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    Polybe, Histoire

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 26 Juin - 20:07



    "Rome, en étendant sa domination, constitue le trait d'union ou joue comme agent de liaison entre ces histoires jusque-là locales et séparées. C'est ce moment et ce mouvement, celui d'une première mondialisation à l'échelle de la Méditerranée, que cherche à saisir Polybe et dont il veut rendre compte." (p.11)

    "De son Histoire […] la tradition n'a conservé que le tiers environ." (p.13)

    "Pour Polybe, cette capacité à se corriger et à apprendre [est] à porter au crédit de Rome." (p.26)
    -François Hartog, préface à Polybe, Histoire, Gallimard, coll. Quarto, 2003 (1970 pour l'édition Pléiade), 1504 pages.

    "En bons patriotes achaiens, ils souhaitaient éviter d'amener Rome à transformer son protectorat encore discret en une véritable domination. Lorsque, en 172, éclata la guerre entre Persée et les Romains, tandis que la loyauté de ceux qui avaient été jusque-là les plus fidèles amis de Rome, Eumène de Pergame et les Rhodiens, paraissait chancelante, ils s'efforcèrent de préserver une sorte de neutralité bienveillante. Puis, à l'automne 170, Polybe fut élu hipparque de la Confédération et chargé d'offrir au consul romain Q. Marcius Philippus les services de l'armée achaienne, mais, à Rome, on estima bientôt que le gouvernement de la Confédération faisait preuve d'une tiédeur suspecte. Cette méfiance naissante fut nourrie par les rapports et les dénonciations de certains Achaiens hostiles aux dirigeants du moment et partisans d'une soumission inconditionnelle aux exigences des Romains. Ces hommes, menés par Callicratès, accusèrent les gens au pouvoir d'être d'intelligence avec Persée. Polybe lui-même avait su se faire apprécier par les généraux et les officiers supérieurs romains qui servaient en Grèce, mais le Sénat fut bientôt résolu à en finir avec le parti des patriotes achaiens, auquel appartenait le fils de Lycortas. C'est ainsi qu'après la défaite de Persée (168), lorsque Callicratès eut dressé une liste d'un millier de notables achaiens suspects de déloyauté envers Rome, il exigea que ces hommes, parmi lesquels figurait Polybe, fussent traduits en justice. Comme il n'existait contre eux aucune charge qui pût les faire condamner par un tribunal achaien, il décida de les faire emmener à Rome pour y être jugés. Une fois arrivés en Italie, ceux-ci ne passèrent naturellement pas en jugement, mais ils furent retenus loin du Péloponnèse pendant près de dix-sept ans. Callicratès et ses amis purent dès lors, sans opposition dangereuse, gérer les affaires de la Confédération en conformité avec les volontés du Sénat.
    Déporté en Italie en 167 comme suspect d'hostilité à l'égard de Rome, Polybe rentra en Grèce en 150 avec la réputation, qu'il allait bientôt justifier par des actes, d'être un des plus sûrs amis des Romains. Lorsqu'il dut quitter la Grèce, il avait dépassé la quarantaine. Il n'était donc pas de ces adolescents malléables, héritiers de quelque trône ou fils de grandes familles, que les Romains retenaient pendant des années parmi eux comme otages et qu'ils s'efforçaient de dresser à la soumission. Il n'appartenaient pas non plus, on s'en convaincra en lisant son
    Histoire, à l'espèce dont on fait les "collaborateurs". Il resta ce qu'il avait été jusque-là, avec son caractère aux lignes fortement dessinées, avec ses principes et ses idées solidement ancrés, mais il apprit à connaître des hommes, une cité, des institutions, des façons de penser et d'agir, tout un monde nouveau pour lui. Sa réflexion en fut fortement stimulée et sortit des limites assez étroites dans lesquelles elle était restée cantonnée jusqu'alors. Gardons-nous de parler de reniement ou de revirement intéressé. C'est au contraire dans cet effort pour élever sa pensée à la hauteur d'une expérience bouleversante que se trouve la grandeur de Polybe. Il lui fallut réviser ou plutôt élargir à l'échelle du monde vu de Rome toutes les conceptions acquises dans son petit Péloponnèse natal sur les hommes, sur les régimes politiques, sur la puissance et sur la guerre. Il ne rejoignit pas pour autant les rangs de ces insipides citoyens du monde, de ces plats rhéteurs cosmopolites qui pullulaient alors. Il ne chercha pas à discourir mais à comprendre. Il ne devint pas un de ces Graeculi que les Romains écoutaient avec amusement, tout en les méprisant. Il sut au contraire, en restant un vrai Grec, un Achaien et un Mégalopolitain, forcer leur estime et leur respect par la dignité de son caractère, par le sérieux de ses préoccupations et par la gravité de ses réflexions." (pp.41-42)

