"[Braudel écrit] un chapitre du Traité de sociologie de Georges Gurvitch."
"Le cas de la Méditerranée est d’autant plus intéressant à cet égard que son auteur se réclame explicitement d’un courant historiographique, rassemblé autour des Annales, en lutte ouverte contre le pôle dominant, courant qui est encore marginal dans l’institution historienne au moment où Braudel soutient sa thèse. Envisagée comme discours de justification, cette préface nous renseigne sur la marge de manœuvre dont dispose un historien soucieux de défendre la perspective critique dans laquelle il s’inscrit tout en respectant les normes qui dominent le milieu professionnel auquel il appartient. Ces contraintes d’énonciation expliquent que la préface soit organisée autour d’un certain nombre de « passages obligés » que l’on retrouve dans tous les exposés de soutenance dignes de ce nom. Braudel n’échappe pas au rituel des remerciements. Un candidat qui veut être reconnu par ses pairs doit nécessairement reconnaître sa dette à leur égard. On ne s’étonnera pas que Lucien Febvre, auquel Braudel dédie sa thèse, soit évoqué chaleureusement. Mais Braudel ajoute : « Ma pensée reconnaissante se porte à mes maîtres de la Sorbonne il y a 25 ans ». On constate que dans la liste des autorités remerciées figure le nom d’Émile Bourgeois, la bête noire de Lucien Febvre, celui qui incarnait à ses yeux, plus encore que Seignobos, « l’histoire-manuel » qu’il exécrait. Tout exposé de soutenance doit aussi s’efforcer de justifier le sujet traité dans la thèse. Les commentateurs de la préface ont souvent cité le passage où Braudel évoque le renversement de perspective que lui a suggéré Lucien Febvre. Alors que le sujet déposé en Sorbonne en 1923 était conforme aux attentes de l’histoire diplomatique : « la politique méditerranéenne de Philippe II », intitulé dit-il que ses « maîtres d’alors approuvaient fort », Braudel décide finalement de mettre l’accent sur l’espace méditerranéen à l’époque de Philippe II, ce qui lui permet de faire une place à la géographie, la société, l’économie et la civilisation. « En s’intéressant à ce jeu souterrain, la thèse sortait de l’histoire diplomatique ». Il est évident que ce renversement n’allait pas de soi pour les historiens des années 1930‑40. Non pas, comme on le dit souvent, en raison de l’importance accordée aux aspects économiques et sociaux. Ceux-ci avaient leurs partisans à la Sorbonne, notamment en histoire moderne, grâce à Henri Hauser. L’inversion de la perspective posait problème parce qu’elle contredit les normes historiennes en vigueur concernant la « taille du sujet ». Une thèse d’histoire étant toujours délimitée par des bornes spatio-temporelles, justifier le sujet c’est justifier les limites que le candidat lui a assignées. Fernand Braudel ne se soucie guère de défendre le découpage chronologique qu’il a choisi. Celui-ci ne pose pas de problème car il respecte les catégories de l’histoire politique traditionnelle (le « règne » de Philippe II). En revanche, Braudel doit justifier l’étendue démesurée de sa monographie. La professionnalisation de l’histoire au début de la Troisième République s’est faite par la valorisation du « travail sur archives ». Un historien ne peut décemment soutenir son doctorat que s’il a consulté toutes les sources disponibles. La thèse de Lucien Febvre portait déjà sur l’époque de Philippe II. Mais elle s’inscrivait dans un cadre régional : la Franche-Comté. Etendre la recherche aux dimensions de tout l’espace méditerranéen, ce n’était pas raisonnable car il était impossible d’être exhaustif. La communauté des historiens représentée ici par les membres du jury risquait d’interpréter ce choix comme une forme de prétention incompatible avec la posture modeste que doit adopter celui qui frappe à la porte de la maison histoire. Dans sa préface, Fernand Braudel tente de désamorcer la critique : « J’espère aussi qu’on ne me reprochera pas mes trop larges ambitions, mon désir et mon besoin de voir grand ». Il adopte un profil bas en reconnaissant que l’ampleur du sujet ne lui a pas permis de consulter toutes les archives. Cela aurait nécessité 20 vies ou 20 historiens précise-t-il. Et il admet qu’il s’agit là d’une faiblesse de son travail. « Je sais par avance que ses conclusions seront reprises, discutées, remplacées par d’autres et je le souhaite. Ainsi progresse et doit progresser l’histoire ». Pour défendre le cadre méditerranéen qu’il a retenu pour cette recherche, Braudel mobilise un argument cher à Lucien Febvre et Marc Bloch : l’histoire-problème. Dans la plupart des thèses, le découpage monographique n’est pas justifié. Il est posé comme une évidence, parce qu’il coïncide avec des entités géo-politiques familières (la ville, la région, le département, la nation…). Pour Braudel, au contraire, tout le problème est-là."
"Par rapport aux plans les plus courants dans les thèses d’histoire de cette époque, la nouveauté tient au fait que Braudel a choisi une présentation thématique et non chronologique ; ce qui va à l’encontre des règles du récit historique, tout au moins tel que le pratiquait l’histoire narrative au début du XIXe siècle."
"Il nous explique que son but n’était pas d’aborder l’histoire de son personnage en disant : « il est né le… » ou « voici comment les choses se sont passées ». Ce mode d’exposition aurait été contradictoire avec les principes mêmes de l’histoire-tableau car celle-ci a pour but de caractériser un personnage et non pas de raconter sa vie, tâche qui relève précisément du récit.
