"Quand le monde était de cinq siècles plus jeune qu'aujourd'hui, les événements vie se détachaient avec des contours plus marqués. De l'adversité au bonheur, la distance semblait plus grande ; toute expérience avait encore ce degré d'immédiat et d'absolu qu'ont le plaisir et la peine dans l'esprit d'un enfant. Chaque acte, chaque événement était entouré de formes fixes et expressives, élevé à la dignité d'un rituel. Les choses capitales, naissance, mariage et mort, se trouvaient plongées, par le sacrement, dans le rayonnement du divin mystère ; les événements de moindre importance, eux aussi, voyage, tâche ou visite, étaient accompagnés d'un millier de bénédictions, de cérémonies et de formules." (p.10)
"Chaque état, chaque ordre, chaque profession était reconnaissable à l'habit." (p.10-11)
"Les formes symboliques et les contrastes perpétuels avec lesquels toute chose se présentait à l'esprit donnaient à la vie quotidienne une émotivité qui se manifestait par ces alternatives de désespoir ou de joie délirante, de cruauté ou de profonde tendresse, entre lesquelles oscillait la vie au moyen-âge." (p.11)
"Quand la funeste querelle entre les maisons d'Orléans et de Bourgogne eut dégénéré en guerre civile, et que le roi Charles VI, en 1412, eut pris l'oriflamme contre les Armagnacs, on ordonna à Paris, dès que le roi se trouva en territoire ennemi, des processions quotidiennes. Elles durèrent de fin mai à juillet, et ce furent chaque jour de nouveaux groupes, de nouveaux ordres, de nouvelles corporations, chaque jour par d'autres chemins et avec d'autres reliques, « les plus piteuses processions qui oncques eussent été veues de aage de homme ». Tous allaient nu-pieds, tous étaient à jeun, tant les seigneurs du Parlement que les pauvres bourgeois ; ceux qui le pouvaient portaient une chandelle ou une torche, et beaucoup d'enfants se joignaient à eux. Des villages environnants, venaient les pauvres, nupieds. On accompagnait la procession ou on la regardait « en grant pleur, en grans larmes, en grant dévotion. » Et presque chaque jour, il plut à verse." (p.12)
"Les chroniqueurs, quelque superficiels ou peu rigoureux soient-ils concernant les faits, demeurent pourtant indispensables à qui veut bien connaître le XVe siècle." (p.16)
"Les bourgeois du moyen-âge, lourdement imposés, et n'exerçant aucun contrôle sur l'emploi de l'argent, vivent dans la crainte perpétuelle de voir leurs deniers dissipés ou employés à autre chose qu'au bien-être du pays." (p.17)
"En 1407, la rivalité des maisons d'Orléans et de Bourgogne devient une hostilité publique : Louis d'Orléans, frère du roi, tombe sous les coups de meurtriers loués par son cousin, Jean sans Peur. Douze ans plus tard, la vengeance : en 1419, Jean sans Peur, dans une entrevue solennelle sur le pont de Montereau, est tué traîtreusement. Ces deux assassinats, avec leur suite de vengeances et de combats, ont donné à l'histoire de France, pendant tout un siècle, les sombres couleurs de la haine. Car l'esprit populaire ne perçoit les malheurs de la France qu'à la lumière de ce grand et dramatique motif ; il ne conçoit, aux événements historiques, d'autres causes que des rivalités et des passions personnelles." (p.18-19)
"On a peine à croire que le schisme d'Occident, où le dogme n'était pas en cause, ait pu éveiller des passions dans des contrées éloignées de Rome et d'Avignon, où les deux papes n'étaient connus que de nom. Il y provoqua cependant une haine fanatique semblable à celle qui divise croyants et infidèles. Quand Bruges se soumit au pape d'Avignon, un grand nombre de personnes quittèrent leurs maisons, commerces ou prébendes, pour aller vivre en accord avec leurs sentiments de parti à Utrecht, à Liège ou en quelque autre diocèse fidèle à Rome.
Avant la bataille de Roosebeke, 1382, les dirigeants de l'armée française se demandent s'il est possible de prendre contre les Flamands l'oriflamme, étendard qui ne peut être déployé que pour une cause sacrée. La décision est affirmative, parce que les Flamands sont urbanistes, donc infidèles." (p.23)
"Le peuple n'était jamais rassasié de voir les tourments infligés aux magistrats soupçonnés de trahison. Les exécutions qu'imploraient les malheureux, étaient retardées afin que le peuple pût jouir plus longtemps de leurs tortures.
