https://books.google.fr/books?id=f007DwAAQBAJ&pg=PT98&lpg=PT98&dq=nietzsche+et+sade&source=bl&ots=Qm39oFg7jv&sig=Us3bwnkT5xzrQ2LyFyRIN7249Ys&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjgk82nppnZAhXFbRQKHbQcCk84ChDoAQg0MAI#v=onepage&q=nietzsche%20et%20sade&f=false
"Un nom, une œuvre, une théorie sont dotés de valeur. Valeur qui est soumise à des variations de conjonctures, étant objet de contestation, de polémiques ou, au contraire, étant bénéficiaire de processus de célébration, de réhabilitation, de redécouverte. Ceux qui s'attachent à garantir cette valeur, que ce soit à titre de commentateur, de critique, d'éditeur ou d'enseignant, ont par là même un intérêt à ce qu'elle soit reconnue: leur sort en dépend, y compris parfois sur le plan strictement économique. Mais dans l'ordre de la valeur symbolique, comme Pierre Bourdieu l'a montré avec tant d'insistance, l' "intérêt" attaché à un tel type de "capital" n'est guère réductible à un calcul intéressé fondé sur une évaluation monétaire, puisqu'il suppose une forme d'adhésion, de croyance, collectivement entretenue et ratifiée, qu'y engagent ceux qui s'y engagent, et parfois totalement, au péril de leur réussite temporelle, de leur sérénité, et même de leur vie." (p.14)
"Alors que le spiritualisme éclectique, la métaphysique et la "rhétorique" tendent à être renvoyés dans le passé aux côtés de l' "obscurantisme" (clérical) et de la "Réaction", la référence à la science sert d'instrument symbolique de mobilisation en vue d'achever dans les esprits l'action réformatrice qui a été mise en œuvre dans les institutions républicaines. L'esprit de la "nouvelle Sorbonne", cet emblème de la ligne intellectuelle novatrice, s'est manifesté non seulement dans les disciplines nouvelles (sociologie, psychologie...), mais aussi au sein de disciplines humanistes comme la philosophie.
Au tournant du siècle, les philosophes universitaires admettent généralement le principe d'une spécialisation et se consacrent plus volontiers à des questions d'épistémologie qu'aux sujets de prédilection traditionnels, thèmes généraux de métaphysique ou d'érudition en histoire de la philosophie, comme en témoigne la place prise dans les débats théoriques par les sciences positives, avec des auteurs comme Léon Brunschvicg, Louis Couturat, Émile Durkheim, Henri Poincaré, que ce soit dans l'enseignement universitaire ou dans des lieux quasiment institutionnels comme la Revue de métaphysique et de morale et la Société française de philosophie. Dans l'état nouveau du champ philosophique, les positions dominantes correspondent à des doctrines mettant en avant la culture scientifique et la raison impersonnelle au détriment des constructions "verbales" et "métaphysiques" fondées sur le moi, l'esprit, l'âme. Et les problèmes dignes d'intéresser les philosophes sont ceux qui concernent les sciences, leurs classifications, la nature de leurs démarches, leurs limites, leurs degrés de validité. Kant a été incontestablement la figure emblématique en laquelle la plupart de ces auteurs avaient le sentiment de trouver mis en forme quelques-uns des points fondamentaux de la culture philosophique universitaire, une vision "républicaine", le rejet des controverses métaphysiques, la prise en considération de la science comme "fait", la mise en évidence des a priori fondateurs dans l'ordre de l'expérience et dans celui de la pratique... [...]