    "Raisonneur et méthodique en toute chose, il se méfiait néanmoins de la spéculation pure. […] Son goût du pratique et du solide ne pouvait que plaire à ses amis romains." (p.43)

    "Aux yeux du vieux Caton, qui, on peut le croire, fit forte impression sur Polybe, Rome devait se contenter d'être la première cité d'Italie et, tout en profitant des avantages matériels que lui valaient ses victoires, éviter de se dénaturer en cherchant à prendre, en Grèce et en Orient, la succession des grandes monarchies hellénistiques. Elle avait fait la guerre pour mettre son domaine italien à l'abri des ambitions d'autrui. Elle l'avait emporté grâce à la qualité de ses institutions et aux vertus de son peuple. Elle pouvait maintenant laisser les autres croupir dans leurs vices. Elle n'avait pas charge d'âmes étrangères. Il lui suffirait désormais de veiller à ce que nulle part, en Afrique, en Grèce ou en Asie, quelque Etat ne pût amasser de ressources suffisantes pour défier la puissance de Rome. Mais Caton ne voulait pas que, fascinée par les prestiges d'un hellénisme décadent, sa patrie en vînt à laisser la culture romaine se noyer dans les eaux troubles de la civilisation hellénistique.
    Il n'est pas douteux que Polybe, patriote archaien, ait été sensible à de telles conceptions, et cela d'autant plus qu'il avait appris à admirer les institutions ainsi que les qualités spécifiques (avec les défauts et les limites qui en étaient l'envers) de la nation romaine. De fait, il est permis d'éprouver plus de sympathie pour le genre "vieux Romain" incarné par Caton que pour la brillante personnalité du grand Scipion et celle -moins brillante- de son petit-fils adoptif, Scipion Aemilien. Mais Polybe, malgré tout, était grec, c'est-à-dire que tout républicain et achaien qu'il était, l'idée d'une domination universelle sur le genre humain lui était familière, sans qu'il faille voir là l'effet de quelque adhésion à la doctrine stoïcienne. Cette idée, qui ne s'accompagne chez lui d'aucun mysticisme, avait été empruntée aux Perses par Alexandre et elle était maintenant fort répandue dans le monde hellénistique.
    " (p.46-47)