En France et en Angleterre existait la coutume de refuser aux condamnés à mort, non seulement le viatique, mais aussi la confession : il ne fallait pas sauver leurs âmes, mais aggraver les tourments de leur agonie par la certitude des peines de l'enfer. En vain, le pape Clément V avait-il enjoint, en 1311, d'accorder le sacrement de pénitence." (p.24)
"Le moyen-âge ignorait toutes les idées qui ont rendu notre conception de la justice timide et hésitante : idée de responsabilité atténuée, sentiment de faillibilité, conviction que la société est complice, désir d'améliorer plutôt que de punir. Ou plutôt, ces idées, inexprimées, étaient présentes dans les soudains sentiments de compassion et de pardon qui, indépendamment de la faute commise, venaient de temps à autre empêcher l'accomplissement cruel de la justice. Tandis que nous connaissons des peines adoucies, administrées avec hésitation, le moyen-âge ne connaît que deux extrêmes : la punition complète ou la grâce. Et quand on pardonne, on ne se demande pas si le criminel a mérité sa grâce pour des raisons particulières ; toute faute, même la plus flagrante, peut trouver grâce. Dans la pratique, ce n'était pas toujours la pitié toute pure qui déterminait le pardon : l'intercession de parents puissants procurait au malfaiteur des lettres de rémission, et les contemporains trouvaient cela tout naturel. Cependant, la majorité de ces lettres concernent de pauvres gens du peuple." (p.25)
"La vie était si violente et si contrastée qu'elle répandait l'odeur mêlée du sang et des roses." (p.27)
"Dans les chroniques et dans toute la littérature, du proverbe au poème pieux, s'expriment la même haine contre les riches, les mêmes plaintes contre l'avidité des grands. On dirait une vague conception de luttes de classes, exprimée sur un ton d'indignation morale." (p.28)
"C'est un monde méchant. La haine et la violence règnent, l'injustice est toute-puissante, le diable couvre de ses sombres ailes une terre de ténèbres. Et l'anéantissement universel approche. Cependant, l'humanité ne se convertit pas ; l’Église combat, les prédicateurs et les poètes se lamentent et exhortent, mais c'est en vain." (p.30)
"Toute époque aspire à un monde plus beau. Plus le présent est sombre et s, plus ce désir est profond. Au déclin du moyen-âge, la vie s'emplit d'une re mélancolie. Cette note de courageuse joie de vivre, de confiance en ses propres forces, qui résonne à travers l'histoire de la Renaissance, à peine l'entend-on dans le monde franco-bourguignon du XVe siècle. L'époque a-t-elle donc été plus malheureuse que les autres ? - On serait parfois enclin à le croire. Si l'on interroge la tradition : historiens, poètes, sermons, traités religieux, et les sources officielles elles-mêmes, on n'y trouve guère que haine, querelles, méfaits, cupidité, brutalité et misère, et l'on se demande si cette époque n'a connu d'autres joies que celles de l'orgueil, de la cruauté et de l'intempérance, s'il n'y a eu nulle part de paisible joie de vivre. Chaque époque, il est vrai, laisse plus de traces de ses souffrances que de son bonheur : ce sont les infortunes qui font l'histoire." (p.31)
"Quels sont les hommes qui, les premiers, parlèrent de leur temps avec espoir et satisfaction ? Ni les poètes, ni les penseurs religieux, ni les hommes d’État, mais les érudits et les humanistes. C'est la gloire d'avoir retrouvé la sagesse antique qui arracha d'abord aux hommes des cris de joie à propos de leur temps : c'est un triomphe intellectuel." (p.32)
"De tout temps, trois chemins ont conduit à la vie idéale. D'abord, le renoncement au monde. Ici, la perfection se trouve au delà de la vie et du temps, et toute attention accordée aux choses d'ici-bas ne fait que retarder le bonheur promis. Toutes les grandes civilisations ont suivi ce chemin ; le Christianisme avait si fortement imprimé dans les esprits l'idéal de renoncement comme base de la perfection personnelle et sociale, qu'il fut longtemps impossible de suivre le second chemin, celui qui menait à l'amélioration et au perfectionnement conscients du monde. Ce chemin-ci, le moyen-âge l'a à peine connu. Pour les hommes de ce temps, le monde semblait aussi bon ou aussi mauvais qu'il pouvait l'être : toutes les institutions étaient bonnes, ayant été établies par Dieu, mais le péché des hommes tenait le monde dans la misère. L'idée d'un effort conscient pour l'amélioration et la réforme des institutions politiques et sociales n'existait pas. Faire de son mieux dans sa propre voie, c'était la seule vertu qui pouvait profiter au monde et, d'ailleurs, ici aussi, le but véritable était l'au-delà. Même quand on crée une nouvelle forme sociale, on la considère d'abord comme le rétablissement de la bonne vieille loi, ou comme une réparation des abus. L'institution consciente d'un nouvel organisme est rare, même dans la grande œuvre législatrice qu'entreprit la monarchie française à partir de saint Louis et que les ducs de Bourgogne continuèrent dans leurs états. Ils sont à peine conscients du fait que, par cette œuvre, s'accomplit le développement de l'ordre social en des formes plus efficaces. Ils n'ont devant les yeux aucun avenir politique arrêté ; c'est, avant tout, en vertu de l'exercice de leur puissance et de l'accomplissement de leur tâche pour le bien-être commun, qu'ils promulguent des ordonnances et établissent des conseils.
Rien n'a plus contribué au pessimisme général que cette absence d'un ferme et général propos de perfectionner les choses du monde. S'il n'est ici-bas aucun espoir d'amélioration, l'homme qui aspire à un meilleur ordre de choses, et qui toutefois aime trop le monde pour y renoncer, tombe naturellement dans le désespoir. Avec le désir d'amélioration consciente du monde, une nouvelle ère commencera où la peur de la vie fera place au courage et à l'espoir. En réalité, c'est le XVIIIe siècle qui, le premier, apporté cette conception." (p.36)
"Le troisième chemin vers un monde plus beau, le plus facile et le plus fallacieux des trois, est celui du rêve. Puisque la réalité est si misérable, le renoncement au monde si difficile, vivons dans le monde de la fantaisie, oublions la réalité dans les extases de l'idéal. Un simple accord suffit pour que se déroule la fugue enivrante : un regard porté sur le bonheur d'un passé de rêve, sur son héroïsme et sa vertu, ou sur la joie de vivre dans la nature. Sur ces seuls thèmes. celui du héros, celui du sage et le thème bucolique, est basée toute la culture littéraire depuis l'antiquité. Le moyen-âge, la Renaissance, le XVIIIe et le XIXe siècle ne trouvent guère que des variations sur l'air ancien." (p.37)
"Le roi a toujours un mignon en titre, habillé de vêtements semblables et sur lequel il s'appuie pendant les réceptions 137. Parfois, ce sont deux amis d'âge semblable mais de rangs différents qui s'habillent de même, dorment dans la même chambre, voire dans le même lit. Cette amitié d'inséparables existe entre le jeune Gaston de Foix et son frère bâtard, entre Louis d'Orléans et Pierre de Craon, entre le jeune duc de Clèves et Jacques de Lalaing. Les princesses aussi ont une amie intime, qui s'habille de même et s'appelle mignonne." (p.50)