Pour achever de vous convaincre que ce n’est pas « la conception du temps » qui fait l’intérêt de la Méditerranée et de sa préface, je terminerai cette partie en évoquant deux ouvrages parus en 1943, au moment même où Braudel rédigeait sa thèse, ouvrages qu’il a lus avec attention et intérêt. Le premier, commis par André Siegfried traite, justement, de la Méditerranée. Le fondateur de la géographie politique française, émule de Vidal de la Blache lui aussi, et que Lucien Febvre a attiré au comité de rédaction des Annales, présente une fresque qui fait la part belle aux permanences de l’histoire. Il centre son récit sur l’opposition entre deux grands « personnages » : le sédentaire et le nomade qui incarnent, nous dit Siegfried, le combat multiséculaire entre deux civilisations antagonistes (celle du désert et celle de la Méditerranée) ; entre deux religions (le Christianisme et l’Islam) ; entre deux mondes l’Orient et l’Occident, l’Asie et l’Europe. Le second ouvrage que je voudrais évoquer rapidement, est celui de Gaston Roupnel, Histoire et destin. Dans le compte rendu élogieux qu’il en donne en 1944, Fernand Braudel estime que l’auteur est parvenu dans ce livre à conjuguer les points de vue sur l’histoire de la Revue de synthèse et des Annales. Il précise : « La plus grande satisfaction que m’apporte ce livre ce sont les pages denses, intelligentes, qui mettent en cause une histoire de profondeur et de masse : il l’intitule assez heureusement histoire structurale ». Et Braudel ajoute : « Au-delà d’une histoire de surface, événementielle disait François Simiand, historisante écrit Gaston Roupnel, le livre nous a appris à distinguer une histoire profonde (une histoire structurale), celle-ci portant celle-là dans son large mouvement. Cette distinction est même admirablement faite ».
Ces deux exemples, rapidement évoqués, suffisent à montrer que le thème de la « permanence » ou de la « profondeur » du temps, que Braudel décline sous différents angles dans sa thèse, n’a donc rien de neuf à l’époque où il l’écrit. Faut-il pour autant mettre Siegfried, Roupnel et Braudel dans le même sac ? Je ne le pense pas. Les livres de Siegfried et de Roupnel sont très peu documentés. Ce sont des essais qui visent un vaste public dont il faut satisfaire les attentes. Ce genre d’ouvrages se résume à la « philosophie de l’histoire » qu’ils véhiculent. En l’occurrence il s’agit d’une vision conservatrice et pessimiste du monde, qui s’accorde avec la propagande pétainiste, nourrie des stéréotypes à la mode sur les permanences ethniques, la métaphysique de l’Âme paysanne et du Destin. On sait qu’à l’époque, Braudel est partisan de l’Algérie française. Lorrain et fier de l’être, les thèses sur l’enracinement, sur les permanences du monde rural, exercent une incontestable séduction sur sa pensée."
"Tenu longtemps en marge des institutions universitaires, il est devenu professeur au Collège de France en 1950. En 1956 il a succédé à Lucien Febvre à la présidence de la VIe section de l’École pratique des hautes études (EPHE), institution neuve dont la mission est de développer la recherche en sciences humaines, à un moment où les universités américaines multiplient les projets interdisciplinaires centrés sur les « aires culturelles ». Le contexte intellectuel lui aussi a beaucoup changé. Un vent d’optimisme souffle désormais sur l’université française, incitant beaucoup de chercheurs à croire dans la possibilité d’une science de la société, capable de dégager des relations objectives et véritablement explicatives. Cet idéal explique l’engouement pour le marxisme et, plus encore, pour le structuralisme. Sur le plan politique, la conjoncture est marquée par la guerre d’Algérie, ce qui n’est pas sans importance pour Fernand Braudel, ancien professeur de l’université d’Alger.
Les contraintes de justification qui s’imposent à l’historien ayant atteint le « deuxième palier » ne s’expliquent plus par le souci de trouver un poste. Désormais, il s’agit d’étendre le lopin labouré en profondeur dans la thèse, de façon à délimiter un nouveau « domaine » de la recherche historique (un « paradigme » disent les plus ambitieux) que les apprentis historiens sont fermement invités à explorer dans leurs premières recherches. Étant donné la position institutionnelle qu’il occupe, Fernand Braudel dispose de moyens exceptionnels pour atteindre cet objectif. Déjà dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1950, le « tableau » de la discipline qu’il avait brossé visait à justifier son programme scientifique, avec l’ambition explicite de « dépasser cette marge première de l’histoire » que constituait à ses yeux l’histoire-récit. Les textes de 1958 prolongent et élargissent l’objectif, puisque désormais c’est l’ensemble des sciences humaines qui sont concernées par le programme braudelien. Les spécialistes de l’historiographie contemporaine ont souligné la dimension « stratégique » de son texte sur la « longue durée ». En 1958, l’histoire n’est plus en rivalité avec la géographie qui semble marginalisée. Désormais, elle doit compter avec des disciplines en pleine expansion, principalement la sociologie (représentée alors par la haute figure de Georges Gurvitch) et l’anthropologie (que plusieurs livres retentissants de Claude Lévi-Strauss ont projetée sur le devant de la scène intellectuelle française). Dans le même temps, les choses ont bougé aussi chez les historiens. Ernest Labrousse occupe, à la Sorbonne, la chaire d’histoire économique et sociale que la disparition de Marc Bloch a laissé vacante. En quelques années, il s’est taillé un domaine qui attire un grand nombre d’étudiants dynamiques et pleins d’avenir. L’engouement pour les méthodes statistiques, l’attrait exercé par le nouveau plan en trois parties (articulant l’économique, le social et le politique) défendu par Labrousse avec enthousiasme, contribuent fortement à populariser l’idée que ce domaine constitue le lieu principal de l’innovation en histoire."
