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    Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme + La Méditerranée. Espace et histoire + Ecrits Sur l'Histoire II + L'identité de la France

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Dim 22 Oct - 13:39

    https://fr.scribd.com/doc/146711337/Braudel-La-dynamique-du-capitalisme-pdf

    "L'économie, en soi, cela n'existe évidemment pas." (p.10)

    "J'aurai consacré vingt-cinq années à l'histoire de la Méditerranée et presque vingt à la Civilisation matérielle. C'est sans doute trop, beaucoup trop." (p.10)

    "Au XVIIIe siècle seulement, il y aura eu éclatement des frontières de l'impossible, dépassement d'un plafond jusque-là infranchissable. Depuis lors, le nombre des hommes n'a cessé d'augmenter, il n'y a plus eu de coup d'arrêt, de renversement du mouvement." (p.15)

    "La peste aux épidémies régulières ne quittera l'Europe qu'au XVIIIe siècle."

    "Pierre Gourou, le plus grand des géographes français."

    "Splendeurs fugaces et discutables de ce que l'on appelle la primauté française au temps de Louis XIV."

    "L'artisan itinérant, qui va de bourg en bourg offrir ses pauvres services de rempailleurs de chaises ou de ramoneurs de cheminées, bien que très médiocre consommateur, appartient cependant au monde du marché ; il doit lui demander sa nourriture quotidienne. S'il a conservé des liens avec sa campagne natale et qu'au moment de la moisson ou de la vendange il regagne son village pour y redevenir paysan, il enjambe alors la frontière du marché, mais dans l'autre sens. Le paysan, qui lui-même commercialise régulièrement une part de sa récolte et achète régulièrement des outils, des vêtements, fait déjà partie du marché. Celui qui ne vient au bourg que pour vendre quelques menues marchandises, des œufs, une volaille, pour obtenir les quelques pièces de monnaie nécessaires au paiement de ses impôts ou à l'achat d'un soc de charrue, celui-là touche seulement à la limite du marché. Il reste dans l'énorme masse de l'autoconsommation. Le colporteur, qui vend dans les rues et les campagnes des marchandises par menues quantités, est du côté de la vie d'échanges, du côté du calcul, du doit et avoir, si modestes que soient et ses échanges et ses calculs. Le boutiquier est, lui, carrément, un agent de l'économie de marché. Ou il vend ce qu'il fabrique, et c'est un artisan boutiquier ; ou il vend ce que d'autres ont produit, il est dès lors à l'étage des marchands. La boutique, toujours ouverte, à l'avantage d'offrir un échange continu, alors que le marché se tient un ou deux jours par semaine. Plus encore, la boutique, c'est l'échange assorti du crédit, car le boutiquier reçoit sa marchandise à crédit, il la vend à crédit. Ici, toute une séquence de dettes et de créances se tendent à travers l'échange."

    "A Venise, pas de foires, ou plus de foires de marchandises: la Sensa, foire de l'Ascension, est une fête, avec des baraques de marchands sur la place Saint-Marc, des masques, de la musique et le spectacle rituel des épousailles du doge et de la mer, à la hauteur de San Niccolo. Quelques marchés se tiennent sur la place Saint-Marc, notamment des marchés de bijoux précieux et de fourrures non moins précieuses. Mais, hier comme aujourd'hui, le grand spectacle marchand est celui de la place de Rialto, en face du pont et du Fondaco dei Tedeschi, aujourd'hui la poste centrale de Venise. Vers 1530, l'Arétin, qui avait sa maison sur la Canal Grande, s'amusait à regarder les bateaux chargés de fruits et de montagnes de melons, venant des îles de la lagune vers ce "ventre" de Venise, car la double place de Rialto, Rialto Nuovo et Rialto Vecchio, c'est le "ventre" et le centre actif de tous les échanges, de toutes les affaires, petites et grandes. A deux pas des étalages bruyants de la double place, voici les gros négociants de la ville, dans leur Loggia, construire en 1455, on pourrait dire dans leur Bourse, discutant chaque matin discrètement de leurs affaires, des assurances maritimes, des frets, achetant, vendant, signant des contrats entre eux ou avec des marchands étrangers. A deux pas, les banchieri sont là, dans leurs étroites boutiques, prêts à régler ces transactions sur-le-champ, par des virements de compte à compte. Tout près aussi, là où ils se trouvent encore aujourd'hui, l'Herberia, le marché aux légumes, la Pescheria, marché au poisson et, un peu plus loin dans l'ancienne Ca Quarini, les Beccarie, les boucheries, au voisinage de l'église des bouchers, San Matteo, seulement détruire à la fin du XIXe siècle."

