« D’abord peu présent sur la scène américaine, [l’appareil de l’Etat espagnol] n’a pas tardé à s’affirmer, à créer les institutions et à se donner les moyens dont il avait besoin pour soumettre la société du Nouveau Mond à son autorité, la faire entrer dans ses vues et la façonner au mieux de ses intérêts. » (p.43)
« Le Roi avait particulièrement chargé de la question des membres du Conseil de Castille. C’est ce groupe que l’on désigna à partir de 1520 par le terme de Conseil des Indes. En fait, le Consejo Real y Supremo de las Indias ne fut officiellement crée, et ne fonctionna de manière autonome qu’en 1524, dans le cadre de la réforme de l’administration espagnole mise en place par Charles Quint au lendemain de la révolution manquée des Comunidades de Castille (1519-1521). A l’instar des autres Conseils existants (de Castille, d’Aragon, des Flandres, d’Italie, de la guerre et des finances), il eut une triple fonction :
-préparer par des avis écrits et circonstanciés (les consultas) le travail décisionnel du monarque,
-avoir la haute main sur l’administration,
-servir en dernière instance de tribunal d’appel pour les cours de justice américaines.
Dans sa forme définitive, le Conseil des Indes était constitué par un président, un nombre variable de conseillers, deux procureurs (fiscales), un chancelier, deux secrétaires, plusieurs rapporteurs (relatores) ainsi que divers autres fonctionnaires, dont notamment un cosmographe chargé de rassembler toute la documentation géographique sur le Nouveau Monde mais aussi de censurer les ouvrages paraissant en Espagne et qui traitaient de l’Amérique. » (p.43-44)
« Parmi les autres organes centraux figurait aussi la Casa de Contratacio siègeant, elle, à Séville, puis à Cadix à partir du début du XVIIIème siècle. Crée en 1503, devenue bientôt toute-puissante, ses divers départements couvraient en fait tous les aspects de l’activité commerciale avec l’Empire qu’ils surveillaient et régulaient. La Casa organisait les convois de galions, contrôlait l’état des navires et les rôles d’équipage, vérifiait les capacités des pilotes et les listes de passagers, percevait les droits de douane au départ et à l’arrivée. Elle travaillait en étroite collaboration avec d’autres organismes andalous, les très importantes chambres consulaires des marchands (consulados) de Séville et de Cadix et la Universidad de mareantes, une association de pilotes et de propriétaires de navires travaillant avec l’Amérique qui jouissaient, en vertu du monopole instauré sur le trafic avec les Indes, d’un certain nombre de pouvoirs régaliens. » (p.45)
« L’Amérique espagnole fut dans les faits et à tous égards le premier empire colonial de l’histoire moderne. » (p.45)
« L’Empire fut divisé en vice-royautés. Il y en eut longtemps deux, celles de la Nouvelle-Espagne et du Pérou, crées respectivement en 1536 et 1542 et ayant pour capitales Mexico et Lima. » (p.45)
« [Le Vice-roi] était capitaine général et présidait de droit l’Audience siégeant dans sa capitale et, d’une façon générale, était à la tête de tout l’appareil de l’Etat colonial qu’il était chargé d’animer et de contrôler, avec l’aide d’organes consultatifs composés de hauts fonctionnaires : le Real Acuerdo pour toute affaire de gouvernement sortant de l’ordinaire, la Junta de Hacienda qui, elle, se réunissait régulièrement pour l’administration des finances, et enfin la Junta de Guerra en cas de menace militaire.
Les vices-royautés étaient elles-mêmes subdivisées en Audiences (Reales Audiencias), du nom de l’instance administrative chargée de les administrer. […]
Sauf dans le cas de Mexico et Lima [Audiences vice-royales], les Audiences jouissaient d’une relative autonomie par rapport au vice-roi, pour des raisons structurelles, mais surtout géographiques, liées auxdistances et à la lenteur des communications. Pour certaines d’entre elles (Nouvelle-Grenade, Guatemala et Saint-Domingue), cette autonomie fut même considérable. » (p.46)
« En ce qui concerne la vice-royauté de Nouvelle-Espagne, on trouvait des Audiences à Mexico (1527) et à Guadalajara (1548). Celle du Guatemala (1543) –appelée à l’origine Audience des Confins- avait aussi autorité sur l’Amérique centrale (Honduras, Costa Rica et Nicaragua). Il y en avait de même dans deux régions insulaires, celle de Manille (1595) pour les lontaines Philippines, et de Saint-Domingue, la plus ancienne de toutes, fondée en 1511, qui administrait l’ensemble des territoires espagnols de l’aire caraïbe insulaire (grandes Antilles) mais aussi continentale (Floride et Venezuela).
Selon le même principe, la vice-royauté du Pérou avait des Audiences à Lima (1543), Panama (1538), Sante Fe de Bogota (1549), Quito (1563), Charcas (1559) (appelée aussi La Plata –à ne pas confondre avec Buenos Aires- et devenue par la suite Chuquisaca et aujourd’hui Sucre, en Bolivie) et Santiago du Chili (fondée en 1565 mais définitivement entrée en fonction en 1606). » (p.47)
« Comme on le voit, la quasi-totalité des sièges d’Audience sont aujourd’hui des capitales d’Etat. » (p.47)
« A l’échelon inférieur, les Audiences étaient subdivisées en gouvernements (gobernaciones) mais, dans les contrées étroitement contrôlées par l’appareil colonial, ceux-ci n’avaient pas vraiment d’existence réelle. » (p.48)
« Dans les zones plus densément peuplées, l’administration était représentée à l’échelon des contrées par les corregidores nommés soit depuis l’Espagne par la Couronne, pour cinq ans, soit par les vice-rois, pour trois ans. L’introduction en Amérique de ce corps, qui existait déjà en Espagne, avait marqué au XVIe siècle la dernière étape sanctionnant la suprématie définitive de la Couronne sur les conquistadors.
