« Il est souvent difficile de distinguer les relations extérieures d’un Etat de sa vie politique intérieure et même de comprendre les raisons qui l’incitent à intervenir au-delà de ses frontières sans jamais faire aucune référence aux vicissitudes de sa politique interne. » (p.9)
« Vers 1500, la population mondiale devait avoisiner les 300 ou 400 millions d’habitants dont 100 à 120 millions pour la Chine, 80 à 100 millions pour l’Inde et 60 à 80 millions pour l’Europe. Tels étaient les gros noyaux de population dense de l’Ancien Monde. Curieusement, ils n’entretenaient pas de rapports directs. Si quelques voyageurs occidentaux, marchands ou missionnaires, avaient parcouru l’Inde ou la Chine, jamais un Européen n’avait eu l’occasion de voir un Indien ou un Chinois et c’est en cela que l’expédition de Vasco de Gama était novatrice. Elle contribua à tisser des rapports directs entre des civilisations et des Etats qui ne se connaissaient jusque-là que de manière indirecte. » (p.12)
« Dans l’ensemble de l’ancien monde connu, l’Europe occidentale n’était pas, à la fin du XVe siècle, sa partie la plus brillante ni la plus puissante. A côté de l’Empire chinois ou même de l’Inde, elle pouvait apparaître comme un nain politique, d’autant qu’elle sortait d’une période de crise faite de guerres civiles et de guerres entre Etats, une longue crise qui l’avait épuisée. L’Europe était aussi politiquement divisée et cette pulvérisation désespérait toute tentative de regroupement. Mais des forces profondes la travaillaient, une révolution silencieuse, intellectuelle et scientifique qui devait, à terme, lui fournir les armes de sa domination mondiale. Pourtant, elle se trouvait encore sous la menace de l’islam qui progressait inexorablement sur son front oriental, dans les Balkans, une progression que la destruction de l’Etat mauresque de Grenade ne parvenait pas à compenser. A l’heure où les échanges se développaient, le renforcement des empires musulmans en Méditerranée orientale bloquait toute possibilité d’expansion vers les routes traditionnelles du commerce international. C’est la raison pour laquelle les Ibériques, beaucoup moins intégrés à la politique méditerranéenne, se tournèrent résolument vers d’autres routes, la route du Sud par le contournement de l’Afrique pour les Portugais, la route de l’Ouest plus risquée pour les Castillans. Cependant, les facteurs d’unité ne manquaient pas. Ils étaient culturels et religieux. Dans sa diversité et même si tous les territoires qui la composaient n’avaient pas fait partie de l’Empire romain, la référence à l’héritage gréco-romain était générale, renforcée à l’Ouest par la Renaissance qui remettait en valeur les traditions de l’Antiquité. L’Europe était aussi unanimement chrétienne. Elle refusait l’islam qu’elle chassait de ses derniers bastions ibériques et qu’elle combattait au Maghreb ou dans les Balkans, elle refusait le judaïsme dont le culte avait été interdit en Angleterre et en France dès le XIIIe siècle, en Espagne en 1492 et qu’elle tolérait en Italie, en Allemagne, en Pologne ou en Lituanie, mais sous des formes contrôlées et souvent teintées d’hostilité. » (p.46-47)
"De tous les Etats occidentaux, le royaume de France était incontestablement le plus puissant. Massivement campé sur la pointe occidentale du continent, il était, avec ses 15 millions d'habitants, l'Etat le plus densément peuplé. Pourtant, il avait bien failli disparaître lorsque les dissensions internes et l'occupation étrangère l'avaient entraîné au fond du gouffre. En 1420, il était pour ainsi dire rayé de la carte politique de l'Europe, ravagé par les guerres, détruit par les épidémies et les famines, divisé entre deux prétendants, le roi d'Angleterre qui occupait le nord du royaume et le futur Charles VII replié à Bourges au sud de la Loire. Mais la dynastie capétienne avait su réagir et profiter d'un sursaut national pour "bouter l'Anglais" hors du royaume. Charles VII avait mis fin à la guerre de Cent Ans et reconquis l'intégralité de son royaume, tandis que son fils Louis XI avait rétabli l'autorité monarchique en muselant la grande aristocratie et assuré les bases d'une reconstruction de la société. Le plus grand danger auquel Louis XI avait dû faire face venait de la Bourgogne. Cet Etat était de création récente puisqu'il s'était constitué à la fin du XIVe siècle à partir du duché de Bourgogne, donné