"Marc Bloch, le grand historien français qui se trouva peut-être face à Kantorowick en 1916, dans la forêt d'Argonne, près de Verdun." (p.1226)
"Intellectuel allemand nationaliste, combattant dans les corps francs à Berlin, Poznan (que Kantorowicz connaissait sous le nom de Posen) et Munich, auteur d'un livre lu et admiré par Hitler, offert par Goering à Mussolini." (p.1228)
"Kantorowicz, en rédigeant Frédéric II, pouvait prétendre, dans une Allemagne humiliée, fragmentée, ruinée, déchirée, reconstituer une germanité universaliste. Le succès sembla couronner l'entreprise, si l'on se fie à la fortune éditoriale et universitaire: le livre fut réédité plusieurs fois, puis traduit. Il donna à son auteur, au parcours académique incertain, une chaire à l'université de Francfort en 1930. En cet empereur du XIIIe siècle, aussi latin que germanique, aussi savant que puissant, à la fois gestionnaire et visionnaire, Kantorowicz voyait le ferment d'une germanité d'essor, au-dessus des divisions et des pesanteurs du présent. La composante nationaliste, dans les années vingt, ne relevait pas du seul nazisme, ni même de la droite réactionnaire ou conservatrice ; l'extrême gauche était largement acquise au "national-bolchevisme", combinaison du marxisme et de nationalisme." (p.1233)
"
(p.1238-1243)
"Pendant près de cinq ans, du 8 août 1914 au 1er mai 1919, Ernst Kantorowicz est un combattant. Dès la déclaration de la guerre, il s'engage, à l'âge de dix-neuf ans dans le 20e régiment d'artillerie de campagne de la province de Posnanie. Il fait ses classes jusqu'à la mi-septembre 1914 et acquiert la compétence de servant de canon, de pointeur, puis de chef de pièce. Le 17 septembre 1914, il arrive sur le front occidental, entre Verdun et Saint-Mihiel, où il subit un assaut français dès le 21 septembre. Puis, avec son régiment, il se trouve à Calonne, aux Éparges (juin 1915), sur les côtes lorraines. A partir d'avril 1916, il combat à Verdun (Thiaumont, Fleury, Douaumont, Fort Souville). Là il est pris dans une attaque par les gaz et il est blessé le 21 juillet 1916. Durant cette première phase de la guerre, il gravit les échelons de la hiérarchie militaire: caporal (mars 1915), sergent (juin 1915), adjudant (octobre 1915). Il reçoit la croix de fer de deuxième classe et plusieurs citations.
Après sa blessure, Kantorowicz est versé dans la réserve et transféré sur le front de l'Est en Ukraine (janvier-février 1917). Puis on l'affecte en Turquie à la construction du chemin de fer de Constantinople à Bagdad, sur l'itinéraire de Konya à Alep. Dans la petite équipe allemande de trois cents hommes, Kantorowicz fait fonction de sous-officier de liaison. En mai 1918, il bénéficie d'une permission à Berlin, avant d'y reprendre du service durant l'autonome 1918, aux écoutes et au déchiffrement des messages alliés de l'Ouest, puis dans une école militaire d'interprétariat. Peu de temps après sa démobilisation en novembre 1918, à vingt-trois ans, il retourne dans sa ville natale de Poznan et s'engage dans les corps francs qui disputent aux troupes polonaises le contrôle de la Posnanie, dont le sort ne sera réglé que graduellement, à partir du plébiscite de mars 1920. La victoire du soulèvement polonais de décembre 1918 le ramène à Berlin, où il rejoint les corps francs qui écrasent l'insurrection des spartakistes en janvier 1919. Quelques semaines après, on retrouve Kantorowicz dans la Volkwehr qui prend d'assaut la République des Conseils de Bavière, le 1er mai 1919. Au cours de cette attaque, il est à nouveau blessé. [...]
Il ne commenta jamais cette période de sa vie: aucune lettre, aucun journal, aucune allusion dans son œuvre n'en rend compte.
