« Pendant un peu plus d’un quart de siècle (1492-1519), les Antilles devinrent une sorte de champ d’essai colonial où s’élabora un appareil politique, économique, juridique et social qui devait permettre par la suite de soumettre le continent tout entier. » (p.17)
« La conquête du continent s’orchestra en trois étapes. La première prit fin en 1513, lorsque Vasco Nunez de Balboa traversa l’isthme de Panama et découvrit la mer du Sud (océan Pacifique). Cette trouvaille donna une autre dimension au monde américain en offrant de nouvelles perspectives de conquête, en particulier vers le monde andin. La deuxième commença en 1519, lorsque Cortès entra en contact avec les cultures méso-américaines et fit connaître au monde la splendeur de la civilisation aztèque ; la dernière en 1536, alors que, le Pérou ayant relancé fantasmes et mythe américains, les conquistadors se jettèrent à travers forêts et cordillères à la recherche d’une route terrestre vers l’Eldorado. » (p.17)
« Le terme ost, de forte coloration médiévale, est utilisé dans l’historiographie américaine pour désigner les groupes de conquistadors qui gravitaient autour d’un chef. Il ne s’agissait pas de corps militaires organiques et bien structurés comportant une hiérarchie rigide et obéissant à des règles précises. C’était un ensemble hétéroclite d’hommes de conditions et d’origine très diverses, mais proches par le caractère et le projet de vie. Quelques ost bien connues de nous permettent de dégager une typologie précise : l’individualisme était leur caractéristique première. Ambitieux, altiers, un peu matamore, ils se montraient plus enclins à la démesure qu’à la discipline. » (p.25)
« Il est une idée reçue fort répandue qui voudrait faire des conquistadors des massacreurs systématiques de la population indigène. A cet égard, certains parlent même de génocide. C’est là une contre-vérité car, en dehors des cas très précis de batailles ou guerres limitées dans le temps, jamais il n’y eut chez les Espagnols la volonté de détruire radicalement la population indienne. Rien ne permet de l’affirmer. Une assertation relève de l’ignorance ou de la malveillance. C’est là une attitude invraisemblable car ils avaient un besoin impérieux de cette population pour faire prospérer l’entreprise coloniale. Détruire les Indiens aurait signifié tuer la poule aux œufs d’or. Les Espagnols n’étaient pas aussi incohérents. Il y eut des massacres certes, à Cholula, à Cajamarca, pendant la crie de Tenochtiltan, durant le siège de Cuzco et ailleurs mais rien qui permette de parler de génocide. » (p.28-29)
« Il faut chercher les responsabilités dans les profonds bouleversements introduits par les Espagnols : conditions de vie dans les encomiendas et dans les mines, détournement de la force de travail d’un très grand nombre d’Indiens, perte de leurs terres les plus fertiles, bouleversements du système de production qui entraîna des changements déterminants dans la nourriture et les habitudes alimentaires et apparition de fléaux sociaux tels que l’alcoolisme. Tout cela se traduisit par une fragilisation de la santé des populations autochtones. Leur capacité à résister aux agressions microbiennes ne put qu’être considérablement amoindries.
D’autres facteurs sont venus se greffer sur la réalité incontournable de ce que l’on appelle désormais « le choc microbien ». En particulier, l’attitude négative des Indiens face à la vie. Les populations amérindiennes auraient succombé à une sorte de fatalisme qui leur enleva toute envie de survivre. Les Indiens semblaient atteints par ce que les Espagnols appellaient « la desgana vital », la perte, en quelque sorte, de leur instinct de conservation. Le refus de procréer, la multiplication des pratiques abortives, les infanticides, quand ce n’était les suicides individuels ou collectifs, furent relativement fréquents. Or, une population qui refuse de se reproduire est rapidement condamnée à disparaître. » (p.30)
« A la fin du XVIe siècle, pratiquement la moitié des navires qui abordaient le Nouveau-Monde étaient négriers. […] De 1540 à 1600, les colonies espagnoles absorbèrent 60% des esclaves débarqués en Amérique. » (p.32)
« L’énorme déficit de femmes européennes qui affecta la société coloniale rendit inévitables les contacts sexuels entre les conquistadors et les Indiennes en ensuite avec les esclaves de couleur. Assez rapidement, le concubinage devint une situation courante parmi les Espagnols sans épargner les fonctionnaires, voire les prêtres. […]
Dès 1501, la couronne autorisa puis encouragea les mariages mixtes. Nicolas de Ovando, gouverneur de Saint-Domingue, fut chargé de régulariser la situation des hommes acoquinés avec des Indiennes mais ses efforts restèrent vains car en épousant une femme indigène les Espagnols se déclassaient. Ils ne consentirent à le faire que dans les rares occassions où, s’agissant d’une femme appartenant à l’aristocratie indienne, ils pouvaient espérer quelque avantage à l’épouser. Ce fut par exemple le cas de Juan Cano qui épousa la fille ainée du dernier empereur aztèque.