La doctrine de Bergson pourrait être caractérisée dans une certaine mesure par l'effort de maintenir l'héritage de la philosophie spiritualiste française en l'ajustant formellement aux exigences de la nouvelle conception de la philosophie ou, si l'on préfère, en se démarquant de l'irrationalisme mondain des idéologues de revues grâce à une connaissance précise de certaines questions techniques, notamment dans le domaine, peu familier aux amateurs, des sciences exactes." (p.28-29)
"Nietzsche permettait de justifier l'anti-intellectualisme d'intellectuel, sorte de prophétie domestique consistant à rechercher un salut extraordinaire grâce à un dépassement des limites ordinaires de l'entendement professoral: à l'écart du troupeau uniforme et routinier, il proposait une manière d'être intellectuel non asservie à l'intellect et faisant appel à la création, à l'innovation, etc." (p.32-33)
"En un siècle durablement marqué par la montée de la puissance politique, économique et intellectuelle de l'Allemagne [...] Grâce à [Nietzsche], il semble possible d'échapper à l'Allemagne sans passer de Charybde en Scylla, c'est-à-dire sans avoir à tomber du côté de l'Angleterre (ou de l'Amérique), pays désigné aussi bien par Nietzsche que par bon nombre d'idéologues conservateurs comme celui de la démocratie, des masses, du commerce, du sens commun, de la philosophie utilitariste et des doctrines évolutionnistes." (p.38)
"[Pour Léon Brunschvicg] la combinaison des aspects théoriques de Nietzsche (anti-intellectualisme) et des aspects éthiques et politiques ne peut donner qu'une image en tous points opposée à celle du philosophe au service de la raison et de la République, à savoir celle d'un philosophe amateur et réactionnaire." (p.39)
"Victor Basch (né en 1863) occupe également une position marginale. Juif né à l'étranger, agrégé de langues vivantes, il entre dans l'Université à titre de germaniste, à travers l'enseignement dit de littérature étrangère, avant d'être admis parmi les philosophes ; tout en publiant des ouvrages sur Kant, sur Schiller, et en écrivant des articles sur des sujets de critiques littéraire ou sur Stirner, qui faisait un peu figure de pis-aller de Nietzsche (et sans doute moins conservateur que Schopenhauer), il s'est consacré à un domaine relativement périphérique, l'esthétique. Dreyfusard convaincu et actif, il n'a pas hésité à s'engager publiquement, ce qui l'a conduit à militer dans le cadre de la Ligue des droits de l'homme qu'il a contribué à fonder, et plus tard au sein d'organisations de lutte contre le fascisme. Son intérêt pour Nietzsche au début du siècle était presque relégué par lui dans le jardin secret du professeur." (p.41-42)
"Nietzsche doit son premier succès en France [...] à tous ceux qui, de plus en plus nombreux, avaient au moins en commun une relation répulsive au savoir philosophique dominant et l'aspiration à philosopher sans garantie institutionnelle." (p.45)
"Dotés d'un capital scolaire plus important que celui des écrivains des générations antérieures, les plus jeunes collaborateurs des nouvelles revues occupaient une position intermédiaire et ambiguë entre plusieurs univers, celui des philosophes de profession, celui des artistes et celui des penseurs des questions politico-sociales du jour, comme le montre la dispersion ultérieure des carrières: Proust et Gide se porteront (non sans difficultés et retardements) vers la pure littérature, Léon Blum vers la politique et d'autres, comme Daniel Halévy, vers l'essai politico-littéraire. L'origine religieuse, juive ou protestante, de ces auteurs généralement issus de fractions cultivées de la bourgeoisie a pu aussi les prédisposer à la recherche de biens culturels défiant les classements et associant des propriétés contradictoires." (p.46)
"Tout se passe comme si l'une des oppositions majeures du champ intellectuel entre essayistes et universitaires se trouvait reflétée et condensée, au sein même de la famille Halévy, à travers l'opposition entre les frères Daniel et Élie. Celui-ci, l'aîné (né en 1870), normalien et agrégé de philosophie, apparaît comme particulièrement représentatif de la génération des jeunes philosophes des années 1890: il fonde en 1893 avec ses amis Léon Brunschvicg et Xavier Léon la Revue de métaphysique et de morale et, comme ceux-ci, il s'est lancé au début de sa carrière dans des recherches spécialisées. Marqué par le kantisme, il a soutenu vers vingt-cinq ans ses thèses sur Platon et Hume et rédigé des articles sur des sujets alors consacrés comme l'associationisme en psychologie. Et si, après ces débuts relativement orthodoxes, il tend à se distinguer des autres philosophes du même âge, c'est peut-être parce que, ayant été relégué vers l'érudition historique dans une conjoncture plutôt favorable à la "science", il n'a pu accéder à un poste correspondant à ses espérances: dans le cadre de l'École des sciences politiques, il entreprend une deuxième carrière d'historien des idées et se consacre à une tradition et à un pays philosophiquement dominés, le radicalisme de la lignée de Bentham et l'Angleterre." (p.50)