"Braudel se tourne vers les disciplines voisines en affirmant que le clivage qui divise l’histoire les traverse également. D’un côté, le mot « durée », cher à l’historien, a pour équivalent le mot « palier » cher au sociologue. D’un autre côté, la « longue durée » est un terme quasiment synonyme du mot « structure » qu’emploie Claude Lévi-Strauss. Le vocabulaire des sociologues et des anthropologues tend donc à se rapprocher de celui des historiens parce qu’ils combattent eux aussi les représentants des courants traditionnels de leur discipline, ces commentateurs de l’actualité qui ont les yeux rivés sur les événements politiques et se contentent d’analyser les aspects superficiels du monde social. L’alliance entre les chefs de file des principales sciences de l’homme est donc possible. Mais elle ne peut se faire que sous l’égide des historiens car le temps est une réalité dont nul ne peut s’évader, contrairement à ce que pense Claude Levi-Strauss (qui conçoit les structures comme des modèles « invariants ») et Georges Gurvitch (qui tombe dans l’erreur inverse, en définissant le temps comme une variable relative aux groupes sociaux pris comme objet d’étude par le chercheur). Alors que la Méditerranée véhiculait une perspective subjective sur le temps, au service d’une problématique herméneutique et identitaire, tout le raisonnement développé dans les articles sur « la longue durée » renvoie à une définition objective de la temporalité. Appréhendé au niveau de l’histoire humaine toute entière (et non de l’objet d’étude, comme c’était le cas dans la thèse), le temps apparaît désormais comme une réalité mesurable."
"N’étant pas philosophe et ignorant délibérément les travaux philosophiques sur le temps, ce n’est qu’en reliant ses réflexions sur le sujet à sa thèse que Fernand Braudel peut convaincre les lecteurs de leur intérêt. Si « la conception braudelienne du temps » a permis de produire une œuvre empirique aussi magistrale que la Méditerranée, alors on ne peut mettre en doute sa valeur heuristique pour l’ensemble des sciences humaines. Tel est le message qu’il s’agit de faire passer. L’ouvrage publié en 1969, Écrits sur l’histoire, se situe dans le prolongement de cette logique justificatrice. Sa fonction essentielle est de convaincre les lecteurs que la « conception braudelienne » de la temporalité — conçue comme superposition de durées objectives et mesurables — aurait été élaborée avant la thèse qui n’en serait que la mise en œuvre empirique. C’est à mon sens ce qui explique le caractère insolite du premier chapitre des Écrits. Sur le plan formel, c’est de loin le plus court (moins de trois pages) et le seul qui résulte d’un charcutage du texte original. En récrivant ainsi sa préface, Braudel parvient à produire un livre qui débute par des considérations sur le « temps de l’histoire », en les associant aux débuts de sa carrière."
"En me reportant aux textes que Fernand Braudel cite à l’appui de ses affirmations, et en les lisant attentivement du début à la fin, je me suis rendu compte qu’en fait, ni Paul Lacombe ni François Simiand n’avaient employé (dans les études citées en tout cas) la formule « histoire événementielle ».
Cette expression n’existe pas dans leur langage parce que les problèmes qui les préoccupaient au début du siècle ne sont pas les problèmes de Braudel en 1958."
"François Simiand cite effectivement Lacombe dans les textes que mentionne Braudel. Mais sa réflexion est d’une autre nature. Elle vise à démontrer qu’une science sociale, intégrant l’histoire, et calquée sur le modèle des sciences naturelles, est non seulement possible, mais nécessaire. Il rejette le point de vue des historiens qui cherchent à s’approprier la science sociale, en le désignant par l’expression « histoire historisante », formule attribuée au philosophe Henri Berr. Cette expression est adéquate pour caractériser les enjeux de ces querelles. Elle renvoie au débat allemand, puis européen, sur l’historicisme. Les partisans de ce courant de pensée se réclament de la philosophie de l’esprit qu’a développée Wilhelm Dilthey dans la prolongement de Humboldt. Ils estiment que l’histoire doit s’intéresser avant tout aux actions des individus qui ont vécu dans des mondes disparus pour en restaurer la signification. À l’inverse, les philosophes positivistes affirment que l’histoire peut devenir une science au même titre que les sciences naturelles, en dégageant sinon des lois, du moins des constantes. Lacombe et Simiand s’inscrivent, chacun à sa manière, dans cette seconde mouvance. L’essentiel ici est de souligner que la mise en cause de l’histoire politique n’est pas un point central de ce débat. Simiand s’attaque effectivement au livre de Charles Seignobos sur l’histoire politique de l’Europe, mais il s’en prend aussi vigoureusement à Henri Hauser, éminent représentant de l’histoire économique et sociale."
