« S’achève une guerre mondiale dont deux des principaux protagonistes, Angleterre et Etats-Unis, ont défini les buts de guerre dans la charte de l’Atlantique (14 août 1941) ; or, un des points de la charte proclame le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, autrement dit l’auto-détermination. Tel qu’il est énoncé, il vaut pour tous les peuples sans distinction. Peu importe pour les hommes d’Etat qui ont signé ce document, largement diffusé entre 1942 et la fin de la guerre, gardent leurs arrières-pensées restrictives. Il en va de même des principes de l’ONU dont la France est cofondatrice en 1945. D’ailleurs, la France de la Libération proclame elle-même qu’elle va mettre fin au colonialisme d’antan, et organise sur une base nouvelle ses rapports avec les peuples qu’elle a colonisés. Pourquoi alors cet acharnement sanglant pendant dix-sept ans, de 1945 à 1962, à maintenir sa domination ? » (p.5)
« Le 8 mai [1945] est une date encore vivante en France comme en Algérie, mais avec des significations opposées. En France, il évoque la Libération achevée, en Algérie, la revendication d’une Libération à faire, revendication étouffée cette-fois là dans le sang. Revendication de tout le peuple algérien, mais la répression se concentre autour de Sétif et Guelma, dans le Constantinois.
Donc, ce mardi, à Sétif comme dans presque toutes les villes d’Algérie, ce peuple s’apprête à manifester, le jour de la capitulation, pour son indépendance tout en célébrant une victoire à laquelle il a largement contribué. […] A l’appel du Parti du peuple algérien (PPA), interdit depuis 1939 mais bien vivant dans la clandestinité, des manifestations nationalistes ont déjà eu lieu le 1er mai, à Alger et à Oran notamment, et la police a déjà tué. » (p.9)
« A Sétif, ville natale de Ferhat Abbas, la manifestation musulmane commence à se former très tôt, vers 7h30 ou 8h du matin, du côté de la ville algérienne ; car, comme dans tout l’urbanisme colonial, il y a un centre européen et une ville ou des quartiers « indigènes », comme disent les coloniaux. La ville européenne est faite de rues à angle droit délimitant des rectangles d’immeubles, avec une ou deux places, comportant mairie, préfecture ou sous-préfecture, commissariat de police, église, sans oublier les monuments aux morts. Précisément, la manifestation algérienne va de la ville musulmane vers la ville européenne, au monument aux morts où une gerbe doit être déposée. […] Il doit y avoir de 7 000 à 8 000 manifestants, dont un groupe important de lycéens. […] Selon les récits, ce serait le commissaire Olivieri ou le commissaire central Tort qui aurait […] voulu faire baisser le drapeau [algérien] ; le porteur, Bouzid Saal, refuse et dresse plus haut le drapeau algérien. Un des policiers tire et l’abat. Alors, comme disent les comptes rendus officiels, « des coups de feu éclatent », sans préciser qui a tiré le premier. Il ne fait pourtant pas de doute que le peintre en bâtiment de vingt ans Bouzid Saal a été le premier mort de Sétif ce jour-là. […]
Une partie des manifestants […] en s’enfuyant, s’attaque sans distinction à tous les Français rencontrés sur leur route, en utilisant le plus souvent les projectiles ou armes qui leur tombent sous la main, bouteilles, pierres, gourdins, couteaux… […] Un car de gendarmerie survient, reçoit des cailloux et ouvre aussitôt le feu, dispersant les derniers manifestants en ville européenne. […]
Il paraît résulter des indications horaires fournies par ce compte rendu que les événements au cours desquels 21 Français ont perdu la vie –plus un nombre indéterminé d’Algériens- ont dû se dérouler pour l’essentiel entre 8h45 et 9h10 approximativement. » (p.10-11)
« La nouvelle des événements de la ville commence très vite à se répandre vers le nord, en suivant la route qui va de Sétif à la mer, et de là, à gauche vers Bougie, à droite vers Djidjelli. Un taxi l’apporte à Périgotville, à 27 kilomètres de Sétif, vers le début de l’après-midi. Une foule considérable se rassemble, s’en prend aux Français, s’empare d’armes et de munitions, entre 13h30 et 16h30. Cette fois, le gros des insurgés est constitué par des paysans ; et ce sont peu à peu trous les villages et douars avoisinants qui entrent en action. Sur la route, un administrateur et son adjoint sont tués, ainsi que l’aumonier militaire de Sétif. » (p.12)
« A Guelma, la manifestation musulmane ne se met en marche que vers 17h le 8 mai. […] [L]es policiers tirent, d’abord sur le porte-drapeau, Bouzama, qui est tué. Trois autres Algériens tombent avant que la manifestation soit dispersée vers 18h. » (p.13)
« Au cours de la nuit, les paysans des alentours, informés, se rassemblent autour de la ville, venant surtout du sud et du sud-est ; ils attaquent les fermes au passage. Le 9 mai, la gendarmerie ne se sentant pas assez forte, c’est l’aviation qui vient les bombarder et les mitrailler : 18 bombes de 100 kilos, 1000 cartouches d’après un compte rendu du commandement de la Ve région aérienne. L’insurrection s’étend vers le sud, le 9 à Villars, le 10 à Gounod, avec des tentatives pour couper la voie ferrée.