"L'auteur qui, plus que tout autre, s'est consacré à la lecture proprement philosophique de l’œuvre nietzschéenne est Jules de Gaultier, collaborateur du Mercure de France. Cet autodicate issu d'une famille aristocratique en déclin était détenteur d'une licence en droit, et, ne pouvant prétendre à une carrière universitaire, devait satisfaire ses aspirations intellectuelles tout en acceptant d'occuper, y compris en province, un poste dans l'administration des Finances qui lui procurait des ressources stables. Ayant acquis une renommée de critique en littérature et en philosophie à travers les diverses revues où il collaborait, notamment au Mercure de France, il disposait d'une certaine autorité savante en partie gagée sur un capital de relations diversifié (Léon Chestov, Rémy de Gourmont, Matisse, Frédéric Paulhan...) et attestée par des lieux de publication comme la Revue philosophique et la maison Alcan. Décrit comme discret et effacé, il n'en était pas moins acide et virulent dans ses jugements contre les diverses formes d'esprit moderne (les protestants, les Juifs, les Anglais, les Allemands...) et, quoique spontanément "néophobe", il a dû résister à ses pulsions anti-intellectuelles en les combinant avec leurs contraires, mêlant ainsi l'anarchisme et l'Action française, l'athéisme et la tradition catholique, etc." (p.52)
"Andler, minimisant les aspects les plus irrationnels de Nietzsche, n'hésite pas à en faire une figure centrale de ce qu'il appelle l' "intellectualisme"." (p.57)
"L'autonomisation du champ littéraire, marquée notamment par l'apparition d'instances officieuses de consécration comme la Nouvelle Revue française en 1909 et par une certaine systématisation du rôle de critique, a agi dans un sens opposé à l'image dominante du nietzschéisme: l' "intelligence", le "métier", la "discipline", le souci de la pure "forme" étaient ces vertus toutes françaises grâce auxquelles l’œuvre pouvait apparaître comme le résultat d'une visée créatrice contrôlée, "lucide". Quelle qu'ait pu être la fascination produite, les choix esthétiques et intellectuels de Nietzsche l'ont situé aux antipodes de l'option intellectualiste en matière littéraire dont la formule se met en place au début du siècle. [...]
Ainsi, Nietzsche tendait à se voir exposé à un double déni de légitimité, l'un en provenance du champ philosophique et l'autre du champ littéraire."(p.58-59)
"Au nom de la lutte menée par l'esprit "classique" contre l'esprit "romantique", des écrivains et des essayistes de droite, en particulier liés à l'Action française, ont maintenu un soupçon tenace contre lui. Par exemple, Ernest Seillère, membre de l'Institut, auteur d'essais politico-littéraires exprimant une orthodoxie anti-"romantique", n'hésite pas à ranger Nietzsche du même côté que Rousseau, c'est-à-dire à la fois du côté du sentiment, de l'effusion, de la confusion et de la démocratie." (p.60)
"Nietzsche a existé dans différentes versions, anarchiste, réactionnaire, autoritaire, épicurien, esthète, sceptique, tragique, visionnaire, agnostique, métaphysicien, etc. Et, puisqu'un peu tout le monde pouvait en parler, il a fini par être présent partout dans l'air du temps, ce qui a favorisé des formes ouvertement mondaines de nietzschéisme." (p.78)
"A la fin des cette période [milieu années 20], des changements apparaissent qui témoignent du vieillissement des auteurs ayant contribué à imposer la définition légitime des problèmes philosophiques au tournant du siècle, ainsi que de la routinisation institutionnelle de leurs productions, illustrée par le déclin de l'école durkheimienne." (p.79)
"A la suite de Groethuysen, les publications, les traductions et les cours se sont multipliés au sujet de philosophes allemands. Il suffit d'évoquer les cours libres de Georges Gurvitch à la Sorbonne en 1928-1930 qui forment la matière du livre Les Tendances actuelles de la philosophie allemande (1930), les textes de vulgarisation d'Emmanuel Lévinas sur Husserl (La Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, 1930) et sur Heidegger (dans la Revue philosophique, 1932), l'essai de Jean Wahl Vers le concret (1932), la thèse d'Aron sur l'Introduction à la philosophie de l'histoire (1937), et les célèbres conférences d'Alexandre Kojève sur Hegel à l'EPHE en 1933-1939.
