« Les hommes et les femmes tolèrent fort bien que l’on parle d’amour, et même ils ne s’en lassent jamais, si commun que soit le discours ; mais ils redoutent que l’on définisse la passion, pour peu de rigueur que l’on y apporte. […]
Les amoureux me tiendront pour un cynique, et ceux qui n’ont jamais connu la vraie passion s’étonneront de m’y voir consacrer tout un livre. Les uns diront qu’à définir l’amour, on le perd ; les autres, qu’on y perd son temps. A qui plaire-je ? A ceux qui veulent savoir, peut-être, ou même guérir ? » (p.
« Que l’accord d’amour et de mort soit celui qui émeuve en nous les résonnances les plus profondes, c’est un fait qu’établit à première vue le succès prodigieux du roman. Il est d’autre raisons, plus secrètes, d’y voir comme une définition de la conscience occidentale…
Amour et mort, amour mortel : si ce n’est pas toute la poésie, c’est du moins tout ce qu’il y a de populaire, tout ce qu’il y a d’universellement émouvant dans nos littératures ; et dans nos plus vieilles légendes, et dans nos plus belles chansons. L’amour heureux n’a pas d’histoire. Il n’est de roman que de l’amour mortel, c’est-à-dire de l’amour menacé et condamné par la vie même. Ce qui exalte le lyrisme occidental, ce n’est pas le plaisir des sens, ni la paix féconde du couple. C’est moins l’amour comblé que la passion d’amour. Et passion signifie souffrance. Voilà le fait fondamental. » (p.16)
« Tout en nous et autour de nous glorifie à tel point la passion que nous en sommes venus à voir en elle une promesse de vie plus vivante, une puissance qui transfigure, quelque chose qui serait au-delà du bonheur et de la souffrance, une béatitude ardente. » (p.16)
« La société où nous vivons et dont les mœurs n’ont guère changé, sous ce rapport, depuis des siècles, réduit l’amour-passion, neuf fois sur dix, à revêtir la forme de l’adultère. […]
Faut-il croire qu’en secret nous préférons ce qui nous blesse et nous exalte à ce qui semblerait combler notre idéal de vie harmonieuse ? » (p.16)
« Affirmer que l’amour-passion signifie, de fait, l’adultère, c’est insister sur la réalité que notre culte de l’amour masque et transfigure à la fois ; c’est mettre au jour ce que ce culte dissimule, refoule, et refuse de nommer pour nous permettre un abandon ardent à ce que nous n’osions pas revendiquer. La résistance même qu’éprouvera le lecteur à reconnaître que passion et adultère se confondent le plus souvent dans la société qui est la nôtre, n’est-ce pas une première preuve de ce fait paradoxal : que nous voulons la passion et le malheur à condition de ne jamais avouer que nous les voulons en tant que tels ? » (p.16-17)
« Le mal constaté, faut-il en rejeter la faute sur l’institution du mariage, ou au contraire, sur « quelque chose » qui la ruine au cœur même de nos ambitions ? Est-ce vraiment, comme beaucoup le pensent, la conception dite « chrétienne » du mariage qui cause tout notre tourment, ou au contraire, est-ce une conception de l’amour dont on n’a peut-être pas vu qu’elle rend ce lien, dès le principe, insupportable ?
Je constate que l’Occidental aime au moins autant ce qui détruit que ce qui assure « le bonheur des époux ». D’où peut venir une telle contradiction ? Si le secret de la crise du mariage est simplement l’attrait de l’interdit, d’où nous vient ce goût du malheur ? Quelle idée de l’amour trahit-il ? Quel secret de notre existence, de notre esprit, de notre histoire peut-être ? » (p.18)
« Il existe un grand mythe européen de l’adultère : le Roman de Tristan et Iseut. » (p.18)
« Nous n’en sommes plus à croire que mythe est synonyme d’irréalité et d’illusion. Trop de mythes manifestent parmi nous une puissance trop incontestable. Mais l’abus que l’on fait du mot oblige à la redéfinir.
On pourrait dire d’une manière générale qu’un mythe est une histoire, une fable symbolique, simple et frappante, résumant un nombre infini de situations plus ou moins analogues. Le mythe permet de saisir d’un coup d’œil certains types de relations constantes, et de les dégager du fouillis des apparences quotidiennes.
Dans un sens plus étroit, les mythes traduisent les règles de conduite d’un groupe social ou religieux. Ils procèdent donc de l’élément sacré autour duquel s’est constitué le groupe. (Récits symboliques de la vie et de la mort des dieux, légendes expliquant les sacrifices ou l’origine des tabous, etc.). On l’a remarqué souvent : un mythe n’a pas d’auteur. Son origine doit être obscure. Et son sens même l’est en partie. Il se présente comme l’expression tout anonyme de réalités collectives, ou plus exactement : communes. […]
Mais le caractère le plus profond du mythe, c’est le pouvoir qu’il prend sur nous, généralement à notre insu. Ce qui fait qu’une histoire, un évènement ou même un personnage deviennent des mythes, c’est précisément cet empire qu’ils exercent sur nous comme malgré nous. Une œuvre d’art, comme telle, n’a pas à proprement parler un pouvoir de contrainte sur le public. Si belle et puissante qu’elle soit, on peut toujours la critiquer, ou la goûter pour des raisons individuelles. Il n’en va pas de même pour le mythe : son énoncé désarme toute critique, réduit au silence la raison, ou tout au moins, la rend inefficace. » (p.19-20)
« Je me propose d’envisager Tristan non point comme œuvre littéraire, mais comme type des relations de l’homme et de la femme dans un groupe historique donné : l’élite sociale, la société courtoise et pénétrée de chevalerie du XIIème et du XIIIème siècle. Ce groupe est à vrai dire dissous depuis longtemps. Pourtant ses lois sont encore les nôtres d’une manière secrète et diffuse. Profanées et reniées par nos codes officiels, elles sont devenues d’autant plus contraignantes qu’elles n’ont plus de pouvoir que sur nos rêves. » (p.20)
« Nous avons besoin d’un mythe pour exprimer le fait obscur et inavouable que la passion est liée à la mort, et qu’elle entraîne la destruction pour ceux qui s’y abandonnent de toutes leurs forces. C’est que nous voulons sauver cette passion, et que nous chérissons ce malheur, cependant que nos morales officielles et notre raison les condamnent. L’obscurité du mythe nous met donc en mesure d’accueillir son contenu déguisé et d’en jouir par l’imagination, sans en prendre toutefois une conscience assez claire pour qu’éclate la contradiction. » (p.21)
« La raison [est] l’activité profanatrice qui s’exerce aux dépens du sacré collectif et qui en libère l’individu. Que le rationalisme soit passé au rang de doctrine officielle ne doit pas nous faire oublier son efficacité proprement sacrilège, antisociale, « dissociatrice ». » (p.21-22)
« Le mythe, au sens strict du terme, se constitua au XIIème siècle, c’est-à-dire dans une période où les élites faisaient un vaste effort de mise en ordre sociale et morale. Il s’agissait de « contenir », précisément, les poussées de l’instinct destructeur : car la religion, en l’attaquant, l’exaspérait. Les chroniqueurs, les sermons et les satires de ce siècle nous révèlent qu’il connut une première « crise du mariage ». Elle appelait une réaction vive. Le succès du Roman de Tristan fut donc d’ordonner la passion dans un cadre où elle pût s’exprimer en satisfactions symboliques (Ainsi l’Église avait « compris » le paganisme dans ses rites).