"Quand, vers la fin du XVIIIe siècle, au début du romantisme, l'histoire médiévale commença à devenir un sujet d'intérêt et d'admiration, la première e que l'on découvrit fut la chevalerie, que le romantisme naissant avait tendance à identifier avec le moyen-âge. On ne voyait partout que panaches ondoyants, et, quelque paradoxal que cela semble, on avait, en un certain sens, raison. Une étude plus approfondie nous a appris que la chevalerie n'est qu'une des branches de la culture de cette époque, et que le développement politique et social s'est, en grande partie, effectué en dehors d'elle. L'âge de la pure féodalité et de la floraison chevaleresque va déjà vers son déclin au XIIIe siècle ; ce qui vient ensuite, c'est la période communale et princière, pendant laquelle les facteurs dominants de l'État et de la société sont la puissance commerciale de la bourgeoisie étayant la puissance monétaire des princes. Nous nous sommes accoutumés, et non sans raison, à fixer nos regards davantage sur Gand, Lyon et Augsbourg, sur le capitalisme naissant et les nouvelles formes politiques, que sur la noblesse qui, d'ailleurs, avait déjà partout plus ou moins les ailes rognées. [...] Toutefois, celui qui est habitué à voir la fin du moyen-âge sous son aspect politico-économique, ne peut manquer d'être frappé du fait que les chroniques et la littérature du XVe siècle accordent à la noblesse et à la chevalerie une place bien plus grande que ne l'exigerait notre conception de l'époque. La raison de cette disproportion réside dans ce fait que les formes de la vie chevaleresque maintinrent leur empire sur la société longtemps après que la noblesse, en tant qu'organisme social, eut perdu sa signification prépondérante. Dans l'esprit du XVe siècle, la noblesse, élément social, prend encore incontestablement la première place ; son importance est exagérée par les contemporains, tandis que celle de la bourgeoisie est sous-estimée. Les hommes de ce temps-là ne voient pas que les vraies forces motrices du développement social se trouvent ailleurs que dans la vie et les actions d'une noblesse belliqueuse. Ainsi, pourrait-on arguer, l'erreur procède du XVe siècle lui-même et du romantisme qui, dans son manque d'esprit critique, se rangea à l'opinion du XVe siècle, tandis que les recherches modernes ont mis au jour les véritables rapports de la vie au moyen-âge. En ce qui concerne la vie politique et économique, oui. Mais, pour la connaissance de la civilisation d'une époque, l'illusion même dans laquelle ont vécu les contemporains a la valeur d'une vérité." (p.52-53)
"Les mots « estat » et « ordre » s'appliquent, au moyen-âge, à un grand nombre de groupements humains qui nous semblent très dissemblables les états du royaume, mais aussi les métiers, l'état de mariage et celui de virginité, l'état de péché, les quatre « estats de corps et de bouche » à la cour : panetiers, échansons, officiers tranchants et maître-queux, les ordres cléricaux : prêtres diacres, sous-diacres, etc., les ordres monastiques, les ordres chevaleresques. Dans la pensée médiévale, le concept « état » ou « ordre » reçoit son unité de la conviction que chacun de ces groupes représente une institution divine, qu'il est un élément dans l'organisme de la Création, aussi réel, aussi respectable que les trônes célestes et les puissances de la hiérarchie angélique." (p.53)
"En tant qu'idéal de vie, la conception chevaleresque est d'un caractère très particulier. Dans son essence, c'est un idéal esthétique, sorti de la fantaisie et des émotions héroïques, mais assumant les apparences d'un idéal éthique : la pensée médiévale ne pouvait lui accorder une noble place qu'en l'apparentant à la religion et à la vertu. Toutefois, la chevalerie ne sera jamais entièrement à la hauteur de cette fonction éthique : son origine terrestre l'en empêche. Car l'essence de cet idéal est l'orgueil, élevé jusqu'à la beauté." (p.62)
"Le chevalier et la dame, l'héroïsme par amour - voilà le motif romanesque qui apparaîtra partout et toujours. C'est la transformation immédiate du désir sensuel en un sacrifice de soi-même, sacrifice qui semble faire partie du domaine de l'éthique. Cet abandon de toute la personne naît de la volonté de montrer son courage à la femme aimée, de courir un danger, de souffrir et d'être fort - aspiration propre à l'adolescence. L'expression et la satisfaction du désir, qui semblent toutes deux impossibles, se transforment en une chose plus élevée : l'action héroïque entreprise par amour. La mort devient alors la seule alternative à l'accomplissement du désir, et la délivrance est donc de toute manière assurée." (p.71)
"L'histoire de la civilisation doit s'occuper aussi bien des rêves de beauté et de l'illusion romanesque que des chiffres de la population et des impôts." (p.87)
"La chrétienté des XIVe et XVe siècles se trouvait face à face avec une Question d'Orient des plus urgente : repousser les Turcs qui s'étaient déjà emparés d'Andrinople (1378) et avaient détruit le royaume de Serbie (1389). C'est dans les Balkans qu'était le danger. Et cependant, la tâche la plus importante et la plus inéluctable de la politique européenne ne pouvait parvenir à se dégager de la vieille idée de croisade. L'Europe considérait la question turque comme faisant partie du grand devoir sacré, dans l'accomplissement duquel les ancêtres avaient échoué : la délivrance de Jérusalem." (p.88)
"L'Antiquité avait, il est vrai, chanté les désirs et les tourments d'aimer, mais elle les avait conçus comme l'attente ou comme l'aiguillon d'un bonheur certain. Le « moment » sentimental de récits tragiques comme Pyrame et Thisbé, Céphale et Procris, se trouve, non dans l'inanité de l'espoir, mais dans la cruelle séparation, par la mort, de deux amants déjà réunis. L'émotion douloureuse n'y est pas causée par l'insatisfaction, mais par l'infortune. C'est dans l'amour courtois que, pour la première fois, le désir insatisfait devient le thème essentiel. Ainsi se trouva créé un idéal érotique capable d'absorber des aspirations éthiques de toute nature, sans renoncer pour cela à sa connexion avec l'amour sensuel. C'est de celui-ci qu'était sorti le culte de la femme, culte qui renonçait à tout espoir de récompense. L'amour devint le champ où fleurirent toutes les perfections esthétiques et morales. L'amant courtois sera, du fait de son amour, vertueux et pur. L'élément spirituel prit de plus en plus d'importance dans la poésie lyrique jusqu'à ce que, enfin, dans la Vita nuova, l'amour devînt un état de sainte béatitude et de sainte connaissance. Dans le Dolce stil nuovo de Dante et de ses contemporains, nous atteignons à un extrême, et une régression s'impose." (p.98)
"Aucune autre époque que le moyen-âge à son déclin n'a donné autant d'accent pathos à l'idée de la mort. Sans cesse résonne à travers la vie l'appel du memento mori." (p.124)
"De toutes les contradictions que présente la vie religieuse de cette période, la plus insoluble est peut-être le mépris avoué pour le clergé, mépris qui se concilie, on ne sait comment, avec le très grand respect qu'inspire la sainteté du sacerdoce.
