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    Édouard Alletz, Discours sur la puissance et la ruine de la République de Venise

    Johnathan R. Razorback
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    Édouard Alletz, Discours sur la puissance et la ruine de la République de Venise Empty Édouard Alletz, Discours sur la puissance et la ruine de la République de Venise

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 17 Juil - 13:25

    http://fr.wikisource.org/wiki/Discours_sur_la_puissance_et_la_ruine_de_la_R%C3%A9publique_de_Venise

    "La Vénétie était une province italienne, située au bord de la mer Adriatique, entre le Pô et les Alpes juliennes. L’origine des habitants de ce territoire, du temps même des Romains, se cachait dans la nuit des temps. Lorsque, dans le ve siècle, Attila, roi des Huns, envahit cette belle contrée, les Vénètes fugitifs abandonnèrent les villes d’Aquilée, de Concordia, d’Altino et de Padoue, et cherchèrent asile sur les îlots formés dans le golfe Adriatique par une multitude de courants venus des montagnes : ils s’y bâtirent des habitations, se donnèrent des lois, et vécurent de la pêche et du commerce. Telle est l’origine de la ville et république de Venise. La durée d’un siècle suffit à ses habitants pour devenir un peuple aisé, industrieux et redoutable à ses voisins. Venise, bornée au midi par le Pô et Ravennes, du côté de l’orient regardait l’Adriatique. Ses maisons, pareilles à des nids d’oiseaux de mer, reposaient sur des lies coupées par des canaux. La verdure y était inconnue ; on n’y voyait d’autre mouvement que celui des barques sillonnant les lagunes ; et ce mouvement était sans bruit. Déjà le silence qui régnait dans Venise préparait au mystère qu’elle mit plus tard dans sa politique.

    Les Vénitiens fournissaient alors des navires au roi des Ostrogoths pour approvisionner Ravennes de vin et d’huile. Leur ville devint l’entrepôt naturel du commerce entre l’Italie septentrionale et les ports de la Méditerranée. Placés à l’embouchure du Pô et de l’Adige, ils s’étaient assuré la libre navigation sur ces fleuves, et communiquaient vite et à peu de frais avec le nord de l’Italie, la Hongrie et l’Allemagne. Ils durent une grande partie de leur puissance à cette franchise de navigation sur toutes les rivières, telles que le Lizonza, la Livenza, la Piave, le Musone, la Brenta, qui courent vers le golfe et se rassemblent autour de l’Adige et du Pô, vers l’endroit où ces deux fleuves se jettent dans la mer. La liberté dont ils jouissaient, au milieu de leurs lagunes, pendant que l’Italie était en feu, leur donna le temps d’amasser des forces pour se défendre. Mais ce qui assurait leur indépendance faisait aussi, dans le principe, leur extrême pauvreté. Isolés au milieu des flots, éloignés de toutes villes, privés de secours et n’ayant pour subsister que le produit de leurs filets, il leur fallut un prodigieux effort pour vaincre leur misère et arracher le nécessaire. Mais la fortune souffre violence, et la nécessité incite l’esprit et le courage. Les pêcheurs des lagunes manquant de blé, de bois, de pierres et d’eau douce, choses de première nécessité à une société humaine, sentirent le besoin de se créer un moyen d’échange : ils le trouvèrent dans le sel. Leur génie s’appliqua tout entier à l’extraire. Maîtres consommés dans ce procédé, ils ne se bornèrent pas à tirer le sel de leurs côtes, ils se firent peu à peu propriétaires ou fermiers de toutes les salines qu’ils trouvèrent de proche en proche, jusqu’à ce qu’ils eussent entre leurs seules mains la fabrication et le commerce du sel de Cervia, de la Dalmatie, de la Sicile, de Corfou, et même des rivages de l’Afrique et de la mer Noire. C’est ainsi qu’ils se rendirent la mer familière, et se firent, sur ses ondes, comme une autre patrie. Leurs perpétuelles visites à tant de nations diverses policèrent bientôt leurs mœurs, et leur apprirent de bonne heure à comparer les choses. Profitant de ce qu’ils trouvaient chez chaque peuple, ils n’eurent pas de peine à se rendre plus habiles et plus opulents que tous. L’avance qu’ils avaient sur le reste de l’Europe, retenue dans l’ignorance par d’effroyables guerres, les menait rapidement à la puissance. La cupidité était leur passion, la richesse leur but, leurs lois un ensemble de règlements favorables à leur négoce et à leur marine, leur société un corps mu et réglé pour un seul intérêt. Chez le particulier, comme dans l’État, tout allait donc de concert : ni le temps ni les occasions ne leur échappaient, et ils tiraient bénéfice de l’imprudence des autres. En certaines conjonctures, où leur avarice et leur religion étaient aux prises, cette dernière ne prévalait pas toujours : il était peu de scrupule qui les arrêtât au prix d’une espérance de gain. C’est ainsi qu’ils ne rougissaient pas de faire, au nom de Mahomet, leurs traités avec les musulmans, et de se livrer au commerce d’esclaves chrétiens avec les infidèles, au mépris des lois et défenses de l’Église. Ils fabriquèrent eux-mêmes les armes dont se servaient tous les mahométans des côtes de la Méditerranée, et allèrent jusqu’à donner des visirs aux princes musulmans, qui acceptèrent des citoyens de Venise pour diriger leurs conseils." (pp.3-6)

