http://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Tacite
https://fr.wikipedia.org/wiki/De_vita_Agricolae
https://fr.wikisource.org/wiki/Vie_d%E2%80%99Agricola_(Panckoucke)#3
"Plusieurs pensèrent qu'écrire soi-même sa propre vie, était de la confiance en la pureté de ses mœurs plutôt que de la présomption."
"J'ai besoin d'une indulgence que je n'eusse pas demandée, si je n'avais à parcourir des temps si cruels et si funestes aux vertus."
"Nous apprenons qu'alors Arulenus Rusticus, pour avoir fait l'éloge de Pétus Thraseas, Herennius Sénécion, celui de Priscus Helvidius, furent mis à mort, et que l'on sévit non seulement contre les auteurs, mais même contre leurs écrits, l'ordre ayant été donné aux triumvirs de brûler dans les comices, au forum, ces monuments des plus illustres génies. Sans doute, on pensait étouffer à jamais en ces flammes, et la voix du peuple romain, et la liberté du sénat, et la conscience du genre humain. Déjà étaient expulsés ceux qui enseignaient la sagesse, relégué en exil tout art libéral, de peur que désormais rien d'honorable pût se présenter."
"Maintenant enfin nous commençons à respirer : et quoique dès l'aurore du siècle le plus fortuné Nerva César ait associé des choses jadis incompatibles, l'autorité d'un seul et la liberté ; quoique chaque jour Trajan, son fils adoptif, rende le gouvernement plus facile, et que la sécurité publique ne soit plus un espoir, un vœu, mais la certitude et l'accomplissement de ce vœu même ; cependant, par la nature de la faiblesse humaine, les
remèdes sont moins prompts que les maux, et de même que les corps s'accroissent lentement, s'éteignent en un instant, ainsi il est plus facile d'étouffer le génie et l'émulation que de les ranimer."
-Tacite, Vie d'Agricola, 98 ap. J.C.
"Cornélius Tacitus est un véritable provincial, né et éduqué dans une des régions les plus riches de son époque, la Gaule Narbonnaise. Au début de notre ère, la vitalité de la Narbonnaise se manifeste aussi bien en politique (beaucoup de dirigeants à Rome en sont originaires) que dans les lettres [...] Il a été un avocat brillant, un magistrat et un haut fonctionnaire menant une carrière conforme à celle des hommes au pouvoir à la fin du Ier siècle de notre ère, un historien venu tardivement à la création littéraire.
Tacite est très probablement originaire de Vaison-la-Romaine. La capitale des Voconces (peuple celtique) jouit dans la Narbonnaise du statut privilégié de « cité fédérée » qui bénéficie d’une certaine autonomie. Les vestiges archéologiques actuels témoignent encore de la richesse de ses citoyens – et plus particulièrement les milieux aisés auxquels appartient Tacite –, partisans de l’ordre établi qui garantit leur sécurité et leur prospérité. Vespasien puis ses fils Titus et Domitien s’appuient sur ces provinciaux qui permettent de réorganiser la société romaine mise à mal par les abus des Julio-Claudiens. Vespasien, Italien d’origine, n’a pas les préjugés de caste de l’ancienne aristocratie, il trouve en Italie et dans les provinces un vivier dynamique de forces originales.
Ces « hommes nouveaux » apportent avec eux les mœurs de leur pays d’origine : une bonne réputation, une simplicité rigoureuse qui tranche avec le train de vie fastueux des anciennes élites romaines."
"Tacite fait partie d’une famille de notables de Vaison appartenant à l’ordre équestre. Pline l’Ancien cite un Cornélius Tacitus fonctionnaire impérial en Belgique. Peut-être est-ce l’oncle (plutôt que le père) de notre historien. Tacite est né entre 54 et 56, sous le règne de Néron. Il est adolescent au moment de la grave crise de 68-69 au cours de laquelle quatre empereurs se succèdent au milieu des horreurs d’une guerre civile épouvantable. Le garçon a dû assister chez lui à des discussions passionnées sur ces événements dramatiques qui ont secoué l’empire. Les troubles civils ont eu en Narbonnaise des répercussions dramatiques chez les proches de Tacite : la mère d’Agricola (son beau-père) a été assassinée par des soldats pillards d’Othon et son domaine de Vintimille saccagé. Ces images fortes ont frappé l’imagination de l’adolescent, ce qui explique l’importance qu’il accordera à cette période dans Les Histoires.