Ce mépris peut avoir son explication dans la mondanité des hauts dignitaires ecclésiastiques et l'avilissement du bas clergé ; il est dû également à des instincts païens. L'âme populaire, incomplètement christianisée, n'avait pas oublié tout à fait son aversion pour celui à qui le combat est défendu et la chasteté imposée. L'orgueil chevaleresque, basé sur le courage et l'amour, repoussait également l'idéal clérical. La déchéance du clergé fit le reste. C'est ainsi que nobles, bourgeois et vilains s'amusaient depuis des siècles des caricatures du moine et du prêtre adonnés à la gourmandise et à la luxure. C'était une haine latente, générale et persistante." (p.160-161)
"La conception formelle et dogmatique de la Pauvreté, telle qu'elle s'était incarnée dans les ordres mendiants, ne répondait plus au sentiment social naissant. On commençait à considérer la pauvreté comme un mal social, au lieu de la tenir pour une vertu apostolique. Un théologien comme Pierre d'Ailly ne craint pas d'opposer aux moines mendiants les vrais pauvres « vere pauperes ». L'Angleterre, sensible de bonne heure à l'aspect économique des choses, a donné, vers la fin du XIVe siècle, au sentiment de la sainteté du travail productif, sa première expression, dans le poème bizarre et touchant The vision concerning Piers the Plowman (La Vision de Pierre le laboureur)." (p.161)
"Chez un Gilles de Rais, il y a un mélange abominable de dévotion et de cruauté." (p.162)
"La mentalité symbolique empêchait le développement de la pensée causale, parce que le rapport causal et génétique devait paraître insignifiant auprès du rapport symbolique." (p.194)
"Cette tendance à tout ramener à un type général a été considérée comme une faiblesse de l'esprit du moyen-âge, qui ne serait pas parvenu à distinguer et à décrire les traits individuels. Mais c'est de propos délibéré que l'homme du moyen-âge néglige les particularités et nuances individuelles des choses. C'est son besoin de subordination, résultat d'un profond idéalisme, qui le mène à agir de la sorte. C'est moins l'impuissance à discerner les traits individuels que la volonté consciente d'expliquer le sens des choses, leur rapport avec l'absolu, leur signification générale.
L'impersonnel est ce qui a de l'importance. Toute chose devient modèle, exemple, norme.
L'occupation par excellence de l'esprit médiéval est l'exposition du monde en idées et la classification de ces idées d'après un système hiérarchique." (p.196)
"L'esprit du moyen-âge à son déclin nous semble souvent creux et superficiel. Le simplisme de ses jugements est étonnant. Il se laisse aller sans aucune retenue aux généralisations. Il est capable de jugements faux à un degré extrême. Son inexactitude, sa crédulité, sa légèreté, son inconséquence sont souvent déconcertantes." (p.215)
"Le XVe siècle, a été, par excellence, le siècle des procès de sorcellerie. A l'époque où nous avons l'habitude de clore le moyen-âge pour saluer l'Humanisme glorieux, la hantise de la sorcellerie, terrible excroissance de la civilisation médiévale, recevait sa confirmation dans le Malleus maleficarum et dans la bulle Summis desiderantes (1487 et 1484). Et ni humanisme ni réforme ne mettent fin à cette fureur : l'humaniste Jean Bodin, écrivant dans la deuxième moitié du XVIe siècle son livre sur la Démonomanie, donne aux désirs de persécutions l'appui de son érudition. Les temps nouveaux, le nouveau savoir n'écartent pas tout de suite les horreurs des persécutions." (p.219)
"Le XVe siècle est une époque de dépression, de pessimisme." (p.231)
"L'art servait. Sa fonction sociale était l'exaltation de la magnificence, la mise en évidence de la personnalité du donateur ou du mécène." (p.235)
"Une étude impartiale de la Renaissance nous y fait découvrir une persistance du moyen-âge. L'Arioste, Rabelais, Marguerite de Navarre, Castiglione ainsi que toute la peinture, en ce qui concerne la pensée et la forme, sont pleins d'éléments médiévaux. Et pourtant, nous ne pouvons nous passer de l'antithèse moyen-âge, Renaissance qui représente pour nous un contraste entre deux époques, contraste essentiel bien que malaisé à définir." (p.251)
"La Renaissance est d'abord une forme extérieure avant de devenir un esprit nouveau.
En littérature, les formes classiques s'introduisent sans que l'esprit lui-même ait changé. Un groupe de lettrés apporte un peu plus de soin à la pureté du style latin et à la syntaxe classique : et voilà l'humanisme qui naît. Ce cercle de lettrés fleurit en France vers l'an 1400 ; il comprend quelques ecclésiastiques et magistrats : Jean de Montreuil, chanoine de Lille et secrétaire du roi, Nicolas de Clemanges, le célèbre dénonciateur des abus de l'Église, Pierre et Gontier Col, le Milanais Ambroise de Miliis, secrétaires de princes. Les élégantes et graves épîtres qu'ils échangent ne le cèdent en rien, ni pour la généralité creuse de la pensée, ni pour l'affectation d'importance, ni pour les phrases tourmentées, ni même pour l'amour des balivernes savantes aux produits du genre épistolaire des humanistes postérieurs." (p.290)
"Vers l'an 1400, le mot « antique », dans l'acception française, rentrait dans le même ordre d'idées que « rhétorique, orateur, poésie ». La perfection des anciens, tant admirée, on croit la trouver dans une forme artificielle. Les poètes de ce temps sont capables d'exprimer simplement les choses touchantes, mais lorsqu'ils visent à la grande beauté, ils appellent la mythologie à leur aide et emploient de prétentieux latinismes. Alors, ils se sentent « rhétoriciens »." (p.293)
"L'humanisme entier est, comme l'avait été la poésie des troubadours, un jeu de société, une forme de relations sociales, un effort vers une forme de vie plus noble." (p.294)
"Le fonds des âmes du XVe siècle reste pessimiste et mélancolique. L'harmonie de la Renaissance ne se fera sentir que lorsque une génération nouvelle aura appris, tout en faisant usage des formes de l'Antiquité, à s'approprier son esprit : d'abord, la pureté, l'exactitude de la conception et de l'expression, puis l'ampleur de la pensée, l'intérêt vif et direct pour l'homme et pour la vie. Question captivante s'il en fut que celle de rechercher quel a été, à ce tournant de siècle, le rôle de l'Antiquité dans le renouvellement du monde. Il n'est plus personne aujourd'hui qui la tienne pour le seul et unique moteur, ni même pour le principe fécondant de la Renaissance." (p.300)
-Johan Huizinga, L'Automne du Moyen Age, Les classiques des sciences sociales, 1948 (1919 pour la première édition néerlandaise), 300 pages.