"La confusion entre un débat de nature philosophique et une querelle entre différentes chapelles de l’histoire permet à Braudel de situer dans le passé, des luttes de concurrence qui appartiennent au présent. Il forge alors une mémoire de l’histoire qui, comme toute mémoire, a pour fonction de justifier des intérêts partisans. L’une des contraintes les plus fortes qui pèse sur les historiens engagés dans ce genre de concurrence, c’est qu’ils ne peuvent pas citer nommément les collègues qui sont visés par la critique. Il faut s’en prendre à des historiens qui sont morts, en sachant que les lecteurs avertis « comprendront d’eux-mêmes » que la scène se passe au présent. L’effort de justification dans lequel Braudel est engagé en 1958 le pousse à camper une scène fondatrice, où s’affrontent des géants de la pensée. Dans ce récit mythique, chaque personnage remplit une fonction précise. Evoquer le nom de Simiand est une nécessité, comme on l’a vu plus haut, pour ancrer l’idée d’une continuité de la réflexion braudelienne sur l’histoire. Dans sa thèse, Braudel met en œuvre une approche subjective du temps, qui est aux antipodes de la démarche « objective », « expérimentale », soucieuse de dégager des relations explicatives, qu’a constamment défendue François Simiand. Dans la préface de la Méditerranée, la référence à Simiand n’a donc pas d’autre fonction que d’indiquer publiquement dans quel camp Braudel tient à se situer : celui des Annales. Le nom de Seignobos n’est pas mentionné, car, dans cet exposé de soutenance, il convenait de ménager les professeurs de la Sorbonne. En 1958, Braudel est engagé dans un combat plus explicite contre l’histoire politique qui tient toujours le haut du pavé, quoi qu’on en dise. L’évocation du couple Simiand/Seignobos et le rappel de la « célèbre » controverse qui les a opposés au début du siècle, sert d’argument pour illustrer la permanence du combat opposant l’histoire « nouvelle » et l’histoire « traditionnelle ». Le nouveau personnage, introduit dans l’article sur la « longue durée », Paul Lacombe, est lui aussi mobilisé en fonction des nécessités stratégiques de l’heure. Cette entrée en scène est une conséquence directe du « dialogue » ouvert avec les sciences humaines. Lorsque Braudel ne s’adressait qu’aux historiens, la référence à Simiand, « compagnon de route » des Annales, était suffisante. Mais dans un débat avec les disciplines voisines, les choses se compliquent. L’historien doit en effet avoir le dernier mot pour que les « leçons du passé » puissent servir au présent. L’invention du couple Simiand/Lacombe a pour but de résoudre cette difficulté. La place qu’ils occupent dans ces articles a d’abord pour but de montrer que le dialogue entre l’histoire et la sociologie a été initié au début du siècle. C’est pour cela que Simiand, qui était présenté en 1950, comme un « philosophe devenu économiste », devient « sociologue » quand il s’agit de défendre la « longue durée » dans le Traité de Gurvitch. Le tour de passe est encore plus spectaculaire en ce qui concerne Paul Lacombe. Cet ancien compagnon de Gambetta, devenu Inspecteur général des bibliothèques, après un court passage par la préfectorale, est présenté par Braudel comme un « historien de première classe ». En réalité, Paul Lacombe est un « touche à tout » assez représentatif de la génération qui a précédé la professionnalisation de l’histoire. Il a publié une multitude d’essais qui vont d’une étude sur la famille dans l’Antiquité, jusqu’à l’inévitable « petite histoire du peuple français », en passant par des réflexions sur la psychologie de l’enfant, des propositions pour l’adoption du mode de scrutin à la proportionnelle, etc. Son livre sur la « science de l’histoire » est un tissu de banalités. Fasciné par les thèses de Tarde sur l’imitation, il s’appuie essentiellement sur la « sociologie » de Spencer pour nourrir une polémique visant à défendre les partisans du « milieu » contre les partisans de la « race ». Mais l’important pour Braudel, c’est de camper une scène fondatrice en mettant face-à-face le « représentant » de la sociologie et le « représentant » de l’histoire. Cette scène doit atteindre deux objectifs. D’une part, elle doit rappeler que le « dialogue » initial a été interrompu (sinon quel sens pourraient avoir des articles appelant à une reprise de la discussion ?). D’autre part, elle doit donner le « beau rôle », cette fois-ci, à l’historien. Pour satisfaire le cahier des charges, l’auteur de « la longue durée » commence par critiquer Simiand. Dans la querelle sur l’histoire, au lieu de s’en prendre à ce pauvre Seignobos, il aurait dû s’adresser à Lacombe « pour avoir un adversaire à sa taille » Et il ajoute à destination des lecteurs qui n’auraient pas encore compris où il voulait en venir : « la polémique n’est possible que si les adversaires se prêtent, consentent, à "se battre sabre au clair" ». Autrement dit, le « dialogue » entre l’histoire et les sciences humaines a tourné court au début du XXe siècle parce que le sociologue n’a pas voulu se mesurer à l’historien. En affirmant que Simiand aurait emprunté à Lacombe la formule « histoire événementielle », Braudel enfonce le clou. La supériorité intellectuelle de l’histoire par rapport aux sciences humaines légitime ses prétentions à l’hégémonie."
"Il va multiplier les écrits de vulgarisation, en s’adaptant à la demande des éditeurs. Il publie ainsi des textes biographiques sur Charles Quint et Philippe II, dans le plus pur style de « l’histoire événementielle »."
"La meilleure preuve de la réussite de Braudel dans son entreprise de récriture de l’histoire a été donnée par celui qui a contesté le plus vivement ses arguments : Paul Ricœur. Dans sa trilogie, Temps et Récit, ce dernier élève à la dignité d’objet philosophique des réflexions triviales sur la temporalité, reprenant du même coup à son compte, à la fois le vocabulaire et les références braudeliennes concernant « l’histoire événementielle »."