Pourtant, à lire cet itinéraire, d'un front à l'autre, de la marche de l'Est au combat interne, à suivre cette frénésie combattante, on reconnaît une figure, une image, celui du partisan prussien, qu'a fait connaître l’œuvre d'Ernst von Salomon, tout entière consacrée à la défense et à l'illustration de son parcours de combattant nationaliste, trop réactionnaire pour adhérer à un nazisme entaché de populisme à ses yeux." (p.1248-1249)
"En janvier 1919, la situation à Munich paraît confuse mais calme. Le roi de Bavière Louis III de Wittelsbach perdit sa couronne le 7 novembre 1918 lorsqu'une insurrection installa un gouvernement provisoire gouverné par le socialiste indépendant Kurt Eisner. Une Diète nationale, élue le 12 janvier 1919, mit en minorité le parti socialiste indépendant (2.5% des suffrages), créé à la fin de la guerre par une scission au sein du parti social-démocrate, sur une ligne pacifiste et ouvrière ; cependant, le charisme personnel d'Eisner et des dirigeants de la révolution de novembre maintint au pouvoir leur gouvernement, élargi aux sociaux-démocrates (représentant le tiers de l'électorat bavarois). Jusqu'à la fin de février, la situation semblait donc moins tendue que dans beaucoup d'autres Etats allemands, notamment en raison de la faiblesse locale des communistes du mouvement spartakiste. Ailleurs, l'Allemagne s'embrassait: le combat spartakiste continuait à Berlin et dans beaucoup d'autres villes ; des Républiques des Conseils étaient proclamées à Bade, à Brunswick ; la grève paralysait Leipzig et la Thuringe. En revanche, à Munich, la majorité des conseils ouvriers suivait la ligne socialiste de gauche, souvent d'inspiration anarcho-syndicaliste. Les choses changèrent brusquement quand Kurt Eisner fut assassiné le 21 février par un aristocrate exalté, le comte von Arco Valley, et que le parti communiste, au début de mars, dépêcha, de Berlin, Eugen Leviné, afin de donner un tour révolutionnaire au mouvement des conseils ouvriers. Pourtant, la guerre civile ne menaçait pas immédiatement ; un accord conclu à Nuremberg entre les sociaux-démocrates et les socialistes indépendants permit, le 18 mars, la constitution légale, sanctionnée par la Diète, d'un gouvernement dirigé par le social-démocrate Hoffmann, qui avait le ministre des Affaires militaires d'Eisner. L'instauration de la première République des Conseils de Bavière sous la direction de militants proches d'Eisner, comme Müsham, Landauer et Toller, le 7 avril 1919, se fit contre l'avis de Leviné et sans la participation des communistes ; elle semblait plus procéder d'une tactique de pression sur le gouvernement Hoffmann que d'une volonté insurrectionnelle. Mais le départ d'Hoffmann pour Nuremberg, puis pour Bamberg, la radicalisation des Conseils entraînèrent la proclamation d'une seconde République des Conseils, sous la direction spartakiste de Leviné, le 13 avril 1919. La période vraiment révolutionnaire de la crise bavaroise ne dura donc qu'une quinzaine de jours et, après une période d'observation et d'escarmouches, le gouvernement Hoffmann, assisté de troupes de corps francs, donna l'assaut à Munich le 1er mai 1919. Il est probable que la participation militaire de Kantorowicz à la répression se fit dans les rangs de la Volkswehr, assemblée par Hoffmann au cours du mois d'avril ; l'université de Munich, très orientée à droite, dut fournir de larges contingents de soldats improvisés au gouvernement d'Hoffmann." (p.1252-1253)
"Mystère de l'engagement politico-militaire, nationaliste et réactionnaire de Kantorowicz: Arthur Salz, son mentor, était un homme de gauche. Ce fut lui qui cacha, chez lui, puis dans l'appartement d'un ami, le dirigeant de la révolution bolchevique de Munich, Eugen Leviné, après la victoire d'Hoffmann, alors que sa tête était mise à prix. Rose-Marie Leviné, la veuve d'Eugen, dans les souvenirs qu'elle a rédigés en hommage à sa mémoire, n'épargne aucun des compagnons du dirigeant, et en particulier Erst Toller ; mais elle rend un hommage appuyé à Salz, bien qu'il ait manifesté une grande colère en apprenant que l'homme qu'il cachait avait laissé se perpétrer l'exécution des dix otages "blancs" au lycée Luitpold, le 30 avril. Leviné et Salz furent arrêtés le 13 mai et immédiatement jugés. [...] Le tribunal acquitta Salz et condamna à mort Leviné, qui fut exécuté le 5 juin 1919." (p.1254)
"Le principal conseiller d'Eisner était Otto Neurath, universitaire marxiste, qui fut plus tard, dans les années trente, un des plus importants représentants du cercle de Vienne et du positivisme logique. Neurath se chargea de socialiser l'économie bavaroise et lança l'expérience de fermes d'Etat entièrement collectivisées." (p.1255)
"Ernst Toller, l'illustre révolutionnaire et dramaturge: né en 1893 dans une famille de commerçants juifs aisés de Szamocin, dans le nord de la Posnanie, à quelques dizaines de kilomètres seulement de Poznan, Toller, comme Kantorowicz, s'engage en volontaire dans l'armée prussienne et se retrouve comme artilleur, vite promu au grade de sous-officier sur le front de l'Ouest. Comme lui, il devra, après l'achèvement d'Hitler, quitter l'Allemagne pour les Etats-Unis, où il se suicidera en 1939.