Or si ce cadre disparaît, cette passion n’en subsiste pas moins. Elle est toujours aussi dangereuse pour la vie de la société. Elle tend toujours à provoquer, de la part de la société, une mise en ordre équivalente. » (p.23)
« Nous sommes parvenus au point de désordre social où l’immoralisme se révèle plus exténuant que les morales anciennes. Le culte de l’amour-passion s’est tellement démocratisé qu’il perd ses vertus esthétiques et sa valeur de tragédie spirituelle. » (p.25)
« Une première remarque m’a frappé, faite en passant par l’un des éditeurs récents de la légende : tout au long du Roman, Tristan paraît physiquement supérieur à tous ses adversaires et, particulièrement, au roi. Aucune force extérieure ne saurait donc l’empêcher d’enlever Iseut et d’obéir à son destin. Les mœurs du temps sanctionnent le droit du plus fort, elles le divinisent même sans le moindre scrupule ; et surtout s’il s’agit du droit d’un homme sur une femme : c’est l’enjeu habituel des tournois. Pourquoi Tristan n’use-t-il pas de ce droit ?
Mise en éveil par cette première question, notre méfiance critique ne tarde pas à découvrir d’autres énigmes, non moins curieuses et obscures.
Pourquoi l’épée de chasteté entre les corps dans la forêt ? Les amants ont déjà péché ; ils refusent de se repentir, à ce moment-là ; enfin ils ne prévoient nullement que le roi pourrait les surprendre. Or on ne trouve ni un vers ni un mot, dans les différentes versions, qui donnent la raison de cet acte.
Pourquoi Tristan rend-il la reine à Marc, et cela même dans les versions où le philtre continue d’agir ? Si, comme certains le disent, c’est une repentance sincère qui motive la séparation, pourquoi se promettent-ils de se revoir au moment même où ils acceptent de se quitter ? Pourquoi Tristan s’éloigne-t-il ensuite pour courir de nouvelles aventures, alors qu’ils ont un rendez-vous dans la forêt ? Pourquoi la reine coupable propose-t-elle un « jugement de Dieu » ? Elle sait bien que cette épreuve doit la perdre. Elle n’en triomphe que par une ruse improvisée in extremis, et qui donnée comme trompant Dieu lui-même, puisque le miracle s’opère !
Enfin, ce jugement étant acquis, la reine passe pour innocente. Tristan l’est donc aussi, et l’on ne voit plus du tout ce qui s’opposerait à son retour auprès du roi, donc auprès d’Iseut…
D’autre part, n’est-il pas fort étrange que les poètes du XIIème siècle, si exigeants dès qu’il s’agit d’honneur, de fidélité au suzerain, laissent passer sans un mot de commentaire tant d’actions aussi peu défendables ? Comment peuvent-ils nous présenter tel un modèle de chevalerie ce Tristan qui a trompé son roi par les ruses les plus cyniques ; ou telle une vertueuse dame cette épouse adultère, et qui ne recule même pas devant un astucieux blasphème ? Pourquoi traitent-ils au contraire de « félons » les barons qui défendent l’honneur de Marc ? Même si la jalousie meut ces barons, ils n’ont du moins ni menti ni trompé, et ce n’est pas le cas de Tristan…
Enfin l’on en vient à douter de la valeur même des rares motifs allégués. En effet, si la morale de la fidélité au suzerain exige que Tristan livre à Marc la fiancée qu’il alla quérir –et qu’il avait conquise de plein droit pour lui-même en la délivrant du dragon, comme ne manque pas le souligner Thomas- on ne peut s’empêcher de penser que ces scrupules sont bien tardifs et peu sincères, puisque Tristan n’a de cesse qu’il ne rentre à la cours, auprès d’Iseut…Et ce philtre qui cesse d’agir, n’était-il pas destiné aux époux ? Alors, pourquoi limiter sa durée ? Trois ans, ce n’est guère pour le bonheur d’un couple. Et quand Tristan épouse l’autre Iseut « pour son nom et pour sa beauté » mais cependant la laisse vierge, n’est-il pas évident que rien ne l’oblige à ce mariage et à cette chasteté injurieuse, et qu’il se met dans une situation qui n’a d’autre issue que la mort ? » (p.31-33)
« Un moderne commentateur du Roman de Tristan et Iseut veut y voir un « conflit cornélien entre l’amour et le devoir ». Cette interprétation classique est un aimable anachronisme. Outre qu’elle abuse de Corneille, elle paraît ignorer l’un de ces faits dont l’envergure échappe souvent aux prises de l’érudition scrupuleuse. Je veux parler de l’opposition qui se manifeste dès la seconde moitié du XIIème siècle entre la règle chevaleresque et les coutumes féodales. Peut-être n’a-t-on pas assez marqué à quel point les romans bretons la reflètent et la cultivent.