-Gérard Noiriel, « Comment on récrit l’histoire. Les usages du temps dans les Écrits sur l’histoire de Fernand Braudel », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 25 | 2002, mis en ligne le 07 mars 2008, consulté le 19 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/rh19/419 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rh19.419
"Le cas de la Méditerranée est d’autant plus intéressant à cet égard que son auteur se réclame explicitement d’un courant historiographique, rassemblé autour des Annales, en lutte ouverte contre le pôle dominant, courant qui est encore marginal dans l’institution historienne au moment où Braudel soutient sa thèse. Envisagée comme discours de justification, cette préface nous renseigne sur la marge de manœuvre dont dispose un historien soucieux de défendre la perspective critique dans laquelle il s’inscrit tout en respectant les normes qui dominent le milieu professionnel auquel il appartient. Ces contraintes d’énonciation expliquent que la préface soit organisée autour d’un certain nombre de « passages obligés » que l’on retrouve dans tous les exposés de soutenance dignes de ce nom. Braudel n’échappe pas au rituel des remerciements. Un candidat qui veut être reconnu par ses pairs doit nécessairement reconnaître sa dette à leur égard. On ne s’étonnera pas que Lucien Febvre, auquel Braudel dédie sa thèse, soit évoqué chaleureusement. Mais Braudel ajoute : « Ma pensée reconnaissante se porte à mes maîtres de la Sorbonne il y a 25 ans ». On constate que dans la liste des autorités remerciées figure le nom d’Émile Bourgeois, la bête noire de Lucien Febvre, celui qui incarnait à ses yeux, plus encore que Seignobos, « l’histoire-manuel » qu’il exécrait. Tout exposé de soutenance doit aussi s’efforcer de justifier le sujet traité dans la thèse. Les commentateurs de la préface ont souvent cité le passage où Braudel évoque le renversement de perspective que lui a suggéré Lucien Febvre. Alors que le sujet déposé en Sorbonne en 1923 était conforme aux attentes de l’histoire diplomatique : « la politique méditerranéenne de Philippe II », intitulé dit-il que ses « maîtres d’alors approuvaient fort », Braudel décide finalement de mettre l’accent sur l’espace méditerranéen à l’époque de Philippe II, ce qui lui permet de faire une place à la géographie, la société, l’économie et la civilisation. « En s’intéressant à ce jeu souterrain, la thèse sortait de l’histoire diplomatique ». Il est évident que ce renversement n’allait pas de soi pour les historiens des années 1930‑40. Non pas, comme on le dit souvent, en raison de l’importance accordée aux aspects économiques et sociaux. Ceux-ci avaient leurs partisans à la Sorbonne, notamment en histoire moderne, grâce à Henri Hauser. L’inversion de la perspective posait problème parce qu’elle contredit les normes historiennes en vigueur concernant la « taille du sujet ». Une thèse d’histoire étant toujours délimitée par des bornes spatio-temporelles, justifier le sujet c’est justifier les limites que le candidat lui a assignées. Fernand Braudel ne se soucie guère de défendre le découpage chronologique qu’il a choisi. Celui-ci ne pose pas de problème car il respecte les catégories de l’histoire politique traditionnelle (le « règne » de Philippe II). En revanche, Braudel doit justifier l’étendue démesurée de sa monographie. La professionnalisation de l’histoire au début de la Troisième République s’est faite par la valorisation du « travail sur archives ». Un historien ne peut décemment soutenir son doctorat que s’il a consulté toutes les sources disponibles. La thèse de Lucien Febvre portait déjà sur l’époque de Philippe II. Mais elle s’inscrivait dans un cadre régional : la Franche-Comté. Etendre la recherche aux dimensions de tout l’espace méditerranéen, ce n’était pas raisonnable car il était impossible d’être exhaustif. La communauté des historiens représentée ici par les membres du jury risquait d’interpréter ce choix comme une forme de prétention incompatible avec la posture modeste que doit adopter celui qui frappe à la porte de la maison histoire. Dans sa préface, Fernand Braudel tente de désamorcer la critique : « J’espère aussi qu’on ne me reprochera pas mes trop larges ambitions, mon désir et mon besoin de voir grand ». Il adopte un profil bas en reconnaissant que l’ampleur du sujet ne lui a pas permis de consulter toutes les archives. Cela aurait nécessité 20 vies ou 20 historiens précise-t-il. Et il admet qu’il s’agit là d’une faiblesse de son travail. « Je sais par avance que ses conclusions seront reprises, discutées, remplacées par d’autres et je le souhaite. Ainsi progresse et doit progresser l’histoire ». Pour défendre le cadre méditerranéen qu’il a retenu pour cette recherche, Braudel mobilise un argument cher à Lucien Febvre et Marc Bloch : l’histoire-problème. Dans la plupart des thèses, le découpage monographique n’est pas justifié. Il est posé comme une évidence, parce qu’il coïncide avec des entités géo-politiques familières (la ville, la région, le département, la nation…). Pour Braudel, au contraire, tout le problème est-là."
"Par rapport aux plans les plus courants dans les thèses d’histoire de cette époque, la nouveauté tient au fait que Braudel a choisi une présentation thématique et non chronologique ; ce qui va à l’encontre des règles du récit historique, tout au moins tel que le pratiquait l’histoire narrative au début du XIXe siècle."
"Il nous explique que son but n’était pas d’aborder l’histoire de son personnage en disant : « il est né le… » ou « voici comment les choses se sont passées ». Ce mode d’exposition aurait été contradictoire avec les principes mêmes de l’histoire-tableau car celle-ci a pour but de caractériser un personnage et non pas de raconter sa vie, tâche qui relève précisément du récit.