La risposte de l’armée est rapide […] Mais devant la progression des blindés et des canons, les insurgés gagnent les montagnes. Le 16 mai, le général Henry Martin, commandant supérieur des troupes en Algérie, estimait qu’il y avait 30 000 « dissidents » en Petite Kabylie, dans la région des Babors, et autant au sud de Guelma, dans le Djebel Mahouna. » (p.14)
« Ce n’est sans doute pas un hasard si on compte douze gardes forestiers tués. La confiscation des domaines forestiers par l’Etat (français) est un des signes le plus vivement ressentis de la présence étrangère. Et de longue date, puisque dans la même région, vers 1880, les Algériens incendiaient ces forêts dont ils venaient d’être spoliés. » (p.19)
« En ces jours sinistres de mai-juin 1945, la torture sévit partout en Algérie, à Alger aussi bien que dans le Constantinois. » (p.34)
« Différence de nature entre une violence, non pas simplement démesurée, mais surtout planifiée, à froid, par ceux qui ont tous les moyens de vivre humainement, et la violence désordonnée, improvisée, pour ainsi dire viscérale, de ces foules de malheureux qui, pour quelques minutes ou quelques heures, prennent leur revanche sur leurs propres conditions d’existence habituellement inhumaines et humiliantes. » (p.36)
« Arrivant au Cameroun en 1944, l’instituteur communiste Gaston Donnat apprend tout de suite ce que sont les coutumes coloniales : « Une maîtresse de maison pouvait adresser une demande à la région ou à la subdivision et obtenir qu’un « police » vienne prendre livraison du boy dont elle avait à se plaindre. Celui-ci était conduit dans le lieu prévu pour cela et on lui administrait le nombre de coups de chicotte correspondant à sa faute. ». » (p.42-43)
« On comprend alors que la revendication nationale soit une revendication de dignité. » (p.44)
« C’est de manière générale l’oppression coloniale accumulée sur des générations et sensible dans toute la vie quotidienne qui produit, non pas constamment, mais par explosions soudaines, la violence extrême des colonisés, par éclairs en quelque sorte. » (p.48)
« Des invasions finalement acceptées par les envahis et, du coup, la formation d’une nouvelle structure nationale, l’histoire humaine en fournit nombre d’exemples. Toulouse n’est pas devenu français autrement que par annexion. Cependant, dans les exemples historiques que l’on pourrait évoquer, et parmi lesquels ne manquerait pas de figurer la conquête de l’Afrique du Nord par les Arabes, il y avait toujours assimilation immédiate, s’entend un système de lois, de règles politiques, sociales, religieuses unique pour vainqueurs et vaincus. Et si les habitudes de la guerre n’allaient pas sans quelques pillages, l’exploitation économique du pays envahi n’était pas l’objectif central de la conquête. Il en va autrement au temps de l’impérialisme européen. Aussi, les peuples colonisés des XIXe-XXe siècles n’ont-ils jamais cessé de garder au fond d’eux-mêmes l’ardent désir de rester eux-mêmes, de redevenir « maîtres chez eux ». » (p.52)
« Quand la première Constituante se réunit en novembre 1945, le climat d’euphorie de la Libération est encore vivant. Les élus des colonies sont présents, et, contrairement aux espoirs de l’administration, ils représentent pour la plupart les aspirations réelles de leurs peuples. Le poète Léopold Sédar Senghor, que nous avons rencontré quelque peu prophète dans Esprit, est élu du Sénégal, et c’est lui qui, quelques mois plus tard, présentera le rapport sur les articles concernant l’Union française. Pour ce qui est de l’Algérie, comme ni les partisans de Ferhat Abbas ni ceux de Messali n’ont pu se présenter, ce sont des modérés et des communistes qui ont été élus. Reste un problème inquiétant, celui de l’Indochine. Car, ici, l’histoire a marché vite, trop vite peut-être pour qu’à Paris on en mesure toute l’importance. Dans la foulée de l’effondrement du Japon après deux bombes atomiques (200 000 morts en deux coups), le Vietminh, qui jusque-là tenait le maquis a lancé une insurrection générale, rapidement victorieuse. Le 2 septembre 1945, c’est-à-dire le jour où la capitulation japonaise est officiellement signée sur le cuirassé américain Missouri, et en présence du général Leclerc, chargé par de Gaulle de réoccuper l’Indochine, ce jour-là, à Hanoi, Hô Chi Minh proclame l’indépendance du Vietnam qui sera une république. L’ex-empereur Bao Dai a abdiqué et n’est plus que conseiller du gouvernement. Le Cambodge et le Laos à leur tour proclament leur indépendance. L’Indochine française n’existe plus. C’est un développement que de Gaulle n’avait pas prévu.
Mais les Alliés, réunis sans la France à Potsdam en juillet, avaient, eux, prévu des mesures pour le lendemain de la capitulation japonaise. En Indochine, le désarmement de leurs troupes serait assuré, au nord du seizième parallèle par l’armée chinoise, au sud, par l’armée anglaise. Il n’était pas question du corps expéditionnaire français que de Gaulle préparait pour la guerre contre le Japon et, en tout cas, pour la « libération » de l’Indochine française.