    "La vie active du XVIIe siècle, dégagée des sortilèges de la Méditerranée, se développe à travers le vaste champ de l'océan Atlantique. On a souvent décrit ce siècle comme une époque de recul ou de stagnation économique. Il faudrait sans doute nuancer. Car si l'élan du XVIe siècle est indéniablement coupé, en Italie et ailleurs, la montée fantastique d'Amsterdam n'est tout de même pas sous le signe du marasme économique."

    "Au-dessus de la masse énorme de la vie matérielle de tous les jours, l'économie de marché a tendu ses filets et maintenu en vie ses divers réseaux. Et ce fut, d'habitude, au-dessus de l'économie de marché proprement dite, qu'a prospéré le capitalisme."

    "Place caractéristique, du XVe au XVIIIe siècle, d'un énorme secteur d'autoconsommation qui, pour l'essentiel, reste tout à fait étranger à l'économie d'échange. L'Europe, même la plus développée, est trouée, jusqu'au XVIIIe siècle et même au-delà, de zones qui participent peu à la vie générale et, dans leur isolement, s'obstinent à mener leur propre existence, presque entièrement fermée sur elle-même.
    Je voudrais aujourd'hui aborder ce qui relève proprement de l'échange et que nous désignerons à la fois comme l'économie de marché et comme le capitalisme. Cette double appellation indique que nous entons distinguer l'un de l'autre ces deux secteurs qui, à nos yeux, ne se confondent pas. Répétons toutefois que ces deux groupes d'activité -économie de marché et capitalisme- sont, jusqu'au XVIIIe siècle, minoritaires
    ." (p.43)

    "[L'idéologie du laissez faire d'Adam Smith contient] une part de vérité, une part de mauvaise foi, mais aussi d'illusion. Peut-on oublier combien de fois le marché a été tourné ou faussé, le prix arbitrairement fixé par les monopoles de fait ou de droit ? Et surtout, en admettant les vertus concurrentielles du marché ("le premier ordinateur mis au service des hommes"), il importe de signaler au moins que le marché, entre production et consommation, n'est qu'une liaison imparfaite, ne serait-ce que dans la mesure où elle reste partielle. Soulignons ce dernier mot: partielle. En fait, je crois aux vertus et à l'importance d'une économie de marché, mais je ne crois pas à son règne exclusif. [...] Si, depuis plus d'une cinquantaine d'années, les économistes, instruits par l'expérience, ne défendent plus les vertus automatiques du laissez faire, le mythe ne s'est pas encore effacé dans l'opinion publique et les discussions politiques d'aujourd'hui." (p.48-49)

    "Le mot-clef, c'est le capital. Celui-ci, dans les études des économistes, a pris le sens appuyé de bien capital ; il ne désigne pas seulement les accumulations d'argent, mais les résultats utilisables et utilisés de tout travail antérieurement accompli: une maison est un capital ; du blé engrangé, un capital ; un navire, une route sont des capitaux. Mais un bien capital ne mérite son nom que s'il participe au processus renouvelé de la production: l'argent d'un trésor inemployé n'est plus un capital, de même une forêt inexploitée, etc. Cela dit, est-il une seule société, à notre connaissance, qui n'ait accumulé, qui n'accumule des biens capitaux, qui ne les utilise régulièrement pour son travail et qui, par le travail, ne les reconstitue, et ne les fasse fructifier ?" (p.52)