Pour achever de vous convaincre que ce n’est pas « la conception du temps » qui fait l’intérêt de la Méditerranée et de sa préface, je terminerai cette partie en évoquant deux ouvrages parus en 1943, au moment même où Braudel rédigeait sa thèse, ouvrages qu’il a lus avec attention et intérêt. Le premier, commis par André Siegfried traite, justement, de la Méditerranée. Le fondateur de la géographie politique française, émule de Vidal de la Blache lui aussi, et que Lucien Febvre a attiré au comité de rédaction des Annales, présente une fresque qui fait la part belle aux permanences de l’histoire. Il centre son récit sur l’opposition entre deux grands « personnages » : le sédentaire et le nomade qui incarnent, nous dit Siegfried, le combat multiséculaire entre deux civilisations antagonistes (celle du désert et celle de la Méditerranée) ; entre deux religions (le Christianisme et l’Islam) ; entre deux mondes l’Orient et l’Occident, l’Asie et l’Europe. Le second ouvrage que je voudrais évoquer rapidement, est celui de Gaston Roupnel, Histoire et destin. Dans le compte rendu élogieux qu’il en donne en 1944, Fernand Braudel estime que l’auteur est parvenu dans ce livre à conjuguer les points de vue sur l’histoire de la Revue de synthèse et des Annales. Il précise : « La plus grande satisfaction que m’apporte ce livre ce sont les pages denses, intelligentes, qui mettent en cause une histoire de profondeur et de masse : il l’intitule assez heureusement histoire structurale ». Et Braudel ajoute : « Au-delà d’une histoire de surface, événementielle disait François Simiand, historisante écrit Gaston Roupnel, le livre nous a appris à distinguer une histoire profonde (une histoire structurale), celle-ci portant celle-là dans son large mouvement. Cette distinction est même admirablement faite ».
Ces deux exemples, rapidement évoqués, suffisent à montrer que le thème de la « permanence » ou de la « profondeur » du temps, que Braudel décline sous différents angles dans sa thèse, n’a donc rien de neuf à l’époque où il l’écrit. Faut-il pour autant mettre Siegfried, Roupnel et Braudel dans le même sac ? Je ne le pense pas. Les livres de Siegfried et de Roupnel sont très peu documentés. Ce sont des essais qui visent un vaste public dont il faut satisfaire les attentes. Ce genre d’ouvrages se résume à la « philosophie de l’histoire » qu’ils véhiculent. En l’occurrence il s’agit d’une vision conservatrice et pessimiste du monde, qui s’accorde avec la propagande pétainiste, nourrie des stéréotypes à la mode sur les permanences ethniques, la métaphysique de l’Âme paysanne et du Destin. On sait qu’à l’époque, Braudel est partisan de l’Algérie française. Lorrain et fier de l’être, les thèses sur l’enracinement, sur les permanences du monde rural, exercent une incontestable séduction sur sa pensée."
"Tenu longtemps en marge des institutions universitaires, il est devenu professeur au Collège de France en 1950. En 1956 il a succédé à Lucien Febvre à la présidence de la VIe section de l’École pratique des hautes études (EPHE), institution neuve dont la mission est de développer la recherche en sciences humaines, à un moment où les universités américaines multiplient les projets interdisciplinaires centrés sur les « aires culturelles ». Le contexte intellectuel lui aussi a beaucoup changé. Un vent d’optimisme souffle désormais sur l’université française, incitant beaucoup de chercheurs à croire dans la possibilité d’une science de la société, capable de dégager des relations objectives et véritablement explicatives. Cet idéal explique l’engouement pour le marxisme et, plus encore, pour le structuralisme. Sur le plan politique, la conjoncture est marquée par la guerre d’Algérie, ce qui n’est pas sans importance pour Fernand Braudel, ancien professeur de l’université d’Alger.
Les contraintes de justification qui s’imposent à l’historien ayant atteint le « deuxième palier » ne s’expliquent plus par le souci de trouver un poste. Désormais, il s’agit d’étendre le lopin labouré en profondeur dans la thèse, de façon à délimiter un nouveau « domaine » de la recherche historique (un « paradigme » disent les plus ambitieux) que les apprentis historiens sont fermement invités à explorer dans leurs premières recherches. Étant donné la position institutionnelle qu’il occupe, Fernand Braudel dispose de moyens exceptionnels pour atteindre cet objectif. Déjà dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1950, le « tableau » de la discipline qu’il avait brossé visait à justifier son programme scientifique, avec l’ambition explicite de « dépasser cette marge première de l’histoire » que constituait à ses yeux l’histoire-récit. Les textes de 1958 prolongent et élargissent l’objectif, puisque désormais c’est l’ensemble des sciences humaines qui sont concernées par le programme braudelien. Les spécialistes de l’historiographie contemporaine ont souligné la dimension « stratégique » de son texte sur la « longue durée ». En 1958, l’histoire n’est plus en rivalité avec la géographie qui semble marginalisée. Désormais, elle doit compter avec des disciplines en pleine expansion, principalement la sociologie (représentée alors par la haute figure de Georges Gurvitch) et l’anthropologie (que plusieurs livres retentissants de Claude Lévi-Strauss ont projetée sur le devant de la scène intellectuelle française). Dans le même temps, les choses ont bougé aussi chez les historiens. Ernest Labrousse occupe, à la Sorbonne, la chaire d’histoire économique et sociale que la disparition de Marc Bloch a laissé vacante. En quelques années, il s’est taillé un domaine qui attire un grand nombre d’étudiants dynamiques et pleins d’avenir. L’engouement pour les méthodes statistiques, l’attrait exercé par le nouveau plan en trois parties (articulant l’économique, le social et le politique) défendu par Labrousse avec enthousiasme, contribuent fortement à populariser l’idée que ce domaine constitue le lieu principal de l’innovation en histoire."