Il est probable que la chevalerie courtoise ne fut guère qu’un idéal. Les premiers auteurs qui en parlent ont l’habitude de déplorer sa décadence : mais ils oublient que, telle qu’il la souhaitent, elle vient à peine de naître dans leurs rêves. […]
En quoi le roman breton se distingue-t-il de la chanson de geste, qu’il supplanta dès la seconde moitié du XIIème siècle avec une étonnante rapidité ? En ceci qu’il donne à la femme le rôle qui revenait précédemment au suzerain. Le chevalier breton, tout comme le troubadour méridional, se reconnaît le vassal d’une Dame élue. Mais en fait, il demeure le vassal d’un seigneur. D’où naîtront des conflits de droit, dont le Roman offre plus d’un exemple.
Reprenons l’épisode des trois barons « félons ». Selon la morale féodale, le vassal est tenu de dénoncer au seigneur tout ce qui lèse son droit ou son honneur : il est « félon » s’il ne le fait pas. Or, dans Tristan, les barons dénoncent Iseut au roi Marc : ils devraient donc passer pour « féaux » et loyaux. Et si l’auteur les traite cependant de félons, c’est en vertu d’un autre code évidemment, qui ne peut être que celui de la chevalerie du Midi. La décision des cours d’amour de la Gascogne est bien connue : félon sera celui qui révèle les secrets de l’amour courtois.
Ce seul exemple suffirait à démontrer que les auteurs du Roman avaient choisi en toute conscience pour la chevalerie « courtoise » contre le droit féodal. » (p.33-35)
« Selon la thèse officiellement admise, l’amour courtois est né d’une réaction à l’anarchie brutale des mœurs féodales. On sait que le mariage, au XIIème siècle, était devenu pour les seigneurs une pure et simple occasion de s’enrichir, et d’annexer des terres données en dot ou espérées en héritage. Quand l’ « affaire » tournait mal, on répudiait sa femme. Le prétexte de l’inceste, curieusement exploité, trouvait l’Église sans résistance : il suffisait d’alléguer, sans trop de preuves d’une parenté au quatrième degré, pour obtenir l’annulation. A ces abus, générateurs de querelles infinies et de guerres, l’amour courtois oppose une fidélité indépendante du mariage légal et fondée sur le seul amour. Il en vient même à déclarer que l’amour et le mariage ne sont pas compatibles […]
Si Tristan, et l’auteur du Roman, partagent une telle manière de voir, la félonie et l’adultère sont excusés, et plus qu’excusés, magnifiés comme exprimant une intrépide fidélité à la loi supérieure du donnoi, c’est-à-dire de l’amour courtois (Donnoi, ou domnei en provençal, désigne la relation de vasselage institué entre l’amant-chevalier et sa Dame, ou domina).
Fidélité incompatible avec celle du mariage, on l’a vu. Le Roman ne manque pas une occasion de rabaisser l’institution sociale, d’humilier le mari –roi aux oreilles de cheval, toujours si facilement dupé- et de glorifier la vertu de ceux qui s’aiment hors du mariage et contre lui.
Mais cette fidélité courtoise présente un trait des plus curieux : elle s’oppose, autant qu’au mariage, à la « satisfaction », de l’amour. « Il ne sait de donnoi vraiment rien, celui qui désire l’entière possession de sa dame. Cela n’est plus amour, qui tourne à réalité. » [Fauriel, Histoire de la poésie provençale, I, p.512]. Voilà qui nous met sur la voie d’une première explication d’épisodes tels que ceux de l’épée de chasteté, du retour d’Iseut à son mari après la retraite dans le Morrois, ou même du mariage blanc de Tristan.
En effet, le « droit de la passion », au sens où l’entendent les modernes, permettrait à Tristan d’enlever Iseut, après qu’ils ont bu le philtre. Cependant il la livre à Marc : c’est que la règle de l’amour courtois s’oppose à ce qu’une telle passion « tourne à réalité », c’est-à-dire aboutisse à l’« entière possession de sa dame ». Tristan choisira donc, dans ce cas, d’observer la fidélité féodale, masque et complice énigmatique de la fidélité courtoise. Il choisit en toute liberté, car nous avons marqué plus haut qu’étant plus fort que le roi et les barons, il pourrait, dans le plan féodal qu’il adopte, faire valoir le droit de la force…
Étrange amour, va-t-on penser, qui se conforme aux lois qui le condamnent, afin de mieux se conserver ! D’où peut venir cette préférence pour ce qui entrave la passion, pour ce qui empêche le « bonheur » des amants, les sépare et les martyrise ? » (p.35-36)
« Tout manifeste, dans le comportement du chevalier et de la princesse, une exigence ignorée d’eux –et peut-être du romancier- mais plus profonde que celle de leur bonheur. Pas un des obstacles qu’ils rencontrent ne se révèle, objectivement, insurmontable, et pourtant ils renoncent à chaque fois ! On peut dire qu’ils ne perdent pas une occasion de se séparer. Quand il n’y a pas d’obstacle, ils en inventent : l’épée nue, le mariage de Tristan. Ils en inventent comme à plaisir –bien qu’ils en souffrent. Serait-ce alors pour le plaisir du romancier et du lecteur ? Mais c’est tout un, car le démon de l’amour courtois qui inspire au cœur des amants des ruses d’où naît leur souffrance, c’est le démon même du roman tel que l’aiment les Occidentaux.