    "Aussi fut-il, on peut le croire, fort heureux de recevoir de Rome une convocation l'invitant à venir servir comme expert auprès de l'état-major chargé de mener les opérations contre Carthage (149). Il avait, avant sa déportation en Italie, publié un traité d'art militaire et il passait, à juste titre, semble-t-il, pour être fort compétent en matière de guerre de siège. Après un faux départ, il finit par se retrouver, en 147, au côté de son ami Scipion Aemilien, élu consul et chargé d'en finir avec la résistance inattendue des Carthaginois. La ville une fois prise, on porta le coup de grâce, dans un horrible massacre, à la grande cité. L'homme qui s'était préparé à incarner un impérialisme généreux et pacificateur devint ainsi l'exécuteur des basses œuvres de l'Etat romain. Il ne manqua pas d'échanger à ce sujet quelques réflexions inquiètes avec Polybe, son confident de toujours.
    Pendant ce temps, sur les ordres du Sénat, L. Mummius s'apprêtait, de son côté, à sévir avec rudesse contre les Achaiens qu'il avait vite défaits à la suite de leur soulèvement insane. Le temps n'était décidément pas encore venu où une souveraineté légitimée par la raison pourrait s'exercer sur le monde. Les sujets restaient rétifs et les maîtres, enragés par cette résistance, le vieux fond de cupidité et de férocité réapparaissait. […]
    Plutôt que de rentrer immédiatement en Grèce pour assister aux derniers soubresauts de la Confédération achaienne, Polybe préféra, après la chute de Carthage, accepter de se faire confier une mission d'exploration de quelques mois dans l'Atlantique. Depuis un certain temps les curiosités d'ordre géographique s'étaient développés en lui, qui compensaient, dans une certaine mesure, ses déceptions politiques.
    Lorsque, à l'automne de l'année 146, il se retrouva dans le Péloponnèse, Corinthe venait d'être saccagée puis incendiée par les hommes de L. Mummius. On conçoit sans peine son amertume et son chagrin. Le triomphe remporté par Rome sur sa patrie n'était certes pas glorieux, mais c'était sans gloire aussi que disparaissait la Confédération achaienne. […]
    Il passa ensuite les vingt dernières années de sa vie à travailler à sa grande Histoire, à voyager aussi en Égypte et en Orient. Il est possible que Scipion Aemilien l'ait à nouveau appelé à son côté en 133, alors qu'il menait de rudes opérations contre Numance, en Espagne. On sait que la chute de cette ville s'accompagna de mille horreurs. Scipion mourut quatre années plus tard, quelque temps avant son vieux maître, dont l'existence se prolongea au-delà des quatre-vingt ans. S'il est vrai que la carrière du deuxième Africain n'avait pas pleinement répondu à l'attente de Polybe, on peut penser que ce dernier en attribua la faute non pas à la personne même de son ami, mais aux circonstances
    ." (pp.50-51)

    "Il ne faut pas oublier que, parmi les Grecs de son temps, le bon sens n'était pas la chose du monde la mieux partagée et que si, de nos jours, la déraison et la fantaisie sont tellement appréciées, c'est parce qu'elles tranchent sur le commun, alors qu'il en allait plutôt à l'inverse dans le monde où vécut Polybe." (p.52)
    -Denis Roussel, Introduction à Polybe, Histoire, Gallimard, coll. Quarto, 2003 (1970 pour l'édition Pléiade), 1504 pages.

    "Pour apprendre à supporter dignement les renversements de fortune, l'enseignement qui produit en nous la plus vive impression ou plutôt le seul valable, c'est celui que nous apporte le récit des tribulations d'autrui." (p.65)

    "Savoir comment et grâce à quel gouvernement l'Etat romain a pu, chose sans précédent, étendre sa domination à presque toute la terre habitée et cela en moins de cinquante-trois ans ?" (p.66)

    "Dans l'avenir, nul ne peut espérer les surpasser [les romains]." (p.67)

    "L'histoire du monde s'est mise à former comme un tout organique." (p.68)

    "Ce fut en partant d'une fort juste estimation de leurs possibilités qu'ils conçurent et exécutèrent leur projet de domination mondiale." (p.69)

    "L'histoire n'est vraiment intéressante et instructive que si elle permet d'observer l'ensemble des événements dans leur interdépendance, avec leurs similitudes et leurs différences." (p.71)

    [Livre VI]