"Braudel se tourne vers les disciplines voisines en affirmant que le clivage qui divise l’histoire les traverse également. D’un côté, le mot « durée », cher à l’historien, a pour équivalent le mot « palier » cher au sociologue. D’un autre côté, la « longue durée » est un terme quasiment synonyme du mot « structure » qu’emploie Claude Lévi-Strauss. Le vocabulaire des sociologues et des anthropologues tend donc à se rapprocher de celui des historiens parce qu’ils combattent eux aussi les représentants des courants traditionnels de leur discipline, ces commentateurs de l’actualité qui ont les yeux rivés sur les événements politiques et se contentent d’analyser les aspects superficiels du monde social. L’alliance entre les chefs de file des principales sciences de l’homme est donc possible. Mais elle ne peut se faire que sous l’égide des historiens car le temps est une réalité dont nul ne peut s’évader, contrairement à ce que pense Claude Levi-Strauss (qui conçoit les structures comme des modèles « invariants ») et Georges Gurvitch (qui tombe dans l’erreur inverse, en définissant le temps comme une variable relative aux groupes sociaux pris comme objet d’étude par le chercheur). Alors que la Méditerranée véhiculait une perspective subjective sur le temps, au service d’une problématique herméneutique et identitaire, tout le raisonnement développé dans les articles sur « la longue durée » renvoie à une définition objective de la temporalité. Appréhendé au niveau de l’histoire humaine toute entière (et non de l’objet d’étude, comme c’était le cas dans la thèse), le temps apparaît désormais comme une réalité mesurable."
"N’étant pas philosophe et ignorant délibérément les travaux philosophiques sur le temps, ce n’est qu’en reliant ses réflexions sur le sujet à sa thèse que Fernand Braudel peut convaincre les lecteurs de leur intérêt. Si « la conception braudelienne du temps » a permis de produire une œuvre empirique aussi magistrale que la Méditerranée, alors on ne peut mettre en doute sa valeur heuristique pour l’ensemble des sciences humaines. Tel est le message qu’il s’agit de faire passer. L’ouvrage publié en 1969, Écrits sur l’histoire, se situe dans le prolongement de cette logique justificatrice. Sa fonction essentielle est de convaincre les lecteurs que la « conception braudelienne » de la temporalité — conçue comme superposition de durées objectives et mesurables — aurait été élaborée avant la thèse qui n’en serait que la mise en œuvre empirique. C’est à mon sens ce qui explique le caractère insolite du premier chapitre des Écrits. Sur le plan formel, c’est de loin le plus court (moins de trois pages) et le seul qui résulte d’un charcutage du texte original. En récrivant ainsi sa préface, Braudel parvient à produire un livre qui débute par des considérations sur le « temps de l’histoire », en les associant aux débuts de sa carrière."
"En me reportant aux textes que Fernand Braudel cite à l’appui de ses affirmations, et en les lisant attentivement du début à la fin, je me suis rendu compte qu’en fait, ni Paul Lacombe ni François Simiand n’avaient employé (dans les études citées en tout cas) la formule « histoire événementielle ».
Cette expression n’existe pas dans leur langage parce que les problèmes qui les préoccupaient au début du siècle ne sont pas les problèmes de Braudel en 1958."
"François Simiand cite effectivement Lacombe dans les textes que mentionne Braudel. Mais sa réflexion est d’une autre nature. Elle vise à démontrer qu’une science sociale, intégrant l’histoire, et calquée sur le modèle des sciences naturelles, est non seulement possible, mais nécessaire. Il rejette le point de vue des historiens qui cherchent à s’approprier la science sociale, en le désignant par l’expression « histoire historisante », formule attribuée au philosophe Henri Berr. Cette expression est adéquate pour caractériser les enjeux de ces querelles. Elle renvoie au débat allemand, puis européen, sur l’historicisme. Les partisans de ce courant de pensée se réclament de la philosophie de l’esprit qu’a développée Wilhelm Dilthey dans la prolongement de Humboldt. Ils estiment que l’histoire doit s’intéresser avant tout aux actions des individus qui ont vécu dans des mondes disparus pour en restaurer la signification. À l’inverse, les philosophes positivistes affirment que l’histoire peut devenir une science au même titre que les sciences naturelles, en dégageant sinon des lois, du moins des constantes. Lacombe et Simiand s’inscrivent, chacun à sa manière, dans cette seconde mouvance. L’essentiel ici est de souligner que la mise en cause de l’histoire politique n’est pas un point central de ce débat. Simiand s’attaque effectivement au livre de Charles Seignobos sur l’histoire politique de l’Europe, mais il s’en prend aussi vigoureusement à Henri Hauser, éminent représentant de l’histoire économique et sociale."