En ce qui concerne les relations des hommes blancs avec les esclaves noires, elles étaient sans doute aussi fréquentes qu’avec les Indiennes mais les mariages n’étaient pas de mise. Bien au contraire, ils furent vivement déconseillés. Étant donné la très grande majorité d’hommes parmi les esclaves africains, dans une proportion de trois pour une femme, et bien qu’une loi de 1527 obligeât les esclaves à se marier entre eux, le nombre d’esclaves masculins qui eurent des relations avec les Indiennes fut relativement élevé mais presque toujours hors du cadre légal du mariage. » (p.35-36)
« Cela déboucha sur la formation d’une société de castas, terme qui en Amérique hispanique renvoyait à une classification des individus en fonction du mélange ethnique dont ils étaient issus et de la couleur de leur peau mais sans signification religieuse. La bureaucratie coloniale se dota d’un extraordinaire arsenal lexical pour essayer de classer les différents sous-groupes en fonction du croisement dont ils étaient le résultat. […]
Une immense majorité de ces métis, nous l’avons vu, naissait hors du cadre légal du mariage et bien que leur père les reconnût parfois, ils ne pouvaient se défaire du stigmate de l’illégitimité qui les rendait suspects et les chargeait de toutes les tares sociales. Perçus trop souvent comme les enfants du péché et du relâchement des mœurs dans une société qui restait éminemment catholique, ils étaient rejetés dans une marginalité dont ils avaient le plus grand mal à échapper. Dans ces conditions, ils essayèrent parfois de se rapprocher de leur famille maternelle en s’identifiant aux Indiens mais toujours avec un succès très inégal d’où l’instabilité sociale et affective qui leur était si souvent reprochée. Leur multiplication était perçue comme un danger, tant par les particuliers que par les autorités, d’où la volonté manifeste de les enfermer dans une réglementation qui les écartait des emplois publics, des études et de certains métiers de prestige. Leur penchant vers la révolte et la criminalité ne s’en trouvait que plus renforcé ; c’est pourquoi les autorités les désignent habituellement comme des délinquants potentiels.
Cependant, il ne faudrait pas croire à une imperméabilité totale de la législation de ségrégation. Les solidarités familiales, les amitiés, la bienveillance des prêtres et plus que tout autre chose la fortune permirent aux castas de forcer les interdits pour accéder à certains emplois ou professions et acheter en toute légalité des certificats de « blanchissements ». Cela faisait l’objet de licencias dans lesquelles on autorisait un individu à la peau manifestement sombre à se prétendre blanc (tenerse por blanco) moyennant le versement d’une certaine somme au trésor public. » (p.37)
« La version américaine de l’encomienda subit quelques modifications avant d’atteindre sa forme définitive. Dans sa définition la plus achevée, cette institution impliquait le droit régalien de percevoir un tribut sur les Indiens. Ce droit était délégué à un particulier méritant, pour le dédommager de sa participation à la conquête. Ce privilège était assorti de conditions, telles que l’obligation de se fixer dans la région où l’on recevait l’encomienda, d’y construire une maison, d’y fonder une famille, de répondre à toute réquisition royale pour défendre le pays avec armes et cheval et surtout de s’engager à évangéliser les Indiens qui lui étaient confiés. […]
La Couronne voyait plusieurs avantages à ce système. Outre la solution du problème de l’évangélisation, elle y trouvait un moyen commode de défendre ses colonies sans engager ses armées. Pour finir l’encomienda créait les conditions qui devaient aboutir à la sédentarisation de la population espagnole. Les conquistadors formaient une société mouvante et frondeuse qui pouvait mettre en péril la tranquillité du pays, voire contester l’autorité de la Couronne. En lui donnant les moyens de vivre confortablement, le roi se ménageait son soutien. […]
Le tribut comprenait toutes sortes de biens et de services : métaux précieux, produits agricoles, objets artisanaux et corvées. » (p.39)
« La recherche de métaux précieux doit figurer au premier rang des motivations qui poussèrent des centaines d’Espagnols aux quatre coins du Nouveau Monde. […]
Sans que la production d’or disparut complètement, c’est l’exploitation des mines d’argent qui constitua le nerf de l’économie coloniale.
Tout au long du XVIe siècle, on assiste à la mise en exploitation de mines d’argent plus riches les unes que les autres. Parmi tous les filons, celui de Zacatecas au Mexique et plus encore celui de Potosi dans l’actuelle Bolivie sont restés synonymes de richesse inépuisable. On estime à 10 000 tonnes la quantité d’argent extrait du seul site de Cerro Rico de Potosi entre 1550 et 1630. Pierre Chaunu a estimé la masse de métaux précieux envoyés en Espagne en un siècle et demi (de 1503 à 1660) à 300 tonnes d’or et plus de 25 000 tonnes d’argent.