    "Lorsqu'un personnage en vue meurt et qu'on célèbre ses obsèques, le corps est porté avec toute la pompe possible au Forum, près de ce qu'on appelle les Rostres. Il est généralement offert aux regards du public dans une posture verticale, plus rarement allongée. Quand la foule s'est massée tout autour, un grand fils -si le défunt en a laissé un et si celui-ci se trouve à Rome, sinon quelqu'un de sa famille- monte à la tribune et prononce un discours dans lequel il évoque les mérites du défunt et ce qu'il a accompli au cours de sa vie. [...] Telle est alors l'émotion ressentie par tous, que le deuil frappant la famille du mort apparaît comme le deuil de la cité tout entière. Ensuite, après qu'on a enseveli le corps en observant le rituel établi, on place son portrait à l'endroit le plus en vue de sa maison, dans une sorte de tabernacle de bois. Ces portraits sont des masques reproduisant avec une très grande ressemblance les traits et la physionomie des disparus. A l'occasion des fêtes religieuses officielles, on ouvre les tabernacles et on pare les masques avec le plus grand soin. Lorsqu'un personnage important de la famille vient à mourir, on les fait porter dans le cortège funèbre par des hommes ayant une stature et une corpulence comparable à celles des disparus qu'ils représentent. Ces hommes revêtent en outre une toge bordée de pourpre s'ils portent le masque d'un ancien préteur ou d'un ancien consul, une toge toute de pourpre s'il s'agit d'un ancien censeur, ou une toge brodée d'or si le disparu a reçu les honneurs du triomphe ou accompli quelque action d'éclat. Les figurants avancent sur des chars précédés des faisceaux et des autres insignes auxquels chacun des personnages incarnés par eux, selon la charge qu'il avait, au cours de sa vie, exercée dans la cité, avait eu droit. Lorsqu'ils atteignent les Rostres, ils s'asseyent tous à la file sur des sièges d'ivoire. On ne saurait imaginer plus noble spectacle que celui-là pour un jeune homme épris de gloire et de vertu. Est-il en effet quelqu'un qui, voyant réunies les images, pour ainsi dire vivantes et animées, de ces grands hommes honorés pour leur mérite, ne serait stimulé, par un tel spectacle ? Se peut-il rien voir de plus beau ?
    De plus, l'orateur chargé de parler du défunt, lorsqu'il a dit ce qu'il avait à dire, se met à évoquer le souvenir de ses ancêtres, des succès et des hauts faits de chacun d'eux. Par là se renouvelle sans cesse la réputation des grands hommes, auxquels leurs actes ont valu la gloire, et le mérite de ceux qui ont bien servi la patrie vient à la connaissance du grand nombre et passe à la postérité, le plus important étant que les jeunes y trouvent une inspiration qui les pousse à tout endurer pour le service de la collectivité, car ils espèrent acquérir eux aussi cette gloire qui s'attache aux citoyens valeureux. Il y a des faits qui prouvent la vérité de ce que j'avance ici.
    Il est souvent arrivé que des Romains ont accepté de soutenir des combats singuliers pour décider l'issue d'un conflit national. Nombreux sont ceux qui se sont jetés au-devant d'une mort certaine, soit au cours d'une guerre, pour assurer le salut commun, soit en temps de paix, pour sauver l'Etat. On a vu également des magistrats, sans souci d'aucune coutume, d'aucune loi humaines, ordonner l'exécution de leurs propres fils, mettant ainsi l'intérêt de la patrie au-dessus des liens naturels les plus étroits. On cite beaucoup de faits de ce genre dans l'histoire de Rome, mais il suffira pour l'instant de mentionner un seul exemple à l'appui de mes dires.
    On raconte qu'Horatius Coclès combattait contre deux adversaires en avant du pont qui franchit le Tibre à la hauteur de Rome, quand il aperçut une nombreuse troupe ennemie arrivant à la rescousse. Saisi d'inquiétude à l'idée que cette troupe pourrait forcer le passage et faire irruption dans la ville, il se retourna vers ses camarades qui se trouvaient derrière lui pour leur crier de se replier au plus vite et de couper le pont. Ceux-ci obtempérèrent et, pendant qu'ils étaient occupés à couper le pont, Coclès, malgré toutes ses blessures, tenait bon contre les assaillants, que sa ferme résolution et son courage, plus encore que sa vigueur physique, frappaient de stupeur. Quand l'attaque ennemie se trouva arrêtée devant le pont détruit, il se jeta tout armé dans le Tibre et périt volontairement, car le salut de la patrie et la gloire qui s'attacherait désormais à son nom avaient à ses yeux plus de prix que l'existence pendant le temps qui pourrait lui rester à vivre. Telles sont, on le voit, l'ardeur et les actions d'éclat que les institutions des Romains insufflent à leur jeunesse." (pp.599-601)