Quel est le vrai sujet de la légende ? La séparation des amants ? Oui, mais au nom de la passion, et pour l’amour de l’amour même qui les tourmente, pour l’exalter, pour le transfigurer –au détriment de leur bonheur et de leur vie même… » (p.38-39)
« Il faut avoir l’audace de poser la question : Tristan aime-t-il Iseut ? Est-il aimé par elle ? […]
Rien d’humain ne paraît rapprocher nos amants, bien au contraire. Lors de leur première rencontre, ils n’ont que des rapports de politesse conventionnelle. Et quand Tristan revient en quête d’Iseut, on se souvient que cette politesse fait place à la plus franche hostilité. Tout porte à croire que librement ils ne se fussent jamais choisis. Mais ils ont bu le philtre, et voici la passion. […]
L’aveu n’en est pas moins formel : « Il ne m’aime pas, ne je lui ». Tout se passe comme s’ils ne se voyaient pas, comme s’ils ne se reconnaissaient pas. Ce qui les rive au « tourment délicieux » n’appartient ni à l’un ni à l’autre, mais relève d’une puissance étrangère, indépendante de leurs qualités, de leurs désirs, au moins conscients, et de leur être tel qu’ils le connaissent. […]
L’ « amistié » dont il est question à propos de la durée du philtre est le contraire d’une amitié réelle. Bien plus, si l’amitié morale se fait jour, ce n’est qu’au moment où la passion faiblit. Et le tout premier effet de cette amitié naissante n’est pas du tout d’unir davantage les amants, mais au contraire de leur montrer qu’ils ont tout intérêt à se quitter. » (p.39-41)
« Tristan et Iseut ne s’aiment pas, ils l’ont dit et tout le confirme. Ce qu’ils aiment, c’est l’amour, c’est le fait même d’aimer. Et ils agissent comme s’ils avaient compris que tout ce qui s’oppose à l’amour le garantit et le consacre dans leur cœur, pour l’exalter à l’infini dans l’instant de l’obstacle absolu, qui est la mort.
Tristan aime de se sentir aimer, bien plus qu’il n’aime Iseut la Blonde. Et Iseut ne fait rien pour retenir Tristan près d’elle : il lui suffit d’un rêve passionné. Ils ont besoin l’un de l’autre pour brûler, mais non de l’autre tel qu’il est ; et non de la présence de l’autre, mais bien plutôt de son absence !
La séparation des amants résulte ainsi de leur passion même, et de l’amour qu’ils portent à leur passion plutôt qu’à son contentement, plutôt qu’à son vivant objet. D’où les obstacles multipliés par le Roman ; d’où l’indifférence étonnante de ces complices d’un même rêve au sein duquel chacun d’eux reste seul ; d’où le crescendo romanesque et la mortelle apothéose. » (p.44)
« Sans le mari, il ne resterait aux deux amants qu’à se marier. Or on ne conçoit pas que Tristan puisse jamais épouser Iseut. Elle est le type de femme qu’on épouse point, car alors on cesserait de l’aimer, puisqu’elle cesserait d’être ce qu’elle est. Imaginez cela : Madame Tristan ! C’est la négation de la passion, au moins de celle dont nous nous occupons. L’ardeur amoureuse spontanée, couronnée et non combattue, est par essence peu durable. C’est une flambée qui ne peut pas survivre à l’éclat de sa consommation. Mais sa brûlure demeure inoubliable, et c’est elle que les amants veulent prolonger et renouveler à l’infini. D’où les périls nouveaux qu’ils vont défier. » (p.46-47)
« L’amour de l’amour même dissimulait une passion beaucoup plus terrible, une volonté profondément inavouable –et qui ne pouvait que se « trahir » par des symboles tels que celui de l’épée nue ou de la périlleuse chasteté. Sans le savoir, les amants malgré eux n’ont jamais désiré que la mort ! Sans le savoir, en se trompant passionnément, ils n’ont jamais cherché que le rachat et la revanche de « ce qu’ils subissaient » -la passion initiée par le philtre. Au fond le plus secret de leur cœur, c’était la volonté de la mort, la passion active de la Nuit qui dictait ses décisions fatales. » (p.48)
« Passion veut dire souffrance, chose subie, prépondérance du destin sur la personne libre et responsable. Aimer l’amour plus que l’objet de l’amour, aimer la passion pour elle-même, de l’amabam amare d’Augustin jusqu’au romantisme moderne, c’est aimer et chercher la souffrance. Amour-passion : désir de ce qui nous blesse, et nous anéantit par son triomphe. C’est un secret dont l’Occident n’a jamais toléré l’aveu, et qu’il n’a pas cessé de refouler, -de préserver ! Il en est peu de plus tragiques, et sa persistance nous invite à porter sur l’avenir de l’Europe un jugement très pessimiste.
Marquons ici une incidence qui méritera plus tard son développement : c’est la liaison ou la complicité de la passion, du goût de la mort qu’elle dissimule, et d’un certain mode de connaître qui définirait à lui seul notre psyché occidentale.
Pourquoi l’homme d’Occident veut-il subir cette passion qui le blesse et que toute sa raison condamne ? Pourquoi veut-il cet amour dont l’éclat ne peut être que son suicide ? C’est qu’il se connaît et s’éprouve sous le coup de menaces vitales, dans la souffrance et au seuil de la mort. » (p.53)
« Le bonheur des amants ne nous émeut que par l’attente du malheur qui le guette. Il y faut cette menace de la vie et des hostiles réalités qui l’éloignent dans quelque au-delà. La nostalgie, le souvenir, et non pas la présence, nous émeuvent. La présence est inexprimable, elle ne possède aucune durée sensible, elle ne peut être qu’un instant de grâce –le duo de Don Juan et Zerline. Ou bien l’on tombe dans une idylle de carte postale.
L’amour heureux n’a pas d’histoire dans la littérature occidentale. Et l’amour qui n’est pas réciproque ne passe point pour un amour vrai. La grande trouvaille des poètes de l’Europe, ce qui les distingue avant tout dans la littérature mondiale, ce qui exprime le plus profondément l’obsession de l’Européen : connaître à travers la douleur, c’est le secret du mythe de Tristan, l’amour-passion à la fois partagé et combattu, anxieux d’un bonheur qu’il repousse, magnifié par sa catastrophe, -l’amour réciproque malheureux. » (p.54-55)
« Pour autant que l’amour-passion rénove le mythe dans nos vies, nous ne pouvons plus ignorer, désormais, la condamnation radicale qu’il représente pour le mariage. Nous savons, par la fin du mythe, que la passion est une ascèse. Elle s’oppose à la vie terrestre d’une manière d’autant plus efficace qu’elle prend la forme du désir, et que ce désir, à son tour, se déguise en fatalité.
Incidemment, nous avons indiqué qu’un tel amour n’est pas sans lien profond avec notre goût de la guerre. » (p.57)
-Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Livre Premier « Le Mythe de Tristan », Plon, Bibliothèque 10/18, 1972, 445 pages.
