfection de l'amitié." (p.56)
"Notre intérêt est la source de tout, même de notre générosité." (p.57)
"Nous trouvons les amants de nos comédies indécents s'ils s'aiment autrement que pour s'épouser, et très insipides si dans le mariage ils considèrent autre chose que l'amour, et les amants des tragédies méprisables à moins qu'ils ne se tuent, quand ils sont malheureux. Cependant nous savons bien que ce n'est pas ainsi que les choses se passent ordinairement. Ces mœurs théâtrales ont le grand inconvénient de monter les imaginations ; les jeunes gens qui ressentent les passions se croiraient au dessous de tout s'ils n'étaient pas au delà de la raison ; et les gens plus âgés qui les jugent se croient obligés d'égaler au moins la sévérité des auteurs dramatiques. Il entre de l'hypocrisie dans ces exagérations.
Soyons donc vrais, c'est la première condition pour être bons. D'une part, il n'est pas nécessaire pour que l'amour soit intéressant, touchant et bienfaisant qu'il soit une fureur. Il suffit qu'il soit un sentiment tendre et généreux." (p.65)
"Je ne fais qu'examiner toutes nos passions, pour voir quelles sont celles qui peuvent nous rendre heureux ou malheureux ; et en pareil cas, dire qu'une passion ne peut conduire au bonheur, c'est bien la réprouver autant que possible et d'une manière très efficace. Car assurément, le bonheur est le but de tous nos désirs." (p.69)
"Il est bien aise de prescrire, de défendre, de punir ; mais le grand art est de faire vouloir." (p.74)
"Je voudrais qu'on s'occupât de faire vouloir aux hommes ce qu'on leur ordonne et, qu'au lieu de serrer outre mesure le lien conjugal, on empêchât qu'il ne se blesse. Il en est trois moyens principaux. Le premier est l'extrême liberté des jeunes hommes et des jeunes filles non encore engagés ; le second est d'offrir des ressources à ceux qui se sont engagés témérairement ; le troisième est d'adopter toutes les mesures propres à faire qu'il entre dans les projets de mariage le moins possible de motifs étrangers à l'amour." (p.75)
"Partout où les filles à marier n'ont pas la plus grande liberté, il ne peut y avoir des ménages supportables que rarement, et des ménages désirables que par le plus grand des hasards. Le comble de l'absurdité est de les renfermer et de les hébéter, comme dans les pays où il y a des harems et des couvents." (p.78-79)
"Je suis père et grand-père et je suis heureux en famille. Ainsi je ne me suis pas mal tiré de l'ordre des choses au milieu duquel j'ai vécu. Mais j'en ai senti toutes les influences, et c'est d'après mon expérience que j'en réclame un meilleur.
Je sais que celui que je désire est impossible dans une ville qui est la résidence d'une cour. Je sais qu'il est incompatible avec l'empire de la superstition. Je sais en un mot qu'il est contraire à beaucoup de préjugés et de passions, et je m'en afflige. Mais je sais aussi qu'il est excellent et conforme à la nature et à la raison, et cela me suffit pour le recommander: les avantages sont innombrables." (p.82)
"Le mariage, même quand il n'est pas indissoluble, est l'acte le plus important de la vie. C'est la détermination qui exige le plus de réflexion et d'expérience pour la prendre avec quelque connaissance de ses effets et de ses conséquences. Non seulement il est plus difficile de disposer convenablement de sa personne que de son bien, mais même il est tout à fait impossible de savoir si l'on pourra passer toute sa vie avec quelqu'un avant que le caractère et les sentiments de cette personne soient formés et qu'ils aient eu le temps et les occasions de se manifester: il faut être également formé soi-même pour en juger, et pour avoir quelque assurance qu'on ne variera pas dans ses opinions et ses affections, et plus encore pour être capable d'élever ses enfants convenablement." (p.89)
"L'inconduite, sans éprouver un châtiment cruel qui n'est dû qu'au crime, est punie comme elle doit l'être par les conséquences qui s'ensuivent." (p.95)
"Il faut que les enfants acquièrent de l'expérience avant de se marier et que tout ce qui la leur rend impossible est dangereux et funeste." (p.98)
"Si l'on ne savait pas que nos sages législateurs ont eu le plus grand désir de rendre le lien conjugal très respectable, on croirait qu'ils n'ont eu d'autre projet que de le rendre haïssable. Ils n'ont en effet rien négligé pour y réussir. Non contents d'avoir tout arrangé de manière que la plupart des mariages se fissent sans le consentement réel des conjoints, ou que, lorsque leur volonté y concourt, ils aient peu de moyens de s'éclairer et beaucoup de motifs de se mal décider, ils ont encore "sagement" statué que des choix si imprudemment faits seraient irrévocables. [...]
Quand une enfant a été trompée ou séduite, ou livrée sou vendue, et que son malheur a été signé et solennisé, sa personne est aliénée sans retour et pour toute sa vie, du moins chez les catholiques. La raison qu'ils en donnent est que le mariage est un sacrement, qu'un sacrement est le signe sensible d'une chose invisible et que le signe sensible d'une chose invisible est indélébile. C'est puissamment raisonner." (p.100)
"La seule manière raisonnable suivant moi de séparer des époux qui ne peuvent plus vivre ensemble, c'est le divorce pur, simple et réciproque, prononcé par le magistrat d'après le consentement mutuel des parties, ou sur la demande de l'une d'elle, sans en exiger d'autres obligations que l'incompatibilité d'humeur, en usant toutefois préalablement de tous les moyens prudents et honnêtes pour espérer une réconciliation ; et si elle est impossible, en prescrivant des délais suffisants pour être assuré que la résolution prise n'est pas l'effet de la passion du moment et ne sera pas sujette au repentir.
Cette sage institution a trois avantages: d'abord, quand elle est établie par les lois et qu'elle a passé dans les mœurs, elle rend presque impossibles les mariages d'intérêts. Car, sachant bien avant de les contracter qu'ils ne sont pas indissolubles, on ne les regarde pas comme assez sûrs pour en faire un objet de spéculation. Secondement, par quelque motif que l'on se soit uni, on sent qu'on n'est point irrémédiablement enchaîné l'un à l'autre ; le sentiment, s'il existe, conserve toute la fraîcheur et le prix que lui donne la liberté. [...]
Troisièmement enfin, ce moyen est le seul qui puisse mettre un terme aux chagrins et aux tourments vraiment insupportables de deux êtres enchaînés l'un à l'autre contre leur gré, soit qu'ils n'y aient jamais été décidés par leur pleine et libre volonté, soit qu'ils aient commencé par s'en applaudir et qu'ils aient fini par s'en repentir. Or quiconque aura un moment pensé à l'instabilité des choses humaines, aux variations de nos goûts, de nos caractères et de nos manières suivant les âges, les circonstances et les événements ne mettra pas en doute qu'il puisse s'opérer même dans les êtres les plus estimables des changements malheureux dont il ne faut pas les rendre victimes à perpétuité ; et en même temps quiconque aura réfléchi sur la puissance de nos habitudes et sur le peu de penchant que la plupart des hommes ont à prendre un parti décisif, à moins d'une extrême nécessité, ne craindra pas que ce remède salutaire, mais pénible, soit employé légèrement ni fréquemment.
C'est ainsi que le divorce a été établi en France par la loi du mois de septembre 179[2] et cependant elle a été assez généralement blâmée, du moins par ce qu'on appelle à tort ou à raison la bonne compagnie." (p.102-103)
-Antoine Destutt de Tracy, De l'Amour, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2006, 126 pages.