    "La réalité économique ne porte jamais sur des corps simples. Mais vous accepterez, sans trop de difficulté, qu'il puisse y avoir au moins deux formes d'économie dite de marché (A, B), discernables avec un peu d'attention, ne serait-ce que par les rapports humains, économiques et sociaux qu'elles instaurent.
    Dans la première catégorie (A), je verserais volontiers les échanges quotidiens du marché, les trafics locaux ou à faible distance: ainsi, le blé, le bois qui s'acheminent vers la ville proche ; et même les commerces à plus large rayon, lorsqu'ils sont réguliers, prévisibles, routiniers, ouverts aux petits comme aux grands marchands: ainsi l'acheminement des gains de la Baltique à partir de Dantzig jusqu'à Amsterdam, au XVIIe siècle ; ainsi du Sud vers le Nord de l'Europe, le commerce de l'huile ou du vin -je pense à ces "flottes" de chariots allemands venant cherchant, chaque année, le vin blanc de l'Istrie.
    De ces échanges sans surprise, "transparents", dont chacun connaît à l'avance les tenants et les aboutissants et dont on peut supputer à peu près les bénéfices toujours mesurés, le marché d'un bourg s'offre comme un bon exemple. Il réunit avant tout des producteurs -paysans, paysannes, artisans- et des clients, les uns du bourg lui-même, les autres des villages voisins. Tout au plus y a-t-il, de temps à autre, deux ou trois marchands, c'est-à-dire, entre le client et le producteur, l'intermédiaire, le troisième homme. Et ce marchand peut, à l'occasion, troubler le marché, le dominer, peser sur les prix par des manœuvres de stockage ; même un petit revendeur peut, contre les règlements, aller au devant des paysans à l'entrée du bourg, acheter à prix réduit leurs denrées et les proposer lui-même aux acheteurs: c'est une fraude élémentaire, présente autour de tous les bourgs, et plus encore de toutes les villes, capable, lorsqu'elle s'étend, de faire monter les prix. Ainsi, même dans le bourg idéal que nous imaginons, avec son commerce réglementé, loyal, transparent -"l’œil dans l’œil, la main dans la main", comme dit la langue allemande-, l'échange selon la catégorie B, fuyant la transparence et le contrôle, n'est pas absolument absent. De même, le commerce régulier qui anime les grands convois de blé de la Baltique est un commerce transparent: les courbes de prix au départ, à Dantzig, et à l'arrivée, à Amsterdam, sont synchrones et  la marge de bénéfice est à la fois sûre et modérée. Mais qu'une famine se déclenche en Méditerranée, vers 1590 par exemple, nous verrons des marchands internationaux, représentant de gros clients, détourner de leur route habituelle des vaisseaux entiers dont la cargaison, transportée à Livourne, ou à Gênes, aura triplé ou quadruplé de prix. Là aussi l'économie A peut céder le pas à l'économie B.
    Dès qu'on s'élève dans la hiérarchie des échanges, c'est le second type d'économie qui prédomine et dessine sous nos yeux une "sphère de circulation" évidemment différente. Les historiens anglais ont signalé, à partir du XVe siècle, l'importance grandissante, à côté du marché public traditionnel -le public market-, de ce qu'ils baptisent le private market, le marché privé ; je dirais volontiers, pour accentuer la différence, le contre-marché. Ne cherche-t-il pas, en effet, à se débarrasser des règles du marché traditionnel, souvent paralysantes à l'excès ? Des marchands itinérants, ramasseurs, collecteurs de marchandises, rejoignent les producteurs chez eux. Au paysan, ils achètent directement la laine, le chanvre, les animaux sur pied, les cuirs, l'orge ou le blé,  les volailles, etc. Ou même, ils lui achètent ces produits à l'avance, la laine avant la tonte des moutons, le blé alors qu'il est en herbe. Un simple billet signé à l'auberge du village ou à la ferme même scelle le contrat. Ensuite, ils achemineront leurs achats, par voiture, bêtes de somme ou barques, vers les grandes villes ou les ports exportateurs. De tels exemples se retrouvent dans le monde entier, autour de Paris, comme autour de Londres, à Ségovie pour les laines, autour de Naples pour le blé, dans les Pouilles pour l'huile, dans l'Insulinde pour le poivre... Lorsqu'il ne se rend pas l'exploitation agricole elle-même, le marchand itinérant donne ses rendez-vous au bord du marché, en marge de la place où celui-ci se déroule, ou bien, le plus souvent, il tient ses assises dans une auberge: les auberges sont les relais du roulage, les officines du transport. Que ce type d'échange substitue aux conditions normales du marché collectif des transactions individuelles dont les termes varient arbitrairement selon la situation respective des intéressés, c'est ce que prouvent sans ambiguïté les procès nombreux qu'engendre en Angleterre l'interprétation des petits billets signés par les vendeurs. Il est évident qu'il s'agit d'échanges inégaux où la concurrence -loi essentielle de l'économie dite de marché- a peu de place, où le marchand dispose de deux avantages: il a rompu les relations entre le producteur et celui à qui est destiné finalement la marchandise (seul il connaît les conditions du marché aux deux bouts de la chaîne, et donc le bénéfice escomptable) et il dispose d'argent comptant, c'est son argument principal. Ainsi, de longues chaînes marchandes se tendent entre production et consommation, et c'est assurément leur efficacité qui les a imposées, en particulier pour le ravitaillement des grandes villes, et qui a incité les autorités à fermer les yeux, pour le moins à relâcher leur contrôle.