en apanage au prince de sang royal Philippe le Hardi, et des comtés de Flandre, d'Artois et de Bourgogne hérités par son épouse Marguerite de Flandre. Les ducs de Bourgogne, qui étaient des Valois, revendiquèrent la couronne de France ou du moins une partie de l'héritage de la maison de France, mais ils en furent écartés au nom de la loi salique et ils tentèrent de construire un Etat dans l'ancienne Lotharingie en regroupant les territoires compris entre le golfe du Zuyderzee et le Jura. Charles le Téméraire fut sur le point d'y parvenir quand Louis XI coalisa contre lui les puissances européennes inquiètes des agissements de cet encombrant voisin: le duc de Lorraine, directement visé par les projets annexionnistes du duc de Bourgogne, l'empereur Frédéric III, le roi d'Angleterre et les cantons suisses. Ces derniers se chargèrent des basses œuvres. En trois batailles, à Grandson, Morat et Nancy (1476-1477), ils annihilèrent les efforts de Charles le Téméraire, qui trouva par ailleurs la mort sous les murs de Nancy. Le roi de France en profita pour confisquer le duché de Bourgogne et le comté d'Artois et pour les rattacher au domaine royal. C'en était fini provisoirement de l'Etat bourguignon qui se retrouvait démantelé et affaibli par les dissensions internes. A sa mort en 1483, Louis XI laissait à son jeune fils, Charles VIII, un royaume en paix, soumis à sa poigne de fer. Le roi de France disposait d'une puissante armée permanente constituée d'une cavalerie lourde et d'une efficace artillerie de siège. Cette armée était financée par l'impôt prélevé sur les sujets -la taille- et dont le roi fixait lui-même le montant selon ses besoins et sans jamais le négocier. Il était le seul prince en Europe à pouvoir agir de la sorte. Charles VIII poursuivit la politique de son père. Il soumit le dernier grand feudataire du royaume, le duc de Bretagne, en épousant sa fille et héritière, et il inaugura une politique d'intervention à l'étranger, en se lançant dans l'expédition de Naples en 1494. La tentative de Charles VIII se solda par un échec, mais elle ancra l'idée que le royaume de France était un Etat jeune et dynamique, guerrier et agressif, dont il convenait d'endiguer les initiatives bellicistes. En 1498, le changement de dynastie n'infléchit guère cette politique. Le nouveau roi, Louis XII, ajoutait à la revendication traditionnelle des Valois sur le royaume de Naples celle de sa propre famille des Orléans sur le duché de Milan. Les guerres d'Italie avaient commencé, qui allaient servir de théâtre d'affrontements entre les puissances européennes.
L'Angleterre qui, pendant si longtemps, disputa la suprématie à la France, était désormais hors course pour près d'un siècle. De son aventure continentale, il ne lui restait plus qu'une tête de pont, Calais. Mais surtout, à la sortie de la guerre de Cent Ans, elle s'abîma dans les querelles dynastiques qui inspirèrent tant, plus tard, le théâtre shakespearien. La Guerre des Deux-Roses opposa vingt ans la maison des Lancastre dont l'emblème était la rose rouge à la maison cadette des York dont l'emblème était la rose blanche. Finalement, ce furent les York qui l'emportèrent, ou plutôt leurs alliés les Tudor, quand Henri VII prit le pouvoir en 1485. L'Angleterre était épuisée. Elle entra en convalescence, mais le règne réparateur d'Henri VII ne lui permit pas de revenir dans les affaires européennes. Les véritables rivaux du royaume de France se trouvaient plus au sud, en péninsule Ibérique."(p.53-55)
"Dernier point sensible en Europe occidentale, la péninsule italienne. L'Italie réussissait ce tour de force d'être à la fois la région la plus riche et la plus développée d'Europe, tout en étant la plus faible politiquement et la plus convoitée par ses voisins. Elle apparaissait à juste titre aux contemporains comme un pays de cocagne avec une agriculture riche dans la plaine lombarde et ses greniers à blé en Sicile et en royaume de Naples, ses industries textiles dans les villes de Lombardie et de Toscane et ses grandes maisons bancaires à Florence, Lucques, Gênes et Venise. Sa classe dirigeante se faisait remarquer par ses goûts fastueux, et ses intellectuels étaient à la pointe de l'innovation dans les domaines artistiques et techniques. Tout cela constituait autant d'atouts qui valaient à l'Italie d'être de convoitise de la part des principales puissances européennes.