Les corregidors avaient juridiction soit sur une ville peuplée d’Espagnols et ses abords immédiats, on les appelait alors corregidores de espanoles, soit sur un ensemble géographique plus important, et parfois même très vaste, rassemblant de nombreux villages indigènes (corregidores de indios). […] Les corregidors assuraient l’application des textes réglementaires, veillaient au paiement de l’impôt, avaient la haute main sur la police et faisaient fonction de juge en première instance. Enfin, ils avaient un rôle important, et même décisif, au sein des conseils municipaux. » (p.48)
« Le travail administratif à l’échelon local était assuré en partie par d’autres intermédiaires : les conseils municipaux, dont nous reparlerons, les chefs traditionnels du monde indigène, notamment les caciques –appelées aussi curacas dans les Andes centrales- qui avaient un rôle important pour l’organisation des corvées ou le recouvrement de l’impôt levé sur les Indiens (el tributo). Enfin, on n’aurait garde d’oublier les protectores de naturales, qui étaient loin d’ailleurs d’exister dans toutes les régions. Leur fonction consistait à servir d’avocats et de conseils juridiques aux indigènes venant se plaindre des abus dont ils étaient victimes. » (p.48)
« Au XVIe siècle, les hauts fonctionnaires étaient espagnols, sans exception, fondamentalement parce qu’il ne fut pas possible de développer en Amérique un vivier significatif de candidats potentiels dès la période qui succèda immédiatement à la Conquête. Ce vivier ne put être crée qu’après le milieu du siècle, une fois que les premières universités commencèrent à fonctionner en Amérique, et donnèrent une formation juridique ou théologique aux descendants des conquérants et des premiers colons. Pendant cette période, on ne trouve les Créoles en grand nombre qu’aux niveaux subalternes de l’administration. La politique royale consistant à ne point donner de postes dans le gouvernement ou la justice à des personnes originaires où elles allaient exercer leur fonction empêcha aussi la pénétration des Créoles dans toutes les sphères supérieures de l’administration de l’Etat, étant donné que ceux-ci étaient beaucoup moins mobile que les Espagnols qui espéraient richesse et ascension sociale de la vente des offices, qui s’étendit de plus en plus à partir de Philippe II, rendit une plus forte pénétration des Créoles dans l’administration publique. » (p.49)
« Un des principaux obstacles rencontrés par l’appareil d’Etat fut sans aucun doute la corruption des fonctionnaires. […] Leurs salaires étaient à tous les échelons notoirement insuffisants d’autant que, de manière courante, pour être nommé il fallait verser, officiellement ou de manière occulte, des sommes parfois importantes. » (p.55)
« [L]es corregidors […] tenaient de véritables commerces et surtout obligeaient leurs administrés indiens soit à leur acheter, soit à aller revendre les produits les plus divers qui ne leur étaient pas toujours utiles, c’était ce que l’on appelait les repartos (ou repartimientos) tant de fois dénoncés, mais jamais supprimés. Faute d’avoir pu venir à bout des repartos maintes fois interdits, la Couronne finit par les reconnaître officiellement en 1756 afin de pouvoir les inclure dans la sphère des rentrées fiscales. » (p.55)
« Sous l’influence des campagnes de Las Casas, la Couronne espagnole en vint à interdire l’esclavage des Indiens. Désormais, seuls purent être réduits à l’état d’esclaves les Indios de guerra, c’est-à-dire ceux qui, les armes à la main, avaient fait obstacle à la propagation de la foi chrétienne –et à la pénétration européenne- ou s’étaient rebellés contre les Espagnols. C’est ainsi qu’on rencontra encore au XVIIe siècle des esclaves indiens en provenance des régions qui refusaient la tutelle espagnole ou dans lesquelles éclataient de temps à autre des révoltes souvent de grande ampleur : les zones mapuches dans le Sud chilien, le pays chiriguano sur les confins Sud-Est de l’Audience de Charcas, le Nord mexicain. » (p.60)
« Les textes fondateurs de l’encomienda, sans toutefois encore employer le mot, datent de 1503. Le principe, hérité en grande partie des pratiques de la Reconquête de la Nouvelle-Castille en Espagne, consistait à recommander (en espagnol encomendar, d’où le nom de l’institution) un certain nombre d’Indiens aux Espagnols qui s’étaient particulièrement signalés lors de la Conquête (los benemeritos). L’encomienda avait pour but ou pour justification, de transférer à un particulier les devoirs de protection, instruction et évangélisation qui incombaient normalement au souverain. L’encomendero devait donc subvenir aux besoins d’un curé, mais aussi s’installer à demeure et avoir toujours prêts un cheval et des armes pour assurer la défense de la région. En échange de ces obligations désormais assurées par lui et non plus par la Couronne, il pouvait exiger de ses Indiens le paiement d’un tribut en nature ou en métal précieux et un certain nombre de corvées. […]
Le revenu des encomiendas fut très variable, en fonction du nombre d’Indiens attribués, mais aussi de la richesse ou de la pauvreté du pays […]
Vers le milieu du XVIe siècle, âge d’or des encomiendas, on estime leur nombre à un peu plus de 350 au Mexique et à près de 500 dans l’ancien empire des Incas. Grâce à elles, on vit se constituer en Amérique une sorte de patriciat d’origine militaire qui, lorsqu’il en eut les moyens, ambitionna de constituer la nouvelle féodalité américaine. » (p.63)
« Lorsque vinrent les dispositions des Lois Nouvelles de 1542 prises sous l’influence de Las Casas et qui, outre la suppression de certaines encomiendas, affirmièrent que leur jouissance ne serait plus désormais que viagère, on imagine la colère et l’angoisse des seigneurs d’Indiens comme ils aimaient à se faire appeler. Leur réaction fut très violente, surtout au Pérou, et la Couronne leur imposa, de façon transactionnelle, un système dit des deux vies. Désormais, toutes les deux générations les encomenderos durent faire un dossier afin que l’encomienda familiale leur soit attribuée, ce qui fut en général le cas. Toutefois, ils ne perdirent pas l’espoir, pendant longtemps, de se voir enfin concéder la perpétuité tant désirée, mais là aussi la Couronne resta sourde à leurs plaintes et à leurs promesses. » (p.64)