Car, sur ce point, il avait des idées bien arrêtées. Comme on sait, les Japonais, le 9 mars 1945, s’étaient emparés de tout le pouvoir en Indochine, alors que, depuis 1940, ils se contentaient d’y être présents en armes, tout en laissant l’administration française maintenir l’ordre. Donc, le 9 mars, ils font prisonniers les soldats français, sauf 5000 à 6000 qui s’échappent vers la frontière chinoise –souvent grâce à l’aide des Vietnamiens. Le 14, de Gaulle prononçait une allocution radiodiffusée dans laquelle il déclarait à ce sujet : « Il y va de l’avenir de l’Indochine française. Oui, de l’avenir de l’Indochine française, car dans l’épreuve de tous et dans le sang des soldats est scellé en ce moment un pacte solennel entre la France et les peuples de l’Union indochinoise ». » (p.69-70)
« Un envoyé de de Gaulle a pu atteindre Saigon, Cédille peut, le 24 septembre [1945], reprendre au comité exécutif vietnamien les édifices publics de la ville, poussant donc dans la clandestinité les représentants du gouvernements vietnamien. Au début octobre, Massu, puis Leclerc débarquent, précédant d’Argenlieu. Très rapidement, le corps expéditionnaire de Leclerc réoccupe les villes et les grandes routes, le Cambodge et le Laos sont repris en main, la reconquête s’étend sur la partie sud de ce qui fut l’Annam colonial. En fait, partout, au Vietnam, les campagnes restent entre les mains du gouvernement d’Hanoi, partout la guérilla commence. Ne faudrait-il pas dater le début de la guerre du Vietnam de ce 24 septembre 1945 où le pouvoir impérial français et le nouveau pouvoir vietnamien se heurtent pour la première fois ? Il ressort d’un livre posthume que d’Argenlieu le pensait. » (p.71)
« L’accord du 6 mars [1946] est le résultat d’un compromis entre des intérêts à la fois mutuels et opposés. Mutuels en ce sens que le gouvernement vietnamien a, lui aussi, intérêt à ce que la très forte armée chinoise s’en aille, et elle ne veut pas s’en aller à moins que les Français ne reviennent. Leclerc, évidemment, a intérêt au départ des Chinois, contre les Vietnamiens. C’est pourquoi, dès la mi-février, il a fait savoir à Paris qu’il fallait aller jusqu’au mot « indépendance » si c’était nécessaire à l’accord.
En fin de compte, Sainteny parvient à rédiger un texte relativement acceptable, que complète une convention militaire –dont s’occupe le général Salan. La France reconnaît le Vietnam en tant qu’Etat libre, avec son armée, son Parlement, ses finances, au sein de l’Union française. La convention militaire, outre le cessez-le-feu sur tout le territoire –ce qui ne se réalisera pas au Sud-, prévoit que les Français assureront la formation de la nouvelle armée vietnamienne et se retireront progressivement au fur et à mesure de sa mise sur pied, dans un délai total de cinq ans. Du point de vue vietnamien, l’accord reste en deçà de leurs exigences fondamentales : indépendance et unité du Vietnam. Hô Chi Minh ne l’a pas caché à Sainteny aussitôt après la signature. Quant à l’unité, la France l’admet néanmoins, après référendum dans le Sud. Lequel référendum n’aura jamais lieu… » (p.75)
« A l’encontre de l’image du décolonisateur avisé qui s’est peu à peu imposé à la suite de son second passage au pouvoir, de 1958 à 1969, de Gaulle a eu de lourdes responsabilités dans les répressions coloniales survenues entre janvier 1944 et octobre 1945. » (p.79-80)
« [La conférence de Brazzaville du 30 janvier au 8 février 1944] préconisait des réformes « graduelles », telles que l’abolition du travail forcé dans un délai de cinq ans après la paix, le respect des coutumes, et quelques autres améliorations. Rien là-dedans qui soit seulement l’amorce d’une décolonisation. » (p.81)
« En 1958, la décolonisation lui apparaît comme une condition de la préservation de la grandeur française –au demeurant, la Ive République agonisante n’a-t-elle pas déjà reconnu l’indépendance du Maroc et de la Tunisie, sans que de Gaulle y fasse opposition ? » (p.82)
« Le 1er décembre 1946, l’irréparable vient de s’accomplir au Vietnam. A Paris, le gouvernement Bidault, condamné depuis les élections du 10 novembre, qui ont vu le PCF reprendre la première place, tandis que MRP et socialistes reculaient, sera démissionnaire le 28 novembre, mais ne sera remplacé que le 16 décembre par le ministère Blum. Or, le massacre de Haiphong a eu lieu entre le 23 et le 28 novembre, avec la pleine approbation de Bidault et de Moutet. Dès lors, de part et d’autre, on ne fait plus que se préparer à la guerre ouverte, en Indochine, bien que ni les accords du 6 mars ni le modus vivendi du 14 septembre n’aient été dénoncés. L’Assemblée, occupée à trouver un chef du gouvernement provisoire jusqu’à l’élection du président de la République –qui aura lieu en janvier-, ne semble pas s’en apercevoir. Blum, pourtant, dans un article du Populaire du 11 décembre 1946, s’était prononcé pour l’indépendance du Vietnam. Il ne profitera pas de son bref ministère pour la reconnaître. Entre-temps, les Vietnamiens, de peur de perdre Hanoi comme ils ont perdu Haiphong, passent à l’attaque le 19 décembre dans leur capitale ; ils échoueront finalement, mais prennent alors le maquis et inaugurent une lutte prolongée. Cette fois, il n’est bruit à Paris que de la mauvaise foi, de la sauvegerie des Vietnamiens, et on tirera argument pour soutenir que désormais, on ne saurait plus négocier avec Hô Chi Minh. » (p.98)
« Les rumeurs annonçant un soulèvement prochain [à Madagascar] circulent, et le prévoient pour la fin de mars. Inquiète, la direction du MDRM [Mouvement démocratique de rénovation malgache] envoie le 27 mars [1947] un télégramme à toutes ses sections, signé des trois députés (y compris Raseta resté à Paris), pour les mettre en garde contre toute provocation. C’est ce télégramme dont les autorités prétendront ensuite qu’il constituait l’ordre d’insurrection, qu’il signifiait donc le contraire de ce qu’il disait ! A Fianarantsoa, dans le Sud, et à Diégo-Suarez dans le Nord, les autorités militaires ont recueilli des informations sur une insurrection prévue pour le soir du samedi 29 mars –elles sont exactes. De fait, les tentatives des insurgés dans ces deux villes échouent au bout de quelques heures. A Tananarive, la tentative est abandonnée faute d’effectifs suffisants.