L’activité minière cristallisa une population de plus en plus nombreuse autour des sites miniers. Des exploitants de mines (mineros), des fonctionnaires, des soldats, des artisans et des truands par centaines, des travailleurs indigènes (mitayos) déplacés dans les mines au titre du travail obligatoire (mita) et des esclaves par milliers permirent l’éclosion de dizaines de villes dont certaines atteignaient des dimensions considérables. Au tout début du XVII siècle Potosi avec ses 150 000 habitants comptait parmi les plus grosses agglomérations de la planète. » (p.40-41)
« Les concessions prenaient diverses formes. Le solar ou terrain à bâtir à l’intérieur des agglomérations ; la characa ou chacra aux alentours des villes et dont la destination était la culture vivrière ; l’hacienda ou estancia dont le nom tenait à l’utilisation, la culture de céréales pour la première et l’élevage pour la seconde.
En marge de la propriété individuelle, il y eut d’autres formes de tenure de la terre : la propriété municipale et la propriété collective indigène. La première prenait la forme d’ejidos et de dehesas qui comprenaient des pâturages et des terres utiles à l’ensemble de la communauté municipale. En général elles se trouvaient autour des agglomérations et il incombait aux conseils municipaux (cabildos) de les administrer et de les protéger de toute tentative d’usurpation.
La propriété indigène a survécu, du moins théoriquement, comme une préoccupation constante de la Couronne. Ces terres prenaient la forme de villages d’indiens ou de réductions dans lesquels on trouvait à la fois des parcelles de propriété privée et des terrains d’utilisation communautaire semblables à ceux que l’on rencontrait dans les municipalités espagnoles. Au Mexique, on rencontre deux types de villages indigènes : les antérieurs à la conquête, appelés calpullis, et ceux qui furent crées par la suite sous forme de nouvelles fondations. Ceux-ci furent dotés de parcelles destinées à la construction des maisons d’habitation et leurs dépendances, d’un terrain communautaire ou ejido situé à la périphérie, de proprios ou champs cultivés collectivement au bénéfice de la municipalité et de parcelles individuelles dont les familles recevaient non pas la pleine propriété mais l’usufruit tout en étant transmissibles par héritage. Les fondations espagnoles établies sur de nouveaux territoires bénéficient du même régime de terres que les nouveaux établissements indigènes.
Citons, pour clore le chapitre des terres indigènes, le cas très particulier des resguardos crées en Nouvelle Grenade et dans le royaume de Quito. Afin de préserver aux Indiens un espace agricole à l’abri de la cupidité insatiable des Espagnols, la Couronne créa ces sortes de réserves de terres inaliénables dont l’usufruit était réservé collectivement aux communautés indigènes. Les non-Indiens ne pouvaient en aucun cas les envahir pas plus que les Indiens ne pouvaient les vendre ou les louer. Cependant, les nouvelles réalités démographiques finirent par changer la situation en créant les conditions d’une formidable pression sur ces terres. En effet, créées à la fin du XVIe siècle les quelques centaines de resguardos permettaient la survie d’une population encore relativement nombreuse et sa contribuation fiscale au titre du tribut. Le temps passant, les Indiens de moins en moins nombreux disposaient de domaines confortables alors que les Blancs, les Métis et les Castas se voyaient écarter de la propriété territoriale. Devant ces nouvelles réalités sociales, l’administration coloniale essaya de modifier la situation. Les resguardos étaient périodiquement resguardos étaient périodiquement réajustés, c’est-à-dire diminués, et par la suite regroupés de façon à libérer des espaces destinés à être réattribuées par la suite sous différentes formes aux gens sans terres.
Que ce fût par composicion (légalisation moyennant finances de titres de propriété sur des terres usurpées) ou par vente de realengos et de resguardos rétrécis ou déclarés vides de leur population indigène, la Couronne trouva dans la redistribution de la propriété foncière un moyen d’augmenter substantiellement ses revenus au détriment des Indiens qui se voyaient regroupés sur des terres de plus en plus réduites et de qualité médiocre. En réalité, la plupart du temps les terrains mis à la vente, qui devaient permettre l’accès à la terre à une catégorie de petits paysans de plus en plus nombreuse, étaient achetés par des commerçants en mal de considération sociale capables de mobiliser rapidement des liquidités ou par des gros propriétaires qui accroissaient ainsi inconsidérément leur patrimoine. Ils contribuaient de la sorte à l’aggravation d’une situation caractérisée par une énorme concentration de la propriété foncière qui est restée l’une des tares de la société hispano-américaine.
Dès le départ, l’exploitation de ces domaines fut menée grâce à une main-d’œuvre inscrite dans des systèmes de travail forcé ou obligatoire : esclavage indigène ou noir, repartimiento d’indiens ou encomienda dite de service personnel. Par la suite, avec la diminution de la population indigène apparurent des systèmes qui combinaient le travail servile et le service de travailleurs engagés librement et dont la forme la plus caractéristique était le peonaje et le travail pour dettes. » (p.42-43)
« Le latifundio ou grand domaine explosa avec l’appropriation par les Espagnols des terres non cultivées et plus fréquemment par le dépouillement des communautés indigènes. En effet, dès la fin du XVIe siècle, la pression foncière était telle que les Espagnols n’hésitaient pas à usurper les terres des Indiens qui subsistaient encore et usaient de toutes sortes de moyens légaux et illégaux pour les chasser de leurs terrains séculaires. La méthode la plus courante fut le vol pur et simple alors qu’une démarche pseudo-légale de les dépouiller consistait à les concentrer dans de nouveaux villages afin de pouvoir vendre les terres libérées. Parfois, on exigeait des Indiens la présentation de titres de propriété qu’ils n’avaient pas avant de procéder à la confiscation de leurs terres.