Avec les successions difficiles dans le duché de Milan et dans le royaume de Naples, l'Italie avait connu une histoire tourmentée au milieu du XVe siècle, et la paix de Lodi, conclue en 1454, avait rétabli un équilibre qui se maintint jusqu'en 1494. Le garant de cet équilibre était le maître de Florence, Laurent de Médicis, dont l'autorité était incontestée et le talent diplomatique reconnu. Sa mort en 1492 créa un vide que personne ne fut en mesure de combler. L'affrontement entre les ambitions du roi de France et du roi d'Aragon en Italie devenait inévitable. Depuis longtemps, l'Aragon avait pris pied dans la péninsule. En 1282, il s'était emparé du royaume de Sicile après en avoir chassé la dynastie française des Angevins. Un long effort de près d'un siècle lui avait permis de se rendre maître de la Sardaigne au début du XVe siècle. A Naples, Alphonse V avait ruiné les derniers espoirs de reconquête que nourrissait le roi René d'Anjou en 1442-1443 et avait fait entrer le royaume dans l'empire que l'Aragon construisait en Méditerranée occidentale. En 1458 cependant, Alphonse laissait sa couronne napolitaine à un fils bâtard qu'il avait légitimé, Ferrante. Si Ferdinand d'Aragon soutenait la dynastie aragonaise de Naples contre les prétentions du roi de France Charles VIII, qui avait hérité des droits de la maison d'Anjou, il n'attendait que le moment favorable pour s'emparer du royaume, en profitant des luttes de faction toujours vives entre les grandes familles aristocratiques napolitaines. Pour sa politique italienne, il pouvait compter sur le soutien de la papauté depuis qu'un de ses vassaux, Rodrigo Borgia, était monté sur le trône pontifical sous le nom d'Alexandre VI. En Italie du Nord, la situation n'était pas encore décantée. L'influence française s'y faisait sentir, mais elle n'était pas prédominante. Depuis le règne de Louis XI, le duché de Savoie-Piémont était entré dans la zone d'influence de la France qui finit par y exercer un véritable protectorat. La république de Gênes, déchirée par les luttes entre les familles patriciennes, était menacée de connaître le même sort. La république de Venise, qui cherchait à compenser son recul en Méditerranée orientale par une politique expansionniste en Lombardie aux dépens du duché de Milan, était une alliée traditionnelle des rois de France. Quant au duché de Milan, il était fief impérial, inféodé à une famille de condottieres, les Sforza. Mais des dissensions familiales l'affaiblissaient et l'homme fort du duché, Ludovic le More, qui rêvait d'usurper le titre ducal, se prévalait du soutien de la France.
L'Italie centrale était encore plus fragmentée sur le plan politique. Florence y jouait un rôle prépondérant. Cette cité-Etat cherchait à fédérer l'espace toscan sous autorité, sans y parvenir totalement, puisque d'autres républicaines urbaines comme Lucques, Pise ou Sienne défendaient leur indépendance. Sans autre titre de légitimation que celui d'être la famille marchande la plus puissante de la ville, les Médicis contrôlaient le gouvernement de Florence. Tant que Laurent le Magnifique put faire respecter son autorité, la ville vécut dans la stabilité. Mais, à sa mort, les familles de l'oligarchie marchande réclamèrent une redéfinition des pouvoirs, et certaines d'entre elles se tournèrent vers la France qui bénéficiait encore sur place des sympathies du vieux parti guelfe, celui de la maison d'Anjou. Dans cette région, deux petits Etats détenaient des positions stratégiques, le duché de Mantoue et le duché de Ferrare-Modène. Ils contrôlaient, dans cette zone amphibie de la basse vallée du Pô, les digues et les routes, ainsi que les cols des Apennins. Sans leur appui, les liaisons terrestres entre le nord et le sud de l'Italie étaient impossibles.