    "Ayant vu de bonne heure qu’il fallait à tout prix attirer à Venise des bras et des capitaux, ils avaient établi certaines conditions sous lesquelles l’étranger acquérait les droits de citoyen. La souveraineté qui suivait ce titre, et l’appât de la fortune, devaient tenter nombre de gens. Aussi tout ce qu’il y avait d’hommes ambitieux et entreprenants en Europe grossissait volontiers la population de Venise. Ce moyen de s’incorporer les étrangers fut perdu dès que le gouvernement tourna en aristocratie ; mais il avait cessé d’être nécessaire." (p.7)

    "Le génie de Venise, incessamment appliqué à accroître la richesse de ses particuliers, découvrit un jour ce système qui substitue le papier à la monnaie, et fait de la confiance entre les commerçants un supplément de richesse. La première banque de l’Europe fut celle de Venise. On vit, non sans admiration, disparaître, pour le commerce, les frais de transport d’un pesant métal, la facilité d’emprunter, partout offerte au travail, et une promesse écrite représenter de l’or. Pour mieux affermir le crédit de leur banque, les Vénitiens firent une loi qui exempta de saisie et d’hypothèque tous les titres qu’elle avait émis : La monnaie dont cette banque usa pour payer ses créances fut d’un plus fin aloi que l’argent courant, et elle acquitta fidèlement, au jour de l’échéance, les dettes mutuelles des particuliers.

    Dans la crainte que le commerce de terre ne prévalût sur le maritime, il fut interdit aux sujets de la république d’exporter eux-mêmes leurs marchandises au-delà des Alpes. Les écueils qu’ils trouvaient au sortir de leur port, et l’agitation souvent périlleuse de l’Adriatique, les rendirent tous marins, nourrirent leur courage et firent la sûreté de leur ville déjà inaccessible par terre. Forcés dans leur pauvreté première à vivre de pèche, à chercher assez loin les objets de première nécessité et à faire la main-d’œuvre pour le compte d’autrui, ils s’étaient exercés aux constructions navales dont le bois leur était fourni par les côtes de l’Adriatique, et l’usage qu’ils firent, pour les combats sur mer, des grands vaisseaux, les aida beaucoup à triompher, à la longue, des Génois, durant une lutte acharnée qui dura plusieurs siècles, comme aussi à résister à l’empire ottoman. Ayant l’œil sur tout procédé qui valait la peine d’être imité, ils s’aperçurent que les navires bayonnais remportaient sur les leurs par certaines qualités jusqu’alors ignorées : eux de couper aussitôt leurs bâtiments sur ce modèle. L’architecture navale des Grecs leur fut aussi une leçon : à peine établis en Orient, ils mirent cette conquête au rang des plus considérables qu’ils y pussent faire. La réputation de leur supériorité dans la construction des vaisseaux survécut à la décadence de leur commerce ; car ce fut leur ville que, vers la fin dû dix-septième siècle, Pierre-le-Grand donna pour école à ses jeunes officiers." (pp.6-7)