Les propriétaires espagnols pouvaient légitimer leurs usurpations moyennant le versement au Trésor public d’une somme dite composicion qui n’était jamais très élevée. Pour être admise à composicion une propriété devait avoir été mise en exploitant durant au moins dix ans mais cette obligation était parfois de pure forme. » (p.43)
« Le mode de travail et l’exploitation des grands domaines étaient conditionnés par la quantité et la qualité de la main-d’œuvre indigène. Dans le processus de formation de la grande propriété foncière il faut établir une distinction entre les régions qui avaient développé une étroite relation terre/travail et avaient atteint une organisation communautaire complexe (Mexique, Guatemala, Équateur, Pérou, Bolivie) et celles qui étaient sous-peuplées et dont l’agriculture indigène restait relativement primitive (Argentine, Brésil, Chili, Uruguay).
La diminution progressive de la main-d’œuvre indigène et le déclin du système des encomiendas créa une nouvelle situation étroitement liée à la raréfaction de la main-d’œuvre. Les grands propriétaires furent contraints d’installer sur leurs terres de modestes paysans qui louaient leur lopin de terre. C’est le début du système du peonaje. L’indien ou l’esclave affranchi recevait contre le versement d’un loyer annuel l’autorisation de cultiver une parcelle. Très souvent le propriétaire avançait les semences, les outils et les animaux. Le loyer devait être payé sous forme de produits, d’argent ou plus fréquemment de corvées à effectuer dans le domaine du propriétaire. Moyennant ce mécanisme, l’hacendado disposait d’une main-d’œuvre installée sur ses propres terres qui pouvait difficilement se dérober à toute réquisition du maître. Juridiquement les peones étaient libres mais sur le plan économique ils se trouvaient en état de dépendance vis-à-vis du grand propriétaire. Bien souvent l’endettement de ces travailleurs se transmettait de génération en génération de sorte que le peonaje conduisait à une forme de servage qui rendait le travail pour dettes obligatoires. Ces peones reçurent différents noms selon les régions : arrendatarios puis inquilinos au Chili, terrazgueros au Mexique, yanaconas au Pérou et en Bolivie, huasipungueros en Équateur.
On saisit mieux l’importance de l’hacienda comme institution économique et sociale si l’on tient compte qu’elle hiérarchisa la société coloniale en creusant un énorme fossé entre propriétaires blancs et travailleurs indigènes. A la tête du grand domaine se trouvait, sans y résider parfois, l’hacendado, maître absolu que l’on désignait avec le terme de patron. Son bien-être matériel, son prestige social et son influence politique lui conféraient un pouvoir charismatique sur ses subordonnés qui voyaient en lui le symbole de l’autorité absolue. Lui désobéir entraînait des chatîments exemplaires. Avec les peones il savait se montrer tantôt tyrannique tantôt paternaliste alors que leurs filles faisaient partie couramment de ses nombreuses concubines ou maîtresses. L’hacendado résidait habituellement dans la ville espagnole et il visitait périodiquement son domaine dont l’exploitation était à la charge de l’un de ses proches en qualité de mayordomo. […]
L’importance économique de ces exploitations et le volume de la production dépendaient entre autres choses de leur situation géographique, de leur proximité des agglomérations urbaines et des centres miniers, de l’état des voies de communication et de la demande intérieure ou internationale. D’une façon générale, le grand domaine hispano-américain vivait en autarcie parfois éloigné des villes et trop souvent à l’écart des grands courants commerciaux. Aussi, la propriété foncière devint-elle un instrument de domination et non pas une source de production et de richesses au bénéfice de la société tout entière.
Parallèlement au développement du grand domaine civil, on vit apparaître à la fin du XVIe siècle des haciendas ecclésiastiques. En dépit de la nombreuse réglementation qui interdisait aux communautés religieuses l’achat de biens immobiliers, églises, couvents et monastères devinrent de grands propriétaires fonciers par le biais de legs et donations, d’héritages, par achat grâce à des prête-noms ou par la participation à des opérations financières comportant des garanties hypothécaires. […]
L’Église devint ainsi le plus gros propriétaire foncier du Nouveau Monde. […] Au Chili, les jésuites furent les plus gros propriétaires fonciers. Leurs haciendas devinrent de véritables modèles de rationalité économique […]
Au Mexique aussi l’Église possédait directement ou indirectement les meilleures terres qu’elle ne travaillait pas, se contentant d’encaisser rentes et loyers. […] A la fin du XVIIIe siècle, la majorité des propriétés rurales et urbaines du pays étaient hypothéquées au bénéfice de l’Église alors que dès le milieu du même siècle la moitié de la vice-royauté du Pérou appartenait également à l’institution ecclésiastique. » (p.44-45)
-Thomas Gomez & Itamar Olivares, La formation de l’Amérique Hispanique. XVe-XIXe siècle, Paris, Armand Colin, coll. U Histoire, 1993, 268 pages.