Dès lors qu'était rejeté le programme d'une "théorie de la connaissance", y compris sur le terrain de la phénoménologie, le label de la "philosophie allemande" a pu remplir, entre autres fonctions, celle de rendre possible ce qui était impensable dans un état antérieur du champ: un anti-intellectualisme philosophiquement respectable, c'est-à-dire doté aux yeux des spécialistes des garanties de sérieux et de profondeur. Une seule doctrine d'origine française, le bergsonisme, aurait parfaitement pu être candidate à cette fonction, car on pouvait y reconnaître, en plus de l'antikantisme proclamé, les deux traits principaux communément associés à la tradition philosophique rivale d'outre-Rhin, d'une part la valorisation de l' "expérience" (le "vécu", le "subjectif", la "valeur", la "vie", l' "existence"...) contre les représentations objectivantes et réductrices produites par la science et par l'intelligence [...] Mais, du fait de son image trop "française" associé à l'esthablishment universitaire de la IIIe République, le bergsonisme était dévalué, sinon disqualifié, et voué au refoulement collectif. Nietzsche apparaissait bien placé pour en être l'équivalent pathétique (tragique), anti-académique et, par-là, méconnaissable. En outre, sa supériorité ne pouvait que se trouver confirmée par l'humeur du temps, marquée par le pessimisme et l'inquiétude, car le pathos héroïque paraissait plus en accord avec les exigences intellectuelles d'une époque sombre que ne l'étaient les leçons de sagesse prudemment optimistes proposées par le dernier grand livre de Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932)." (p.85-86)
"Si Nietzsche commençait à appartenir de plein titre à l'espace prestigieux des philosophes allemands importés en France, il n'y occupait qu'une position finalement dominée qui reflétait la position elle-même dominée de ses interprètes dans la hiérarchie des prétendants des années trente. Alors que les plus légitimes d'entre eux, incarnés par Sartre, étaient attirés plutôt par Hegel, par la phénoménologie, voire par Kierkegaard, et n'avaient pas besoin de se définir par rapport à Nietzsche, sinon de façon secondaire, ce sont plutôt des individus voués à une condition équivoque de littérateur à orientation philosophique qui pouvaient trouver dans Nietzsche l'instrument de leur promotion à la qualité de philosophe. Nietzsche continue à être quasiment inexistant dans les revues universitaires comme la Revue de métaphysique et de morale, et, même dans une revue aussi ouverte que Recherches philosophiques, dirigée par Alexandre Koyré, la place qui lui est faite, notamment grâce à Jean Wahl, est très modeste comparativement à celle d'autres auteurs, y compris Kierkegaard. Il n'est pas vraiment un emblème de la jeunesse intellectuelle. Et, à l'exception de Thierry Maulnier qui publie à l'âge de vingt-quatre ans un essai sur Nietzsche, la plupart des interprètes français de Nietzsche de cette période ont déjà derrière eux des expériences d'intellectuel marginal, proche du surréalisme, comme Bataille et Lefebvre qui publieront leur livre respectivement à l'âge de quarante-huit et trente-huit ans." (p.94-95)
"Jean Wahl, né en 1888, professeur d'université en 1937, nommé à la Sorbonne en 1945, a été l'un de ceux qui ont contribué à introduire la "philosophie nouvelle" dans l'Université. Ancien élève de l'ENS, agrégé de philosophie, auteur de travaux sur des auteurs classiques tels que Platon et Descartes, il possédait la plupart des attributs du philosophe universitaire. Après sa thèse, il s'est porté vers un terrain plus original, celui de la philosophie allemande contemporaine. Tout en collaborant à des revues savantes traditionnelles ou novatrices (Recherches philosophiques), il entretenait des liens avec des représentants de l'avant-garde littéraire comme Georges Bataille ou Roger Caillois, dans le cadre de revues et du Collège de sociologie, et il se consacrait lui-même à l'écriture littéraire et poétique. Son intérêt pour Nietzsche était lié à son statut de spécialiste de la philosophie allemande contemporaine, ainsi qu'à sa position d'intermédiaire entre des philosophes universitaires et des littérateurs et essayistes souvent attachés à la célébration de Nietzsche. Toutefois, ce n'est pas à Nietzsche mais à Hegel (1930) puis à Kierkegaard (1938) qu'il a consacré un livre. Son engagement dans les études nietzschéennes a été relativement mesuré puisqu'il s'est contenté de proposer des textes d'introduction à la lecture de Nietzsche par Karl Jaspers, étape majeure, il est vrai, de la légitimation philosophique et de Nietzsche et de la lecture existentialiste." (p.97-98)
-Louis Pinto, Les Neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche en France, Paris, Éditions du Seuil, 1995, 207 pages.