"Chaque état, chaque ordre, chaque profession était reconnaissable à l'habit." (p.10-11)
"Les formes symboliques et les contrastes perpétuels avec lesquels toute chose se présentait à l'esprit donnaient à la vie quotidienne une émotivité qui se manifestait par ces alternatives de désespoir ou de joie délirante, de cruauté ou de profonde tendresse, entre lesquelles oscillait la vie au moyen-âge." (p.11)
"Quand la funeste querelle entre les maisons d'Orléans et de Bourgogne eut dégénéré en guerre civile, et que le roi Charles VI, en 1412, eut pris l'oriflamme contre les Armagnacs, on ordonna à Paris, dès que le roi se trouva en territoire ennemi, des processions quotidiennes. Elles durèrent de fin mai à juillet, et ce furent chaque jour de nouveaux groupes, de nouveaux ordres, de nouvelles corporations, chaque jour par d'autres chemins et avec d'autres reliques, « les plus piteuses processions qui oncques eussent été veues de aage de homme ». Tous allaient nu-pieds, tous étaient à jeun, tant les seigneurs du Parlement que les pauvres bourgeois ; ceux qui le pouvaient portaient une chandelle ou une torche, et beaucoup d'enfants se joignaient à eux. Des villages environnants, venaient les pauvres, nupieds. On accompagnait la procession ou on la regardait « en grant pleur, en grans larmes, en grant dévotion. » Et presque chaque jour, il plut à verse." (p.12)
"Les chroniqueurs, quelque superficiels ou peu rigoureux soient-ils concernant les faits, demeurent pourtant indispensables à qui veut bien connaître le XVe siècle." (p.16)
"Les bourgeois du moyen-âge, lourdement imposés, et n'exerçant aucun contrôle sur l'emploi de l'argent, vivent dans la crainte perpétuelle de voir leurs deniers dissipés ou employés à autre chose qu'au bien-être du pays." (p.17)
"En 1407, la rivalité des maisons d'Orléans et de Bourgogne devient une hostilité publique : Louis d'Orléans, frère du roi, tombe sous les coups de meurtriers loués par son cousin, Jean sans Peur. Douze ans plus tard, la vengeance : en 1419, Jean sans Peur, dans une entrevue solennelle sur le pont de Montereau, est tué traîtreusement. Ces deux assassinats, avec leur suite de vengeances et de combats, ont donné à l'histoire de France, pendant tout un siècle, les sombres couleurs de la haine. Car l'esprit populaire ne perçoit les malheurs de la France qu'à la lumière de ce grand et dramatique motif ; il ne conçoit, aux événements historiques, d'autres causes que des rivalités et des passions personnelles." (p.18-19)
"On a peine à croire que le schisme d'Occident, où le dogme n'était pas en cause, ait pu éveiller des passions dans des contrées éloignées de Rome et d'Avignon, où les deux papes n'étaient connus que de nom. Il y provoqua cependant une haine fanatique semblable à celle qui divise croyants et infidèles. Quand Bruges se soumit au pape d'Avignon, un grand nombre de personnes quittèrent leurs maisons, commerces ou prébendes, pour aller vivre en accord avec leurs sentiments de parti à Utrecht, à Liège ou en quelque autre diocèse fidèle à Rome.
Avant la bataille de Roosebeke, 1382, les dirigeants de l'armée française se demandent s'il est possible de prendre contre les Flamands l'oriflamme, étendard qui ne peut être déployé que pour une cause sacrée. La décision est affirmative, parce que les Flamands sont urbanistes, donc infidèles." (p.23)
"Le peuple n'était jamais rassasié de voir les tourments infligés aux magistrats soupçonnés de trahison. Les exécutions qu'imploraient les malheureux, étaient retardées afin que le peuple pût jouir plus longtemps de leurs tortures.
En France et en Angleterre existait la coutume de refuser aux condamnés à mort, non seulement le viatique, mais aussi la confession : il ne fallait pas sauver leurs âmes, mais aggraver les tourments de leur agonie par la certitude des peines de l'enfer. En vain, le pape Clément V avait-il enjoint, en 1311, d'accorder le sacrement de pénitence." (p.24)
"Le moyen-âge ignorait toutes les idées qui ont rendu notre conception de la justice timide et hésitante : idée de responsabilité atténuée, sentiment de faillibilité, conviction que la société est complice, désir d'améliorer plutôt que de punir. Ou plutôt, ces idées, inexprimées, étaient présentes dans les soudains sentiments de compassion et de pardon qui, indépendamment de la faute commise, venaient de temps à autre empêcher l'accomplissement cruel de la justice. Tandis que nous connaissons des peines adoucies, administrées avec hésitation, le moyen-âge ne connaît que deux extrêmes : la punition complète ou la grâce. Et quand on pardonne, on ne se demande pas si le criminel a mérité sa grâce pour des raisons particulières ; toute faute, même la plus flagrante, peut trouver grâce. Dans la pratique, ce n'était pas toujours la pitié toute pure qui déterminait le pardon : l'intercession de parents puissants procurait au malfaiteur des lettres de rémission, et les contemporains trouvaient cela tout naturel. Cependant, la majorité de ces lettres concernent de pauvres gens du peuple." (p.25)
"La vie était si violente et si contrastée qu'elle répandait l'odeur mêlée du sang et des roses." (p.27)
"Dans les chroniques et dans toute la littérature, du proverbe au poème pieux, s'expriment la même haine contre les riches, les mêmes plaintes contre l'avidité des grands. On dirait une vague conception de luttes de classes, exprimée sur un ton d'indignation morale." (p.28)
"C'est un monde méchant. La haine et la violence règnent, l'injustice est toute-puissante, le diable couvre de ses sombres ailes une terre de ténèbres. Et l'anéantissement universel approche. Cependant, l'humanité ne se convertit pas ; l’Église combat, les prédicateurs et les poètes se lamentent et exhortent, mais c'est en vain." (p.30)