Le dynamisme de l'Italie se manifestait surtout à travers sa culture et son organisation économique. Plusieurs Etats italiens pouvaient être considérés comme des nains politiques, tout en étant de grandes puissances économiques. A Gênes, Milan, Venise et Florence prospéraient les plus grandes banques d'affaires d'Europe. Les marchands italiens étaient implantés en Flandre, à Bruges et à Anvers, puis, à partir de 1464, Lucquois, Florentins et Milanais investirent à Lyon, qui devint un centre économique de première importance. Venise et Gênes, fortement implantées en Méditerranée orientale, avaient subi le contrecoup de l'expansion ottomane. Venise avait pu se maintenir dans les Échelles du Levant grâce aux capitulations, ces traités de commerce qu'elle négocia avec le sultan. Elle gardait encore pour un temps ses comptoirs au Proche-Orient et en Égypte, mais elle commençait à convertir ses capitaux sur les marchés ibériques, prometteurs grâce au développement du commerce atlantique et africain. C'est Gênes qui, définitivement chassée de ses bases en mer Noire, fit davantage encore que Venise le pari de s'installer à Lisbonne et à Séville et de lancer dans l'exploitation de la canne à sucre aux Canaries, à Madère et aux Açores, de l'or et des esclaves de Guinée, avant de profiter de l'ouverture des marchés américains. Ce n'est donc un hasard si Christophe Colomb était génois. Ainsi se mettait progressivement en place une alliance objective entre Gênes et la Castille pour l'exploitation des nouveaux mondes. Tout au long du XVIe siècle, l'alliance avec Gênes constitua l'une des pièces maîtresses de la Monarchie catholique." (p.57-60)
-Jean Michel Sallmann, Géopolitique du XVIe siècle. 1490-1618, Nouvelle histoire des relations internationales, tome 1, Éditions du Seuil, coll. Points, 2003, 410 pages.
« Vers 1500, la population mondiale devait avoisiner les 300 ou 400 millions d’habitants dont 100 à 120 millions pour la Chine, 80 à 100 millions pour l’Inde et 60 à 80 millions pour l’Europe. Tels étaient les gros noyaux de population dense de l’Ancien Monde. Curieusement, ils n’entretenaient pas de rapports directs. Si quelques voyageurs occidentaux, marchands ou missionnaires, avaient parcouru l’Inde ou la Chine, jamais un Européen n’avait eu l’occasion de voir un Indien ou un Chinois et c’est en cela que l’expédition de Vasco de Gama était novatrice. Elle contribua à tisser des rapports directs entre des civilisations et des Etats qui ne se connaissaient jusque-là que de manière indirecte. » (p.12)
« Dans l’ensemble de l’ancien monde connu, l’Europe occidentale n’était pas, à la fin du XVe siècle, sa partie la plus brillante ni la plus puissante. A côté de l’Empire chinois ou même de l’Inde, elle pouvait apparaître comme un nain politique, d’autant qu’elle sortait d’une période de crise faite de guerres civiles et de guerres entre Etats, une longue crise qui l’avait épuisée. L’Europe était aussi politiquement divisée et cette pulvérisation désespérait toute tentative de regroupement. Mais des forces profondes la travaillaient, une révolution silencieuse, intellectuelle et scientifique qui devait, à terme, lui fournir les armes de sa domination mondiale. Pourtant, elle se trouvait encore sous la menace de l’islam qui progressait inexorablement sur son front oriental, dans les Balkans, une progression que la destruction de l’Etat mauresque de Grenade ne parvenait pas à compenser. A l’heure où les échanges se développaient, le renforcement des empires musulmans en Méditerranée orientale bloquait toute possibilité d’expansion vers les routes traditionnelles du commerce international. C’est la raison pour laquelle les Ibériques, beaucoup moins intégrés à la politique méditerranéenne, se tournèrent résolument vers d’autres routes, la route du Sud par le contournement de l’Afrique pour les Portugais, la route de l’Ouest plus risquée pour les Castillans. Cependant, les facteurs d’unité ne manquaient pas. Ils étaient culturels et religieux. Dans sa diversité et même si tous les territoires qui la composaient n’avaient pas fait partie de l’Empire romain, la référence à l’héritage gréco-romain était générale, renforcée à l’Ouest par la Renaissance qui remettait en valeur les traditions de l’Antiquité. L’Europe était aussi unanimement chrétienne. Elle refusait l’islam qu’elle chassait de ses derniers bastions ibériques et qu’elle combattait au Maghreb ou dans les Balkans, elle refusait le judaïsme dont le culte avait été interdit en Angleterre et en France dès le XIIIe siècle, en Espagne en 1492 et qu’elle tolérait en Italie, en Allemagne, en Pologne ou en Lituanie, mais sous des formes contrôlées et souvent teintées d’hostilité. » (p.46-47)