« La conquête du continent s’orchestra en trois étapes. La première prit fin en 1513, lorsque Vasco Nunez de Balboa traversa l’isthme de Panama et découvrit la mer du Sud (océan Pacifique). Cette trouvaille donna une autre dimension au monde américain en offrant de nouvelles perspectives de conquête, en particulier vers le monde andin. La deuxième commença en 1519, lorsque Cortès entra en contact avec les cultures méso-américaines et fit connaître au monde la splendeur de la civilisation aztèque ; la dernière en 1536, alors que, le Pérou ayant relancé fantasmes et mythe américains, les conquistadors se jettèrent à travers forêts et cordillères à la recherche d’une route terrestre vers l’Eldorado. » (p.17)
« Le terme ost, de forte coloration médiévale, est utilisé dans l’historiographie américaine pour désigner les groupes de conquistadors qui gravitaient autour d’un chef. Il ne s’agissait pas de corps militaires organiques et bien structurés comportant une hiérarchie rigide et obéissant à des règles précises. C’était un ensemble hétéroclite d’hommes de conditions et d’origine très diverses, mais proches par le caractère et le projet de vie. Quelques ost bien connues de nous permettent de dégager une typologie précise : l’individualisme était leur caractéristique première. Ambitieux, altiers, un peu matamore, ils se montraient plus enclins à la démesure qu’à la discipline. » (p.25)
« Il est une idée reçue fort répandue qui voudrait faire des conquistadors des massacreurs systématiques de la population indigène. A cet égard, certains parlent même de génocide. C’est là une contre-vérité car, en dehors des cas très précis de batailles ou guerres limitées dans le temps, jamais il n’y eut chez les Espagnols la volonté de détruire radicalement la population indienne. Rien ne permet de l’affirmer. Une assertation relève de l’ignorance ou de la malveillance. C’est là une attitude invraisemblable car ils avaient un besoin impérieux de cette population pour faire prospérer l’entreprise coloniale. Détruire les Indiens aurait signifié tuer la poule aux œufs d’or. Les Espagnols n’étaient pas aussi incohérents. Il y eut des massacres certes, à Cholula, à Cajamarca, pendant la crie de Tenochtiltan, durant le siège de Cuzco et ailleurs mais rien qui permette de parler de génocide. » (p.28-29)
« Il faut chercher les responsabilités dans les profonds bouleversements introduits par les Espagnols : conditions de vie dans les encomiendas et dans les mines, détournement de la force de travail d’un très grand nombre d’Indiens, perte de leurs terres les plus fertiles, bouleversements du système de production qui entraîna des changements déterminants dans la nourriture et les habitudes alimentaires et apparition de fléaux sociaux tels que l’alcoolisme. Tout cela se traduisit par une fragilisation de la santé des populations autochtones. Leur capacité à résister aux agressions microbiennes ne put qu’être considérablement amoindries.
D’autres facteurs sont venus se greffer sur la réalité incontournable de ce que l’on appelle désormais « le choc microbien ». En particulier, l’attitude négative des Indiens face à la vie. Les populations amérindiennes auraient succombé à une sorte de fatalisme qui leur enleva toute envie de survivre. Les Indiens semblaient atteints par ce que les Espagnols appellaient « la desgana vital », la perte, en quelque sorte, de leur instinct de conservation. Le refus de procréer, la multiplication des pratiques abortives, les infanticides, quand ce n’était les suicides individuels ou collectifs, furent relativement fréquents. Or, une population qui refuse de se reproduire est rapidement condamnée à disparaître. » (p.30)
« A la fin du XVIe siècle, pratiquement la moitié des navires qui abordaient le Nouveau-Monde étaient négriers. […] De 1540 à 1600, les colonies espagnoles absorbèrent 60% des esclaves débarqués en Amérique. » (p.32)
« L’énorme déficit de femmes européennes qui affecta la société coloniale rendit inévitables les contacts sexuels entre les conquistadors et les Indiennes en ensuite avec les esclaves de couleur. Assez rapidement, le concubinage devint une situation courante parmi les Espagnols sans épargner les fonctionnaires, voire les prêtres. […]
Dès 1501, la couronne autorisa puis encouragea les mariages mixtes. Nicolas de Ovando, gouverneur de Saint-Domingue, fut chargé de régulariser la situation des hommes acoquinés avec des Indiennes mais ses efforts restèrent vains car en épousant une femme indigène les Espagnols se déclassaient. Ils ne consentirent à le faire que dans les rares occassions où, s’agissant d’une femme appartenant à l’aristocratie indienne, ils pouvaient espérer quelque avantage à l’épouser. Ce fut par exemple le cas de Juan Cano qui épousa la fille ainée du dernier empereur aztèque.