« Au XVIIIe siècle, avec l’usure du temps, l’encomienda en vint à ne signifier pratiquement plus rien d’un point de vue social, encore moins sur le plan économique. Aussi, une des premières mesures américaines de la nouvelle dynastie des Bourbons fut-elle de procéder, non point à leur suppression radicale, mais à leur extinction progressive. Par une série de dispositions prises en 1718, 1720 et 1721, il fut décidé que chaque encomienda disparaîtrait à la mort de la personne qui en jouissait alors. » (p.65)
« Système de travail obligatoire, dénommé selon les régions mita (au Pérou), cuatequil (en Nouvelle-Espagne) ailleurs tandas, ruedas ou repartimiento (à ne pas confondre avec l’autre nom de l’encomienda), rappela à bien des égards aux Indiens les corvées imposées par leurs anciens maîtres incas ou aztèques. Pour des durées variables, plusieurs semaines ou plusieurs mois, chaque année les indigènes en âge de travailler durent donc se rendre par roulement dans les entreprises espagnoles, haciendas, estancias, moulins à sucre, ateliers de tissage (obrajes), mines, qui s’étaient vu attribuer par l’administration un certain nombre de travailleurs. Inutile de dire que ces corvées, en principe sur surveillées par les fonctionnaires, donnèrent lieu à toutes sortes d’abus, tant en ce qui concerne les conditions de travail que les rémunérations. » (p.67)
« Beaucoup d’Indiens préfèrent d’ailleurs fuir plutôt que de retourner dans l’enfer souterrain du Cerro Rico de Potosi ou des autres mines d’argent du Haut Pérou. » (p.69)
« Ce furent les Cortes de Cadix au début du XIXe siècle qui mirent fin, de manière effective, à la mita, mais à cette date le régime colonial était déjà pratiquement moribond. » (p.70)
« Regain de vitalité que connurent, en Amérique coloniale, des organisations socio-économiques et des comportements médiévaux issus de la féodalité au moment même où, en Espagne, ils étaient en train de disparaître. » (p.72)
« Malgré la destruction des empires indiens et la mise à mort, au Mexique comme au Pérou, de leurs souverains, les Espagnols composèrent avec l’aristocratie locale. En échange d’une soumission sans faille et, bien entendu, de leur appui auprès des masses chez lesquelles ils gardaient un grand prestige en leur qualité d’héritiers des splendeurs du passé mais surtout d’une certaine légitimité, les nobles aztèques et incas reçurent un traitement de faveur. Les plus titrés d’entre eux purent s’habiller à l’européenne, eurent droit de faire précéder leur nom du don ou du dona hispanique, se virent même attribuer dans quelques cas, rares il est vrai, de riches encomiendas ou des habits d’ordres militaires, toutes choses qui les mettaient pratiquement sur pied d’égalité avec l’aristocratie espagnole née de la Conquête. Des collèges spéciaux furent même crées pour leurs fils, à Mexico, Lima, Quito et Cuzco. Il faut ajouter qu’au Mexique comme au Pérou, nombre de conquérants prirent pour maîtresses attitrées des princesses indigènes de haut rang dont ils eurent des enfants qui, pour être issus d’unions illégitimes, n’en furent pas moins reconnus de facto par la société et jouèrent un rôle de pont entre les deux peuples.
Lorsqu’il se structura, le pouvoir colonial manifesta néanmoins une grande défiance à l’égard de cette aristocracie indienne qui gardait trop vivace à son goût le souvenir du passé pré-espagnol et qui n’hésitait d’ailleurs pas à avoir recours aux tribunaux coloniaux, pour se voir reconnaître tel ou tel privilège ancien ou pour se plaindre avec véhémence des torts qui lui faisaient des particuliers ou l’administration. Le maintien de foyers de résistance indienne –au Pérou pendant plusieurs décennies dans la région de Vilcabamba- la crainte de soulèvements indigènes auxquels se seraient joints les métis et les laissés-pour-compte du rêve américain, accentuèrent, avec le temps, à la fois les suspicions espagnoles et la mise à l’écart de la noblesse indienne qui, au lendemain de la Conquête, avait pensé sauvegarder ses anciennes prérogatives au prix d’une collaboration ouverte avec les vainqueurs. » (p.91-92)
« Les caciques […] furent […] chargés d’organiser le recrutement des travailleurs de leur village pour les périodes de corvée dans les entreprises espagnoles, haciendas, ateliers de tissage et surtout mines. Cela ne pouvait que contribuer à les faire haïr des gens du comun, étant donné l’exploitation et les souffrances qui attendaient ces derniers sur leur lieu de travail. » (p.93)
« Afin de renforcer le contrôle colonial, dans les régions faiblement peuplées ou dépeuplées par la Conquête, on rassembla souvent dans des bourgades artificiellement créées (las reducciones) plusieurs villages pré-hispaniques voisins. Cette campagne de restructuration, conduite au Pérou par le vice-roi D. Francisco de Toledo (1569 à 1582), fut ensuite étendue par le vice-roi comte de Monterrey (1590-1603) au Mexique où elle affecta quelques 250 000 personnes. » (p.97)
« A chaque début du mois de janvier, les hommes mariés élisaient une municipalité constituée d’un ou deux alcaldes, de regidores (échevins, quatre au maximum) et d’un nombre divers de personnes elles aussi chargées pendant un an de fonctions d’intérêt général […]
Si une marge de manœuvre certaine fut laissée à ces conseils indiens pour tout ce qui touchait à leur vie quotidienne et matérielle, il n’en reste pas moins que leur autonomie fut surveillée de manière étroite et permanente, à la fois par le représentant de l’appareil politico-administratif, le corregidor ou alcalde mayor, et par le prêtre chargé de l’évangélisation. » (p.98-99)
« Toute une série de facteurs […] ont concouru [à l’effondrement de la population indigène] :
