http://tumultieordini.over-blog.com/article-25909280.html
http://tumultieordini.over-blog.com/article-26539572.html
"L’entreprise spinoziste s’apparente à celle d’un autre grand original de la tradition européenne, Machiavel, auquel le penseur hollandais rend un hommage appuyé, chose rare chez lui, et dont il s’inspire profondément – pourtant, elle est sans précédent dans le champ de la philosophie rationaliste (champ auquel n'appartient pas Machiavel). Il s’agit en effet de construire une philosophie politique à la fois descriptive et prescriptive qui ne doive rien à une quelconque transcendance, qu’il s’agisse de celle de Dieu, de celle de la souveraineté politique, de celle du droit et du contrat. La question est alors de savoir comment faire coexister les volontés individuelles, et, mieux encore, comment faire agir ensemble des hommes que leurs intérêts paraît séparer sinon opposer, sans assujettir les individus à une quelconque transcendance devant laquelle ils devraient s’incliner. L’enjeu de cette recherche, on le pressent, est donc une certaine idée de la liberté individuelle et collective, que paraît résumer la célèbre formule : multitudinis potentia, que l’on traduit par « la puissance du grand nombre », ou celle « de la masse », ou celle « de la multitude ». A elle seule, la multitude constituerait une puissance valable comme principe d’une souveraineté sur laquelle pourraient s’établir la société et l’Etat. Il est donc capital de déterminer comment une telle puissance est capable de se substituer aux transcendances admises par la tradition philosophique. On verra que la réponse à la question est notamment inscrite dans la définition spinoziste de l’activité philosophique comme tentative de compréhension de la nature, et, bien entendu, dans la définition de la nature elle-même. Dieu, la nature et les substances individuelles sont également caractérisés par le penseur hollandais comme des formes de la potentia. Ainsi sommes-nous conduits à nous demander quels liens existent entre les dimensions métaphysique et politique de l’œuvre spinoziste. La promesse délivrée par cette dernière est de donner accès à une théorie politique moniste, dont les effets permettent ce qu’on pourrait nommer un matérialisme non réducteur, capable par exemple de donner à comprendre l’effectivité des jeux de pouvoir issus de l’imagination des hommes."
"Il est tentant de rapporter la pensée de Spinoza au mouvement politique et idéologique du libéralisme, car elle semble l’anticiper en ce qu’il précisément consisté à repérer puis à promouvoir les dynamiques passionnelles qui permettent à la société de s’auto-organiser de manière indépendante vis-à-vis de toute tutelle théologique ou politique. Par exemple, la doctrine spinoziste de la tolérance développée dans le Traité théologico-politique paraît tout à fait proche, dans ses conditions théoriques comme ses effets pratiques, des développements de Locke dans la Lettre sur la tolérance et dans le Second traité du gouvernement. Ici, ce qui est intéressant, c’est de se demander ce qui rapproche Spinoza et la tradition des Locke, Mandeville, Hume et Smith, mais aussi ce qui les sépare. En particulier, comment le penseur hollandais réussit-il à concilier une philosophie qui est une éthique rationaliste et une doctrine des passions qui fait songer à la théorie libérale ?
En fin de compte, la plus grande originalité de Spinoza réside peut-être dans sa manière de penser la condition pleinement politique de l’homme. Être singularisé dans l’usage de sa raison comme dans ses affects, l’homme gagne cependant à concevoir son action comme commune : l’individualité la plus authentique, la plus pleine et entière, est celle qui se comprend comme collective, puisque autrui augmente la puissance individuelle d’agir. Mieux que personne, le penseur hollandais a mis en lumière le fait que la dimension politique couronne l’anthropologie philosophique spinoziste, parce que l’agir commun consacre les potentialités de l’individualité ; la signification de l’expression « multitudinis potentia » ne serait donc pas moins politique que métaphysique, elle concernerait à la fois l’agir commun et la nature de la subjectivité. Cette relation entre l’individualité et la collectivité doit être interrogée sous l’angle philosophique aussi bien que sous l’angle politique : d’une part, grâce à elle, la notion d’individualité ne reçoit-elle pas une définition nouvelle et très originale, très différents de l’individualisme typique du libéralisme ? Quelles sont les relations entre la « puissance de la multitude » et les potentialités recelées par l’individualité ? De l’autre, ne permet-elle pas de concevoir la philosophie comme pleinement politique, ou bien, mieux encore, une politique totalement inspirée par la philosophie ?"