Les amoureux me tiendront pour un cynique, et ceux qui n’ont jamais connu la vraie passion s’étonneront de m’y voir consacrer tout un livre. Les uns diront qu’à définir l’amour, on le perd ; les autres, qu’on y perd son temps. A qui plaire-je ? A ceux qui veulent savoir, peut-être, ou même guérir ? » (p.
« Que l’accord d’amour et de mort soit celui qui émeuve en nous les résonnances les plus profondes, c’est un fait qu’établit à première vue le succès prodigieux du roman. Il est d’autre raisons, plus secrètes, d’y voir comme une définition de la conscience occidentale…
Amour et mort, amour mortel : si ce n’est pas toute la poésie, c’est du moins tout ce qu’il y a de populaire, tout ce qu’il y a d’universellement émouvant dans nos littératures ; et dans nos plus vieilles légendes, et dans nos plus belles chansons. L’amour heureux n’a pas d’histoire. Il n’est de roman que de l’amour mortel, c’est-à-dire de l’amour menacé et condamné par la vie même. Ce qui exalte le lyrisme occidental, ce n’est pas le plaisir des sens, ni la paix féconde du couple. C’est moins l’amour comblé que la passion d’amour. Et passion signifie souffrance. Voilà le fait fondamental. » (p.16)
« Tout en nous et autour de nous glorifie à tel point la passion que nous en sommes venus à voir en elle une promesse de vie plus vivante, une puissance qui transfigure, quelque chose qui serait au-delà du bonheur et de la souffrance, une béatitude ardente. » (p.16)
« La société où nous vivons et dont les mœurs n’ont guère changé, sous ce rapport, depuis des siècles, réduit l’amour-passion, neuf fois sur dix, à revêtir la forme de l’adultère. […]
Faut-il croire qu’en secret nous préférons ce qui nous blesse et nous exalte à ce qui semblerait combler notre idéal de vie harmonieuse ? » (p.16)
« Affirmer que l’amour-passion signifie, de fait, l’adultère, c’est insister sur la réalité que notre culte de l’amour masque et transfigure à la fois ; c’est mettre au jour ce que ce culte dissimule, refoule, et refuse de nommer pour nous permettre un abandon ardent à ce que nous n’osions pas revendiquer. La résistance même qu’éprouvera le lecteur à reconnaître que passion et adultère se confondent le plus souvent dans la société qui est la nôtre, n’est-ce pas une première preuve de ce fait paradoxal : que nous voulons la passion et le malheur à condition de ne jamais avouer que nous les voulons en tant que tels ? » (p.16-17)
« Le mal constaté, faut-il en rejeter la faute sur l’institution du mariage, ou au contraire, sur « quelque chose » qui la ruine au cœur même de nos ambitions ? Est-ce vraiment, comme beaucoup le pensent, la conception dite « chrétienne » du mariage qui cause tout notre tourment, ou au contraire, est-ce une conception de l’amour dont on n’a peut-être pas vu qu’elle rend ce lien, dès le principe, insupportable ?
Je constate que l’Occidental aime au moins autant ce qui détruit que ce qui assure « le bonheur des époux ». D’où peut venir une telle contradiction ? Si le secret de la crise du mariage est simplement l’attrait de l’interdit, d’où nous vient ce goût du malheur ? Quelle idée de l’amour trahit-il ? Quel secret de notre existence, de notre esprit, de notre histoire peut-être ? » (p.18)
« Il existe un grand mythe européen de l’adultère : le Roman de Tristan et Iseut. » (p.18)
« Nous n’en sommes plus à croire que mythe est synonyme d’irréalité et d’illusion. Trop de mythes manifestent parmi nous une puissance trop incontestable. Mais l’abus que l’on fait du mot oblige à la redéfinir.
On pourrait dire d’une manière générale qu’un mythe est une histoire, une fable symbolique, simple et frappante, résumant un nombre infini de situations plus ou moins analogues. Le mythe permet de saisir d’un coup d’œil certains types de relations constantes, et de les dégager du fouillis des apparences quotidiennes.
Dans un sens plus étroit, les mythes traduisent les règles de conduite d’un groupe social ou religieux. Ils procèdent donc de l’élément sacré autour duquel s’est constitué le groupe. (Récits symboliques de la vie et de la mort des dieux, légendes expliquant les sacrifices ou l’origine des tabous, etc.). On l’a remarqué souvent : un mythe n’a pas d’auteur. Son origine doit être obscure. Et son sens même l’est en partie. Il se présente comme l’expression tout anonyme de réalités collectives, ou plus exactement : communes. […]
Mais le caractère le plus profond du mythe, c’est le pouvoir qu’il prend sur nous, généralement à notre insu. Ce qui fait qu’une histoire, un évènement ou même un personnage deviennent des mythes, c’est précisément cet empire qu’ils exercent sur nous comme malgré nous. Une œuvre d’art, comme telle, n’a pas à proprement parler un pouvoir de contrainte sur le public. Si belle et puissante qu’elle soit, on peut toujours la critiquer, ou la goûter pour des raisons individuelles. Il n’en va pas de même pour le mythe : son énoncé désarme toute critique, réduit au silence la raison, ou tout au moins, la rend inefficace. » (p.19-20)
« Je me propose d’envisager Tristan non point comme œuvre littéraire, mais comme type des relations de l’homme et de la femme dans un groupe historique donné : l’élite sociale, la société courtoise et pénétrée de chevalerie du XIIème et du XIIIème siècle. Ce groupe est à vrai dire dissous depuis longtemps. Pourtant ses lois sont encore les nôtres d’une manière secrète et diffuse. Profanées et reniées par nos codes officiels, elles sont devenues d’autant plus contraignantes qu’elles n’ont plus de pouvoir que sur nos rêves. » (p.20)
« Nous avons besoin d’un mythe pour exprimer le fait obscur et inavouable que la passion est liée à la mort, et qu’elle entraîne la destruction pour ceux qui s’y abandonnent de toutes leurs forces. C’est que nous voulons sauver cette passion, et que nous chérissons ce malheur, cependant que nos morales officielles et notre raison les condamnent. L’obscurité du mythe nous met donc en mesure d’accueillir son contenu déguisé et d’en jouir par l’imagination, sans en prendre toutefois une conscience assez claire pour qu’éclate la contradiction. » (p.21)
« La raison [est] l’activité profanatrice qui s’exerce aux dépens du sacré collectif et qui en libère l’individu. Que le rationalisme soit passé au rang de doctrine officielle ne doit pas nous faire oublier son efficacité proprement sacrilège, antisociale, « dissociatrice ». » (p.21-22)
« Le mythe, au sens strict du terme, se constitua au XIIème siècle, c’est-à-dire dans une période où les élites faisaient un vaste effort de mise en ordre sociale et morale. Il s’agissait de « contenir », précisément, les poussées de l’instinct destructeur : car la religion, en l’attaquant, l’exaspérait. Les chroniqueurs, les sermons et les satires de ce siècle nous révèlent qu’il connut une première « crise du mariage ». Elle appelait une réaction vive. Le succès du Roman de Tristan fut donc d’ordonner la passion dans un cadre où elle pût s’exprimer en satisfactions symboliques (Ainsi l’Église avait « compris » le paganisme dans ses rites).