"De tous les Etats occidentaux, le royaume de France était incontestablement le plus puissant. Massivement campé sur la pointe occidentale du continent, il était, avec ses 15 millions d'habitants, l'Etat le plus densément peuplé. Pourtant, il avait bien failli disparaître lorsque les dissensions internes et l'occupation étrangère l'avaient entraîné au fond du gouffre. En 1420, il était pour ainsi dire rayé de la carte politique de l'Europe, ravagé par les guerres, détruit par les épidémies et les famines, divisé entre deux prétendants, le roi d'Angleterre qui occupait le nord du royaume et le futur Charles VII replié à Bourges au sud de la Loire. Mais la dynastie capétienne avait su réagir et profiter d'un sursaut national pour "bouter l'Anglais" hors du royaume. Charles VII avait mis fin à la guerre de Cent Ans et reconquis l'intégralité de son royaume, tandis que son fils Louis XI avait rétabli l'autorité monarchique en muselant la grande aristocratie et assuré les bases d'une reconstruction de la société. Le plus grand danger auquel Louis XI avait dû faire face venait de la Bourgogne. Cet Etat était de création récente puisqu'il s'était constitué à la fin du XIVe siècle à partir du duché de Bourgogne, donné en apanage au prince de sang royal Philippe le Hardi, et des comtés de Flandre, d'Artois et de Bourgogne hérités par son épouse Marguerite de Flandre. Les ducs de Bourgogne, qui étaient des Valois, revendiquèrent la couronne de France ou du moins une partie de l'héritage de la maison de France, mais ils en furent écartés au nom de la loi salique et ils tentèrent de construire un Etat dans l'ancienne Lotharingie en regroupant les territoires compris entre le golfe du Zuyderzee et le Jura. Charles le Téméraire fut sur le point d'y parvenir quand Louis XI coalisa contre lui les puissances européennes inquiètes des agissements de cet encombrant voisin: le duc de Lorraine, directement visé par les projets annexionnistes du duc de Bourgogne, l'empereur Frédéric III, le roi d'Angleterre et les cantons suisses. Ces derniers se chargèrent des basses œuvres. En trois batailles, à Grandson, Morat et Nancy (1476-1477), ils annihilèrent les efforts de Charles le Téméraire, qui trouva par ailleurs la mort sous les murs de Nancy. Le roi de France en profita pour confisquer le duché de Bourgogne et le comté d'Artois et pour les rattacher au domaine royal. C'en était fini provisoirement de l'Etat bourguignon qui se retrouvait démantelé et affaibli par les dissensions internes. A sa mort en 1483, Louis XI laissait à son jeune fils, Charles VIII, un royaume en paix, soumis à sa poigne de fer. Le roi de France disposait d'une puissante armée permanente constituée d'une cavalerie lourde et d'une efficace artillerie de siège. Cette armée était financée par l'impôt prélevé sur les sujets -la taille- et dont le roi fixait lui-même le montant selon ses besoins et sans jamais le négocier. Il était le seul prince en Europe à pouvoir agir de la sorte. Charles VIII poursuivit la politique de son père. Il soumit le dernier grand feudataire du royaume, le duc de Bretagne, en épousant sa fille et héritière, et il inaugura une politique d'intervention à l'étranger, en se lançant dans l'expédition de Naples en 1494. La tentative de Charles VIII se solda par un échec, mais elle ancra l'idée que le royaume de France était un Etat jeune et dynamique, guerrier et agressif, dont il convenait d'endiguer les initiatives bellicistes. En 1498, le changement de dynastie n'infléchit guère cette politique. Le nouveau roi, Louis XII, ajoutait à la revendication traditionnelle des Valois sur le royaume de Naples celle de sa propre famille des Orléans sur le duché de Milan. Les guerres d'Italie avaient commencé, qui allaient servir de théâtre d'affrontements entre les puissances européennes.