Donc, les autorités sont déjà alertées avant que l’insurrection n’éclate pour de bon dans cette zone côtière où le pouvoir colonial espérait bien neutraliser le MDRM à l’aide du Padesm. C’est autour de deux voies de chemin de fer, celle qui va de Tamatave à Tananarive, avec embranchement à Moramanga, et celle qui va, dans le Sud, de Manakara à Fianarantsoa, que les insurgés passent à l’action ce samedi 29 mars vers 22h. A Moramanga a été établi un camp militaire qui devrait servir de lieu de rassemblement et de relais pour les troupes destinées à être envoyées en Indochine. Un bataillon de tirailleurs sénégalais –qui, rappelons-le, ne proviennent pas nécssairement du Sénégal- occupe alors le camp, sous le commandement d’officiers français dont plusieurs dorment dans le bourg, où ils seront surpris. Ils n’ont en effet pas été avertis de l’imminence de l’insurrection. De plus, il semble que quelques soldats malgaches, également présents dans le camp, se soient mutinés. En tout cas, les insurgés, qui sont déjà 2 000, surgissent d’abord dans le bourg, tuent les officiers français à leur hôtel –dont le commandant du camp-, enfin se ruent sur le camp lui-même. Le combat durera toute la nuit. Les tirailleurs, bien mieux armés, résistent et repoussent l’attaque ; les insurgés ne parviendront pas à s’emparer de l’armement qui leur fai défaut. Au petit matin, ils se retirent, mais en parcourant la campagne, ils entraînent avec eux toute la population rurale ; s’ils ont échoué militairement, ils remportent un succès politique. Dans la région, les plantations européennes sont attaquées, les communications, par route ou par voie ferrée, ne sont bientôt plus possibles sans escorte militaire. En avril, il y aura même des combats aux abords immédiats de Tamatave et de Tananarive, les deux terminus de la ligne. Mais à Moramanga, au matin du dimanche 30 mars, les tirailleurs prennent leur revanche en envahissant le bourg dont ils massacrent toute la population malgache. » (p.115-116)
« Vers la fin l’année [1948], le commandant en chef des troupes, le général Garbay (que l’on retrouvera en Tunisie en 1952), peut estimer que l’insurrection est vaincue. Il aura fallu une véritable guerre pour cela. Une guerre menée par une armée composée essentiellement de troupes coloniales, d’Afrique noire et d’Afrique du Nord, plus des éléments de la Légion étrangère, des parachutistes et des blindés. L’emploi des troupes coloniales pour faire la guerre outre-mer est une pratique constante de la IVe République, qui prétend s’appuyer sur l’article 62 de la Constitution. […]
La guerre a été meutrière et atroce. Il y aurait eu 550 morts du côté des occupants, dont 350 militaires de toutes origines. On admet généralement que la répression a fait quelque 89 000 morts malgaches chez les insurgés, estimation qui était celle de l’état-major à la fin de 1948. » (p.121-122)
« Même Pierre Mendès France, qui fait figure de dissident parmi les radicaux-socialistes à partir du moment où il n’entend plus laisser se poursuivre la guerre d’Indochine, n’échappe pas vraiment à l’idéologie de son parti lors de son passage à la tête du gouvernement (du 17 juin 1954 au 5 février 1955). Mettre fin à la guerre du Vietnam n’est rien de plus que tirer les conséquences fatales de la défaite militaire déjà subie. Quant au compromis, très provisoire, conclu avec le nationalisme tunisien par la reconnaissance de la souveraineté interne, il s’accompagne de professions de foi anti-indépendantistes à la tribune de l’Assemblée. Au Maroc, rien n’est fait, ni n’a été entrepris quand éclate la guerre d’Algérie, et on sait que, là encore, Mendès France réaffirme la souveraineté française sur l’Algérie, on dirait perpétuelle. Que, par la suite, il ait évolué à ce sujet est certes à inscrire à son crédit, mais il n’était plus au pouvoir. » (p.163)
« Les actuels DOM et TOM, non encore décolonisés, même formellement. » (p.176)
-Yves Benot, Massacres coloniaux. 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, La Découverte / Poche, 2001 (1994 pour la première édition), 203 pages.