    [Livre XXXVI]

    "Les armées carthaginoises, sous la conduite d'Hasdrubal et de Carthalon, avaient été défaites par Massinissa, mais Carthage n'en restait pas moins coupable d'avoir pris les armes sans l'accord du Sénat. Comme on avait commencé à mobiliser à Rome (fin 150), les Carthaginois, pour écarter cette menace, se résignèrent à condamner à mort Hasdrubal et de Carthalon, chefs du parti populaire et "national", puis envoyèrent à Rome plusieurs ambassades successives, qui ne reçurent du Sénat que des réponses vagues, mais lourdes de menaces." (note 3 p.1303)

    "Depuis longtemps déjà la chose était décidée une fois pour toutes dans l'esprit de chacun, mais on cherchait une occasion favorable et un prétexte honorable aux yeux de l'étranger. Les Romains attachaient à cela beaucoup d'importance et avec raison. Comme le disait Démètrios [de Phalère], quand on entre en guerre pour des motifs qui paraissent légitimes, les victoires sont d'autant plus grandes et les échecs ont des conséquences moins graves. C'est ainsi que les Romains, n'étant pas d'accord entre eux sur la façon dont ils seraient jugés par l'opinion étrangère, faillirent renoncer à engager les hostilités…

    Les Carthaginois en étaient toujours à délibérer sur l'attitude qu'ils devraient adopter devant la réponse de Rome, quand les habitants d'Utique, les prévenant dans leur dessein, livrèrent leur ville aux Romains. Ils se trouvèrent alors dans un embarras extrême. Il leur apparaissait que leur seule chance de salut se trouvait dans une reddition sans conditions, qui, pensaient-ils, satisferait pleinement les Romains, puisque, même aux heures les plus critiques, lorsqu'ils avaient essuyés une défaite écrasante et que l'ennemi se trouvait devant leurs murs, ils n'avaient jamais songé à se rendre à discrétion. Mais voilà qu'ils s'étaient laissé prévenir par les habitants d'Utique, qui leur avaient ainsi ravi le fruit qu'ils comptaient tirer de cette reddition. Ils n'avaient pourtant plus le choix qu'entre deux maux: soutenir la guerre ou livrer leur cité. Le Conseil tint une séance secrète et, après de longs débats, désigna des plénipotentiaires qu'il envoya à Rome, avec mission d'agir, en tenant compte des circonstances, selon ce qu'ils estimeraient être l'intérêt de la patrie. Les hommes choisis étaient Giscon, surnommés Strynatos, Hamilcar, Misdès, Gillimas et Magon. Arrivés à Rome, ils apprirent que la décision d'entrer en guerre était d'ores et déjà prise et que les consuls étaient partis avec leurs troupes. Comme la situation ne leur laissait plus le choix, ils annoncèrent que Carthage se rendait à merci.
    " (pp.1302-1303)

    "Peu après avoir fait ainsi acte de soumission, les émissaires carthaginois furent admis devant le Sénat et le préteur leur donna connaissance de la décision prise par l'assemblée: puisque les Carthaginois avaient su prendre un parti aussi sage, on leur laisserait leur liberté ainsi que leurs lois ; ils conserveraient la jouissance de tout leur territoire ainsi que de leurs biens publics et privés. Cette communication réjouit les représentants puniques, qui estimèrent que le Sénat, qui avait toute liberté pour choisir quel mal il leur infligerait, s'était montré généreux à leur égard, puisqu'il leur permettait de conserver l'essentiel et ce à quoi ils tenaient le plus. Mais le préteur les informa ensuite que, pour obtenir de telles conditions, ils devraient, dans les trente jours, envoyer à Lilybaïon trois cents otages pris parmi les fils des membres du Conseil et de la Gérousia et obéir aux ordres des consuls." (p.1304)