Mais, au cours de la guerre, il était devenu pacifiste et socialiste. En avril-mai 1919, il avait commandé les troupes de la République des Conseils de Bavière, à Dachau, banlieue de Munich, dont le nom ne suscitait pas encore, en 1919, l'horreur. Il aurait pu tirer la balle qui avait blessé Kantorowicz. Un choix à jamais inaccessible s'était fait dans une tranchée, en 1915 ou 1916, comme il le dit dans Une jeunesse en Allemagne (1933): "Un -homme - mort. Et soudain, comme si les ténèbres se séparaient de la lumière et le mot du sens, je saisis la simple vérité de l'homme que j'avais oubliée, enfouie, ensevelie qu'elle était, l'élément commun, l'Un qui unit. Un homme mort. Pas un Français mort. Pas un Allemand mort. Un homme mort. Tous ces morts sont des hommes, tous ces morts ont respiré comme moi, tous avaient un père, une mère, des femmes qu'ils aimaient, un morceau de terre où ils prenaient racine, des visages sur lesquels se lisaient leurs plaisirs et leurs peines, des yeux qui voyaient la lumière et le ciel. A l'heure qu'il est, je sais que j'étais aveugle parce que je m'étais aveuglé, je sais enfin que tout ces morts, Français et Allemands, étaient frères et que je suis leur frère."." (p.1263)
"Le 27 décembre 1918, lorsque la population polonaise se souleva à Poznan, avant l'arrivée des troupes du maréchal Pilsudski qui reconstituait l'Etat polonais, l'insurrection se constitua en conseils, comme en Allemagne et en Russie, tout en revêtant un aspect essentiellement nationaliste. La signification du conseil devait avoir, aux yeux de Kantorowicz, même à Berlin ou à Munich, des connotations nationales autant que sociales." (p.1273)
"Propos xénophobes qu'Ernst Toller, Juif posnanien et socialiste, tenait à l'encontre d'Eugen Leviné dont l'origine russe et juive suscitait la haine à Munich en 1919." (p.1277)
"La déclaration de l'unité allemande se fait à Weimar, au début de l'hiver 1919, presque au hasard, dans le vide immense creusé par la disparition des Empires et par les négociations de Versailles qui n'aboutirent qu'à l'été suivant. Des pans entiers de territoire demeurèrent à l'état virtuel de portions d'Etat ou de futures nations." (p.1277)
"Ralph Giesey rapporte que Kantorowicz s'intéressa particulièrement à la thématique du double corps parce qu'il n'en voyait pas d'origine en deçà du Moyen Age occidental." (p.1302)
"Des exilés de l'université de Francfort [...] Adorno et Horkheimer, assistaient à certaines séances du Collège." (p.1303)
"Kantorowicz, malgré sa discrétion, connaissait donc bien l'emploi du terme [de théologie politique] par Carl Schmitt." (p.1306)
-Alain Boureau, Histoires d'un historien, Kantorowicz, postface à Ernst Kantorowicz, Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.1225-1313.
"On me demanda une contribution pour un volume d'essais en l'honneur de Max Radin à l'occasion de sa retraite, je ne pus faire mieux que proposer un essai sur les "Deux Corps du Roi" (certaines parties des chapitres I-III, et un fragment du chapitre IV)." (p.646)
"On peut considérer cette étude comme, entre autres choses, une tentative pour comprendre et, si possible, démontrer comment et par quels moyens certains axiomes d'une théologie politique qui allait, mutatis mutandis, demeurer en vigueur jusqu'au XXe siècle commencèrent à se développer dans la seconde partie du Moyen Age. Ce serait cependant aller beaucoup trop loin que supposer que l'auteur a été tenté de s'interroger sur l'apparition de certaines des idoles des religions politiques modernes simplement à cause de l'effroyable expérience de notre époque, durant laquelle des nations entières, les plus grandes comme les plus petites, sont devenues de véritables obsessions allant dans bien des cas à l'encontre des principes élémentaires de la raison humaine et politique. Sans doute, l'auteur avait-il conscience de ces aberrations: en fait, plus il a approfondi et accru sa connaissance des développements originels, plus il a réalisé l'extrême fragilité de certaines idéologies. Il semble cependant nécessaire de souligner que de telles considérations sont venues après, en conséquence de la recherche présentée ici, mais qu'elles ne l'ont nullement provoquée, et qu'elles n'en ont en rien déterminé le cours. [...] Cette étude traite de certains mots clés de l'Etat souverain et de son éternité (Couronne, Dignité, Patria, et autres) exclusivement du point de vue de la présentation des doctrines politiques telles qu'on les comprenait au stade initial de leur développement et à une époque où elles servaient de véhicules pour mettre sur pied les premières communautés politiques modernes." (p.647)
"En limitant ainsi le sujet, l'auteur espère avoir évité, dans une certaine mesure au moins, certains des dangers habituels aux études trop vastes et trop ambitieuses dans le domaine de l'histoire des idées: la perte de contrôle du sujet, des documents, des faits ; un langage et un raisonnement trop relâchés ; des généralisations non démontrées, et un manque de tension provenant de répétitions ennuyeuses." (p.647)
[Intro]
"Le mysticisme politique [...] en enclin à perdre de son charme ou à se vider de sa signification quand il est sorti de son milieu d'origine, de son temps et de son espace.