En ce qui concerne les relations des hommes blancs avec les esclaves noires, elles étaient sans doute aussi fréquentes qu’avec les Indiennes mais les mariages n’étaient pas de mise. Bien au contraire, ils furent vivement déconseillés. Étant donné la très grande majorité d’hommes parmi les esclaves africains, dans une proportion de trois pour une femme, et bien qu’une loi de 1527 obligeât les esclaves à se marier entre eux, le nombre d’esclaves masculins qui eurent des relations avec les Indiennes fut relativement élevé mais presque toujours hors du cadre légal du mariage. » (p.35-36)
« Cela déboucha sur la formation d’une société de castas, terme qui en Amérique hispanique renvoyait à une classification des individus en fonction du mélange ethnique dont ils étaient issus et de la couleur de leur peau mais sans signification religieuse. La bureaucratie coloniale se dota d’un extraordinaire arsenal lexical pour essayer de classer les différents sous-groupes en fonction du croisement dont ils étaient le résultat. […]
Une immense majorité de ces métis, nous l’avons vu, naissait hors du cadre légal du mariage et bien que leur père les reconnût parfois, ils ne pouvaient se défaire du stigmate de l’illégitimité qui les rendait suspects et les chargeait de toutes les tares sociales. Perçus trop souvent comme les enfants du péché et du relâchement des mœurs dans une société qui restait éminemment catholique, ils étaient rejetés dans une marginalité dont ils avaient le plus grand mal à échapper. Dans ces conditions, ils essayèrent parfois de se rapprocher de leur famille maternelle en s’identifiant aux Indiens mais toujours avec un succès très inégal d’où l’instabilité sociale et affective qui leur était si souvent reprochée. Leur multiplication était perçue comme un danger, tant par les particuliers que par les autorités, d’où la volonté manifeste de les enfermer dans une réglementation qui les écartait des emplois publics, des études et de certains métiers de prestige. Leur penchant vers la révolte et la criminalité ne s’en trouvait que plus renforcé ; c’est pourquoi les autorités les désignent habituellement comme des délinquants potentiels.
Cependant, il ne faudrait pas croire à une imperméabilité totale de la législation de ségrégation. Les solidarités familiales, les amitiés, la bienveillance des prêtres et plus que tout autre chose la fortune permirent aux castas de forcer les interdits pour accéder à certains emplois ou professions et acheter en toute légalité des certificats de « blanchissements ». Cela faisait l’objet de licencias dans lesquelles on autorisait un individu à la peau manifestement sombre à se prétendre blanc (tenerse por blanco) moyennant le versement d’une certaine somme au trésor public. » (p.37)
« La version américaine de l’encomienda subit quelques modifications avant d’atteindre sa forme définitive. Dans sa définition la plus achevée, cette institution impliquait le droit régalien de percevoir un tribut sur les Indiens. Ce droit était délégué à un particulier méritant, pour le dédommager de sa participation à la conquête. Ce privilège était assorti de conditions, telles que l’obligation de se fixer dans la région où l’on recevait l’encomienda, d’y construire une maison, d’y fonder une famille, de répondre à toute réquisition royale pour défendre le pays avec armes et cheval et surtout de s’engager à évangéliser les Indiens qui lui étaient confiés. […]
La Couronne voyait plusieurs avantages à ce système. Outre la solution du problème de l’évangélisation, elle y trouvait un moyen commode de défendre ses colonies sans engager ses armées. Pour finir l’encomienda créait les conditions qui devaient aboutir à la sédentarisation de la population espagnole. Les conquistadors formaient une société mouvante et frondeuse qui pouvait mettre en péril la tranquillité du pays, voire contester l’autorité de la Couronne. En lui donnant les moyens de vivre confortablement, le roi se ménageait son soutien. […]
Le tribut comprenait toutes sortes de biens et de services : métaux précieux, produits agricoles, objets artisanaux et corvées. » (p.39)
« La recherche de métaux précieux doit figurer au premier rang des motivations qui poussèrent des centaines d’Espagnols aux quatre coins du Nouveau Monde. […]
Sans que la production d’or disparut complètement, c’est l’exploitation des mines d’argent qui constitua le nerf de l’économie coloniale.
Tout au long du XVIe siècle, on assiste à la mise en exploitation de mines d’argent plus riches les unes que les autres. Parmi tous les filons, celui de Zacatecas au Mexique et plus encore celui de Potosi dans l’actuelle Bolivie sont restés synonymes de richesse inépuisable. On estime à 10 000 tonnes la quantité d’argent extrait du seul site de Cerro Rico de Potosi entre 1550 et 1630. Pierre Chaunu a estimé la masse de métaux précieux envoyés en Espagne en un siècle et demi (de 1503 à 1660) à 300 tonnes d’or et plus de 25 000 tonnes d’argent.
L’activité minière cristallisa une population de plus en plus nombreuse autour des sites miniers. Des exploitants de mines (mineros), des fonctionnaires, des soldats, des artisans et des truands par centaines, des travailleurs indigènes (mitayos) déplacés dans les mines au titre du travail obligatoire (mita) et des esclaves par milliers permirent l’éclosion de dizaines de villes dont certaines atteignaient des dimensions considérables. Au tout début du XVII siècle Potosi avec ses 150 000 habitants comptait parmi les plus grosses agglomérations de la planète. » (p.40-41)
« Les concessions prenaient diverses formes. Le solar ou terrain à bâtir à l’intérieur des agglomérations ; la characa ou chacra aux alentours des villes et dont la destination était la culture vivrière ; l’hacienda ou estancia dont le nom tenait à l’utilisation, la culture de céréales pour la première et l’élevage pour la seconde.