    "Trois cents jeunes gens furent aussitôt choisis et leur départ eut lieu parmi les gémissements et les larmes, car chacun d'eux avait été accompagné par ses amis et parents. Les femmes surtout se livraient à des manifestations pathétiques. Dès que les otages eurent débarqué à Lilybaïon, ils furent confiés par les consuls à Q. Fabius Maximus, qui était alors préteur chargé du gouvernement de la Sicile. Celui-ci les conduisit, en prenant bien soin d'eux, jusqu'à Rome et ils furent enfermés tous ensemble dans la loge de l'hekkaidékère." (p.1305)

    "On vit alors clairement à quel point cette cité était puissante, car les Carthaginois livrèrent aux Romains plus de deux cent mille boucliers et deux mille catapultes." (p.1306)

    "Les consuls invitèrent alors les Carthaginois à leur envoyer une délégation pour entendre quelle était à leur égard la volonté du Sénat: ils devraient évacuer leur ville, qui serait détruire, et aller s'établir où ils voudraient à l'intérieur, à condition que ce soit fût à plus de quinze kilomètres de la mer. […]
    Les Carthaginois mirent leur ville en état de défense et l'on mit au travail pour fabriquer des armes. Les consuls ne réagirent qu'avec lenteur et, lorsqu'ils tentèrent d'attaquer les remparts extérieurs de la ville, essuyèrent un échec. L'incapacité des généraux romains fit d'autant plus ressortir les mérites de Scipion Aemilien, qui servait comme simple tribun.
    " (commentaire p.1306-1307)

    "Le général des Carthaginois, Hamilcar, appelé aussi Phaméas, était dans la pleine force de l'âge. C'était un homme vigoureux et, qualité primordiale chez un soldat, un bon et hardi cavalier…" (p.1307)

    "Hasdrubal, qui s'était soustrait à la condamnation à mort exigée par Rome, tenait la campagne au-dehors.

    Caton, qui avait dépassé quatre-vingt-ans, devait mourir quelques semaines après, deux avant la chute de Carthage
    ." (note 17 et 18 p.1307)

    "Hasdrubal, qui commandait les forces carthaginoises, n'était qu'un hâbleur vaniteux et ne possédait aucune des qualités qu'on demande à un homme d'Etat et à un général." (pp.1323-1324)

    "Hasdrubal priait Gulussa d'intervenir auprès du consul pour lui demander, au nom des dieux et de la Fortune, d'épargner leur ville et l'avertit que, s'ils n'obtenaient pas cela, les Carthaginois se feraient égorger plutôt que de la lui abandonner. […]
    Lorsque Gulussa eut mis Scipion au courant de cet entretien, celui-ci se mit à rire: "C'était donc pour nous adresser cette prière, s'exclama-t-il, que tu as traité nos prisonniers de façon aussi sauvage et aussi impie, et voilà que tu comptes sur l'appui des dieux, alors que tu as violé même les lois humaines !". Mais le Numide l'invita alors à considérer les choses autrement et surtout à songer qu'il fallait en finir avec cette campagne. Sans parler des incertitudes de la guerre, il y avait, dit-il, les élections consulaires qui approchaient et Scipion devait y penser, pour éviter d'être surpris par l'hiver et de voir arriver un nouveau consul, qui, sans qu'il lui en coûtât rien, s'approprierait le fruit de ses travaux. Cet avertissement fit réfléchir Scipion, qui confia alors à Gulussa un message pour Hasdrubal: il lui garantissait la vie sauve pour lui-même, pour sa femme et ses enfants, ainsi que pour les familles de dix de ses parents ou amis ; en outre, il l'autoriserait à emporter dix talents sur sa fortune personnelle et à emmener cent esclaves de son choix.