"La confusion entre un débat de nature philosophique et une querelle entre différentes chapelles de l’histoire permet à Braudel de situer dans le passé, des luttes de concurrence qui appartiennent au présent. Il forge alors une mémoire de l’histoire qui, comme toute mémoire, a pour fonction de justifier des intérêts partisans. L’une des contraintes les plus fortes qui pèse sur les historiens engagés dans ce genre de concurrence, c’est qu’ils ne peuvent pas citer nommément les collègues qui sont visés par la critique. Il faut s’en prendre à des historiens qui sont morts, en sachant que les lecteurs avertis « comprendront d’eux-mêmes » que la scène se passe au présent. L’effort de justification dans lequel Braudel est engagé en 1958 le pousse à camper une scène fondatrice, où s’affrontent des géants de la pensée. Dans ce récit mythique, chaque personnage remplit une fonction précise. Evoquer le nom de Simiand est une nécessité, comme on l’a vu plus haut, pour ancrer l’idée d’une continuité de la réflexion braudelienne sur l’histoire. Dans sa thèse, Braudel met en œuvre une approche subjective du temps, qui est aux antipodes de la démarche « objective », « expérimentale », soucieuse de dégager des relations explicatives, qu’a constamment défendue François Simiand. Dans la préface de la Méditerranée, la référence à Simiand n’a donc pas d’autre fonction que d’indiquer publiquement dans quel camp Braudel tient à se situer : celui des Annales. Le nom de Seignobos n’est pas mentionné, car, dans cet exposé de soutenance, il convenait de ménager les professeurs de la Sorbonne. En 1958, Braudel est engagé dans un combat plus explicite contre l’histoire politique qui tient toujours le haut du pavé, quoi qu’on en dise. L’évocation du couple Simiand/Seignobos et le rappel de la « célèbre » controverse qui les a opposés au début du siècle, sert d’argument pour illustrer la permanence du combat opposant l’histoire « nouvelle » et l’histoire « traditionnelle ». Le nouveau personnage, introduit dans l’article sur la « longue durée », Paul Lacombe, est lui aussi mobilisé en fonction des nécessités stratégiques de l’heure. Cette entrée en scène est une conséquence directe du « dialogue » ouvert avec les sciences humaines. Lorsque Braudel ne s’adressait qu’aux historiens, la référence à Simiand, « compagnon de route » des Annales, était suffisante. Mais dans un débat avec les disciplines voisines, les choses se compliquent. L’historien doit en effet avoir le dernier mot pour que les « leçons du passé » puissent servir au présent. L’invention du couple Simiand/Lacombe a pour but de résoudre cette difficulté. La place qu’ils occupent dans ces articles a d’abord pour but de montrer que le dialogue entre l’histoire et la sociologie a été initié au début du siècle. C’est pour cela que Simiand, qui était présenté en 1950, comme un « philosophe devenu économiste », devient « sociologue » quand il s’agit de défendre la « longue durée » dans le Traité de Gurvitch. Le tour de passe est encore plus spectaculaire en ce qui concerne Paul Lacombe. Cet ancien compagnon de Gambetta, devenu Inspecteur général des bibliothèques, après un court passage par la préfectorale, est présenté par Braudel comme un « historien de première classe ». En réalité, Paul Lacombe est un « touche à tout » assez représentatif de la génération qui a précédé la professionnalisation de l’histoire. Il a publié une multitude d’essais qui vont d’une étude sur la famille dans l’Antiquité, jusqu’à l’inévitable « petite histoire du peuple français », en passant par des réflexions sur la psychologie de l’enfant, des propositions pour l’adoption du mode de scrutin à la proportionnelle, etc. Son livre sur la « science de l’histoire » est un tissu de banalités. Fasciné par les thèses de Tarde sur l’imitation, il s’appuie essentiellement sur la « sociologie » de Spencer pour nourrir une polémique visant à défendre les partisans du « milieu » contre les partisans de la « race ». Mais l’important pour Braudel, c’est de camper une scène fondatrice en mettant face-à-face le « représentant » de la sociologie et le « représentant » de l’histoire. Cette scène doit atteindre deux objectifs. D’une part, elle doit rappeler que le « dialogue » initial a été interrompu (sinon quel sens pourraient avoir des articles appelant à une reprise de la discussion ?). D’autre part, elle doit donner le « beau rôle », cette fois-ci, à l’historien. Pour satisfaire le cahier des charges, l’auteur de « la longue durée » commence par critiquer Simiand. Dans la querelle sur l’histoire, au lieu de s’en prendre à ce pauvre Seignobos, il aurait dû s’adresser à Lacombe « pour avoir un adversaire à sa taille » Et il ajoute à destination des lecteurs qui n’auraient pas encore compris où il voulait en venir : « la polémique n’est possible que si les adversaires se prêtent, consentent, à "se battre sabre au clair" ». Autrement dit, le « dialogue » entre l’histoire et les sciences humaines a tourné court au début du XXe siècle parce que le sociologue n’a pas voulu se mesurer à l’historien. En affirmant que Simiand aurait emprunté à Lacombe la formule « histoire événementielle », Braudel enfonce le clou. La supériorité intellectuelle de l’histoire par rapport aux sciences humaines légitime ses prétentions à l’hégémonie."
"Il va multiplier les écrits de vulgarisation, en s’adaptant à la demande des éditeurs. Il publie ainsi des textes biographiques sur Charles Quint et Philippe II, dans le plus pur style de « l’histoire événementielle »."
"La meilleure preuve de la réussite de Braudel dans son entreprise de récriture de l’histoire a été donnée par celui qui a contesté le plus vivement ses arguments : Paul Ricœur. Dans sa trilogie, Temps et Récit, ce dernier élève à la dignité d’objet philosophique des réflexions triviales sur la temporalité, reprenant du même coup à son compte, à la fois le vocabulaire et les références braudeliennes concernant « l’histoire événementielle »."
-Gérard Noiriel, « Comment on récrit l’histoire. Les usages du temps dans les Écrits sur l’histoire de Fernand Braudel », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 25 | 2002, mis en ligne le 07 mars 2008, consulté le 19 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/rh19/419 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rh19.419