Or si ce cadre disparaît, cette passion n’en subsiste pas moins. Elle est toujours aussi dangereuse pour la vie de la société. Elle tend toujours à provoquer, de la part de la société, une mise en ordre équivalente. » (p.23)
« Nous sommes parvenus au point de désordre social où l’immoralisme se révèle plus exténuant que les morales anciennes. Le culte de l’amour-passion s’est tellement démocratisé qu’il perd ses vertus esthétiques et sa valeur de tragédie spirituelle. » (p.25)
« Une première remarque m’a frappé, faite en passant par l’un des éditeurs récents de la légende : tout au long du Roman, Tristan paraît physiquement supérieur à tous ses adversaires et, particulièrement, au roi. Aucune force extérieure ne saurait donc l’empêcher d’enlever Iseut et d’obéir à son destin. Les mœurs du temps sanctionnent le droit du plus fort, elles le divinisent même sans le moindre scrupule ; et surtout s’il s’agit du droit d’un homme sur une femme : c’est l’enjeu habituel des tournois. Pourquoi Tristan n’use-t-il pas de ce droit ?
Mise en éveil par cette première question, notre méfiance critique ne tarde pas à découvrir d’autres énigmes, non moins curieuses et obscures.
Pourquoi l’épée de chasteté entre les corps dans la forêt ? Les amants ont déjà péché ; ils refusent de se repentir, à ce moment-là ; enfin ils ne prévoient nullement que le roi pourrait les surprendre. Or on ne trouve ni un vers ni un mot, dans les différentes versions, qui donnent la raison de cet acte.
Pourquoi Tristan rend-il la reine à Marc, et cela même dans les versions où le philtre continue d’agir ? Si, comme certains le disent, c’est une repentance sincère qui motive la séparation, pourquoi se promettent-ils de se revoir au moment même où ils acceptent de se quitter ? Pourquoi Tristan s’éloigne-t-il ensuite pour courir de nouvelles aventures, alors qu’ils ont un rendez-vous dans la forêt ? Pourquoi la reine coupable propose-t-elle un « jugement de Dieu » ? Elle sait bien que cette épreuve doit la perdre. Elle n’en triomphe que par une ruse improvisée in extremis, et qui donnée comme trompant Dieu lui-même, puisque le miracle s’opère !
Enfin, ce jugement étant acquis, la reine passe pour innocente. Tristan l’est donc aussi, et l’on ne voit plus du tout ce qui s’opposerait à son retour auprès du roi, donc auprès d’Iseut…
D’autre part, n’est-il pas fort étrange que les poètes du XIIème siècle, si exigeants dès qu’il s’agit d’honneur, de fidélité au suzerain, laissent passer sans un mot de commentaire tant d’actions aussi peu défendables ? Comment peuvent-ils nous présenter tel un modèle de chevalerie ce Tristan qui a trompé son roi par les ruses les plus cyniques ; ou telle une vertueuse dame cette épouse adultère, et qui ne recule même pas devant un astucieux blasphème ? Pourquoi traitent-ils au contraire de « félons » les barons qui défendent l’honneur de Marc ? Même si la jalousie meut ces barons, ils n’ont du moins ni menti ni trompé, et ce n’est pas le cas de Tristan…
Enfin l’on en vient à douter de la valeur même des rares motifs allégués. En effet, si la morale de la fidélité au suzerain exige que Tristan livre à Marc la fiancée qu’il alla quérir –et qu’il avait conquise de plein droit pour lui-même en la délivrant du dragon, comme ne manque pas le souligner Thomas- on ne peut s’empêcher de penser que ces scrupules sont bien tardifs et peu sincères, puisque Tristan n’a de cesse qu’il ne rentre à la cours, auprès d’Iseut…Et ce philtre qui cesse d’agir, n’était-il pas destiné aux époux ? Alors, pourquoi limiter sa durée ? Trois ans, ce n’est guère pour le bonheur d’un couple. Et quand Tristan épouse l’autre Iseut « pour son nom et pour sa beauté » mais cependant la laisse vierge, n’est-il pas évident que rien ne l’oblige à ce mariage et à cette chasteté injurieuse, et qu’il se met dans une situation qui n’a d’autre issue que la mort ? » (p.31-33)
« Un moderne commentateur du Roman de Tristan et Iseut veut y voir un « conflit cornélien entre l’amour et le devoir ». Cette interprétation classique est un aimable anachronisme. Outre qu’elle abuse de Corneille, elle paraît ignorer l’un de ces faits dont l’envergure échappe souvent aux prises de l’érudition scrupuleuse. Je veux parler de l’opposition qui se manifeste dès la seconde moitié du XIIème siècle entre la règle chevaleresque et les coutumes féodales. Peut-être n’a-t-on pas assez marqué à quel point les romans bretons la reflètent et la cultivent.