    C'est ainsi que, porteur de cette offre généreuse, Gulussa alla, quand vint le troisième jour, rencontrer à nouveau Hasdrubal. Celui-ci se présenta cette fois encore en grand appareil, portant une panoplie complète sous un manteau de pourpre et avançant à pas comptés. Il surpassait de loin en pompe tous les tyrans de tragédie. Déjà corpulent naturellement, il avait, à cette époque, pris du ventre et il était anormalement cramoisi de teint, si bien qu'il semblait mener la vie de ces bœufs engraissés qu'on voit dans les foires et qu'on ne l'imaginait guère à la tête d'un peuple présentement soumis à des épreuves telles qu'on ne saurait trouver les mots convenables pour les décrire. Quand il eut rejoint le Numide et appris de sa bouche la proposition du consul, il se frappa la cuisse à plusieurs reprises, invoqua les dieux et la Fortune et déclara que jamais le jour ne viendrait où il verrait à la fois la lumière du soleil et sa cité livrée aux flammes et que, pour accompagner les funérailles des hommes de cœur, c'était un beau cérémonial que l'incendie où périssait leur patrie. Lorsqu'on considère cette déclaration, on est tenté d'admirer l'homme et la noblesse de son langage. Mais quand on songe à sa conduite, on est frappé par sa bassesse et son indignité. Tout d'abord, quand ses concitoyens mouraient littéralement de faim, il offrait des parties à boire et des soupers fins, et sa mine prospère faisait ressortir la détresse des autres. Le nombre de ceux qui mourraient était incroyable et incroyable aussi le nombre de ceux que la famine poussait à déserter. Par les sarcasmes dont il couvrait les uns, par les traitements outrageants qu'il infligeait aux autres et les exécutions qu'il ordonnait, cet homme terrorisait la population et, de cette façon, maintenait son autorité sur sa patrie, en s'arrogeant vis-à-vis de ses concitoyens, en ces temps de détresse, des pouvoirs auxquels un tyran régnant sur une cité prospère pourrait difficilement prétendre
    ." (pp.1325-1326)

    [Livre XXXVIII]

    [Au début d'avril 146, Scipion Aemilien lança l'assaut final contre Carthage. Polybe participa aux opérations. Laelius eut bientôt forcé les défenses de la ville basse, mais il fallut six jours et six nuits aux Romains, avançant maison par maison, pour emporter l'acropole de Byrsa] (commentaire p.1337)

    "Scipion ayant donné l'ordre de s'arrêter, ils se mirent à lancer des insultes à Hasdrubal, en lui rappelant qu'il leur avait à maintes reprises juré devant les dieux qu'il ne les abandonnerait pas ou en l'accusant de n'être qu'un lâche et un être absolument indigne. […] [Sa femme] se tut un moment, puis demanda à son mari comment il avait pu, sans lui dire un mot, abandonner ainsi honteusement à leur sort l'Etat et ses concitoyens, qui avaient confiance en lui, pour passer en cachette à l'ennemi." (pp.1338-1339)

    "Scipion se retourna alors vers moi et dit, en me saisissant la main: "C'est un beau jour, Polybe, mais j'éprouve, je ne sais pourquoi, quelque inquiétude et j'appréhende le moment à venir où un autre pourrait nous adresser pareil avertissement au sujet de notre propre patrie". Il serait difficile de faire une réflexion plus digne d'un homme d'Etat et plus profonde que celle-là. Etre capable, à l'heure du plus grand triomphe, quand l'ennemi est au fond du malheur, de réfléchir à sa propre situation et à la possibilité d'un renversement du sort, de ne pas oublier, dans le succès, que la Fortune est changeante, voilà le fait d'un grand homme, qui atteint à la perfection ; d'un homme, en un mot, qui mérite de ne pas être oublié…" (p.1339)
    -Polybe, Histoire, Gallimard, coll. Quarto, 2003 (1970 pour l'édition Pléiade), 1504 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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