"Un nom, une œuvre, une théorie sont dotés de valeur. Valeur qui est soumise à des variations de conjonctures, étant objet de contestation, de polémiques ou, au contraire, étant bénéficiaire de processus de célébration, de réhabilitation, de redécouverte. Ceux qui s'attachent à garantir cette valeur, que ce soit à titre de commentateur, de critique, d'éditeur ou d'enseignant, ont par là même un intérêt à ce qu'elle soit reconnue: leur sort en dépend, y compris parfois sur le plan strictement économique. Mais dans l'ordre de la valeur symbolique, comme Pierre Bourdieu l'a montré avec tant d'insistance, l' "intérêt" attaché à un tel type de "capital" n'est guère réductible à un calcul intéressé fondé sur une évaluation monétaire, puisqu'il suppose une forme d'adhésion, de croyance, collectivement entretenue et ratifiée, qu'y engagent ceux qui s'y engagent, et parfois totalement, au péril de leur réussite temporelle, de leur sérénité, et même de leur vie." (p.14)
"Alors que le spiritualisme éclectique, la métaphysique et la "rhétorique" tendent à être renvoyés dans le passé aux côtés de l' "obscurantisme" (clérical) et de la "Réaction", la référence à la science sert d'instrument symbolique de mobilisation en vue d'achever dans les esprits l'action réformatrice qui a été mise en œuvre dans les institutions républicaines. L'esprit de la "nouvelle Sorbonne", cet emblème de la ligne intellectuelle novatrice, s'est manifesté non seulement dans les disciplines nouvelles (sociologie, psychologie...), mais aussi au sein de disciplines humanistes comme la philosophie.
Au tournant du siècle, les philosophes universitaires admettent généralement le principe d'une spécialisation et se consacrent plus volontiers à des questions d'épistémologie qu'aux sujets de prédilection traditionnels, thèmes généraux de métaphysique ou d'érudition en histoire de la philosophie, comme en témoigne la place prise dans les débats théoriques par les sciences positives, avec des auteurs comme Léon Brunschvicg, Louis Couturat, Émile Durkheim, Henri Poincaré, que ce soit dans l'enseignement universitaire ou dans des lieux quasiment institutionnels comme la Revue de métaphysique et de morale et la Société française de philosophie. Dans l'état nouveau du champ philosophique, les positions dominantes correspondent à des doctrines mettant en avant la culture scientifique et la raison impersonnelle au détriment des constructions "verbales" et "métaphysiques" fondées sur le moi, l'esprit, l'âme. Et les problèmes dignes d'intéresser les philosophes sont ceux qui concernent les sciences, leurs classifications, la nature de leurs démarches, leurs limites, leurs degrés de validité. Kant a été incontestablement la figure emblématique en laquelle la plupart de ces auteurs avaient le sentiment de trouver mis en forme quelques-uns des points fondamentaux de la culture philosophique universitaire, une vision "républicaine", le rejet des controverses métaphysiques, la prise en considération de la science comme "fait", la mise en évidence des a priori fondateurs dans l'ordre de l'expérience et dans celui de la pratique... [...]