L'Angleterre qui, pendant si longtemps, disputa la suprématie à la France, était désormais hors course pour près d'un siècle. De son aventure continentale, il ne lui restait plus qu'une tête de pont, Calais. Mais surtout, à la sortie de la guerre de Cent Ans, elle s'abîma dans les querelles dynastiques qui inspirèrent tant, plus tard, le théâtre shakespearien. La Guerre des Deux-Roses opposa vingt ans la maison des Lancastre dont l'emblème était la rose rouge à la maison cadette des York dont l'emblème était la rose blanche. Finalement, ce furent les York qui l'emportèrent, ou plutôt leurs alliés les Tudor, quand Henri VII prit le pouvoir en 1485. L'Angleterre était épuisée. Elle entra en convalescence, mais le règne réparateur d'Henri VII ne lui permit pas de revenir dans les affaires européennes. Les véritables rivaux du royaume de France se trouvaient plus au sud, en péninsule Ibérique."(p.53-55)
"Dernier point sensible en Europe occidentale, la péninsule italienne. L'Italie réussissait ce tour de force d'être à la fois la région la plus riche et la plus développée d'Europe, tout en étant la plus faible politiquement et la plus convoitée par ses voisins. Elle apparaissait à juste titre aux contemporains comme un pays de cocagne avec une agriculture riche dans la plaine lombarde et ses greniers à blé en Sicile et en royaume de Naples, ses industries textiles dans les villes de Lombardie et de Toscane et ses grandes maisons bancaires à Florence, Lucques, Gênes et Venise. Sa classe dirigeante se faisait remarquer par ses goûts fastueux, et ses intellectuels étaient à la pointe de l'innovation dans les domaines artistiques et techniques. Tout cela constituait autant d'atouts qui valaient à l'Italie d'être de convoitise de la part des principales puissances européennes.
Avec les successions difficiles dans le duché de Milan et dans le royaume de Naples, l'Italie avait connu une histoire tourmentée au milieu du XVe siècle, et la paix de Lodi, conclue en 1454, avait rétabli un équilibre qui se maintint jusqu'en 1494. Le garant de cet équilibre était le maître de Florence, Laurent de Médicis, dont l'autorité était incontestée et le talent diplomatique reconnu. Sa mort en 1492 créa un vide que personne ne fut en mesure de combler. L'affrontement entre les ambitions du roi de France et du roi d'Aragon en Italie devenait inévitable. Depuis longtemps, l'Aragon avait pris pied dans la péninsule. En 1282, il s'était emparé du royaume de Sicile après en avoir chassé la dynastie française des Angevins. Un long effort de près d'un siècle lui avait permis de se rendre maître de la Sardaigne au début du XVe siècle. A Naples, Alphonse V avait ruiné les derniers espoirs de reconquête que nourrissait le roi René d'Anjou en 1442-1443 et avait fait entrer le royaume dans l'empire que l'Aragon construisait en Méditerranée occidentale. En 1458 cependant, Alphonse laissait sa couronne napolitaine à un fils bâtard qu'il avait légitimé, Ferrante. Si Ferdinand d'Aragon soutenait la dynastie aragonaise de Naples contre les prétentions du roi de France Charles VIII, qui avait hérité des droits de la maison d'Anjou, il n'attendait que le moment favorable pour s'emparer du royaume, en profitant des luttes de faction toujours vives entre les grandes familles aristocratiques napolitaines. Pour sa politique italienne, il pouvait compter sur le soutien de la papauté depuis qu'un de ses vassaux, Rodrigo Borgia, était monté sur le trône pontifical sous le nom d'Alexandre VI. En Italie du Nord, la situation n'était pas encore décantée. L'influence française s'y faisait sentir, mais elle n'était pas prédominante. Depuis le règne de Louis XI, le duché de Savoie-Piémont était entré dans la zone d'influence de la France qui finit par y exercer un véritable protectorat. La république de Gênes, déchirée par les luttes entre les familles patriciennes, était menacée de connaître le même sort. La république de Venise, qui cherchait à compenser son recul en Méditerranée orientale par une politique expansionniste en Lombardie aux dépens du duché de Milan, était une alliée traditionnelle des rois de France. Quant au duché de Milan, il était fief impérial, inféodé à une famille de condottieres, les Sforza. Mais des dissensions familiales l'affaiblissaient et l'homme fort du duché, Ludovic le More, qui rêvait d'usurper le titre ducal, se prévalait du soutien de la France.