En marge de la propriété individuelle, il y eut d’autres formes de tenure de la terre : la propriété municipale et la propriété collective indigène. La première prenait la forme d’ejidos et de dehesas qui comprenaient des pâturages et des terres utiles à l’ensemble de la communauté municipale. En général elles se trouvaient autour des agglomérations et il incombait aux conseils municipaux (cabildos) de les administrer et de les protéger de toute tentative d’usurpation.
La propriété indigène a survécu, du moins théoriquement, comme une préoccupation constante de la Couronne. Ces terres prenaient la forme de villages d’indiens ou de réductions dans lesquels on trouvait à la fois des parcelles de propriété privée et des terrains d’utilisation communautaire semblables à ceux que l’on rencontrait dans les municipalités espagnoles. Au Mexique, on rencontre deux types de villages indigènes : les antérieurs à la conquête, appelés calpullis, et ceux qui furent crées par la suite sous forme de nouvelles fondations. Ceux-ci furent dotés de parcelles destinées à la construction des maisons d’habitation et leurs dépendances, d’un terrain communautaire ou ejido situé à la périphérie, de proprios ou champs cultivés collectivement au bénéfice de la municipalité et de parcelles individuelles dont les familles recevaient non pas la pleine propriété mais l’usufruit tout en étant transmissibles par héritage. Les fondations espagnoles établies sur de nouveaux territoires bénéficient du même régime de terres que les nouveaux établissements indigènes.
Citons, pour clore le chapitre des terres indigènes, le cas très particulier des resguardos crées en Nouvelle Grenade et dans le royaume de Quito. Afin de préserver aux Indiens un espace agricole à l’abri de la cupidité insatiable des Espagnols, la Couronne créa ces sortes de réserves de terres inaliénables dont l’usufruit était réservé collectivement aux communautés indigènes. Les non-Indiens ne pouvaient en aucun cas les envahir pas plus que les Indiens ne pouvaient les vendre ou les louer. Cependant, les nouvelles réalités démographiques finirent par changer la situation en créant les conditions d’une formidable pression sur ces terres. En effet, créées à la fin du XVIe siècle les quelques centaines de resguardos permettaient la survie d’une population encore relativement nombreuse et sa contribuation fiscale au titre du tribut. Le temps passant, les Indiens de moins en moins nombreux disposaient de domaines confortables alors que les Blancs, les Métis et les Castas se voyaient écarter de la propriété territoriale. Devant ces nouvelles réalités sociales, l’administration coloniale essaya de modifier la situation. Les resguardos étaient périodiquement resguardos étaient périodiquement réajustés, c’est-à-dire diminués, et par la suite regroupés de façon à libérer des espaces destinés à être réattribuées par la suite sous différentes formes aux gens sans terres.
Que ce fût par composicion (légalisation moyennant finances de titres de propriété sur des terres usurpées) ou par vente de realengos et de resguardos rétrécis ou déclarés vides de leur population indigène, la Couronne trouva dans la redistribution de la propriété foncière un moyen d’augmenter substantiellement ses revenus au détriment des Indiens qui se voyaient regroupés sur des terres de plus en plus réduites et de qualité médiocre. En réalité, la plupart du temps les terrains mis à la vente, qui devaient permettre l’accès à la terre à une catégorie de petits paysans de plus en plus nombreuse, étaient achetés par des commerçants en mal de considération sociale capables de mobiliser rapidement des liquidités ou par des gros propriétaires qui accroissaient ainsi inconsidérément leur patrimoine. Ils contribuaient de la sorte à l’aggravation d’une situation caractérisée par une énorme concentration de la propriété foncière qui est restée l’une des tares de la société hispano-américaine.
Dès le départ, l’exploitation de ces domaines fut menée grâce à une main-d’œuvre inscrite dans des systèmes de travail forcé ou obligatoire : esclavage indigène ou noir, repartimiento d’indiens ou encomienda dite de service personnel. Par la suite, avec la diminution de la population indigène apparurent des systèmes qui combinaient le travail servile et le service de travailleurs engagés librement et dont la forme la plus caractéristique était le peonaje et le travail pour dettes. » (p.42-43)
« Le latifundio ou grand domaine explosa avec l’appropriation par les Espagnols des terres non cultivées et plus fréquemment par le dépouillement des communautés indigènes. En effet, dès la fin du XVIe siècle, la pression foncière était telle que les Espagnols n’hésitaient pas à usurper les terres des Indiens qui subsistaient encore et usaient de toutes sortes de moyens légaux et illégaux pour les chasser de leurs terrains séculaires. La méthode la plus courante fut le vol pur et simple alors qu’une démarche pseudo-légale de les dépouiller consistait à les concentrer dans de nouveaux villages afin de pouvoir vendre les terres libérées. Parfois, on exigeait des Indiens la présentation de titres de propriété qu’ils n’avaient pas avant de procéder à la confiscation de leurs terres.