La doctrine de Bergson pourrait être caractérisée dans une certaine mesure par l'effort de maintenir l'héritage de la philosophie spiritualiste française en l'ajustant formellement aux exigences de la nouvelle conception de la philosophie ou, si l'on préfère, en se démarquant de l'irrationalisme mondain des idéologues de revues grâce à une connaissance précise de certaines questions techniques, notamment dans le domaine, peu familier aux amateurs, des sciences exactes." (p.28-29)
"Nietzsche permettait de justifier l'anti-intellectualisme d'intellectuel, sorte de prophétie domestique consistant à rechercher un salut extraordinaire grâce à un dépassement des limites ordinaires de l'entendement professoral: à l'écart du troupeau uniforme et routinier, il proposait une manière d'être intellectuel non asservie à l'intellect et faisant appel à la création, à l'innovation, etc." (p.32-33)
"En un siècle durablement marqué par la montée de la puissance politique, économique et intellectuelle de l'Allemagne [...] Grâce à [Nietzsche], il semble possible d'échapper à l'Allemagne sans passer de Charybde en Scylla, c'est-à-dire sans avoir à tomber du côté de l'Angleterre (ou de l'Amérique), pays désigné aussi bien par Nietzsche que par bon nombre d'idéologues conservateurs comme celui de la démocratie, des masses, du commerce, du sens commun, de la philosophie utilitariste et des doctrines évolutionnistes." (p.38)
"[Pour Léon Brunschvicg] la combinaison des aspects théoriques de Nietzsche (anti-intellectualisme) et des aspects éthiques et politiques ne peut donner qu'une image en tous points opposée à celle du philosophe au service de la raison et de la République, à savoir celle d'un philosophe amateur et réactionnaire." (p.39)
"Victor Basch (né en 1863) occupe également une position marginale. Juif né à l'étranger, agrégé de langues vivantes, il entre dans l'Université à titre de germaniste, à travers l'enseignement dit de littérature étrangère, avant d'être admis parmi les philosophes ; tout en publiant des ouvrages sur Kant, sur Schiller, et en écrivant des articles sur des sujets de critiques littéraire ou sur Stirner, qui faisait un peu figure de pis-aller de Nietzsche (et sans doute moins conservateur que Schopenhauer), il s'est consacré à un domaine relativement périphérique, l'esthétique. Dreyfusard convaincu et actif, il n'a pas hésité à s'engager publiquement, ce qui l'a conduit à militer dans le cadre de la Ligue des droits de l'homme qu'il a contribué à fonder, et plus tard au sein d'organisations de lutte contre le fascisme. Son intérêt pour Nietzsche au début du siècle était presque relégué par lui dans le jardin secret du professeur." (p.41-42)
"Nietzsche doit son premier succès en France [...] à tous ceux qui, de plus en plus nombreux, avaient au moins en commun une relation répulsive au savoir philosophique dominant et l'aspiration à philosopher sans garantie institutionnelle." (p.45)
"Dotés d'un capital scolaire plus important que celui des écrivains des générations antérieures, les plus jeunes collaborateurs des nouvelles revues occupaient une position intermédiaire et ambiguë entre plusieurs univers, celui des philosophes de profession, celui des artistes et celui des penseurs des questions politico-sociales du jour, comme le montre la dispersion ultérieure des carrières: Proust et Gide se porteront (non sans difficultés et retardements) vers la pure littérature, Léon Blum vers la politique et d'autres, comme Daniel Halévy, vers l'essai politico-littéraire. L'origine religieuse, juive ou protestante, de ces auteurs généralement issus de fractions cultivées de la bourgeoisie a pu aussi les prédisposer à la recherche de biens culturels défiant les classements et associant des propriétés contradictoires." (p.46)
"Tout se passe comme si l'une des oppositions majeures du champ intellectuel entre essayistes et universitaires se trouvait reflétée et condensée, au sein même de la famille Halévy, à travers l'opposition entre les frères Daniel et Élie. Celui-ci, l'aîné (né en 1870), normalien et agrégé de philosophie, apparaît comme particulièrement représentatif de la génération des jeunes philosophes des années 1890: il fonde en 1893 avec ses amis Léon Brunschvicg et Xavier Léon la Revue de métaphysique et de morale et, comme ceux-ci, il s'est lancé au début de sa carrière dans des recherches spécialisées. Marqué par le kantisme, il a soutenu vers vingt-cinq ans ses thèses sur Platon et Hume et rédigé des articles sur des sujets alors consacrés comme l'associationisme en psychologie. Et si, après ces débuts relativement orthodoxes, il tend à se distinguer des autres philosophes du même âge, c'est peut-être parce que, ayant été relégué vers l'érudition historique dans une conjoncture plutôt favorable à la "science", il n'a pu accéder à un poste correspondant à ses espérances: dans le cadre de l'École des sciences politiques, il entreprend une deuxième carrière d'historien des idées et se consacre à une tradition et à un pays philosophiquement dominés, le radicalisme de la lignée de Bentham et l'Angleterre." (p.50)