-les guerres […]
-la rupture des cadres économiques et sociaux traditionnels qui en résulta de l’implantation d’un nouvel ordre colonial, la dureté et même l’inhumanité de certaines conditions de travail, notamment dans les mines, qui furent imposées aux populations indigènes ;
-enfin le choc de maladies jusque-là inconnues outre-Atlantique (grippe, pneumonie, rougeole, variole, varicelle, etc.), contre lesquelles des siècles de cohabitations avec microbes et virus avaient donné aux Européens, du moins pour les plus bénignes, une relative immunisation dont les Américains étaient dépourvus. » (p.137)
« Dès les premières années, le phénomène du métissage entre Espagnols et Indiennes fut un des traits dominants de la société américaine. L’absence de femmes espagnoles ou leur nombre longtemps insuffisant, les facilités de toute sorte –et notamment sexuelles- qu’offrait aux vainqueurs leur situation dominante y contribuèrent beaucoup. » (p.147)
« Le nombre de métis augmenta dans certaines régions, comme celle de Quito ou encore plus au Paraguay, de manière très notable. Issus d’unions presque toujours illégitimes, souvent ancillaires ou fugaces, ils furent considérés comme le fruit du péché et du relâchement des mœurs. La société indigène, d’abord accueillante à leur égard, se mit à les repousser elle aussi. Enfin, la structuration des préjugés raciaux dans le monde colonial et surtout la crainte des Espagnols de voir ce groupe humain le concurrencer dans certaines activités lucratives, ou de chercher à s’allier avec les Indiens et les laissés-pour-compte de tout genre contre l’ordre établi, achevèrent de renvoyer les métis dans une double marginalité qu’ils supportèrent avec de plus en plus de difficultés.
Le groupe métis se constitua ainsi dans l’amertume et la frustration, d’autant qu’une réglementation complexe et tatillone entreprit de lui interdire très officiellement l’accès, en qualité de patrons, à toute une série d’activités professionnelles gratifiantes (orfèvres) ou à des responsabilités administratives (notaires) et ecclésiastiques (prêtrise), que les Blancs entendaient se réserver. » (p.148)
« La conversion des indigènes à la religion catholique fut officiellement un des objectifs de la présence espagnole. » (p.153)
« Le roi nommait les évêques et les membres des chapitres épiscopaux, percevait la dîme que son administration répartissait ensuite et devait participer aux frais de construction des églises ou à ceux qu’occasionnait le clergé […]
Le Conseil des Indes devait examiner les bulles et les brefs pontificaux destinés à l’Amérique. Ils n’y étaient applicables qu’avec l’autorisation des Conseilliers […] qui pouvaient aussi les retenir lorsqu’ils les considéraient contraires aux intérêts du Roi et de l’Etat. » (p.154)
« Les néophytes, comme on les appelait, furent rassemblés en unités de catéchèse, les doctrinas, où leur étaient administrés les sacrements et où en plus en plus de la messe hebdomadaire ils devaient assister au moins une fois par semaine à une séance de catéchisme. […] On vit se créer dans les couvents des enseignements de nahuatl, de quechua et de bien d’autres langues indiennes. Les frères publièrent des centaines d’ouvrages linguistiques (dictionnaires, grammaires, traductions, etc.) et furent même les initiateurs d’une étude ethnologique ou historique des populations indiennes et de leur passé. » (p.155)
« Pendant les séances de catéchisme, les indigènes pouvaient être occupés à filer et à tisser de sorte que les prêtres se trouvaient en fait à la tête de véritables ateliers. Les sacrements dont les évêques fixaient les tarifs voyaient leur prix multiplié de façon considérable. Lors des grandes fêtes religieuses, les doctrineros exigeaient de leurs ouailles des cadeaux sans lesquels ces dernières ne pouvaient entrer dans l’église. Sur le modèle de ce que faisaient la plupart des corregidors, certains titulaires de doctrinas obligeaient aussi les Indiens à leur acheter, ou à aller vendre, des produits dont ils faisaient négoce, parfois à grande échelle, comme de vulgaires commerçants. » (p.156)
« Dans certaines régions qui leur furent confiées, essentiellement le Paraguay actuel, le Nord-Est de l’Argentine […] et certains territoires situés dans le Sud du Brésil actuel, au lieu de travailler dans le milieu traditionnel des indigènes, [les jésuites] optèrent pour rassembler les Indiens dans des villages construits à cet effet selon des règles d’urbanisme et de sociabilité bien définies. Dans ces unités (las reducciones) les Indiens furent entièrement pris en mains par les pères.
Travail, loisirs, activités artistiques, etc., étaient décidés par la Compagnie […]
Crées au tout début du XVIIe siècle, elles étaient plus d’une douzaine quarante ans plus tard. La population guanari y augmenta dans des proportions considérables (une centaine de milliers de personnes au milieu du siècle) alors que partout ailleurs elle suivait la courbe descendante que l’on sait. » (p.160)
« La Couronne autorisa en définitive cinq Ordres seulement à passer aux Indes occidentales : dominicains, franciscains et mercédaires, un peu plus tard les augustins et, autour de 1570, les jésuites. […]
Les problèmes ne tardèrent pas à surgir : réapparition de vieilles susceptibilités juridictionnelles remontant au Moyen Age entre réguliers et séculiers, rivalités et frustrations à propos de l’occupation par les frères de nombreuses doctrinas que le clergé épiscopal, souvent privé de bénéfices, estimait devoir lui revenir […]. » (p.162-163)
"Penseurs espagnols des XVIe et XVIIe siècles (Suarez, Vitoria, Mariana, Soto) selon lesquels, de par la volonté divine, la source de tout pouvoir résidait dans le peuple lequel en déléguait l'exercice au souverain qui était donc tenu de ne point contrevenir aux souhaits des populations." (p.261)
-Bernard Lavallé, L’Amérique espagnole. De Colomb à Bolivar, Éditions Belin, coll Belinsup Histoire, 2004, 318 pages.