Tacite a reçu une éducation fort soignée et suivi les étapes de l’enseignement secondaire dans sa ville natale. Il a appris le parfait maniement de la langue latine et acquis une connaissance approfondie des grands écrivains romains. Comme beaucoup de jeunes gens issus des milieux favorisés de sa province, il est envoyé à Rome poursuivre des études supérieures ; il a une vingtaine d’années lorsqu’il quitte Vaison. Les premiers contacts avec la capitale sont déconcertants pour le jeune homme, il est mal à l’aise dans la société romaine des dernières années du règne de Vespasien : l’exhibition de la richesse, la course aux raffinements de toutes sortes n’ont rien de commun avec l’austérité provinciale et les principes de retenue morale professés par sa famille.
À Rome, Tacite s’initie à l’art oratoire. Il suit les cours de deux professeurs gaulois, Marcus Aper et Julius Secundus, considérés comme les plus grands orateurs de leur époque (Tacite en fera les protagonistes du Dialogue des orateurs). En suivant leur enseignement, le jeune homme apprend à manipuler les concepts de la rhétorique latine, il doit s’entraîner à des exercices d’école et composer des discours fictifs permettant soit de persuader un auditoire (suasoriae), soit d’attaquer les positions d’un adversaire (controverses). Tacite critiquera dans le Dialogue des orateurs cette formation, à la fois rigoureuse et très artificielle. Peut-être a-t-il suivi les cours de Quintilien, ami de Julius Secundus ? Grâce à son talent, Quintilien a été le premier titulaire nommé par Vespasien à la tête d’une chaire d’État de rhétorique et sa monumentale Institution oratoire, en douze livres, est une somme sur l’art de la parole à la fin du Ier siècle. Cet enseignement de qualité porte ses fruits : lorsque Tacite a la possibilité de plaider des causes véritables, il est très vite considéré comme l’un des meilleurs avocats de l’époque.
Pendant ses années de formation, Tacite fréquente les jeunes Romains les plus prometteurs et noue une solide amitié avec Pline le Jeune. Un peu plus jeune que Tacite (il est probablement né en 60), Pline est comme lui un transplanté à Rome – puisqu’il est né dans le municipe de Côme en Italie du Nord. Orphelin de père très jeune, il est adopté par le frère de sa mère, Pline l’Ancien, écrivain célèbre et protégé de Vespasien. D’abord à Côme, puis à Rome, Pline le Jeune est un élève doué qui, à quatorze ans, compose une tragédie en grec et, à dix-neuf ans, plaide pour la première fois en public sur le Forum romain.
Le tout jeune Pline admire le talent de Tacite qu’il prend pour modèle. Les deux hommes sont faits pour s’entendre. Ils ont en commun un attachement fidèle à leur milieu d’origine, un goût très vif pour l’éloquence et les lettres, une admiration sincère pour la grandeur de Rome. Même leurs distractions sont semblables, puisque tous les deux partagent la passion de la chasse. Leur amitié, née sur les bancs de l’école, s’avère durable et se prolonge tout au long de leur vie. Ils mènent des carrières politiques comparables, plaident ensemble dans de grands procès et deviennent les représentants les plus célèbres de la littérature contemporaine."
"Il indique lui-même qu’il doit sa carrière aux trois Flaviens : Vespasien, Titus et Domitien. Un jeune homme s’engageant dans la « carrière des honneurs » (cursus honorum) accomplit tout d’abord le vigintivirat, sorte de noviciat de un an destiné à préparer les futurs sénateurs. Puis il fait son « service militaire » comme tribun dans une légion. Nous ne savons pas dans quelle province Tacite a rempli ces fonctions.
La première étape du cursus honorum proprement dit est le tribunat que Tacite reçoit en 77. La même année, il se marie. C’est une étape importante dans le déroulement d’une carrière politique romaine, car la réputation de la famille de la fiancée est un grand atout pour un jeune homme ambitieux. Tacite ne pouvait rêver d’un beau-père plus brillant, puisqu’il s’agit du consul en exercice, futur gouverneur de Bretagne, son compatriote Agricola. La fille unique de ce dernier, « pleine de belles espérances », a été une épouse aimée par Tacite, mais nous ne savons pas si le couple a eu des enfants.
À la fin du règne de Titus (en 81), Tacite est nommé questeur, ce qui lui ouvre la porte du Sénat. A-t-il exercé sa questure à Rome ou dans une province sénatoriale ? Rien ne nous l’indique.