    Or, plus ces chaînes s'allongent, plus elles échappent aux règles et aux contrôles habituels, plus le processus capitaliste émerge clairement. Il émerge de façon éclatante dans le commerce au loin, le Fernhandel où les historiens allemands ne sont pas les seuls à voir le superlatif de la vie d'échange. Le Fernhandel est, par excellence, un domaine de libre manœuvre, il opère sur des distances qui le mettent à l'abri des surveillances ordinaires ou lui permettent de les tourner ; il agira, le cas échéant, de la côte de Coromandel ou des rivages du Bengale à Amsterdam, d'Amsterdam à tel magasin de revente en Perse ou en Chine, ou au Japon. Dans cette vaste zone opérationnelle, il a la possibilité de choisir, et il choisit ce qui maximise ses profits: le commerce des Antilles ne donne plus que des profits modestes ? Qu'à cela ne tienne, au même instant le commerce d'Inde en Inde ou le commerce à la Chine garantit des bénéfices doubles. Il suffit de changer son fusil d'épaule. De ces gros bénéfices dérivent des accumulations de capitaux considérables, d'autant plus que le commerce au loin se partage entre quelques mains seulement. N'y entre pas qui veut. Le commerce local, au contraire, se disperse entre une multitude de parties prenantes. Par exemple, au XVIe siècle, le commerce intérieur du Portugal, vu dans sa masse et dans toute sa valeur monétaire supposée, est de loin supérieur au commerce du poivre, des épices et des drogues. Mais ce commerce intérieur est souvent sous le signe du troc, de la valeur d'usage. Le commerce des épices est dans le droit fil de l'économie monétaire. Et seuls les gros négociants le pratiquent et concentrent ses bénéfices anormaux entre leurs mains. Le même raisonnement vaudrait pour l'Angleterre au temps de Defoe.
    Ce n'est pas par hasard si, dans tous les pays du monde, un groupe de gros négociants se détache nettement de la masse des marchands, et si ce groupe est d'une part très étroit et, d'autre part, toujours lié -entre autres activités- au commerce au loin. Le phénomène est visible en Allemagne dès le XIVe siècle, à Paris dès le XIIIe, dans les villes d'Italie dès le XIIe et peut-être plus tôt. Le tayir, en Islam, dès avant l'apparition des premiers négociants d'Occident, est un importateur-exportateur qui, de sa maison (déjà le commerce fixe), dirige agents et commissionnaires. Il n'a rien de commun avec le hawanti, le boutiquier du soukh. Dans l'Inde, à Agra, encore une énorme ville, vers 1640, un voyageur note que l'on désigne sous le nom de sogador "celui que appellerions chez nous, en Espagne, un mercader, mais certains s'ornent du nom particulier de katari, titre le plus éminent entre ceux qui professent, en ces pays-là, l'art mercantile et qui signifie marchand richissime et de grand crédit". En Occident, le vocabulaire signale des différences analogues. Le "négociant", c'est le katari français ; le mot apparaît au XVIIe siècle. En Italie, la distance est énorme entre le mercante a taglio et le negoziante ; de même en Angleterre, entre le tradesman et le merchant qui, dans les ports anglais, s'occupe avant tout d'exportation et de commerce au loin ; en Allemagne, entre les Krâmer d'une part et, de l'autre, le Kaufmann ou le Kaufherr.
    Que ces capitalistes, en Islam comme en Chrétienté, soient les amis du prince, des alliés ou des exploiteurs de l'Etat, est-il besoin de le dire ? Très tôt, depuis toujours, ils dépassent les limites "nationales", s'entendent avec les marchands des places étrangères. Ils ont mille moyens de fausser le jeu en leur faveur, par le maniement du crédit, par le jeu fructueux des bonnes contre les mauvaises monnaies, les bonnes monnaies d'argent et d'or allant vers les grosses transactions, vers le Capital, les mauvaises, de cuivre, vers les petits salaires et paiement quotidiens, donc vers le Travail. Ils ont la supériorité de l'information, de l'intelligence, de la culture. Et ils saisissent autour d'eux ce qui est bon à prendre -la terre, les immeubles, les rentes... Qu'ils aient à leur disposition des monopoles ou simplement la puissance nécessaire pour effacer neuf fois sur dix la concurrence, qui en douterait ?
    " (p.54-p.60)