« Le Roi avait particulièrement chargé de la question des membres du Conseil de Castille. C’est ce groupe que l’on désigna à partir de 1520 par le terme de Conseil des Indes. En fait, le Consejo Real y Supremo de las Indias ne fut officiellement crée, et ne fonctionna de manière autonome qu’en 1524, dans le cadre de la réforme de l’administration espagnole mise en place par Charles Quint au lendemain de la révolution manquée des Comunidades de Castille (1519-1521). A l’instar des autres Conseils existants (de Castille, d’Aragon, des Flandres, d’Italie, de la guerre et des finances), il eut une triple fonction :
-préparer par des avis écrits et circonstanciés (les consultas) le travail décisionnel du monarque,
-avoir la haute main sur l’administration,
-servir en dernière instance de tribunal d’appel pour les cours de justice américaines.
Dans sa forme définitive, le Conseil des Indes était constitué par un président, un nombre variable de conseillers, deux procureurs (fiscales), un chancelier, deux secrétaires, plusieurs rapporteurs (relatores) ainsi que divers autres fonctionnaires, dont notamment un cosmographe chargé de rassembler toute la documentation géographique sur le Nouveau Monde mais aussi de censurer les ouvrages paraissant en Espagne et qui traitaient de l’Amérique. » (p.43-44)
« Parmi les autres organes centraux figurait aussi la Casa de Contratacio siègeant, elle, à Séville, puis à Cadix à partir du début du XVIIIème siècle. Crée en 1503, devenue bientôt toute-puissante, ses divers départements couvraient en fait tous les aspects de l’activité commerciale avec l’Empire qu’ils surveillaient et régulaient. La Casa organisait les convois de galions, contrôlait l’état des navires et les rôles d’équipage, vérifiait les capacités des pilotes et les listes de passagers, percevait les droits de douane au départ et à l’arrivée. Elle travaillait en étroite collaboration avec d’autres organismes andalous, les très importantes chambres consulaires des marchands (consulados) de Séville et de Cadix et la Universidad de mareantes, une association de pilotes et de propriétaires de navires travaillant avec l’Amérique qui jouissaient, en vertu du monopole instauré sur le trafic avec les Indes, d’un certain nombre de pouvoirs régaliens. » (p.45)
« L’Amérique espagnole fut dans les faits et à tous égards le premier empire colonial de l’histoire moderne. » (p.45)
« L’Empire fut divisé en vice-royautés. Il y en eut longtemps deux, celles de la Nouvelle-Espagne et du Pérou, crées respectivement en 1536 et 1542 et ayant pour capitales Mexico et Lima. » (p.45)
« [Le Vice-roi] était capitaine général et présidait de droit l’Audience siégeant dans sa capitale et, d’une façon générale, était à la tête de tout l’appareil de l’Etat colonial qu’il était chargé d’animer et de contrôler, avec l’aide d’organes consultatifs composés de hauts fonctionnaires : le Real Acuerdo pour toute affaire de gouvernement sortant de l’ordinaire, la Junta de Hacienda qui, elle, se réunissait régulièrement pour l’administration des finances, et enfin la Junta de Guerra en cas de menace militaire.
Les vices-royautés étaient elles-mêmes subdivisées en Audiences (Reales Audiencias), du nom de l’instance administrative chargée de les administrer. […]
Sauf dans le cas de Mexico et Lima [Audiences vice-royales], les Audiences jouissaient d’une relative autonomie par rapport au vice-roi, pour des raisons structurelles, mais surtout géographiques, liées auxdistances et à la lenteur des communications. Pour certaines d’entre elles (Nouvelle-Grenade, Guatemala et Saint-Domingue), cette autonomie fut même considérable. » (p.46)
« En ce qui concerne la vice-royauté de Nouvelle-Espagne, on trouvait des Audiences à Mexico (1527) et à Guadalajara (1548). Celle du Guatemala (1543) –appelée à l’origine Audience des Confins- avait aussi autorité sur l’Amérique centrale (Honduras, Costa Rica et Nicaragua). Il y en avait de même dans deux régions insulaires, celle de Manille (1595) pour les lontaines Philippines, et de Saint-Domingue, la plus ancienne de toutes, fondée en 1511, qui administrait l’ensemble des territoires espagnols de l’aire caraïbe insulaire (grandes Antilles) mais aussi continentale (Floride et Venezuela).
Selon le même principe, la vice-royauté du Pérou avait des Audiences à Lima (1543), Panama (1538), Sante Fe de Bogota (1549), Quito (1563), Charcas (1559) (appelée aussi La Plata –à ne pas confondre avec Buenos Aires- et devenue par la suite Chuquisaca et aujourd’hui Sucre, en Bolivie) et Santiago du Chili (fondée en 1565 mais définitivement entrée en fonction en 1606). » (p.47)
« Comme on le voit, la quasi-totalité des sièges d’Audience sont aujourd’hui des capitales d’Etat. » (p.47)
« A l’échelon inférieur, les Audiences étaient subdivisées en gouvernements (gobernaciones) mais, dans les contrées étroitement contrôlées par l’appareil colonial, ceux-ci n’avaient pas vraiment d’existence réelle. » (p.48)
« Dans les zones plus densément peuplées, l’administration était représentée à l’échelon des contrées par les corregidores nommés soit depuis l’Espagne par la Couronne, pour cinq ans, soit par les vice-rois, pour trois ans. L’introduction en Amérique de ce corps, qui existait déjà en Espagne, avait marqué au XVIe siècle la dernière étape sanctionnant la suprématie définitive de la Couronne sur les conquistadors.