L'Italie centrale était encore plus fragmentée sur le plan politique. Florence y jouait un rôle prépondérant. Cette cité-Etat cherchait à fédérer l'espace toscan sous autorité, sans y parvenir totalement, puisque d'autres républicaines urbaines comme Lucques, Pise ou Sienne défendaient leur indépendance. Sans autre titre de légitimation que celui d'être la famille marchande la plus puissante de la ville, les Médicis contrôlaient le gouvernement de Florence. Tant que Laurent le Magnifique put faire respecter son autorité, la ville vécut dans la stabilité. Mais, à sa mort, les familles de l'oligarchie marchande réclamèrent une redéfinition des pouvoirs, et certaines d'entre elles se tournèrent vers la France qui bénéficiait encore sur place des sympathies du vieux parti guelfe, celui de la maison d'Anjou. Dans cette région, deux petits Etats détenaient des positions stratégiques, le duché de Mantoue et le duché de Ferrare-Modène. Ils contrôlaient, dans cette zone amphibie de la basse vallée du Pô, les digues et les routes, ainsi que les cols des Apennins. Sans leur appui, les liaisons terrestres entre le nord et le sud de l'Italie étaient impossibles.
Le dynamisme de l'Italie se manifestait surtout à travers sa culture et son organisation économique. Plusieurs Etats italiens pouvaient être considérés comme des nains politiques, tout en étant de grandes puissances économiques. A Gênes, Milan, Venise et Florence prospéraient les plus grandes banques d'affaires d'Europe. Les marchands italiens étaient implantés en Flandre, à Bruges et à Anvers, puis, à partir de 1464, Lucquois, Florentins et Milanais investirent à Lyon, qui devint un centre économique de première importance. Venise et Gênes, fortement implantées en Méditerranée orientale, avaient subi le contrecoup de l'expansion ottomane. Venise avait pu se maintenir dans les Échelles du Levant grâce aux capitulations, ces traités de commerce qu'elle négocia avec le sultan. Elle gardait encore pour un temps ses comptoirs au Proche-Orient et en Égypte, mais elle commençait à convertir ses capitaux sur les marchés ibériques, prometteurs grâce au développement du commerce atlantique et africain. C'est Gênes qui, définitivement chassée de ses bases en mer Noire, fit davantage encore que Venise le pari de s'installer à Lisbonne et à Séville et de lancer dans l'exploitation de la canne à sucre aux Canaries, à Madère et aux Açores, de l'or et des esclaves de Guinée, avant de profiter de l'ouverture des marchés américains. Ce n'est donc un hasard si Christophe Colomb était génois. Ainsi se mettait progressivement en place une alliance objective entre Gênes et la Castille pour l'exploitation des nouveaux mondes. Tout au long du XVIe siècle, l'alliance avec Gênes constitua l'une des pièces maîtresses de la Monarchie catholique." (p.57-60)
-Jean Michel Sallmann, Géopolitique du XVIe siècle. 1490-1618, Nouvelle histoire des relations internationales, tome 1, Éditions du Seuil, coll. Points, 2003, 410 pages.