"Toute époque aspire à un monde plus beau. Plus le présent est sombre et s, plus ce désir est profond. Au déclin du moyen-âge, la vie s'emplit d'une re mélancolie. Cette note de courageuse joie de vivre, de confiance en ses propres forces, qui résonne à travers l'histoire de la Renaissance, à peine l'entend-on dans le monde franco-bourguignon du XVe siècle. L'époque a-t-elle donc été plus malheureuse que les autres ? - On serait parfois enclin à le croire. Si l'on interroge la tradition : historiens, poètes, sermons, traités religieux, et les sources officielles elles-mêmes, on n'y trouve guère que haine, querelles, méfaits, cupidité, brutalité et misère, et l'on se demande si cette époque n'a connu d'autres joies que celles de l'orgueil, de la cruauté et de l'intempérance, s'il n'y a eu nulle part de paisible joie de vivre. Chaque époque, il est vrai, laisse plus de traces de ses souffrances que de son bonheur : ce sont les infortunes qui font l'histoire." (p.31)
"Quels sont les hommes qui, les premiers, parlèrent de leur temps avec espoir et satisfaction ? Ni les poètes, ni les penseurs religieux, ni les hommes d’État, mais les érudits et les humanistes. C'est la gloire d'avoir retrouvé la sagesse antique qui arracha d'abord aux hommes des cris de joie à propos de leur temps : c'est un triomphe intellectuel." (p.32)
"De tout temps, trois chemins ont conduit à la vie idéale. D'abord, le renoncement au monde. Ici, la perfection se trouve au delà de la vie et du temps, et toute attention accordée aux choses d'ici-bas ne fait que retarder le bonheur promis. Toutes les grandes civilisations ont suivi ce chemin ; le Christianisme avait si fortement imprimé dans les esprits l'idéal de renoncement comme base de la perfection personnelle et sociale, qu'il fut longtemps impossible de suivre le second chemin, celui qui menait à l'amélioration et au perfectionnement conscients du monde. Ce chemin-ci, le moyen-âge l'a à peine connu. Pour les hommes de ce temps, le monde semblait aussi bon ou aussi mauvais qu'il pouvait l'être : toutes les institutions étaient bonnes, ayant été établies par Dieu, mais le péché des hommes tenait le monde dans la misère. L'idée d'un effort conscient pour l'amélioration et la réforme des institutions politiques et sociales n'existait pas. Faire de son mieux dans sa propre voie, c'était la seule vertu qui pouvait profiter au monde et, d'ailleurs, ici aussi, le but véritable était l'au-delà. Même quand on crée une nouvelle forme sociale, on la considère d'abord comme le rétablissement de la bonne vieille loi, ou comme une réparation des abus. L'institution consciente d'un nouvel organisme est rare, même dans la grande œuvre législatrice qu'entreprit la monarchie française à partir de saint Louis et que les ducs de Bourgogne continuèrent dans leurs états. Ils sont à peine conscients du fait que, par cette œuvre, s'accomplit le développement de l'ordre social en des formes plus efficaces. Ils n'ont devant les yeux aucun avenir politique arrêté ; c'est, avant tout, en vertu de l'exercice de leur puissance et de l'accomplissement de leur tâche pour le bien-être commun, qu'ils promulguent des ordonnances et établissent des conseils.
Rien n'a plus contribué au pessimisme général que cette absence d'un ferme et général propos de perfectionner les choses du monde. S'il n'est ici-bas aucun espoir d'amélioration, l'homme qui aspire à un meilleur ordre de choses, et qui toutefois aime trop le monde pour y renoncer, tombe naturellement dans le désespoir. Avec le désir d'amélioration consciente du monde, une nouvelle ère commencera où la peur de la vie fera place au courage et à l'espoir. En réalité, c'est le XVIIIe siècle qui, le premier, apporté cette conception." (p.36)
"Le troisième chemin vers un monde plus beau, le plus facile et le plus fallacieux des trois, est celui du rêve. Puisque la réalité est si misérable, le renoncement au monde si difficile, vivons dans le monde de la fantaisie, oublions la réalité dans les extases de l'idéal. Un simple accord suffit pour que se déroule la fugue enivrante : un regard porté sur le bonheur d'un passé de rêve, sur son héroïsme et sa vertu, ou sur la joie de vivre dans la nature. Sur ces seuls thèmes. celui du héros, celui du sage et le thème bucolique, est basée toute la culture littéraire depuis l'antiquité. Le moyen-âge, la Renaissance, le XVIIIe et le XIXe siècle ne trouvent guère que des variations sur l'air ancien." (p.37)
"Le roi a toujours un mignon en titre, habillé de vêtements semblables et sur lequel il s'appuie pendant les réceptions 137. Parfois, ce sont deux amis d'âge semblable mais de rangs différents qui s'habillent de même, dorment dans la même chambre, voire dans le même lit. Cette amitié d'inséparables existe entre le jeune Gaston de Foix et son frère bâtard, entre Louis d'Orléans et Pierre de Craon, entre le jeune duc de Clèves et Jacques de Lalaing. Les princesses aussi ont une amie intime, qui s'habille de même et s'appelle mignonne." (p.50)
"Quand, vers la fin du XVIIIe siècle, au début du romantisme, l'histoire médiévale commença à devenir un sujet d'intérêt et d'admiration, la première e que l'on découvrit fut la chevalerie, que le romantisme naissant avait tendance à identifier avec le moyen-âge. On ne voyait partout que panaches ondoyants, et, quelque paradoxal que cela semble, on avait, en un certain sens, raison. Une étude plus approfondie nous a appris que la chevalerie n'est qu'une des branches de la culture de cette époque, et que le développement politique et social s'est, en grande partie, effectué en dehors d'elle. L'âge de la pure féodalité et de la floraison chevaleresque va déjà vers son déclin au XIIIe siècle ; ce qui vient ensuite, c'est la période communale et princière, pendant laquelle les facteurs dominants de l'État et de la société sont la puissance commerciale de la bourgeoisie étayant la puissance monétaire des princes. Nous nous sommes accoutumés, et non sans raison, à fixer nos regards davantage sur Gand, Lyon et Augsbourg, sur le capitalisme naissant et les nouvelles formes politiques, que sur la noblesse qui, d'ailleurs, avait déjà partout plus ou