Les corregidors avaient juridiction soit sur une ville peuplée d’Espagnols et ses abords immédiats, on les appelait alors corregidores de espanoles, soit sur un ensemble géographique plus important, et parfois même très vaste, rassemblant de nombreux villages indigènes (corregidores de indios). […] Les corregidors assuraient l’application des textes réglementaires, veillaient au paiement de l’impôt, avaient la haute main sur la police et faisaient fonction de juge en première instance. Enfin, ils avaient un rôle important, et même décisif, au sein des conseils municipaux. » (p.48)
« Le travail administratif à l’échelon local était assuré en partie par d’autres intermédiaires : les conseils municipaux, dont nous reparlerons, les chefs traditionnels du monde indigène, notamment les caciques –appelées aussi curacas dans les Andes centrales- qui avaient un rôle important pour l’organisation des corvées ou le recouvrement de l’impôt levé sur les Indiens (el tributo). Enfin, on n’aurait garde d’oublier les protectores de naturales, qui étaient loin d’ailleurs d’exister dans toutes les régions. Leur fonction consistait à servir d’avocats et de conseils juridiques aux indigènes venant se plaindre des abus dont ils étaient victimes. » (p.48)
« Au XVIe siècle, les hauts fonctionnaires étaient espagnols, sans exception, fondamentalement parce qu’il ne fut pas possible de développer en Amérique un vivier significatif de candidats potentiels dès la période qui succèda immédiatement à la Conquête. Ce vivier ne put être crée qu’après le milieu du siècle, une fois que les premières universités commencèrent à fonctionner en Amérique, et donnèrent une formation juridique ou théologique aux descendants des conquérants et des premiers colons. Pendant cette période, on ne trouve les Créoles en grand nombre qu’aux niveaux subalternes de l’administration. La politique royale consistant à ne point donner de postes dans le gouvernement ou la justice à des personnes originaires où elles allaient exercer leur fonction empêcha aussi la pénétration des Créoles dans toutes les sphères supérieures de l’administration de l’Etat, étant donné que ceux-ci étaient beaucoup moins mobile que les Espagnols qui espéraient richesse et ascension sociale de la vente des offices, qui s’étendit de plus en plus à partir de Philippe II, rendit une plus forte pénétration des Créoles dans l’administration publique. » (p.49)
« Un des principaux obstacles rencontrés par l’appareil d’Etat fut sans aucun doute la corruption des fonctionnaires. […] Leurs salaires étaient à tous les échelons notoirement insuffisants d’autant que, de manière courante, pour être nommé il fallait verser, officiellement ou de manière occulte, des sommes parfois importantes. » (p.55)
« [L]es corregidors […] tenaient de véritables commerces et surtout obligeaient leurs administrés indiens soit à leur acheter, soit à aller revendre les produits les plus divers qui ne leur étaient pas toujours utiles, c’était ce que l’on appelait les repartos (ou repartimientos) tant de fois dénoncés, mais jamais supprimés. Faute d’avoir pu venir à bout des repartos maintes fois interdits, la Couronne finit par les reconnaître officiellement en 1756 afin de pouvoir les inclure dans la sphère des rentrées fiscales. » (p.55)
« Sous l’influence des campagnes de Las Casas, la Couronne espagnole en vint à interdire l’esclavage des Indiens. Désormais, seuls purent être réduits à l’état d’esclaves les Indios de guerra, c’est-à-dire ceux qui, les armes à la main, avaient fait obstacle à la propagation de la foi chrétienne –et à la pénétration européenne- ou s’étaient rebellés contre les Espagnols. C’est ainsi qu’on rencontra encore au XVIIe siècle des esclaves indiens en provenance des régions qui refusaient la tutelle espagnole ou dans lesquelles éclataient de temps à autre des révoltes souvent de grande ampleur : les zones mapuches dans le Sud chilien, le pays chiriguano sur les confins Sud-Est de l’Audience de Charcas, le Nord mexicain. » (p.60)
« Les textes fondateurs de l’encomienda, sans toutefois encore employer le mot, datent de 1503. Le principe, hérité en grande partie des pratiques de la Reconquête de la Nouvelle-Castille en Espagne, consistait à recommander (en espagnol encomendar, d’où le nom de l’institution) un certain nombre d’Indiens aux Espagnols qui s’étaient particulièrement signalés lors de la Conquête (los benemeritos). L’encomienda avait pour but ou pour justification, de transférer à un particulier les devoirs de protection, instruction et évangélisation qui incombaient normalement au souverain. L’encomendero devait donc subvenir aux besoins d’un curé, mais aussi s’installer à demeure et avoir toujours prêts un cheval et des armes pour assurer la défense de la région. En échange de ces obligations désormais assurées par lui et non plus par la Couronne, il pouvait exiger de ses Indiens le paiement d’un tribut en nature ou en métal précieux et un certain nombre de corvées. […]
Le revenu des encomiendas fut très variable, en fonction du nombre d’Indiens attribués, mais aussi de la richesse ou de la pauvreté du pays […]
Vers le milieu du XVIe siècle, âge d’or des encomiendas, on estime leur nombre à un peu plus de 350 au Mexique et à près de 500 dans l’ancien empire des Incas. Grâce à elles, on vit se constituer en Amérique une sorte de patriciat d’origine militaire qui, lorsqu’il en eut les moyens, ambitionna de constituer la nouvelle féodalité américaine. » (p.63)
« Lorsque vinrent les dispositions des Lois Nouvelles de 1542 prises sous l’influence de Las Casas et qui, outre la suppression de certaines encomiendas, affirmièrent que leur jouissance ne serait plus désormais que viagère, on imagine la colère et l’angoisse des seigneurs d’Indiens comme ils aimaient à se faire appeler. Leur réaction fut très violente, surtout au Pérou, et la Couronne leur imposa, de façon transactionnelle, un système dit des deux vies. Désormais, toutes les deux générations les encomenderos durent faire un dossier afin que l’encomienda familiale leur soit attribuée, ce qui fut en général le cas. Toutefois, ils ne perdirent pas l’espoir, pendant longtemps, de se voir enfin concéder la perpétuité tant désirée, mais là aussi la Couronne resta sourde à leurs plaintes et à leurs promesses. » (p.64)
« Au XVIIIe siècle, avec l’usure du temps, l’encomienda en vint à ne signifier pratiquement plus rien d’un point de vue social, encore moins sur le plan économique. Aussi, une des premières mesures américaines de la nouvelle dynastie des Bourbons fut-elle de procéder, non point à leur suppression radicale, mais à leur extinction progressive. Par une série de dispositions prises en 1718, 1720 et 1721, il fut décidé que chaque encomienda disparaîtrait à la mort de la personne qui en jouissait alors. » (p.65)