Un peu avant l’exercice de sa questure, Tacite entre dans le collège religieux des quindécemvirs, ce groupe de quinze prêtres chargé du culte d’Apollon qui a la garde des Livres sibyllins (recueils d’oracles que l’on consulte pour interpréter les prodiges). Habituellement, on intègre ce collège après avoir exercé le consulat, aussi la nomination de Tacite dès la questure est-elle très exceptionnelle. Elle s’explique sans doute par la flatteuse réputation dont jouit déjà le jeune homme dans les sphères dirigeantes de Rome. En tant que quindécemvir, Tacite doit veiller à l’interprétation des prophéties et contrôler l’implantation des religions étrangères. Les connaissances religieuses qu’il acquiert lui permettront d’accorder dans ses œuvres une place importante aux croyances parallèles du monde romain : Germanicus consulte l’oracle de l’Apollon de Claros, Titus fait un détour dans son voyage de retour à Rome pour visiter le temple de la Vénus de Paphos, le récit de la guerre en Judée autorise une longue digression sur la religion juive. Tacite blâme le quindécemvir Caninius Rufus qui, en 32, fait admettre un nouveau Livre sibyllin sans en avoir vérifié l’authenticité. Tacite se comporte en quindécemvir exigeant, il considère beaucoup de cultes étrangers comme des « superstitions » dangereuses."
"Des hommes comme Tacite ou Pline le Jeune doivent soit accepter une situation inconfortable dans une Rome où s’exprimer avec une trop grande liberté peut entraîner une condamnation, soit entrer dans une opposition ouverte. Les deux hommes ont choisi la première solution : ils sont déjà engagés dans la carrière des honneurs et, par conséquent, liés à l’exercice du pouvoir impérial. Plus tard, ils se déchaîneront contre le « monstre » régnant par la terreur ; en attendant, ils choisissent avec sagesse de « faire profil bas » sous le règne de Domitien.
Tacite est suffisamment bien vu par l’empereur pour que celui-ci le nomme préteur en 88. La même année, en tant que quindécemvir, il participe à l’organisation des jeux séculaires : des cérémonies célébrées en théorie tous les cent ans et destinées à purifier Rome des souillures qui comportent de nombreux sacrifices, des chœurs et des processions. Avec ses deux casquettes (préteur et quindécemvir), Tacite est directement responsable du bon déroulement de ces festivités qui engagent l’avenir de Rome.
Tacite poursuit sa carrière en recevant une légation provinciale. Il quitte Rome sans doute en 90 et reste absent jusque dans le courant de l’année 93. Nous ne savons pas auprès de quelle légion Tacite effectue son service, peut-être en Germanie, ce qui expliquerait ses connaissances relatives à cette région éloignée. Les quatre années passées dans un camp légionnaire fournissent à Tacite de précieux renseignements sur l’organisation interne de l’armée. Il a observé le comportement des légionnaires, écouté leurs revendications, noté leurs réactions versatiles face au pouvoir des chefs. Tacite pourra plus tard brosser des tableaux saisissants des agitations propres aux légions, par exemple au moment des révoltes des soldats de Pannonie et de Germanie au début du règne de Tibère.
Tacite ne se trouve pas à Rome en août 93 quand meurt son beau-père Agricola. Il ne revient sans doute dans la Ville que pendant les mois suivants et découvre alors une Rome sous l’empire de la terreur organisée par Domitien à la fin de sa vie. Le prince est en lutte ouverte avec les sénateurs et s’en prend aux intellectuels qui remettent son pouvoir en cause dans leurs livres. Les plus grands noms de la pensée romaine, Helvidius Priscus fils, Arulénus Rusticus, Junius Mauricus, Herennius Sénécion, pour lesquels Tacite avait beaucoup d’admiration, sont exilés ou exécutés. Ces temps si troublés ont été éprouvants pour Tacite. Domitien ne le nomme pas consul, poste que l’on obtient généralement après la préture.
Tacite est devenu suspect aux yeux de l’empereur à cause de sa parenté avec Agricola et de ses liens d’amitié avec les philosophes condamnés. Il observe un silence prudent – attitude la plus sage qui soit. Sans doute, pendant les quelques années où une chape de plomb pèse sur Rome et où l’empereur se méfie des paroles trop libres, Tacite consacre son temps à élaborer le contenu de ses futures œuvres historiques et à rassembler la documentation nécessaire à ses projets.