moins les ailes rognées. [...] Toutefois, celui qui est habitué à voir la fin du moyen-âge sous son aspect politico-économique, ne peut manquer d'être frappé du fait que les chroniques et la littérature du XVe siècle accordent à la noblesse et à la chevalerie une place bien plus grande que ne l'exigerait notre conception de l'époque. La raison de cette disproportion réside dans ce fait que les formes de la vie chevaleresque maintinrent leur empire sur la société longtemps après que la noblesse, en tant qu'organisme social, eut perdu sa signification prépondérante. Dans l'esprit du XVe siècle, la noblesse, élément social, prend encore incontestablement la première place ; son importance est exagérée par les contemporains, tandis que celle de la bourgeoisie est sous-estimée. Les hommes de ce temps-là ne voient pas que les vraies forces motrices du développement social se trouvent ailleurs que dans la vie et les actions d'une noblesse belliqueuse. Ainsi, pourrait-on arguer, l'erreur procède du XVe siècle lui-même et du romantisme qui, dans son manque d'esprit critique, se rangea à l'opinion du XVe siècle, tandis que les recherches modernes ont mis au jour les véritables rapports de la vie au moyen-âge. En ce qui concerne la vie politique et économique, oui. Mais, pour la connaissance de la civilisation d'une époque, l'illusion même dans laquelle ont vécu les contemporains a la valeur d'une vérité." (p.52-53)
"Les mots « estat » et « ordre » s'appliquent, au moyen-âge, à un grand nombre de groupements humains qui nous semblent très dissemblables les états du royaume, mais aussi les métiers, l'état de mariage et celui de virginité, l'état de péché, les quatre « estats de corps et de bouche » à la cour : panetiers, échansons, officiers tranchants et maître-queux, les ordres cléricaux : prêtres diacres, sous-diacres, etc., les ordres monastiques, les ordres chevaleresques. Dans la pensée médiévale, le concept « état » ou « ordre » reçoit son unité de la conviction que chacun de ces groupes représente une institution divine, qu'il est un élément dans l'organisme de la Création, aussi réel, aussi respectable que les trônes célestes et les puissances de la hiérarchie angélique." (p.53)
"En tant qu'idéal de vie, la conception chevaleresque est d'un caractère très particulier. Dans son essence, c'est un idéal esthétique, sorti de la fantaisie et des émotions héroïques, mais assumant les apparences d'un idéal éthique : la pensée médiévale ne pouvait lui accorder une noble place qu'en l'apparentant à la religion et à la vertu. Toutefois, la chevalerie ne sera jamais entièrement à la hauteur de cette fonction éthique : son origine terrestre l'en empêche. Car l'essence de cet idéal est l'orgueil, élevé jusqu'à la beauté." (p.62)
"Le chevalier et la dame, l'héroïsme par amour - voilà le motif romanesque qui apparaîtra partout et toujours. C'est la transformation immédiate du désir sensuel en un sacrifice de soi-même, sacrifice qui semble faire partie du domaine de l'éthique. Cet abandon de toute la personne naît de la volonté de montrer son courage à la femme aimée, de courir un danger, de souffrir et d'être fort - aspiration propre à l'adolescence. L'expression et la satisfaction du désir, qui semblent toutes deux impossibles, se transforment en une chose plus élevée : l'action héroïque entreprise par amour. La mort devient alors la seule alternative à l'accomplissement du désir, et la délivrance est donc de toute manière assurée." (p.71)
"L'histoire de la civilisation doit s'occuper aussi bien des rêves de beauté et de l'illusion romanesque que des chiffres de la population et des impôts." (p.87)
"La chrétienté des XIVe et XVe siècles se trouvait face à face avec une Question d'Orient des plus urgente : repousser les Turcs qui s'étaient déjà emparés d'Andrinople (1378) et avaient détruit le royaume de Serbie (1389). C'est dans les Balkans qu'était le danger. Et cependant, la tâche la plus importante et la plus inéluctable de la politique européenne ne pouvait parvenir à se dégager de la vieille idée de croisade. L'Europe considérait la question turque comme faisant partie du grand devoir sacré, dans l'accomplissement duquel les ancêtres avaient échoué : la délivrance de Jérusalem." (p.88)
"L'Antiquité avait, il est vrai, chanté les désirs et les tourments d'aimer, mais elle les avait conçus comme l'attente ou comme l'aiguillon d'un bonheur certain. Le « moment » sentimental de récits tragiques comme Pyrame et Thisbé, Céphale et Procris, se trouve, non dans l'inanité de l'espoir, mais dans la cruelle séparation, par la mort, de deux amants déjà réunis. L'émotion douloureuse n'y est pas causée par l'insatisfaction, mais par l'infortune. C'est dans l'amour courtois que, pour la première fois, le désir insatisfait devient le thème essentiel. Ainsi se trouva créé un idéal érotique capable d'absorber des aspirations éthiques de toute nature, sans renoncer pour cela à sa connexion avec l'amour sensuel. C'est de celui-ci qu'était sorti le culte de la femme, culte qui renonçait à tout espoir de récompense. L'amour devint le champ où fleurirent toutes les perfections esthétiques et morales. L'amant courtois sera, du fait de son amour, vertueux et pur. L'élément spirituel prit de plus en plus d'importance dans la poésie lyrique jusqu'à ce que, enfin, dans la Vita nuova, l'amour devînt un état de sainte béatitude et de sainte connaissance. Dans le Dolce stil nuovo de Dante et de ses contemporains, nous atteignons à un extrême, et une régression s'impose." (p.98)
"Aucune autre époque que le moyen-âge à son déclin n'a donné autant d'accent pathos à l'idée de la mort. Sans cesse résonne à travers la vie l'appel du memento mori." (p.124)
"De toutes les contradictions que présente la vie religieuse de cette période, la plus insoluble est peut-être le mépris avoué pour le clergé, mépris qui se concilie, on ne sait comment, avec le très grand respect qu'inspire la sainteté du sacerdoce.