    "Pour montrer que la vraie force de la nation était la marine, et qu’un navire est le pays de ceux qui le montent, les Vénitiens ne transmirent jamais à aucun étranger la direction suprême de leurs flottes ; agissant ainsi au rebours de ce qu’ils avaient accoutumé de faire pour le commandement de leurs armées de terre. L’arsenal de Venise, qui était aux jours de leur puissance un établissement célèbre parmi les nations, offrait une belle image de l’honneur où ils tenaient la marine. Assez vaste pour enfermer trois bassins où étaient admis tous les vaisseaux, il occupait seul seize mille ouvriers et trente-six mille marins. Cet arsenal était placé sous la surveillance du doge et dirigé par des magistrats responsables de son approvisionnement comme de sa splendeur. Les ouvriers qu’on y employait jouissaient de grands privilèges ; leurs femmes et leurs enfants étaient entretenus aux frais de l’État, et leur fidélité regardée comme l’une des sûretés de la république. Là se trouvaient de prodigieux magasins de voiles, de câbles, de bois, d’armes et matériaux de toute espèce. La direction de chacun des métiers qui conviennent à l’équipement d’une flotte était une magistrature presque toujours héréditaire. Des prix étaient institués pour récompenser ceux qui se distinguaient dans quelqu’une des professions qui relèvent de la marine ; et tout mérite qui y faisait éclat obtenait une pension pour le reste de sa vie. L’émulation était tenue en haleine dans les divers corps de métiers qui remplissaient la ville, et pour leur faire mettre à grand honneur l’habileté en mer, on leur laissait désigner entre eux les hommes qui devaient être exercés par l’état à faire manœuvrer les galères. Ainsi se formait une bonne réserve de mer, dont la force ne montait pas à moins de dix mille hommes. Cet enrôlement dans la milice navale courait entre les jeunes gens de seize ans et les hommes de cinquante. Tous les ans étaient célébrées dans le golfe, sous les yeux d’une foule immense, des joûtes solennelles où les artisans disputaient de vigueur et d’industrie dans la manœuvre des galères. Les nobles eux-mêmes ne refusaient pas de prendre part à ces amusements qui tournaient à la sûreté et à la puissance de la république. Toutes choses étaient si bien ramenées vers cette fin, que le crime lui-même donnait quelque chose à la défense de l’État. Son châtiment était un travail forcé à bord d’une galère. Le condamné malade était soigné à ses propres dépens, et au moment où il aurait dû être mis en liberté, il payait les frais de médecins par une prolongation de peine." (p.8 )

    "C’était peu pour les Vénitiens d’aller chercher au loin les matières que confectionnent les arts, ils les travaillaient eux-mêmes. Venise était une vaste manufacture où se trouvaient réunis les meilleurs ouvriers du monde, qui n’auraient trouvé nulle part un si haut salaire. Le gouvernement ne craignit pas de louer à des particuliers les bâtiments de l’État. C’était faire servir au commerce la marine militaire, montrer le pavillon de la république dans tous les parages, et fournir aux jeunes patriciens les moyens de se familiariser avec la mer."(p.9)
    -Édouard Alletz, Discours sur la puissance et la ruine de la République de Venise, Librairie de Parent-Desbarres, 1842, pp.3-39.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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