Le 18 septembre 96, Domitien est assassiné par une coalition de proches et d’officiers. Cette mort est accueillie dans la joie par les Romains. Le nouvel empereur, le vieux Nerva, est salué comme l’instaurateur du « retour à la liberté ». Il nomme Tacite consul pour l’année 97. L’actualité permet à ce dernier de se distinguer publiquement dans sa nouvelle charge en prononçant l’éloge funèbre de l’une des figures les plus remarquables du Ier siècle, Verginius Rufus, qui meurt cette année-là à quatre-vingt-trois ans à la suite d’un accident. Tacite est considéré comme le meilleur orateur de Rome et le panégyrique de Verginius Rufus lui permet de souligner l’indépendance de ce grand militaire qui, à deux reprises, avait refusé de devenir prince (à la place de Néron, puis de Galba)."
"Après 100, Tacite disparaît de la scène publique et se consacre à la rédaction de ses œuvres. En 112-113, il est nommé proconsul d’Asie, ce qui est le couronnement de sa carrière administrative. À partir de cette date, nous ne savons plus rien de lui. [...]
[C'est] un haut fonctionnaire qui a accompli une carrière publique conforme au cursus honorum des Romains et qui possède une connaissance approfondie des affaires de l’État. Sa vie a été tributaire des bouleversements historiques du règne des Flaviens. C’est, enfin, un homme sensible, plein d’affection pour son épouse et ses beaux-parents, qui a témoigné toute sa vie d’une amitié sans faille pour son compagnon d’études, Pline le Jeune."
-Catherines Salles, "La vie de Tacite", in Tacite, Œuvres complètes, Éditions Robert Laffont, Paris, 2014.
"Pour Tacite, qui a une haute conscience des devoirs imposés par les charges qu’il occupe, l’écriture devient une obligation morale, car la dénonciation des dysfonctionnements de la politique romaine est une façon de servir l’État en attirant l’attention des responsables politiques et des lecteurs. L’histoire, qu’elle soit racontée sous une forme biographique, ethnologique ou annalistique, a pour fonction essentielle d’être un avertissement sur les conduites à adopter ou à éviter."
"Il s’est toujours efforcé de respecter l’authenticité des faits qu’il rapporte. À plusieurs reprises, il a affirmé que sa sincérité était inattaquable car il avait écarté les deux écueils majeurs qui menacent la véracité du récit des faits contemporains : la flatterie du pouvoir en place et la haine de ce dernier. [...] La connaissance des affaires et du monde politique de son époque lui permet de rechercher efficacement les causes des événements et d’analyser logiquement leur succession. Comme le devoir des historiens est pour lui de souligner les implications morales des événements, il stigmatise les vices des individus ou des groupes sociaux, il met en lumière des comportements édifiants qui risqueraient de disparaître dans l’oubli."
"Tacite a consacré son œuvre à relater des événements souvent contemporains et s’est préoccupé d’en rencontrer les témoins directs."
"Tacite manifeste une très grande admiration pour le passé de Rome et sa vision est nettement idéalisée. Les mœurs et la politique de l’époque républicaine n’avaient ni la pureté ni la rigueur que l’historien leur prête. Tacite n’est pas un naïf nostalgique d’un passé qui ne reviendra plus. Il sait bien que, à partir d’Auguste, le régime impérial est devenu inéluctable pour Rome."
"Tacite a un orgueil de caste à l’égard de tous ceux qui n’appartiennent pas au groupe des citoyens romains, en particulier les esclaves."
"Les supplices infligés par Néron aux chrétiens après l’incendie de Rome sont un châtiment à la mesure de « l’exécrable superstition » de ces gens."
"Il n’épargne pas Auguste, véritable icône de l’empire : sa piété filiale et son œuvre imposante lui servent de prétextes à commettre bien des irrégularités, sa vie privée a été scandaleuse, le culte qu’il rend aux dieux n’est qu’un prétexte pour assurer sa propre déification. Tibère, malgré son expérience dans la gestion des affaires de l’État, est dominé par une lenteur innée et une méfiance instinctive qui le poussent à des actes inconsidérés de cruauté. Claude est si faible à l’égard de son entourage que toutes ses affections et ses haines ne sont pas naturelles, mais dictées par les autres. Néron présente un mélange surprenant de défi aux convenances et de crainte devant les réactions des Romains. Galba a un esprit médiocre, exempt de vices plutôt que porté à la vertu."
-Catherines Salles, "Tacite historien", in Tacite, Œuvres complètes, Éditions Robert Laffont, Paris, 2014.