« Le 8 mai [1945] est une date encore vivante en France comme en Algérie, mais avec des significations opposées. En France, il évoque la Libération achevée, en Algérie, la revendication d’une Libération à faire, revendication étouffée cette-fois là dans le sang. Revendication de tout le peuple algérien, mais la répression se concentre autour de Sétif et Guelma, dans le Constantinois.
Donc, ce mardi, à Sétif comme dans presque toutes les villes d’Algérie, ce peuple s’apprête à manifester, le jour de la capitulation, pour son indépendance tout en célébrant une victoire à laquelle il a largement contribué. […] A l’appel du Parti du peuple algérien (PPA), interdit depuis 1939 mais bien vivant dans la clandestinité, des manifestations nationalistes ont déjà eu lieu le 1er mai, à Alger et à Oran notamment, et la police a déjà tué. » (p.9)
« A Sétif, ville natale de Ferhat Abbas, la manifestation musulmane commence à se former très tôt, vers 7h30 ou 8h du matin, du côté de la ville algérienne ; car, comme dans tout l’urbanisme colonial, il y a un centre européen et une ville ou des quartiers « indigènes », comme disent les coloniaux. La ville européenne est faite de rues à angle droit délimitant des rectangles d’immeubles, avec une ou deux places, comportant mairie, préfecture ou sous-préfecture, commissariat de police, église, sans oublier les monuments aux morts. Précisément, la manifestation algérienne va de la ville musulmane vers la ville européenne, au monument aux morts où une gerbe doit être déposée. […] Il doit y avoir de 7 000 à 8 000 manifestants, dont un groupe important de lycéens. […] Selon les récits, ce serait le commissaire Olivieri ou le commissaire central Tort qui aurait […] voulu faire baisser le drapeau [algérien] ; le porteur, Bouzid Saal, refuse et dresse plus haut le drapeau algérien. Un des policiers tire et l’abat. Alors, comme disent les comptes rendus officiels, « des coups de feu éclatent », sans préciser qui a tiré le premier. Il ne fait pourtant pas de doute que le peintre en bâtiment de vingt ans Bouzid Saal a été le premier mort de Sétif ce jour-là. […]
Une partie des manifestants […] en s’enfuyant, s’attaque sans distinction à tous les Français rencontrés sur leur route, en utilisant le plus souvent les projectiles ou armes qui leur tombent sous la main, bouteilles, pierres, gourdins, couteaux… […] Un car de gendarmerie survient, reçoit des cailloux et ouvre aussitôt le feu, dispersant les derniers manifestants en ville européenne. […]
Il paraît résulter des indications horaires fournies par ce compte rendu que les événements au cours desquels 21 Français ont perdu la vie –plus un nombre indéterminé d’Algériens- ont dû se dérouler pour l’essentiel entre 8h45 et 9h10 approximativement. » (p.10-11)
« La nouvelle des événements de la ville commence très vite à se répandre vers le nord, en suivant la route qui va de Sétif à la mer, et de là, à gauche vers Bougie, à droite vers Djidjelli. Un taxi l’apporte à Périgotville, à 27 kilomètres de Sétif, vers le début de l’après-midi. Une foule considérable se rassemble, s’en prend aux Français, s’empare d’armes et de munitions, entre 13h30 et 16h30. Cette fois, le gros des insurgés est constitué par des paysans ; et ce sont peu à peu trous les villages et douars avoisinants qui entrent en action. Sur la route, un administrateur et son adjoint sont tués, ainsi que l’aumonier militaire de Sétif. » (p.12)
« A Guelma, la manifestation musulmane ne se met en marche que vers 17h le 8 mai. […] [L]es policiers tirent, d’abord sur le porte-drapeau, Bouzama, qui est tué. Trois autres Algériens tombent avant que la manifestation soit dispersée vers 18h. » (p.13)
« Au cours de la nuit, les paysans des alentours, informés, se rassemblent autour de la ville, venant surtout du sud et du sud-est ; ils attaquent les fermes au passage. Le 9 mai, la gendarmerie ne se sentant pas assez forte, c’est l’aviation qui vient les bombarder et les mitrailler : 18 bombes de 100 kilos, 1000 cartouches d’après un compte rendu du commandement de la Ve région aérienne. L’insurrection s’étend vers le sud, le 9 à Villars, le 10 à Gounod, avec des tentatives pour couper la voie ferrée.