"L'auteur qui, plus que tout autre, s'est consacré à la lecture proprement philosophique de l’œuvre nietzschéenne est Jules de Gaultier, collaborateur du Mercure de France. Cet autodicate issu d'une famille aristocratique en déclin était détenteur d'une licence en droit, et, ne pouvant prétendre à une carrière universitaire, devait satisfaire ses aspirations intellectuelles tout en acceptant d'occuper, y compris en province, un poste dans l'administration des Finances qui lui procurait des ressources stables. Ayant acquis une renommée de critique en littérature et en philosophie à travers les diverses revues où il collaborait, notamment au Mercure de France, il disposait d'une certaine autorité savante en partie gagée sur un capital de relations diversifié (Léon Chestov, Rémy de Gourmont, Matisse, Frédéric Paulhan...) et attestée par des lieux de publication comme la Revue philosophique et la maison Alcan. Décrit comme discret et effacé, il n'en était pas moins acide et virulent dans ses jugements contre les diverses formes d'esprit moderne (les protestants, les Juifs, les Anglais, les Allemands...) et, quoique spontanément "néophobe", il a dû résister à ses pulsions anti-intellectuelles en les combinant avec leurs contraires, mêlant ainsi l'anarchisme et l'Action française, l'athéisme et la tradition catholique, etc." (p.52)
"Andler, minimisant les aspects les plus irrationnels de Nietzsche, n'hésite pas à en faire une figure centrale de ce qu'il appelle l' "intellectualisme"." (p.57)
"L'autonomisation du champ littéraire, marquée notamment par l'apparition d'instances officieuses de consécration comme la Nouvelle Revue française en 1909 et par une certaine systématisation du rôle de critique, a agi dans un sens opposé à l'image dominante du nietzschéisme: l' "intelligence", le "métier", la "discipline", le souci de la pure "forme" étaient ces vertus toutes françaises grâce auxquelles l’œuvre pouvait apparaître comme le résultat d'une visée créatrice contrôlée, "lucide". Quelle qu'ait pu être la fascination produite, les choix esthétiques et intellectuels de Nietzsche l'ont situé aux antipodes de l'option intellectualiste en matière littéraire dont la formule se met en place au début du siècle. [...]
Ainsi, Nietzsche tendait à se voir exposé à un double déni de légitimité, l'un en provenance du champ philosophique et l'autre du champ littéraire."(p.58-59)
"Au nom de la lutte menée par l'esprit "classique" contre l'esprit "romantique", des écrivains et des essayistes de droite, en particulier liés à l'Action française, ont maintenu un soupçon tenace contre lui. Par exemple, Ernest Seillère, membre de l'Institut, auteur d'essais politico-littéraires exprimant une orthodoxie anti-"romantique", n'hésite pas à ranger Nietzsche du même côté que Rousseau, c'est-à-dire à la fois du côté du sentiment, de l'effusion, de la confusion et de la démocratie." (p.60)
"Nietzsche a existé dans différentes versions, anarchiste, réactionnaire, autoritaire, épicurien, esthète, sceptique, tragique, visionnaire, agnostique, métaphysicien, etc. Et, puisqu'un peu tout le monde pouvait en parler, il a fini par être présent partout dans l'air du temps, ce qui a favorisé des formes ouvertement mondaines de nietzschéisme." (p.78)
"A la fin des cette période [milieu années 20], des changements apparaissent qui témoignent du vieillissement des auteurs ayant contribué à imposer la définition légitime des problèmes philosophiques au tournant du siècle, ainsi que de la routinisation institutionnelle de leurs productions, illustrée par le déclin de l'école durkheimienne." (p.79)
"A la suite de Groethuysen, les publications, les traductions et les cours se sont multipliés au sujet de philosophes allemands. Il suffit d'évoquer les cours libres de Georges Gurvitch à la Sorbonne en 1928-1930 qui forment la matière du livre Les Tendances actuelles de la philosophie allemande (1930), les textes de vulgarisation d'Emmanuel Lévinas sur Husserl (La Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, 1930) et sur Heidegger (dans la Revue philosophique, 1932), l'essai de Jean Wahl Vers le concret (1932), la thèse d'Aron sur l'Introduction à la philosophie de l'histoire (1937), et les célèbres conférences d'Alexandre Kojève sur Hegel à l'EPHE en 1933-1939.