"
-Tacite, Œuvres complètes, Éditions Robert Laffont, Paris, 2014.
https://fr.wikipedia.org/wiki/De_vita_Agricolae
https://fr.wikisource.org/wiki/Vie_d%E2%80%99Agricola_(Panckoucke)#3
"Plusieurs pensèrent qu'écrire soi-même sa propre vie, était de la confiance en la pureté de ses mœurs plutôt que de la présomption."
"J'ai besoin d'une indulgence que je n'eusse pas demandée, si je n'avais à parcourir des temps si cruels et si funestes aux vertus."
"Nous apprenons qu'alors Arulenus Rusticus, pour avoir fait l'éloge de Pétus Thraseas, Herennius Sénécion, celui de Priscus Helvidius, furent mis à mort, et que l'on sévit non seulement contre les auteurs, mais même contre leurs écrits, l'ordre ayant été donné aux triumvirs de brûler dans les comices, au forum, ces monuments des plus illustres génies. Sans doute, on pensait étouffer à jamais en ces flammes, et la voix du peuple romain, et la liberté du sénat, et la conscience du genre humain. Déjà étaient expulsés ceux qui enseignaient la sagesse, relégué en exil tout art libéral, de peur que désormais rien d'honorable pût se présenter."
"Maintenant enfin nous commençons à respirer : et quoique dès l'aurore du siècle le plus fortuné Nerva César ait associé des choses jadis incompatibles, l'autorité d'un seul et la liberté ; quoique chaque jour Trajan, son fils adoptif, rende le gouvernement plus facile, et que la sécurité publique ne soit plus un espoir, un vœu, mais la certitude et l'accomplissement de ce vœu même ; cependant, par la nature de la faiblesse humaine, les
remèdes sont moins prompts que les maux, et de même que les corps s'accroissent lentement, s'éteignent en un instant, ainsi il est plus facile d'étouffer le génie et l'émulation que de les ranimer."
-Tacite, Vie d'Agricola, 98 ap. J.C.
"Cornélius Tacitus est un véritable provincial, né et éduqué dans une des régions les plus riches de son époque, la Gaule Narbonnaise. Au début de notre ère, la vitalité de la Narbonnaise se manifeste aussi bien en politique (beaucoup de dirigeants à Rome en sont originaires) que dans les lettres [...] Il a été un avocat brillant, un magistrat et un haut fonctionnaire menant une carrière conforme à celle des hommes au pouvoir à la fin du Ier siècle de notre ère, un historien venu tardivement à la création littéraire.
Tacite est très probablement originaire de Vaison-la-Romaine. La capitale des Voconces (peuple celtique) jouit dans la Narbonnaise du statut privilégié de « cité fédérée » qui bénéficie d’une certaine autonomie. Les vestiges archéologiques actuels témoignent encore de la richesse de ses citoyens – et plus particulièrement les milieux aisés auxquels appartient Tacite –, partisans de l’ordre établi qui garantit leur sécurité et leur prospérité. Vespasien puis ses fils Titus et Domitien s’appuient sur ces provinciaux qui permettent de réorganiser la société romaine mise à mal par les abus des Julio-Claudiens. Vespasien, Italien d’origine, n’a pas les préjugés de caste de l’ancienne aristocratie, il trouve en Italie et dans les provinces un vivier dynamique de forces originales.
Ces « hommes nouveaux » apportent avec eux les mœurs de leur pays d’origine : une bonne réputation, une simplicité rigoureuse qui tranche avec le train de vie fastueux des anciennes élites romaines."
"Tacite fait partie d’une famille de notables de Vaison appartenant à l’ordre équestre. Pline l’Ancien cite un Cornélius Tacitus fonctionnaire impérial en Belgique. Peut-être est-ce l’oncle (plutôt que le père) de notre historien. Tacite est né entre 54 et 56, sous le règne de Néron. Il est adolescent au moment de la grave crise de 68-69 au cours de laquelle quatre empereurs se succèdent au milieu des horreurs d’une guerre civile épouvantable. Le garçon a dû assister chez lui à des discussions passionnées sur ces événements dramatiques qui ont secoué l’empire. Les troubles civils ont eu en Narbonnaise des répercussions dramatiques chez les proches de Tacite : la mère d’Agricola (son beau-père) a été assassinée par des soldats pillards d’Othon et son domaine de Vintimille saccagé. Ces images fortes ont frappé l’imagination de l’adolescent, ce qui explique l’importance qu’il accordera à cette période dans Les Histoires.