    "Les pays du Nord n'ont fait que prendre la place occupée longtemps et brillamment avant eux par les vieux centres capitalistes de la Méditerranée. Ils n'ont rien inventé, ni dans la technique, ni dans le maniement des affaires. Amsterdam copie Venise, comme Londres copiera Amsterdam, comme New York copiera Londres. Ce qui est en jeu, chaque fois, c'est le déplacement du centre de gravité de l'économie mondiale, pour des raisons économiques, et qui ne touchent pas à la nature propre ou secrète du capitalisme. Ce glissement définitif, à l'extrême fin du XVIe siècle, de la Méditerranée aux mers du Nord, est le triomphe d'un pays neuf sur un vieux pays. Et c'est aussi un vaste changement d'échelle. A la faveur de la montée nouvelle de l'Atlantique, il y a élargissement de l'économie en général, des échanges, du stock monétaire, et, là encore, c'est le progrès vif de l'économie de marché qui, fidèle au rendez-vous d'Amsterdam, portera sur son dos les constructions amplifiées du capitalisme. Finalement, l'erreur de Max Weber me paraît dériver essentiellement, au départ, d'une exagération du rôle du capitalisme comme promoteur du monde moderne." (p.69-70)

    "Si vous êtes attentifs à ces longues chaînes familiales, à l'accumulation lente des patrimoines et des honneurs, le passage, en Europe, du régime féodal au régime capitaliste devient presque compréhensible. Le régime féodal, c'est, au bénéfice de familles seigneuriales, une forme durable du partage de la richesse foncière, cette richesse de base -soit un ordre stable dans sa texture. La "bourgeoisie", à longueur de siècles, aura parasité cette classe privilégiée, vivant près d'elle, contre elle, profitant de ses erreurs, de son luxe, de son oisiveté, de son imprévoyance, pour s'emparer de ses biens -souvent grâce à l'usure-, se glissant finalement dans ses rangs et alors s'y perdant. Mais d'autres bourgeois sont là pour remonter à l'assaut, pour recommencer la même lutte. Parasitisme en somme de longue durée: la bourgeoisie n'en finit pas de détruire la classe dominante pour s'en nourrir. Mais sa montée a été lente, patiente, l'ambition reportée sans fin sur les enfants et petits-enfants. Ainsi de suite.
    Une société de ce type, dérivant d'une société féodale, féodale elle-même encore à demi, est une société où la propriété, les privilèges sociaux, sont relativement à l'abri, où les familles peuvent en jouir dans une relative tranquillité, la propriété étant, se voulant, sacro-sainte, où chacun reste en gros à sa place. Or il faut ces eaux socialistes calmes ou relativement calmes pour que l'accumulation s'opère, pour que poussent et se maintiennent les lignages, pour que, l'économie monétaire aidant, le capitalisme enfin émerge. Il détruit, ce faisant, certains bastions de la haute société, mais pour en reconstruire d'autres à son profit, aussi solides, aussi durables.
    Ces longues gestations de fortunes familiales, aboutissant un beau jour à des réussites spectaculaires, nous sont si familières, dans le passé ou dans le temps présent, qu'il nous est difficile de nous rendre compte qu'il s'agit là, en fait, d'une caractéristique essentielle des sociétés d'Occident. Nous ne l'apercevons, au vrai, qu'en nous dépaysant, en regardant le spectacle différent qu'offrent les sociétés hors de l'Europe. Dans ces sociétés-là, ce que nous appelons, ou pouvons appeler, le capitalisme rencontre en général des obstacles sociaux peu faciles ou impossibles à franchir. Ce sont ces obstacles qui nous mettent, par contraste, sur la voie d'une explication générale.