Dès lors qu'était rejeté le programme d'une "théorie de la connaissance", y compris sur le terrain de la phénoménologie, le label de la "philosophie allemande" a pu remplir, entre autres fonctions, celle de rendre possible ce qui était impensable dans un état antérieur du champ: un anti-intellectualisme philosophiquement respectable, c'est-à-dire doté aux yeux des spécialistes des garanties de sérieux et de profondeur. Une seule doctrine d'origine française, le bergsonisme, aurait parfaitement pu être candidate à cette fonction, car on pouvait y reconnaître, en plus de l'antikantisme proclamé, les deux traits principaux communément associés à la tradition philosophique rivale d'outre-Rhin, d'une part la valorisation de l' "expérience" (le "vécu", le "subjectif", la "valeur", la "vie", l' "existence"...) contre les représentations objectivantes et réductrices produites par la science et par l'intelligence [...] Mais, du fait de son image trop "française" associé à l'esthablishment universitaire de la IIIe République, le bergsonisme était dévalué, sinon disqualifié, et voué au refoulement collectif. Nietzsche apparaissait bien placé pour en être l'équivalent pathétique (tragique), anti-académique et, par-là, méconnaissable. En outre, sa supériorité ne pouvait que se trouver confirmée par l'humeur du temps, marquée par le pessimisme et l'inquiétude, car le pathos héroïque paraissait plus en accord avec les exigences intellectuelles d'une époque sombre que ne l'étaient les leçons de sagesse prudemment optimistes proposées par le dernier grand livre de Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932)." (p.85-86)
"Si Nietzsche commençait à appartenir de plein titre à l'espace prestigieux des philosophes allemands importés en France, il n'y occupait qu'une position finalement dominée qui reflétait la position elle-même dominée de ses interprètes dans la hiérarchie des prétendants des années trente. Alors que les plus légitimes d'entre eux, incarnés par Sartre, étaient attirés plutôt par Hegel, par la phénoménologie, voire par Kierkegaard, et n'avaient pas besoin de se définir par rapport à Nietzsche, sinon de façon secondaire, ce sont plutôt des individus voués à une condition équivoque de littérateur à orientation philosophique qui pouvaient trouver dans Nietzsche l'instrument de leur promotion à la qualité de philosophe. Nietzsche continue à être quasiment inexistant dans les revues universitaires comme la Revue de métaphysique et de morale, et, même dans une revue aussi ouverte que Recherches philosophiques, dirigée par Alexandre Koyré, la place qui lui est faite, notamment grâce à Jean Wahl, est très modeste comparativement à celle d'autres auteurs, y compris Kierkegaard. Il n'est pas vraiment un emblème de la jeunesse intellectuelle. Et, à l'exception de Thierry Maulnier qui publie à l'âge de vingt-quatre ans un essai sur Nietzsche, la plupart des interprètes français de Nietzsche de cette période ont déjà derrière eux des expériences d'intellectuel marginal, proche du surréalisme, comme Bataille et Lefebvre qui publieront leur livre respectivement à l'âge de quarante-huit et trente-huit ans." (p.94-95)
"Jean Wahl, né en 1888, professeur d'université en 1937, nommé à la Sorbonne en 1945, a été l'un de ceux qui ont contribué à introduire la "philosophie nouvelle" dans l'Université. Ancien élève de l'ENS, agrégé de philosophie, auteur de travaux sur des auteurs classiques tels que Platon et Descartes, il possédait la plupart des attributs du philosophe universitaire. Après sa thèse, il s'est porté vers un terrain plus original, celui de la philosophie allemande contemporaine. Tout en collaborant à des revues savantes traditionnelles ou novatrices (Recherches philosophiques), il entretenait des liens avec des représentants de l'avant-garde littéraire comme Georges Bataille ou Roger Caillois, dans le cadre de revues et du Collège de sociologie, et il se consacrait lui-même à l'écriture littéraire et poétique. Son intérêt pour Nietzsche était lié à son statut de spécialiste de la philosophie allemande contemporaine, ainsi qu'à sa position d'intermédiaire entre des philosophes universitaires et des littérateurs et essayistes souvent attachés à la célébration de Nietzsche. Toutefois, ce n'est pas à Nietzsche mais à Hegel (1930) puis à Kierkegaard (1938) qu'il a consacré un livre. Son engagement dans les études nietzschéennes a été relativement mesuré puisqu'il s'est contenté de proposer des textes d'introduction à la lecture de Nietzsche par Karl Jaspers, étape majeure, il est vrai, de la légitimation philosophique et de Nietzsche et de la lecture existentialiste." (p.97-98)
-Louis Pinto, Les Neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche en France, Paris, Éditions du Seuil, 1995, 207 pages.