Tacite a reçu une éducation fort soignée et suivi les étapes de l’enseignement secondaire dans sa ville natale. Il a appris le parfait maniement de la langue latine et acquis une connaissance approfondie des grands écrivains romains. Comme beaucoup de jeunes gens issus des milieux favorisés de sa province, il est envoyé à Rome poursuivre des études supérieures ; il a une vingtaine d’années lorsqu’il quitte Vaison. Les premiers contacts avec la capitale sont déconcertants pour le jeune homme, il est mal à l’aise dans la société romaine des dernières années du règne de Vespasien : l’exhibition de la richesse, la course aux raffinements de toutes sortes n’ont rien de commun avec l’austérité provinciale et les principes de retenue morale professés par sa famille.
À Rome, Tacite s’initie à l’art oratoire. Il suit les cours de deux professeurs gaulois, Marcus Aper et Julius Secundus, considérés comme les plus grands orateurs de leur époque (Tacite en fera les protagonistes du Dialogue des orateurs). En suivant leur enseignement, le jeune homme apprend à manipuler les concepts de la rhétorique latine, il doit s’entraîner à des exercices d’école et composer des discours fictifs permettant soit de persuader un auditoire (suasoriae), soit d’attaquer les positions d’un adversaire (controverses). Tacite critiquera dans le Dialogue des orateurs cette formation, à la fois rigoureuse et très artificielle. Peut-être a-t-il suivi les cours de Quintilien, ami de Julius Secundus ? Grâce à son talent, Quintilien a été le premier titulaire nommé par Vespasien à la tête d’une chaire d’État de rhétorique et sa monumentale Institution oratoire, en douze livres, est une somme sur l’art de la parole à la fin du Ier siècle. Cet enseignement de qualité porte ses fruits : lorsque Tacite a la possibilité de plaider des causes véritables, il est très vite considéré comme l’un des meilleurs avocats de l’époque.
Pendant ses années de formation, Tacite fréquente les jeunes Romains les plus prometteurs et noue une solide amitié avec Pline le Jeune. Un peu plus jeune que Tacite (il est probablement né en 60), Pline est comme lui un transplanté à Rome – puisqu’il est né dans le municipe de Côme en Italie du Nord. Orphelin de père très jeune, il est adopté par le frère de sa mère, Pline l’Ancien, écrivain célèbre et protégé de Vespasien. D’abord à Côme, puis à Rome, Pline le Jeune est un élève doué qui, à quatorze ans, compose une tragédie en grec et, à dix-neuf ans, plaide pour la première fois en public sur le Forum romain.
Le tout jeune Pline admire le talent de Tacite qu’il prend pour modèle. Les deux hommes sont faits pour s’entendre. Ils ont en commun un attachement fidèle à leur milieu d’origine, un goût très vif pour l’éloquence et les lettres, une admiration sincère pour la grandeur de Rome. Même leurs distractions sont semblables, puisque tous les deux partagent la passion de la chasse. Leur amitié, née sur les bancs de l’école, s’avère durable et se prolonge tout au long de leur vie. Ils mènent des carrières politiques comparables, plaident ensemble dans de grands procès et deviennent les représentants les plus célèbres de la littérature contemporaine."
"Il indique lui-même qu’il doit sa carrière aux trois Flaviens : Vespasien, Titus et Domitien. Un jeune homme s’engageant dans la « carrière des honneurs » (cursus honorum) accomplit tout d’abord le vigintivirat, sorte de noviciat de un an destiné à préparer les futurs sénateurs. Puis il fait son « service militaire » comme tribun dans une légion. Nous ne savons pas dans quelle province Tacite a rempli ces fonctions.
La première étape du cursus honorum proprement dit est le tribunat que Tacite reçoit en 77. La même année, il se marie. C’est une étape importante dans le déroulement d’une carrière politique romaine, car la réputation de la famille de la fiancée est un grand atout pour un jeune homme ambitieux. Tacite ne pouvait rêver d’un beau-père plus brillant, puisqu’il s’agit du consul en exercice, futur gouverneur de Bretagne, son compatriote Agricola. La fille unique de ce dernier, « pleine de belles espérances », a été une épouse aimée par Tacite, mais nous ne savons pas si le couple a eu des enfants.
À la fin du règne de Titus (en 81), Tacite est nommé questeur, ce qui lui ouvre la porte du Sénat. A-t-il exercé sa questure à Rome ou dans une province sénatoriale ? Rien ne nous l’indique.