Ce mépris peut avoir son explication dans la mondanité des hauts dignitaires ecclésiastiques et l'avilissement du bas clergé ; il est dû également à des instincts païens. L'âme populaire, incomplètement christianisée, n'avait pas oublié tout à fait son aversion pour celui à qui le combat est défendu et la chasteté imposée. L'orgueil chevaleresque, basé sur le courage et l'amour, repoussait également l'idéal clérical. La déchéance du clergé fit le reste. C'est ainsi que nobles, bourgeois et vilains s'amusaient depuis des siècles des caricatures du moine et du prêtre adonnés à la gourmandise et à la luxure. C'était une haine latente, générale et persistante." (p.160-161)
"La conception formelle et dogmatique de la Pauvreté, telle qu'elle s'était incarnée dans les ordres mendiants, ne répondait plus au sentiment social naissant. On commençait à considérer la pauvreté comme un mal social, au lieu de la tenir pour une vertu apostolique. Un théologien comme Pierre d'Ailly ne craint pas d'opposer aux moines mendiants les vrais pauvres « vere pauperes ». L'Angleterre, sensible de bonne heure à l'aspect économique des choses, a donné, vers la fin du XIVe siècle, au sentiment de la sainteté du travail productif, sa première expression, dans le poème bizarre et touchant The vision concerning Piers the Plowman (La Vision de Pierre le laboureur)." (p.161)
"Chez un Gilles de Rais, il y a un mélange abominable de dévotion et de cruauté." (p.162)
"La mentalité symbolique empêchait le développement de la pensée causale, parce que le rapport causal et génétique devait paraître insignifiant auprès du rapport symbolique." (p.194)
"Cette tendance à tout ramener à un type général a été considérée comme une faiblesse de l'esprit du moyen-âge, qui ne serait pas parvenu à distinguer et à décrire les traits individuels. Mais c'est de propos délibéré que l'homme du moyen-âge néglige les particularités et nuances individuelles des choses. C'est son besoin de subordination, résultat d'un profond idéalisme, qui le mène à agir de la sorte. C'est moins l'impuissance à discerner les traits individuels que la volonté consciente d'expliquer le sens des choses, leur rapport avec l'absolu, leur signification générale.
L'impersonnel est ce qui a de l'importance. Toute chose devient modèle, exemple, norme.
L'occupation par excellence de l'esprit médiéval est l'exposition du monde en idées et la classification de ces idées d'après un système hiérarchique." (p.196)
"L'esprit du moyen-âge à son déclin nous semble souvent creux et superficiel. Le simplisme de ses jugements est étonnant. Il se laisse aller sans aucune retenue aux généralisations. Il est capable de jugements faux à un degré extrême. Son inexactitude, sa crédulité, sa légèreté, son inconséquence sont souvent déconcertantes." (p.215)
"Le XVe siècle, a été, par excellence, le siècle des procès de sorcellerie. A l'époque où nous avons l'habitude de clore le moyen-âge pour saluer l'Humanisme glorieux, la hantise de la sorcellerie, terrible excroissance de la civilisation médiévale, recevait sa confirmation dans le Malleus maleficarum et dans la bulle Summis desiderantes (1487 et 1484). Et ni humanisme ni réforme ne mettent fin à cette fureur : l'humaniste Jean Bodin, écrivant dans la deuxième moitié du XVIe siècle son livre sur la Démonomanie, donne aux désirs de persécutions l'appui de son érudition. Les temps nouveaux, le nouveau savoir n'écartent pas tout de suite les horreurs des persécutions." (p.219)
"Le XVe siècle est une époque de dépression, de pessimisme." (p.231)
"L'art servait. Sa fonction sociale était l'exaltation de la magnificence, la mise en évidence de la personnalité du donateur ou du mécène." (p.235)
"Une étude impartiale de la Renaissance nous y fait découvrir une persistance du moyen-âge. L'Arioste, Rabelais, Marguerite de Navarre, Castiglione ainsi que toute la peinture, en ce qui concerne la pensée et la forme, sont pleins d'éléments médiévaux. Et pourtant, nous ne pouvons nous passer de l'antithèse moyen-âge, Renaissance qui représente pour nous un contraste entre deux époques, contraste essentiel bien que malaisé à définir." (p.251)
"La Renaissance est d'abord une forme extérieure avant de devenir un esprit nouveau.
En littérature, les formes classiques s'introduisent sans que l'esprit lui-même ait changé. Un groupe de lettrés apporte un peu plus de soin à la pureté du style latin et à la syntaxe classique : et voilà l'humanisme qui naît. Ce cercle de lettrés fleurit en France vers l'an 1400 ; il comprend quelques ecclésiastiques et magistrats : Jean de Montreuil, chanoine de Lille et secrétaire du roi, Nicolas de Clemanges, le célèbre dénonciateur des abus de l'Église, Pierre et Gontier Col, le Milanais Ambroise de Miliis, secrétaires de princes. Les élégantes et graves épîtres qu'ils échangent ne le cèdent en rien, ni pour la généralité creuse de la pensée, ni pour l'affectation d'importance, ni pour les phrases tourmentées, ni même pour l'amour des balivernes savantes aux produits du genre épistolaire des humanistes postérieurs." (p.290)
"Vers l'an 1400, le mot « antique », dans l'acception française, rentrait dans le même ordre d'idées que « rhétorique, orateur, poésie ». La perfection des anciens, tant admirée, on croit la trouver dans une forme artificielle. Les poètes de ce temps sont capables d'exprimer simplement les choses touchantes, mais lorsqu'ils visent à la grande beauté, ils appellent la mythologie à leur aide et emploient de prétentieux latinismes. Alors, ils se sentent « rhétoriciens »." (p.293)
"L'humanisme entier est, comme l'avait été la poésie des troubadours, un jeu de société, une forme de relations sociales, un effort vers une forme de vie plus noble." (p.294)
"Le fonds des âmes du XVe siècle reste pessimiste et mélancolique. L'harmonie de la Renaissance ne se fera sentir que lorsque une génération nouvelle aura appris, tout en faisant usage des formes de l'Antiquité, à s'approprier son esprit : d'abord, la pureté, l'exactitude de la conception et de l'expression, puis l'ampleur de la pensée, l'intérêt vif et direct pour l'homme et pour la vie. Question captivante s'il en fut que celle de rechercher quel a été, à ce tournant de siècle, le rôle de l'Antiquité dans le renouvellement du monde. Il n'est plus personne aujourd'hui qui la tienne pour le seul et unique moteur, ni même pour le principe fécondant de la Renaissance." (p.300)
-Johan Huizinga, L'Automne du Moyen Age, Les classiques des sciences sociales, 1948 (1919 pour la première édition néerlandaise), 300 pages.