Les propriétaires espagnols pouvaient légitimer leurs usurpations moyennant le versement au Trésor public d’une somme dite composicion qui n’était jamais très élevée. Pour être admise à composicion une propriété devait avoir été mise en exploitant durant au moins dix ans mais cette obligation était parfois de pure forme. » (p.43)
« Le mode de travail et l’exploitation des grands domaines étaient conditionnés par la quantité et la qualité de la main-d’œuvre indigène. Dans le processus de formation de la grande propriété foncière il faut établir une distinction entre les régions qui avaient développé une étroite relation terre/travail et avaient atteint une organisation communautaire complexe (Mexique, Guatemala, Équateur, Pérou, Bolivie) et celles qui étaient sous-peuplées et dont l’agriculture indigène restait relativement primitive (Argentine, Brésil, Chili, Uruguay).
La diminution progressive de la main-d’œuvre indigène et le déclin du système des encomiendas créa une nouvelle situation étroitement liée à la raréfaction de la main-d’œuvre. Les grands propriétaires furent contraints d’installer sur leurs terres de modestes paysans qui louaient leur lopin de terre. C’est le début du système du peonaje. L’indien ou l’esclave affranchi recevait contre le versement d’un loyer annuel l’autorisation de cultiver une parcelle. Très souvent le propriétaire avançait les semences, les outils et les animaux. Le loyer devait être payé sous forme de produits, d’argent ou plus fréquemment de corvées à effectuer dans le domaine du propriétaire. Moyennant ce mécanisme, l’hacendado disposait d’une main-d’œuvre installée sur ses propres terres qui pouvait difficilement se dérober à toute réquisition du maître. Juridiquement les peones étaient libres mais sur le plan économique ils se trouvaient en état de dépendance vis-à-vis du grand propriétaire. Bien souvent l’endettement de ces travailleurs se transmettait de génération en génération de sorte que le peonaje conduisait à une forme de servage qui rendait le travail pour dettes obligatoires. Ces peones reçurent différents noms selon les régions : arrendatarios puis inquilinos au Chili, terrazgueros au Mexique, yanaconas au Pérou et en Bolivie, huasipungueros en Équateur.
On saisit mieux l’importance de l’hacienda comme institution économique et sociale si l’on tient compte qu’elle hiérarchisa la société coloniale en creusant un énorme fossé entre propriétaires blancs et travailleurs indigènes. A la tête du grand domaine se trouvait, sans y résider parfois, l’hacendado, maître absolu que l’on désignait avec le terme de patron. Son bien-être matériel, son prestige social et son influence politique lui conféraient un pouvoir charismatique sur ses subordonnés qui voyaient en lui le symbole de l’autorité absolue. Lui désobéir entraînait des chatîments exemplaires. Avec les peones il savait se montrer tantôt tyrannique tantôt paternaliste alors que leurs filles faisaient partie couramment de ses nombreuses concubines ou maîtresses. L’hacendado résidait habituellement dans la ville espagnole et il visitait périodiquement son domaine dont l’exploitation était à la charge de l’un de ses proches en qualité de mayordomo. […]
L’importance économique de ces exploitations et le volume de la production dépendaient entre autres choses de leur situation géographique, de leur proximité des agglomérations urbaines et des centres miniers, de l’état des voies de communication et de la demande intérieure ou internationale. D’une façon générale, le grand domaine hispano-américain vivait en autarcie parfois éloigné des villes et trop souvent à l’écart des grands courants commerciaux. Aussi, la propriété foncière devint-elle un instrument de domination et non pas une source de production et de richesses au bénéfice de la société tout entière.
Parallèlement au développement du grand domaine civil, on vit apparaître à la fin du XVIe siècle des haciendas ecclésiastiques. En dépit de la nombreuse réglementation qui interdisait aux communautés religieuses l’achat de biens immobiliers, églises, couvents et monastères devinrent de grands propriétaires fonciers par le biais de legs et donations, d’héritages, par achat grâce à des prête-noms ou par la participation à des opérations financières comportant des garanties hypothécaires. […]
L’Église devint ainsi le plus gros propriétaire foncier du Nouveau Monde. […] Au Chili, les jésuites furent les plus gros propriétaires fonciers. Leurs haciendas devinrent de véritables modèles de rationalité économique […]
Au Mexique aussi l’Église possédait directement ou indirectement les meilleures terres qu’elle ne travaillait pas, se contentant d’encaisser rentes et loyers. […] A la fin du XVIIIe siècle, la majorité des propriétés rurales et urbaines du pays étaient hypothéquées au bénéfice de l’Église alors que dès le milieu du même siècle la moitié de la vice-royauté du Pérou appartenait également à l’institution ecclésiastique. » (p.44-45)
-Thomas Gomez & Itamar Olivares, La formation de l’Amérique Hispanique. XVe-XIXe siècle, Paris, Armand Colin, coll. U Histoire, 1993, 268 pages.