« Système de travail obligatoire, dénommé selon les régions mita (au Pérou), cuatequil (en Nouvelle-Espagne) ailleurs tandas, ruedas ou repartimiento (à ne pas confondre avec l’autre nom de l’encomienda), rappela à bien des égards aux Indiens les corvées imposées par leurs anciens maîtres incas ou aztèques. Pour des durées variables, plusieurs semaines ou plusieurs mois, chaque année les indigènes en âge de travailler durent donc se rendre par roulement dans les entreprises espagnoles, haciendas, estancias, moulins à sucre, ateliers de tissage (obrajes), mines, qui s’étaient vu attribuer par l’administration un certain nombre de travailleurs. Inutile de dire que ces corvées, en principe sur surveillées par les fonctionnaires, donnèrent lieu à toutes sortes d’abus, tant en ce qui concerne les conditions de travail que les rémunérations. » (p.67)
« Beaucoup d’Indiens préfèrent d’ailleurs fuir plutôt que de retourner dans l’enfer souterrain du Cerro Rico de Potosi ou des autres mines d’argent du Haut Pérou. » (p.69)
« Ce furent les Cortes de Cadix au début du XIXe siècle qui mirent fin, de manière effective, à la mita, mais à cette date le régime colonial était déjà pratiquement moribond. » (p.70)
« Regain de vitalité que connurent, en Amérique coloniale, des organisations socio-économiques et des comportements médiévaux issus de la féodalité au moment même où, en Espagne, ils étaient en train de disparaître. » (p.72)
« Malgré la destruction des empires indiens et la mise à mort, au Mexique comme au Pérou, de leurs souverains, les Espagnols composèrent avec l’aristocratie locale. En échange d’une soumission sans faille et, bien entendu, de leur appui auprès des masses chez lesquelles ils gardaient un grand prestige en leur qualité d’héritiers des splendeurs du passé mais surtout d’une certaine légitimité, les nobles aztèques et incas reçurent un traitement de faveur. Les plus titrés d’entre eux purent s’habiller à l’européenne, eurent droit de faire précéder leur nom du don ou du dona hispanique, se virent même attribuer dans quelques cas, rares il est vrai, de riches encomiendas ou des habits d’ordres militaires, toutes choses qui les mettaient pratiquement sur pied d’égalité avec l’aristocratie espagnole née de la Conquête. Des collèges spéciaux furent même crées pour leurs fils, à Mexico, Lima, Quito et Cuzco. Il faut ajouter qu’au Mexique comme au Pérou, nombre de conquérants prirent pour maîtresses attitrées des princesses indigènes de haut rang dont ils eurent des enfants qui, pour être issus d’unions illégitimes, n’en furent pas moins reconnus de facto par la société et jouèrent un rôle de pont entre les deux peuples.
Lorsqu’il se structura, le pouvoir colonial manifesta néanmoins une grande défiance à l’égard de cette aristocracie indienne qui gardait trop vivace à son goût le souvenir du passé pré-espagnol et qui n’hésitait d’ailleurs pas à avoir recours aux tribunaux coloniaux, pour se voir reconnaître tel ou tel privilège ancien ou pour se plaindre avec véhémence des torts qui lui faisaient des particuliers ou l’administration. Le maintien de foyers de résistance indienne –au Pérou pendant plusieurs décennies dans la région de Vilcabamba- la crainte de soulèvements indigènes auxquels se seraient joints les métis et les laissés-pour-compte du rêve américain, accentuèrent, avec le temps, à la fois les suspicions espagnoles et la mise à l’écart de la noblesse indienne qui, au lendemain de la Conquête, avait pensé sauvegarder ses anciennes prérogatives au prix d’une collaboration ouverte avec les vainqueurs. » (p.91-92)
« Les caciques […] furent […] chargés d’organiser le recrutement des travailleurs de leur village pour les périodes de corvée dans les entreprises espagnoles, haciendas, ateliers de tissage et surtout mines. Cela ne pouvait que contribuer à les faire haïr des gens du comun, étant donné l’exploitation et les souffrances qui attendaient ces derniers sur leur lieu de travail. » (p.93)
« Afin de renforcer le contrôle colonial, dans les régions faiblement peuplées ou dépeuplées par la Conquête, on rassembla souvent dans des bourgades artificiellement créées (las reducciones) plusieurs villages pré-hispaniques voisins. Cette campagne de restructuration, conduite au Pérou par le vice-roi D. Francisco de Toledo (1569 à 1582), fut ensuite étendue par le vice-roi comte de Monterrey (1590-1603) au Mexique où elle affecta quelques 250 000 personnes. » (p.97)
« A chaque début du mois de janvier, les hommes mariés élisaient une municipalité constituée d’un ou deux alcaldes, de regidores (échevins, quatre au maximum) et d’un nombre divers de personnes elles aussi chargées pendant un an de fonctions d’intérêt général […]
Si une marge de manœuvre certaine fut laissée à ces conseils indiens pour tout ce qui touchait à leur vie quotidienne et matérielle, il n’en reste pas moins que leur autonomie fut surveillée de manière étroite et permanente, à la fois par le représentant de l’appareil politico-administratif, le corregidor ou alcalde mayor, et par le prêtre chargé de l’évangélisation. » (p.98-99)
« Toute une série de facteurs […] ont concouru [à l’effondrement de la population indigène] :
-les guerres […]
-la rupture des cadres économiques et sociaux traditionnels qui en résulta de l’implantation d’un nouvel ordre colonial, la dureté et même l’inhumanité de certaines conditions de travail, notamment dans les mines, qui furent imposées aux populations indigènes ;
-enfin le choc de maladies jusque-là inconnues outre-Atlantique (grippe, pneumonie, rougeole, variole, varicelle, etc.), contre lesquelles des siècles de cohabitations avec microbes et virus avaient donné aux Européens, du moins pour les plus bénignes, une relative immunisation dont les Américains étaient dépourvus. » (p.137)
« Dès les premières années, le phénomène du métissage entre Espagnols et Indiennes fut un des traits dominants de la société américaine. L’absence de femmes espagnoles ou leur nombre longtemps insuffisant, les facilités de toute sorte –et notamment sexuelles- qu’offrait aux vainqueurs leur situation dominante y contribuèrent beaucoup. » (p.147)
« Le nombre de métis augmenta dans certaines régions, comme celle de Quito ou encore plus au Paraguay, de manière très notable. Issus d’unions presque toujours illégitimes, souvent ancillaires ou fugaces, ils furent considérés comme le fruit du péché et du relâchement des mœurs. La société indigène, d’abord accueillante à leur égard, se mit à les repousser elle aussi. Enfin, la structuration des préjugés raciaux dans le monde colonial et surtout la crainte des Espagnols de voir ce groupe humain le concurrencer dans certaines activités lucratives, ou de chercher à s’allier avec les Indiens et les laissés-pour-compte de tout genre contre l’ordre établi, achevèrent de renvoyer les métis dans une double marginalité qu’ils supportèrent avec de plus en plus de difficultés.