Un peu avant l’exercice de sa questure, Tacite entre dans le collège religieux des quindécemvirs, ce groupe de quinze prêtres chargé du culte d’Apollon qui a la garde des Livres sibyllins (recueils d’oracles que l’on consulte pour interpréter les prodiges). Habituellement, on intègre ce collège après avoir exercé le consulat, aussi la nomination de Tacite dès la questure est-elle très exceptionnelle. Elle s’explique sans doute par la flatteuse réputation dont jouit déjà le jeune homme dans les sphères dirigeantes de Rome. En tant que quindécemvir, Tacite doit veiller à l’interprétation des prophéties et contrôler l’implantation des religions étrangères. Les connaissances religieuses qu’il acquiert lui permettront d’accorder dans ses œuvres une place importante aux croyances parallèles du monde romain : Germanicus consulte l’oracle de l’Apollon de Claros, Titus fait un détour dans son voyage de retour à Rome pour visiter le temple de la Vénus de Paphos, le récit de la guerre en Judée autorise une longue digression sur la religion juive. Tacite blâme le quindécemvir Caninius Rufus qui, en 32, fait admettre un nouveau Livre sibyllin sans en avoir vérifié l’authenticité. Tacite se comporte en quindécemvir exigeant, il considère beaucoup de cultes étrangers comme des « superstitions » dangereuses."
"Des hommes comme Tacite ou Pline le Jeune doivent soit accepter une situation inconfortable dans une Rome où s’exprimer avec une trop grande liberté peut entraîner une condamnation, soit entrer dans une opposition ouverte. Les deux hommes ont choisi la première solution : ils sont déjà engagés dans la carrière des honneurs et, par conséquent, liés à l’exercice du pouvoir impérial. Plus tard, ils se déchaîneront contre le « monstre » régnant par la terreur ; en attendant, ils choisissent avec sagesse de « faire profil bas » sous le règne de Domitien.
Tacite est suffisamment bien vu par l’empereur pour que celui-ci le nomme préteur en 88. La même année, en tant que quindécemvir, il participe à l’organisation des jeux séculaires : des cérémonies célébrées en théorie tous les cent ans et destinées à purifier Rome des souillures qui comportent de nombreux sacrifices, des chœurs et des processions. Avec ses deux casquettes (préteur et quindécemvir), Tacite est directement responsable du bon déroulement de ces festivités qui engagent l’avenir de Rome.
Tacite poursuit sa carrière en recevant une légation provinciale. Il quitte Rome sans doute en 90 et reste absent jusque dans le courant de l’année 93. Nous ne savons pas auprès de quelle légion Tacite effectue son service, peut-être en Germanie, ce qui expliquerait ses connaissances relatives à cette région éloignée. Les quatre années passées dans un camp légionnaire fournissent à Tacite de précieux renseignements sur l’organisation interne de l’armée. Il a observé le comportement des légionnaires, écouté leurs revendications, noté leurs réactions versatiles face au pouvoir des chefs. Tacite pourra plus tard brosser des tableaux saisissants des agitations propres aux légions, par exemple au moment des révoltes des soldats de Pannonie et de Germanie au début du règne de Tibère.
Tacite ne se trouve pas à Rome en août 93 quand meurt son beau-père Agricola. Il ne revient sans doute dans la Ville que pendant les mois suivants et découvre alors une Rome sous l’empire de la terreur organisée par Domitien à la fin de sa vie. Le prince est en lutte ouverte avec les sénateurs et s’en prend aux intellectuels qui remettent son pouvoir en cause dans leurs livres. Les plus grands noms de la pensée romaine, Helvidius Priscus fils, Arulénus Rusticus, Junius Mauricus, Herennius Sénécion, pour lesquels Tacite avait beaucoup d’admiration, sont exilés ou exécutés. Ces temps si troublés ont été éprouvants pour Tacite. Domitien ne le nomme pas consul, poste que l’on obtient généralement après la préture.
Tacite est devenu suspect aux yeux de l’empereur à cause de sa parenté avec Agricola et de ses liens d’amitié avec les philosophes condamnés. Il observe un silence prudent – attitude la plus sage qui soit. Sans doute, pendant les quelques années où une chape de plomb pèse sur Rome et où l’empereur se méfie des paroles trop libres, Tacite consacre son temps à élaborer le contenu de ses futures œuvres historiques et à rassembler la documentation nécessaire à ses projets.