La risposte de l’armée est rapide […] Mais devant la progression des blindés et des canons, les insurgés gagnent les montagnes. Le 16 mai, le général Henry Martin, commandant supérieur des troupes en Algérie, estimait qu’il y avait 30 000 « dissidents » en Petite Kabylie, dans la région des Babors, et autant au sud de Guelma, dans le Djebel Mahouna. » (p.14)
« Ce n’est sans doute pas un hasard si on compte douze gardes forestiers tués. La confiscation des domaines forestiers par l’Etat (français) est un des signes le plus vivement ressentis de la présence étrangère. Et de longue date, puisque dans la même région, vers 1880, les Algériens incendiaient ces forêts dont ils venaient d’être spoliés. » (p.19)
« En ces jours sinistres de mai-juin 1945, la torture sévit partout en Algérie, à Alger aussi bien que dans le Constantinois. » (p.34)
« Différence de nature entre une violence, non pas simplement démesurée, mais surtout planifiée, à froid, par ceux qui ont tous les moyens de vivre humainement, et la violence désordonnée, improvisée, pour ainsi dire viscérale, de ces foules de malheureux qui, pour quelques minutes ou quelques heures, prennent leur revanche sur leurs propres conditions d’existence habituellement inhumaines et humiliantes. » (p.36)
« Arrivant au Cameroun en 1944, l’instituteur communiste Gaston Donnat apprend tout de suite ce que sont les coutumes coloniales : « Une maîtresse de maison pouvait adresser une demande à la région ou à la subdivision et obtenir qu’un « police » vienne prendre livraison du boy dont elle avait à se plaindre. Celui-ci était conduit dans le lieu prévu pour cela et on lui administrait le nombre de coups de chicotte correspondant à sa faute. ». » (p.42-43)
« On comprend alors que la revendication nationale soit une revendication de dignité. » (p.44)
« C’est de manière générale l’oppression coloniale accumulée sur des générations et sensible dans toute la vie quotidienne qui produit, non pas constamment, mais par explosions soudaines, la violence extrême des colonisés, par éclairs en quelque sorte. » (p.48)
« Des invasions finalement acceptées par les envahis et, du coup, la formation d’une nouvelle structure nationale, l’histoire humaine en fournit nombre d’exemples. Toulouse n’est pas devenu français autrement que par annexion. Cependant, dans les exemples historiques que l’on pourrait évoquer, et parmi lesquels ne manquerait pas de figurer la conquête de l’Afrique du Nord par les Arabes, il y avait toujours assimilation immédiate, s’entend un système de lois, de règles politiques, sociales, religieuses unique pour vainqueurs et vaincus. Et si les habitudes de la guerre n’allaient pas sans quelques pillages, l’exploitation économique du pays envahi n’était pas l’objectif central de la conquête. Il en va autrement au temps de l’impérialisme européen. Aussi, les peuples colonisés des XIXe-XXe siècles n’ont-ils jamais cessé de garder au fond d’eux-mêmes l’ardent désir de rester eux-mêmes, de redevenir « maîtres chez eux ». » (p.52)
« Quand la première Constituante se réunit en novembre 1945, le climat d’euphorie de la Libération est encore vivant. Les élus des colonies sont présents, et, contrairement aux espoirs de l’administration, ils représentent pour la plupart les aspirations réelles de leurs peuples. Le poète Léopold Sédar Senghor, que nous avons rencontré quelque peu prophète dans Esprit, est élu du Sénégal, et c’est lui qui, quelques mois plus tard, présentera le rapport sur les articles concernant l’Union française. Pour ce qui est de l’Algérie, comme ni les partisans de Ferhat Abbas ni ceux de Messali n’ont pu se présenter, ce sont des modérés et des communistes qui ont été élus. Reste un problème inquiétant, celui de l’Indochine. Car, ici, l’histoire a marché vite, trop vite peut-être pour qu’à Paris on en mesure toute l’importance. Dans la foulée de l’effondrement du Japon après deux bombes atomiques (200 000 morts en deux coups), le Vietminh, qui jusque-là tenait le maquis a lancé une insurrection générale, rapidement victorieuse. Le 2 septembre 1945, c’est-à-dire le jour où la capitulation japonaise est officiellement signée sur le cuirassé américain Missouri, et en présence du général Leclerc, chargé par de Gaulle de réoccuper l’Indochine, ce jour-là, à Hanoi, Hô Chi Minh proclame l’indépendance du Vietnam qui sera une république. L’ex-empereur Bao Dai a abdiqué et n’est plus que conseiller du gouvernement. Le Cambodge et le Laos à leur tour proclament leur indépendance. L’Indochine française n’existe plus. C’est un développement que de Gaulle n’avait pas prévu.
Mais les Alliés, réunis sans la France à Potsdam en juillet, avaient, eux, prévu des mesures pour le lendemain de la capitulation japonaise. En Indochine, le désarmement de leurs troupes serait assuré, au nord du seizième parallèle par l’armée chinoise, au sud, par l’armée anglaise. Il n’était pas question du corps expéditionnaire français que de Gaulle préparait pour la guerre contre le Japon et, en tout cas, pour la « libération » de l’Indochine française.