Il est probable que la chevalerie courtoise ne fut guère qu’un idéal. Les premiers auteurs qui en parlent ont l’habitude de déplorer sa décadence : mais ils oublient que, telle qu’il la souhaitent, elle vient à peine de naître dans leurs rêves. […]
En quoi le roman breton se distingue-t-il de la chanson de geste, qu’il supplanta dès la seconde moitié du XIIème siècle avec une étonnante rapidité ? En ceci qu’il donne à la femme le rôle qui revenait précédemment au suzerain. Le chevalier breton, tout comme le troubadour méridional, se reconnaît le vassal d’une Dame élue. Mais en fait, il demeure le vassal d’un seigneur. D’où naîtront des conflits de droit, dont le Roman offre plus d’un exemple.
Reprenons l’épisode des trois barons « félons ». Selon la morale féodale, le vassal est tenu de dénoncer au seigneur tout ce qui lèse son droit ou son honneur : il est « félon » s’il ne le fait pas. Or, dans Tristan, les barons dénoncent Iseut au roi Marc : ils devraient donc passer pour « féaux » et loyaux. Et si l’auteur les traite cependant de félons, c’est en vertu d’un autre code évidemment, qui ne peut être que celui de la chevalerie du Midi. La décision des cours d’amour de la Gascogne est bien connue : félon sera celui qui révèle les secrets de l’amour courtois.
Ce seul exemple suffirait à démontrer que les auteurs du Roman avaient choisi en toute conscience pour la chevalerie « courtoise » contre le droit féodal. » (p.33-35)
« Selon la thèse officiellement admise, l’amour courtois est né d’une réaction à l’anarchie brutale des mœurs féodales. On sait que le mariage, au XIIème siècle, était devenu pour les seigneurs une pure et simple occasion de s’enrichir, et d’annexer des terres données en dot ou espérées en héritage. Quand l’ « affaire » tournait mal, on répudiait sa femme. Le prétexte de l’inceste, curieusement exploité, trouvait l’Église sans résistance : il suffisait d’alléguer, sans trop de preuves d’une parenté au quatrième degré, pour obtenir l’annulation. A ces abus, générateurs de querelles infinies et de guerres, l’amour courtois oppose une fidélité indépendante du mariage légal et fondée sur le seul amour. Il en vient même à déclarer que l’amour et le mariage ne sont pas compatibles […]
Si Tristan, et l’auteur du Roman, partagent une telle manière de voir, la félonie et l’adultère sont excusés, et plus qu’excusés, magnifiés comme exprimant une intrépide fidélité à la loi supérieure du donnoi, c’est-à-dire de l’amour courtois (Donnoi, ou domnei en provençal, désigne la relation de vasselage institué entre l’amant-chevalier et sa Dame, ou domina).
Fidélité incompatible avec celle du mariage, on l’a vu. Le Roman ne manque pas une occasion de rabaisser l’institution sociale, d’humilier le mari –roi aux oreilles de cheval, toujours si facilement dupé- et de glorifier la vertu de ceux qui s’aiment hors du mariage et contre lui.
Mais cette fidélité courtoise présente un trait des plus curieux : elle s’oppose, autant qu’au mariage, à la « satisfaction », de l’amour. « Il ne sait de donnoi vraiment rien, celui qui désire l’entière possession de sa dame. Cela n’est plus amour, qui tourne à réalité. » [Fauriel, Histoire de la poésie provençale, I, p.512]. Voilà qui nous met sur la voie d’une première explication d’épisodes tels que ceux de l’épée de chasteté, du retour d’Iseut à son mari après la retraite dans le Morrois, ou même du mariage blanc de Tristan.
En effet, le « droit de la passion », au sens où l’entendent les modernes, permettrait à Tristan d’enlever Iseut, après qu’ils ont bu le philtre. Cependant il la livre à Marc : c’est que la règle de l’amour courtois s’oppose à ce qu’une telle passion « tourne à réalité », c’est-à-dire aboutisse à l’« entière possession de sa dame ». Tristan choisira donc, dans ce cas, d’observer la fidélité féodale, masque et complice énigmatique de la fidélité courtoise. Il choisit en toute liberté, car nous avons marqué plus haut qu’étant plus fort que le roi et les barons, il pourrait, dans le plan féodal qu’il adopte, faire valoir le droit de la force…
Étrange amour, va-t-on penser, qui se conforme aux lois qui le condamnent, afin de mieux se conserver ! D’où peut venir cette préférence pour ce qui entrave la passion, pour ce qui empêche le « bonheur » des amants, les sépare et les martyrise ? » (p.35-36)
« Tout manifeste, dans le comportement du chevalier et de la princesse, une exigence ignorée d’eux –et peut-être du romancier- mais plus profonde que celle de leur bonheur. Pas un des obstacles qu’ils rencontrent ne se révèle, objectivement, insurmontable, et pourtant ils renoncent à chaque fois ! On peut dire qu’ils ne perdent pas une occasion de se séparer. Quand il n’y a pas d’obstacle, ils en inventent : l’épée nue, le mariage de Tristan. Ils en inventent comme à plaisir –bien qu’ils en souffrent. Serait-ce alors pour le plaisir du romancier et du lecteur ? Mais c’est tout un, car le démon de l’amour courtois qui inspire au cœur des amants des ruses d’où naît leur souffrance, c’est le démon même du roman tel que l’aiment les Occidentaux.