Le 18 septembre 96, Domitien est assassiné par une coalition de proches et d’officiers. Cette mort est accueillie dans la joie par les Romains. Le nouvel empereur, le vieux Nerva, est salué comme l’instaurateur du « retour à la liberté ». Il nomme Tacite consul pour l’année 97. L’actualité permet à ce dernier de se distinguer publiquement dans sa nouvelle charge en prononçant l’éloge funèbre de l’une des figures les plus remarquables du Ier siècle, Verginius Rufus, qui meurt cette année-là à quatre-vingt-trois ans à la suite d’un accident. Tacite est considéré comme le meilleur orateur de Rome et le panégyrique de Verginius Rufus lui permet de souligner l’indépendance de ce grand militaire qui, à deux reprises, avait refusé de devenir prince (à la place de Néron, puis de Galba)."
"Après 100, Tacite disparaît de la scène publique et se consacre à la rédaction de ses œuvres. En 112-113, il est nommé proconsul d’Asie, ce qui est le couronnement de sa carrière administrative. À partir de cette date, nous ne savons plus rien de lui. [...]
[C'est] un haut fonctionnaire qui a accompli une carrière publique conforme au cursus honorum des Romains et qui possède une connaissance approfondie des affaires de l’État. Sa vie a été tributaire des bouleversements historiques du règne des Flaviens. C’est, enfin, un homme sensible, plein d’affection pour son épouse et ses beaux-parents, qui a témoigné toute sa vie d’une amitié sans faille pour son compagnon d’études, Pline le Jeune."
-Catherines Salles, "La vie de Tacite", in Tacite, Œuvres complètes, Éditions Robert Laffont, Paris, 2014.
"Pour Tacite, qui a une haute conscience des devoirs imposés par les charges qu’il occupe, l’écriture devient une obligation morale, car la dénonciation des dysfonctionnements de la politique romaine est une façon de servir l’État en attirant l’attention des responsables politiques et des lecteurs. L’histoire, qu’elle soit racontée sous une forme biographique, ethnologique ou annalistique, a pour fonction essentielle d’être un avertissement sur les conduites à adopter ou à éviter."
"Il s’est toujours efforcé de respecter l’authenticité des faits qu’il rapporte. À plusieurs reprises, il a affirmé que sa sincérité était inattaquable car il avait écarté les deux écueils majeurs qui menacent la véracité du récit des faits contemporains : la flatterie du pouvoir en place et la haine de ce dernier. [...] La connaissance des affaires et du monde politique de son époque lui permet de rechercher efficacement les causes des événements et d’analyser logiquement leur succession. Comme le devoir des historiens est pour lui de souligner les implications morales des événements, il stigmatise les vices des individus ou des groupes sociaux, il met en lumière des comportements édifiants qui risqueraient de disparaître dans l’oubli."
"Tacite a consacré son œuvre à relater des événements souvent contemporains et s’est préoccupé d’en rencontrer les témoins directs."
"Tacite manifeste une très grande admiration pour le passé de Rome et sa vision est nettement idéalisée. Les mœurs et la politique de l’époque républicaine n’avaient ni la pureté ni la rigueur que l’historien leur prête. Tacite n’est pas un naïf nostalgique d’un passé qui ne reviendra plus. Il sait bien que, à partir d’Auguste, le régime impérial est devenu inéluctable pour Rome."
"Tacite a un orgueil de caste à l’égard de tous ceux qui n’appartiennent pas au groupe des citoyens romains, en particulier les esclaves."
"Les supplices infligés par Néron aux chrétiens après l’incendie de Rome sont un châtiment à la mesure de « l’exécrable superstition » de ces gens."
"Il n’épargne pas Auguste, véritable icône de l’empire : sa piété filiale et son œuvre imposante lui servent de prétextes à commettre bien des irrégularités, sa vie privée a été scandaleuse, le culte qu’il rend aux dieux n’est qu’un prétexte pour assurer sa propre déification. Tibère, malgré son expérience dans la gestion des affaires de l’État, est dominé par une lenteur innée et une méfiance instinctive qui le poussent à des actes inconsidérés de cruauté. Claude est si faible à l’égard de son entourage que toutes ses affections et ses haines ne sont pas naturelles, mais dictées par les autres. Néron présente un mélange surprenant de défi aux convenances et de crainte devant les réactions des Romains. Galba a un esprit médiocre, exempt de vices plutôt que porté à la vertu."
-Catherines Salles, "Tacite historien", in Tacite, Œuvres complètes, Éditions Robert Laffont, Paris, 2014.
"
-Tacite, Œuvres complètes, Éditions Robert Laffont, Paris, 2014.