Car, sur ce point, il avait des idées bien arrêtées. Comme on sait, les Japonais, le 9 mars 1945, s’étaient emparés de tout le pouvoir en Indochine, alors que, depuis 1940, ils se contentaient d’y être présents en armes, tout en laissant l’administration française maintenir l’ordre. Donc, le 9 mars, ils font prisonniers les soldats français, sauf 5000 à 6000 qui s’échappent vers la frontière chinoise –souvent grâce à l’aide des Vietnamiens. Le 14, de Gaulle prononçait une allocution radiodiffusée dans laquelle il déclarait à ce sujet : « Il y va de l’avenir de l’Indochine française. Oui, de l’avenir de l’Indochine française, car dans l’épreuve de tous et dans le sang des soldats est scellé en ce moment un pacte solennel entre la France et les peuples de l’Union indochinoise ». » (p.69-70)
« Un envoyé de de Gaulle a pu atteindre Saigon, Cédille peut, le 24 septembre [1945], reprendre au comité exécutif vietnamien les édifices publics de la ville, poussant donc dans la clandestinité les représentants du gouvernements vietnamien. Au début octobre, Massu, puis Leclerc débarquent, précédant d’Argenlieu. Très rapidement, le corps expéditionnaire de Leclerc réoccupe les villes et les grandes routes, le Cambodge et le Laos sont repris en main, la reconquête s’étend sur la partie sud de ce qui fut l’Annam colonial. En fait, partout, au Vietnam, les campagnes restent entre les mains du gouvernement d’Hanoi, partout la guérilla commence. Ne faudrait-il pas dater le début de la guerre du Vietnam de ce 24 septembre 1945 où le pouvoir impérial français et le nouveau pouvoir vietnamien se heurtent pour la première fois ? Il ressort d’un livre posthume que d’Argenlieu le pensait. » (p.71)
« L’accord du 6 mars [1946] est le résultat d’un compromis entre des intérêts à la fois mutuels et opposés. Mutuels en ce sens que le gouvernement vietnamien a, lui aussi, intérêt à ce que la très forte armée chinoise s’en aille, et elle ne veut pas s’en aller à moins que les Français ne reviennent. Leclerc, évidemment, a intérêt au départ des Chinois, contre les Vietnamiens. C’est pourquoi, dès la mi-février, il a fait savoir à Paris qu’il fallait aller jusqu’au mot « indépendance » si c’était nécessaire à l’accord.
En fin de compte, Sainteny parvient à rédiger un texte relativement acceptable, que complète une convention militaire –dont s’occupe le général Salan. La France reconnaît le Vietnam en tant qu’Etat libre, avec son armée, son Parlement, ses finances, au sein de l’Union française. La convention militaire, outre le cessez-le-feu sur tout le territoire –ce qui ne se réalisera pas au Sud-, prévoit que les Français assureront la formation de la nouvelle armée vietnamienne et se retireront progressivement au fur et à mesure de sa mise sur pied, dans un délai total de cinq ans. Du point de vue vietnamien, l’accord reste en deçà de leurs exigences fondamentales : indépendance et unité du Vietnam. Hô Chi Minh ne l’a pas caché à Sainteny aussitôt après la signature. Quant à l’unité, la France l’admet néanmoins, après référendum dans le Sud. Lequel référendum n’aura jamais lieu… » (p.75)
« A l’encontre de l’image du décolonisateur avisé qui s’est peu à peu imposé à la suite de son second passage au pouvoir, de 1958 à 1969, de Gaulle a eu de lourdes responsabilités dans les répressions coloniales survenues entre janvier 1944 et octobre 1945. » (p.79-80)
« [La conférence de Brazzaville du 30 janvier au 8 février 1944] préconisait des réformes « graduelles », telles que l’abolition du travail forcé dans un délai de cinq ans après la paix, le respect des coutumes, et quelques autres améliorations. Rien là-dedans qui soit seulement l’amorce d’une décolonisation. » (p.81)
« En 1958, la décolonisation lui apparaît comme une condition de la préservation de la grandeur française –au demeurant, la Ive République agonisante n’a-t-elle pas déjà reconnu l’indépendance du Maroc et de la Tunisie, sans que de Gaulle y fasse opposition ? » (p.82)
« Le 1er décembre 1946, l’irréparable vient de s’accomplir au Vietnam. A Paris, le gouvernement Bidault, condamné depuis les élections du 10 novembre, qui ont vu le PCF reprendre la première place, tandis que MRP et socialistes reculaient, sera démissionnaire le 28 novembre, mais ne sera remplacé que le 16 décembre par le ministère Blum. Or, le massacre de Haiphong a eu lieu entre le 23 et le 28 novembre, avec la pleine approbation de Bidault et de Moutet. Dès lors, de part et d’autre, on ne fait plus que se préparer à la guerre ouverte, en Indochine, bien que ni les accords du 6 mars ni le modus vivendi du 14 septembre n’aient été dénoncés. L’Assemblée, occupée à trouver un chef du gouvernement provisoire jusqu’à l’élection du président de la République –qui aura lieu en janvier-, ne semble pas s’en apercevoir. Blum, pourtant, dans un article du Populaire du 11 décembre 1946, s’était prononcé pour l’indépendance du Vietnam. Il ne profitera pas de son bref ministère pour la reconnaître. Entre-temps, les Vietnamiens, de peur de perdre Hanoi comme ils ont perdu Haiphong, passent à l’attaque le 19 décembre dans leur capitale ; ils échoueront finalement, mais prennent alors le maquis et inaugurent une lutte prolongée. Cette fois, il n’est bruit à Paris que de la mauvaise foi, de la sauvegerie des Vietnamiens, et on tirera argument pour soutenir que désormais, on ne saurait plus négocier avec Hô Chi Minh. » (p.98)
« Les rumeurs annonçant un soulèvement prochain [à Madagascar] circulent, et le prévoient pour la fin de mars. Inquiète, la direction du MDRM [Mouvement démocratique de rénovation malgache] envoie le 27 mars [1947] un télégramme à toutes ses sections, signé des trois députés (y compris Raseta resté à Paris), pour les mettre en garde contre toute provocation. C’est ce télégramme dont les autorités prétendront ensuite qu’il constituait l’ordre d’insurrection, qu’il signifiait donc le contraire de ce qu’il disait ! A Fianarantsoa, dans le Sud, et à Diégo-Suarez dans le Nord, les autorités militaires ont recueilli des informations sur une insurrection prévue pour le soir du samedi 29 mars –elles sont exactes. De fait, les tentatives des insurgés dans ces deux villes échouent au bout de quelques heures. A Tananarive, la tentative est abandonnée faute d’effectifs suffisants.