    Nous laisserons de côté la société japonaise, où le processus est en gros le même qu'en Europe: une société féodale s'y détériore lentement, une société capitaliste finit par s'en dégager ; le Japon étant le pays où les dynastiques marchandes ont eu la plus longue durée: certaines, nées au XVIIe siècle, prospèrent encore aujourd'hui. Mais les sociétés occidentales et japonaises sont les seuls exemples que puisse retenir l'histoire comparative de sociétés passant presque d'elles-mêmes de l'ordre féodal à l'ordre de l'argent. Ailleurs les positions respectives de l'Etat, du privilège du rang et du privilège de l'argent sont très différentes, et c'est de ces différences que nous chercherons à tirer un enseignement.
    Soit la Chine et l'Islam. En Chine, les statistiques imparfaites qui s'offrent à nous laissent l'impression que la mobilité sociale à la verticale y est plus grande qu'en Europe. Non que le nombre des privilégiés y soit relativement plus grand, mais la société y est beaucoup moins stable. La porte ouverte, la hiérarchie ouverte, c'est celle des concours des mandarins. Bien que ces concours ne soient pas toujours passés dans un contexte d'honnêteté absolue, ils sont en principe accessibles à toutes les milieux sociaux, infiniment plus accessibles en tout cas que les grandes Universités d'Occident, au XIXe siècle. Les examens qui ouvrent l'accès aux hautes fonctions du mandarinat sont, en fait, des redistributions des cartes du jeu social, un constant New Deal. Mais ceux qui parviennent ainsi au sommet n'y sont jamais qu'à titre précaire, à titre viager si l'on veut. Et les fortunes qu'ils amassent souvent à ces occasions servent peu à fonder ce qu'on appellerait, en Europe, une grande famille. D'ailleurs, les familles trop riches et trop puissantes sont, par principe, suspectes à l'Etat, qui est seul possesseur en droit de la terre, seul habilité à lever l'impôt sur le paysan et qui surveille de très près les entreprises minières, industrielles ou marchandes. L'Etat chinois, malgré les complicités locales de marchands et de mandarins corrompus, a sans fin été hostile à l'épanouissement d'un capitalisme qui, chaque fois qu'il pousse à la faveur des circonstances, est finalement ramené dans l'ordre par un Etat en quelque sorte totalitaire (le mot étant débarrassé de son sens péjoratif actuel). Il n'y a de vrai capitalisme chinois qu'en dehors de la Chine -en Insulinde par exemple, où le marchand chinois agit et règne en toute liberté.
    Dans les vastes pays d'Islam, surtout avant le XVIIIe siècle, la possession de la terre est provisoire car, là aussi, elle appartient en droit au Prince. Les historiens diraient dans le langage de l'Europe d'Ancien Régime, qu'il y a des bénéfices (c'est-à-dire des biens attribués à titre viager), non pas des fiefs familiaux. En d'autres termes, les seigneuries, c'est-à-dire des terres, des villages, des rentes foncières, sont distribuées par l'Etat, comme le faisait jadis l'Etat carolingien, et disponibles à nouveau chaque fois qu'en meurt le bénéficiaire. C'est pour le Prince une façon de payer et de s'assurer les services de soldats et de cavaliers. Le seigneur meurt-il, sa seigneurie et tous ses biens reviennent au Sultan d'Istanbul, ou au Grand Moghol de Delhi. Disons que ces grands princes, tant que dure leur autorité, peuvent changer de société dominante, de classe élitaire comme de chemise, et ils ne s'en privent pas. Le sommet de la société se renouvelle donc très souvent, les familles n'ont pas la possibilité de s’incruster. Une récente étude sur Le Caire au XVIIIe siècle nous signale que les grands marchands ne réussissent guère à se maintenir en place au-delà d'une seule génération. La société politique les dévore. Si, en Inde, la vie marchande est plus solide, c'est qu'elle se développe en dehors de la société instable du sommet, dans les cadres protecteurs des castes de marchands et de banquiers.
    Cela dit, vous voyez mieux la thèse que je soutiens, assez simple, vraisemblable: il y a des conditions sociales à la poussée et à la réussite du capitalisme. Celui-ci exige une certaine tranquillité de l'ordre social, ainsi qu'une certaine neutralité, ou faiblesse, ou complaisante, de l'Etat
    ." (p.73-77)