-Thierry Ménissier, "La philosophie politique de Spinoza, introduction", site de l'auteur, 7 janvier 2009.
http://tumultieordini.over-blog.com/article-26539572.html
"L’entreprise spinoziste s’apparente à celle d’un autre grand original de la tradition européenne, Machiavel, auquel le penseur hollandais rend un hommage appuyé, chose rare chez lui, et dont il s’inspire profondément – pourtant, elle est sans précédent dans le champ de la philosophie rationaliste (champ auquel n'appartient pas Machiavel). Il s’agit en effet de construire une philosophie politique à la fois descriptive et prescriptive qui ne doive rien à une quelconque transcendance, qu’il s’agisse de celle de Dieu, de celle de la souveraineté politique, de celle du droit et du contrat. La question est alors de savoir comment faire coexister les volontés individuelles, et, mieux encore, comment faire agir ensemble des hommes que leurs intérêts paraît séparer sinon opposer, sans assujettir les individus à une quelconque transcendance devant laquelle ils devraient s’incliner. L’enjeu de cette recherche, on le pressent, est donc une certaine idée de la liberté individuelle et collective, que paraît résumer la célèbre formule : multitudinis potentia, que l’on traduit par « la puissance du grand nombre », ou celle « de la masse », ou celle « de la multitude ». A elle seule, la multitude constituerait une puissance valable comme principe d’une souveraineté sur laquelle pourraient s’établir la société et l’Etat. Il est donc capital de déterminer comment une telle puissance est capable de se substituer aux transcendances admises par la tradition philosophique. On verra que la réponse à la question est notamment inscrite dans la définition spinoziste de l’activité philosophique comme tentative de compréhension de la nature, et, bien entendu, dans la définition de la nature elle-même. Dieu, la nature et les substances individuelles sont également caractérisés par le penseur hollandais comme des formes de la potentia. Ainsi sommes-nous conduits à nous demander quels liens existent entre les dimensions métaphysique et politique de l’œuvre spinoziste. La promesse délivrée par cette dernière est de donner accès à une théorie politique moniste, dont les effets permettent ce qu’on pourrait nommer un matérialisme non réducteur, capable par exemple de donner à comprendre l’effectivité des jeux de pouvoir issus de l’imagination des hommes."
"Il est tentant de rapporter la pensée de Spinoza au mouvement politique et idéologique du libéralisme, car elle semble l’anticiper en ce qu’il précisément consisté à repérer puis à promouvoir les dynamiques passionnelles qui permettent à la société de s’auto-organiser de manière indépendante vis-à-vis de toute tutelle théologique ou politique. Par exemple, la doctrine spinoziste de la tolérance développée dans le Traité théologico-politique paraît tout à fait proche, dans ses conditions théoriques comme ses effets pratiques, des développements de Locke dans la Lettre sur la tolérance et dans le Second traité du gouvernement. Ici, ce qui est intéressant, c’est de se demander ce qui rapproche Spinoza et la tradition des Locke, Mandeville, Hume et Smith, mais aussi ce qui les sépare. En particulier, comment le penseur hollandais réussit-il à concilier une philosophie qui est une éthique rationaliste et une doctrine des passions qui fait songer à la théorie libérale ?
En fin de compte, la plus grande originalité de Spinoza réside peut-être dans sa manière de penser la condition pleinement politique de l’homme. Être singularisé dans l’usage de sa raison comme dans ses affects, l’homme gagne cependant à concevoir son action comme commune : l’individualité la plus authentique, la plus pleine et entière, est celle qui se comprend comme collective, puisque autrui augmente la puissance individuelle d’agir. Mieux que personne, le penseur hollandais a mis en lumière le fait que la dimension politique couronne l’anthropologie philosophique spinoziste, parce que l’agir commun consacre les potentialités de l’individualité ; la signification de l’expression « multitudinis potentia » ne serait donc pas moins politique que métaphysique, elle concernerait à la fois l’agir commun et la nature de la subjectivité. Cette relation entre l’individualité et la collectivité doit être interrogée sous l’angle philosophique aussi bien que sous l’angle politique : d’une part, grâce à elle, la notion d’individualité ne reçoit-elle pas une définition nouvelle et très originale, très différents de l’individualisme typique du libéralisme ? Quelles sont les relations entre la « puissance de la multitude » et les potentialités recelées par l’individualité ? De l’autre, ne permet-elle pas de concevoir la philosophie comme pleinement politique, ou bien, mieux encore, une politique totalement inspirée par la philosophie ?"
-Thierry Ménissier, "La philosophie politique de Spinoza, introduction", site de l'auteur, 7 janvier 2009.