Le groupe métis se constitua ainsi dans l’amertume et la frustration, d’autant qu’une réglementation complexe et tatillone entreprit de lui interdire très officiellement l’accès, en qualité de patrons, à toute une série d’activités professionnelles gratifiantes (orfèvres) ou à des responsabilités administratives (notaires) et ecclésiastiques (prêtrise), que les Blancs entendaient se réserver. » (p.148)
« La conversion des indigènes à la religion catholique fut officiellement un des objectifs de la présence espagnole. » (p.153)
« Le roi nommait les évêques et les membres des chapitres épiscopaux, percevait la dîme que son administration répartissait ensuite et devait participer aux frais de construction des églises ou à ceux qu’occasionnait le clergé […]
Le Conseil des Indes devait examiner les bulles et les brefs pontificaux destinés à l’Amérique. Ils n’y étaient applicables qu’avec l’autorisation des Conseilliers […] qui pouvaient aussi les retenir lorsqu’ils les considéraient contraires aux intérêts du Roi et de l’Etat. » (p.154)
« Les néophytes, comme on les appelait, furent rassemblés en unités de catéchèse, les doctrinas, où leur étaient administrés les sacrements et où en plus en plus de la messe hebdomadaire ils devaient assister au moins une fois par semaine à une séance de catéchisme. […] On vit se créer dans les couvents des enseignements de nahuatl, de quechua et de bien d’autres langues indiennes. Les frères publièrent des centaines d’ouvrages linguistiques (dictionnaires, grammaires, traductions, etc.) et furent même les initiateurs d’une étude ethnologique ou historique des populations indiennes et de leur passé. » (p.155)
« Pendant les séances de catéchisme, les indigènes pouvaient être occupés à filer et à tisser de sorte que les prêtres se trouvaient en fait à la tête de véritables ateliers. Les sacrements dont les évêques fixaient les tarifs voyaient leur prix multiplié de façon considérable. Lors des grandes fêtes religieuses, les doctrineros exigeaient de leurs ouailles des cadeaux sans lesquels ces dernières ne pouvaient entrer dans l’église. Sur le modèle de ce que faisaient la plupart des corregidors, certains titulaires de doctrinas obligeaient aussi les Indiens à leur acheter, ou à aller vendre, des produits dont ils faisaient négoce, parfois à grande échelle, comme de vulgaires commerçants. » (p.156)
« Dans certaines régions qui leur furent confiées, essentiellement le Paraguay actuel, le Nord-Est de l’Argentine […] et certains territoires situés dans le Sud du Brésil actuel, au lieu de travailler dans le milieu traditionnel des indigènes, [les jésuites] optèrent pour rassembler les Indiens dans des villages construits à cet effet selon des règles d’urbanisme et de sociabilité bien définies. Dans ces unités (las reducciones) les Indiens furent entièrement pris en mains par les pères.
Travail, loisirs, activités artistiques, etc., étaient décidés par la Compagnie […]
Crées au tout début du XVIIe siècle, elles étaient plus d’une douzaine quarante ans plus tard. La population guanari y augmenta dans des proportions considérables (une centaine de milliers de personnes au milieu du siècle) alors que partout ailleurs elle suivait la courbe descendante que l’on sait. » (p.160)
« La Couronne autorisa en définitive cinq Ordres seulement à passer aux Indes occidentales : dominicains, franciscains et mercédaires, un peu plus tard les augustins et, autour de 1570, les jésuites. […]
Les problèmes ne tardèrent pas à surgir : réapparition de vieilles susceptibilités juridictionnelles remontant au Moyen Age entre réguliers et séculiers, rivalités et frustrations à propos de l’occupation par les frères de nombreuses doctrinas que le clergé épiscopal, souvent privé de bénéfices, estimait devoir lui revenir […]. » (p.162-163)
"Penseurs espagnols des XVIe et XVIIe siècles (Suarez, Vitoria, Mariana, Soto) selon lesquels, de par la volonté divine, la source de tout pouvoir résidait dans le peuple lequel en déléguait l'exercice au souverain qui était donc tenu de ne point contrevenir aux souhaits des populations." (p.261)
-Bernard Lavallé, L’Amérique espagnole. De Colomb à Bolivar, Éditions Belin, coll Belinsup Histoire, 2004, 318 pages.