    "Par économie mondiale s'entend l'économie du monde pris en son entier, le "marché de tout l'univers", comme disait déjà Sismondi. Par économie-monde, mot que j'ai forgé à partir du mot allemand de Weltwirtschaft, j'entends l'économie d'une portion seulement de notre planète, dans la mesure où elle forme un tout économique. J'ai écrit, il y a longtemps, que la Méditerranée du XVIe siècle était une Weltwirtschaft, une économie-monde." (p.84-85)

    "Une économie-monde peut se définir comme une triple réalité:
    -Elle occupe un espace géographique donné ; elle a donc des limites qui l'expliquent et qui varient, bien qu'avec une certaine lenteur. Il y a même forcément, de temps à autre, mais à long intervalles, des ruptures. Ainsi à la suite des Grandes Découvertes de la fin du XVe siècle. Ainsi en 1689, quand la Russie, par la grâce de Pierre le Grand, s'ouvre à l'économie européenne. [...]
    -Une économie-monde accepte toujours un pôle, un centre, représenté par une ville dominante, jadis un État-ville, aujourd'hui une capitale, entendez une capitale économique (aux Etats-Unis, New York, non pas Washington). D'ailleurs, il peut exister, de façon même prolongée, deux centres à la fois, dans une même économie-monde: Rome et Alexandrie au temps d'Auguste, d'Antoine et de Cléopâtre, Venise et Gênes au temps de la guerre de Chioggia (1378-1381), Londres et Amsterdam, au XVIIIe siècle, avant l'élimination définitive de la Hollande. Car l'un des deux centres finit toujours par être éliminé. En 1929, le centre du monde, avec un peu d'hésitation, est passé ainsi, sans ambiguïté, de Londres à New York.
    -Toute économie-monde se partage en zones successives. Le cœur, c'est-à-dire la région qui s'étend autour du centre: les Provinces-Unies (mais pas toutes les Provinces-Unies) quand Amsterdam domine le monde au XVIIe siècle ; l'Angleterre (mais pas toute l'Angleterre) quand Londres, à partir des années 1780, a définitivement supplanté Amsterdam. Puis viennent des zones intermédiaires, autour du pivot central. Enfin, très larges, des marges qui, dans la division du travail qui caractérise l'économie-monde, se trouvent subordonnées et dépendantes, plus que participantes. Dans ces zones périphériques, la vie des hommes évoque souvent le Purgatoire, ou même l'Enfer. Et la raison suffisante en est, bel et bien, leur situation géographique
    ." (p.85-87)