Quel est le vrai sujet de la légende ? La séparation des amants ? Oui, mais au nom de la passion, et pour l’amour de l’amour même qui les tourmente, pour l’exalter, pour le transfigurer –au détriment de leur bonheur et de leur vie même… » (p.38-39)
« Il faut avoir l’audace de poser la question : Tristan aime-t-il Iseut ? Est-il aimé par elle ? […]
Rien d’humain ne paraît rapprocher nos amants, bien au contraire. Lors de leur première rencontre, ils n’ont que des rapports de politesse conventionnelle. Et quand Tristan revient en quête d’Iseut, on se souvient que cette politesse fait place à la plus franche hostilité. Tout porte à croire que librement ils ne se fussent jamais choisis. Mais ils ont bu le philtre, et voici la passion. […]
L’aveu n’en est pas moins formel : « Il ne m’aime pas, ne je lui ». Tout se passe comme s’ils ne se voyaient pas, comme s’ils ne se reconnaissaient pas. Ce qui les rive au « tourment délicieux » n’appartient ni à l’un ni à l’autre, mais relève d’une puissance étrangère, indépendante de leurs qualités, de leurs désirs, au moins conscients, et de leur être tel qu’ils le connaissent. […]
L’ « amistié » dont il est question à propos de la durée du philtre est le contraire d’une amitié réelle. Bien plus, si l’amitié morale se fait jour, ce n’est qu’au moment où la passion faiblit. Et le tout premier effet de cette amitié naissante n’est pas du tout d’unir davantage les amants, mais au contraire de leur montrer qu’ils ont tout intérêt à se quitter. » (p.39-41)
« Tristan et Iseut ne s’aiment pas, ils l’ont dit et tout le confirme. Ce qu’ils aiment, c’est l’amour, c’est le fait même d’aimer. Et ils agissent comme s’ils avaient compris que tout ce qui s’oppose à l’amour le garantit et le consacre dans leur cœur, pour l’exalter à l’infini dans l’instant de l’obstacle absolu, qui est la mort.
Tristan aime de se sentir aimer, bien plus qu’il n’aime Iseut la Blonde. Et Iseut ne fait rien pour retenir Tristan près d’elle : il lui suffit d’un rêve passionné. Ils ont besoin l’un de l’autre pour brûler, mais non de l’autre tel qu’il est ; et non de la présence de l’autre, mais bien plutôt de son absence !
La séparation des amants résulte ainsi de leur passion même, et de l’amour qu’ils portent à leur passion plutôt qu’à son contentement, plutôt qu’à son vivant objet. D’où les obstacles multipliés par le Roman ; d’où l’indifférence étonnante de ces complices d’un même rêve au sein duquel chacun d’eux reste seul ; d’où le crescendo romanesque et la mortelle apothéose. » (p.44)
« Sans le mari, il ne resterait aux deux amants qu’à se marier. Or on ne conçoit pas que Tristan puisse jamais épouser Iseut. Elle est le type de femme qu’on épouse point, car alors on cesserait de l’aimer, puisqu’elle cesserait d’être ce qu’elle est. Imaginez cela : Madame Tristan ! C’est la négation de la passion, au moins de celle dont nous nous occupons. L’ardeur amoureuse spontanée, couronnée et non combattue, est par essence peu durable. C’est une flambée qui ne peut pas survivre à l’éclat de sa consommation. Mais sa brûlure demeure inoubliable, et c’est elle que les amants veulent prolonger et renouveler à l’infini. D’où les périls nouveaux qu’ils vont défier. » (p.46-47)
« L’amour de l’amour même dissimulait une passion beaucoup plus terrible, une volonté profondément inavouable –et qui ne pouvait que se « trahir » par des symboles tels que celui de l’épée nue ou de la périlleuse chasteté. Sans le savoir, les amants malgré eux n’ont jamais désiré que la mort ! Sans le savoir, en se trompant passionnément, ils n’ont jamais cherché que le rachat et la revanche de « ce qu’ils subissaient » -la passion initiée par le philtre. Au fond le plus secret de leur cœur, c’était la volonté de la mort, la passion active de la Nuit qui dictait ses décisions fatales. » (p.48)
« Passion veut dire souffrance, chose subie, prépondérance du destin sur la personne libre et responsable. Aimer l’amour plus que l’objet de l’amour, aimer la passion pour elle-même, de l’amabam amare d’Augustin jusqu’au romantisme moderne, c’est aimer et chercher la souffrance. Amour-passion : désir de ce qui nous blesse, et nous anéantit par son triomphe. C’est un secret dont l’Occident n’a jamais toléré l’aveu, et qu’il n’a pas cessé de refouler, -de préserver ! Il en est peu de plus tragiques, et sa persistance nous invite à porter sur l’avenir de l’Europe un jugement très pessimiste.
Marquons ici une incidence qui méritera plus tard son développement : c’est la liaison ou la complicité de la passion, du goût de la mort qu’elle dissimule, et d’un certain mode de connaître qui définirait à lui seul notre psyché occidentale.
Pourquoi l’homme d’Occident veut-il subir cette passion qui le blesse et que toute sa raison condamne ? Pourquoi veut-il cet amour dont l’éclat ne peut être que son suicide ? C’est qu’il se connaît et s’éprouve sous le coup de menaces vitales, dans la souffrance et au seuil de la mort. » (p.53)
« Le bonheur des amants ne nous émeut que par l’attente du malheur qui le guette. Il y faut cette menace de la vie et des hostiles réalités qui l’éloignent dans quelque au-delà. La nostalgie, le souvenir, et non pas la présence, nous émeuvent. La présence est inexprimable, elle ne possède aucune durée sensible, elle ne peut être qu’un instant de grâce –le duo de Don Juan et Zerline. Ou bien l’on tombe dans une idylle de carte postale.
L’amour heureux n’a pas d’histoire dans la littérature occidentale. Et l’amour qui n’est pas réciproque ne passe point pour un amour vrai. La grande trouvaille des poètes de l’Europe, ce qui les distingue avant tout dans la littérature mondiale, ce qui exprime le plus profondément l’obsession de l’Européen : connaître à travers la douleur, c’est le secret du mythe de Tristan, l’amour-passion à la fois partagé et combattu, anxieux d’un bonheur qu’il repousse, magnifié par sa catastrophe, -l’amour réciproque malheureux. » (p.54-55)
« Pour autant que l’amour-passion rénove le mythe dans nos vies, nous ne pouvons plus ignorer, désormais, la condamnation radicale qu’il représente pour le mariage. Nous savons, par la fin du mythe, que la passion est une ascèse. Elle s’oppose à la vie terrestre d’une manière d’autant plus efficace qu’elle prend la forme du désir, et que ce désir, à son tour, se déguise en fatalité.
Incidemment, nous avons indiqué qu’un tel amour n’est pas sans lien profond avec notre goût de la guerre. » (p.57)
-Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Livre Premier « Le Mythe de Tristan », Plon, Bibliothèque 10/18, 1972, 445 pages.