Donc, les autorités sont déjà alertées avant que l’insurrection n’éclate pour de bon dans cette zone côtière où le pouvoir colonial espérait bien neutraliser le MDRM à l’aide du Padesm. C’est autour de deux voies de chemin de fer, celle qui va de Tamatave à Tananarive, avec embranchement à Moramanga, et celle qui va, dans le Sud, de Manakara à Fianarantsoa, que les insurgés passent à l’action ce samedi 29 mars vers 22h. A Moramanga a été établi un camp militaire qui devrait servir de lieu de rassemblement et de relais pour les troupes destinées à être envoyées en Indochine. Un bataillon de tirailleurs sénégalais –qui, rappelons-le, ne proviennent pas nécssairement du Sénégal- occupe alors le camp, sous le commandement d’officiers français dont plusieurs dorment dans le bourg, où ils seront surpris. Ils n’ont en effet pas été avertis de l’imminence de l’insurrection. De plus, il semble que quelques soldats malgaches, également présents dans le camp, se soient mutinés. En tout cas, les insurgés, qui sont déjà 2 000, surgissent d’abord dans le bourg, tuent les officiers français à leur hôtel –dont le commandant du camp-, enfin se ruent sur le camp lui-même. Le combat durera toute la nuit. Les tirailleurs, bien mieux armés, résistent et repoussent l’attaque ; les insurgés ne parviendront pas à s’emparer de l’armement qui leur fai défaut. Au petit matin, ils se retirent, mais en parcourant la campagne, ils entraînent avec eux toute la population rurale ; s’ils ont échoué militairement, ils remportent un succès politique. Dans la région, les plantations européennes sont attaquées, les communications, par route ou par voie ferrée, ne sont bientôt plus possibles sans escorte militaire. En avril, il y aura même des combats aux abords immédiats de Tamatave et de Tananarive, les deux terminus de la ligne. Mais à Moramanga, au matin du dimanche 30 mars, les tirailleurs prennent leur revanche en envahissant le bourg dont ils massacrent toute la population malgache. » (p.115-116)
« Vers la fin l’année [1948], le commandant en chef des troupes, le général Garbay (que l’on retrouvera en Tunisie en 1952), peut estimer que l’insurrection est vaincue. Il aura fallu une véritable guerre pour cela. Une guerre menée par une armée composée essentiellement de troupes coloniales, d’Afrique noire et d’Afrique du Nord, plus des éléments de la Légion étrangère, des parachutistes et des blindés. L’emploi des troupes coloniales pour faire la guerre outre-mer est une pratique constante de la IVe République, qui prétend s’appuyer sur l’article 62 de la Constitution. […]
La guerre a été meutrière et atroce. Il y aurait eu 550 morts du côté des occupants, dont 350 militaires de toutes origines. On admet généralement que la répression a fait quelque 89 000 morts malgaches chez les insurgés, estimation qui était celle de l’état-major à la fin de 1948. » (p.121-122)
« Même Pierre Mendès France, qui fait figure de dissident parmi les radicaux-socialistes à partir du moment où il n’entend plus laisser se poursuivre la guerre d’Indochine, n’échappe pas vraiment à l’idéologie de son parti lors de son passage à la tête du gouvernement (du 17 juin 1954 au 5 février 1955). Mettre fin à la guerre du Vietnam n’est rien de plus que tirer les conséquences fatales de la défaite militaire déjà subie. Quant au compromis, très provisoire, conclu avec le nationalisme tunisien par la reconnaissance de la souveraineté interne, il s’accompagne de professions de foi anti-indépendantistes à la tribune de l’Assemblée. Au Maroc, rien n’est fait, ni n’a été entrepris quand éclate la guerre d’Algérie, et on sait que, là encore, Mendès France réaffirme la souveraineté française sur l’Algérie, on dirait perpétuelle. Que, par la suite, il ait évolué à ce sujet est certes à inscrire à son crédit, mais il n’était plus au pouvoir. » (p.163)
« Les actuels DOM et TOM, non encore décolonisés, même formellement. » (p.176)
-Yves Benot, Massacres coloniaux. 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, La Découverte / Poche, 2001 (1994 pour la première édition), 203 pages.