    "Chaque fois qu'il y a décentrage, un recentrage s'opère, comme si une économie-monde ne pouvait vivre sans un centre de gravité, sans un pôle. Mais ces décentrages et recentrages sont rares, et d'autant plus importants. Dans le cas de l'Europe et des zones qu'elle s'annexe, un centrage s'est opéré vers les années 1380, au bénéfice de Venise. Vers 1500, il y a une saute brusque et gigantesque de Venise à Anvers, puis, vers 1550-1560, un retour à la Méditerranée, mais en faveur de Gênes, cette fois ; enfin, vers 1590-1610, un transfert à Amsterdam, où le centre économique de la zone européenne se stabilisera pour presque deux siècles. Entre 1780 et 1815, il se déplacera vers Londres." (p.90)

    "La splendeur, la richesse, le bonheur de vivre, se rassemblent au centre de l'économie-monde, en son cœur. C'est là que le soleil de l'histoire fait briller les plus vives couleurs." (p.94)

    "Si belle que semble la France au XVIIIe siècle, son niveau de vie ne se compare pas à celui de l'Angleterre." (p.95)

    "Le destin a des bottes de sept lieues. Il frappe de loin." (p.98)

    "Éclat de la monarchie de Saint Louis [...] rayonnement exceptionnel de son Université." (p.100)

    "La primauté italienne se divisera longtemps entre quatre villes puissantes, Venise, Milan, Florence et Gênes. Ce n'est qu'après la défaite de Gênes, en 1381, que commence le long règne, pas toujours tranquille, de Venise. Il durera cependant plus d'un siècle, aussi longtemps que Venise régnera sur les places du Levant, et sera le redistributeur principal, pour l'Europe entière qui se presse chez elle, des produits recherchés de l'Europe entière qui se presse chez elle, des produits recherchés de l'Extrême-Orient. Au XVIe siècle, Anvers supplante la ville de Saint-Marc." (p.102)

    "La victoire anglaise sur la France, lente à s'affirmer, précoce à s'amorcer (à mon avis, dès le traité d'Utrecht en 1713), éclate au grand jour dès 1786 (le traité d'Eden), devient triomphale en 1815." (p.107)

    "La Révolution industrielle a été, par excellence, un mouvement lent et, à ses débuts, peu décelable. Adam Smith lui-même a vécu au milieu des premiers signes de cette Révolution sans s'en rendre compte." (p.109)

    "N'exploite pas le monde qui veut. Il y faut une puissance préalable lentement mûrie." (p.114)
    -Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Flammarion, coll. Champ.Histoire, 2008 (1985 pour la première édition), 122 pages.

    https://fr.scribd.com/document/78349255/Braudel-La-Mediterranee

    https://fr.scribd.com/document/140690324/BRAUDEL-Fernand-Ecrits-Sur-l-Histoire-II



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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