La fiction mystique des "Deux Corps du Roi", telle qu'elle est répandue par les juristes anglais de la période Tudor et des époques suivantes, ne fait pas exception à cette règle. Maitland l'a mise à nu dans une étude extrêmement amusante et stimulante, sur la Couronne en tant que "corporation". Avec une forte coloration de sarcasme et d'ironie, le grand historien anglais du droit a révélé les élucubrations auxquelles pouvait mener -et avait effectivement mené- la fiction du roi considéré comme une "corporation unitaire", et il a aussi montré à quel chaos devait forcément conduire, dans une logique bureaucratique, la théorie d'un roi à deux corps et d'une royauté duale." (p.653)
"La tentation de tourner en ridicule la théorie des Deux Corps du Roi est vraiment grande quand on lit, sans y avoir été préparé, la description à la fois fantasmagorique et subtile du sur-corps -ou corps politique- du roi faite par Blackstone dans un chapitre de ses Commentaires [1765] qui résume commodément les résultats de plusieurs siècles de pensée politique et de réflexion juridique. De ses pages ressort le spectre d'un absolutisme exercé, non par un "Etat" abstrait, comme de nos jours, ou une "Loi" abstraite, comme au haut Moyen Age, mais par une fiction physiologique abstraite qui reste probablement sans parallèle dans la pensée séculière. Que le roi soit immortel parce que légalement il ne peut jamais mourir, ou qu'il ne soit légalement jamais mineur, ce sont là des caractéristiques familières. Mais les choses vont plus loin que prévu quand on nous dit que le roi "est non seulement incapable de mal faire dans ses actes, il est même incapable de mal penser: il ne peut jamais avoir l'intention de faire une chose mauvaise ; il n'y a en lui ni déraison ni faiblesse". De plus, ce roi est invisible, et quoiqu'il ne puisse jamais rendre la justice tout en étant la "Fontaine de Justice", il a cependant une ubiquité légale: "Aux yeux de la loi, Sa Majesté est toujours présente dans tous ses tribunaux, bien qu'elle ne puisse rendre personnellement la justice". L'état de "perfection absolue", suprahumaine, de cette persona ficta [personne construite] royale est, pour ainsi dire, le résultat d'une fiction à l'intérieur d'une fiction: il est inséparable d'un aspect particulier des concepts corporationnels, la corporation unitaire." (p.654-655)
"Ce genre d'artifice créé par l'homme -en fait cette étrange construction d'un esprit humain qui finit par devenir l'esclave de ses propres créations-, nous sommes plus préparés à le trouver dans la sphère religieuse, plutôt que dans les royaumes présumés sobres et réalistes du droit, de la politique et du constitutionnel [...]
Maitland savait fort bien la curieuse fiction de la "majesté duale" avait une très longue tradition [...]
Hélas, Maitland n'a pas écrit cette histoire, bien qu'il ait pu laisser échapper plus d'une indication utile à ce sujet. [...] Les études qui suivent ne prétendent pas combler ce vide. Elles visent simplement à dégager les grandes lignes du problème historique en tant que tel, à esquisser d'une façon bien trop sommaire, superficielle et incomplète le climat historique général des "Deux Corps du Roi" et à replacer ce concept, si possible, dans son cadre spécifique de théories politiques et de pensées médiévales." (p.655)
[chap 1]
"Dans les Rapports de Plowden, écrits et rassemblés durant le règne de la reine Élisabeth, Maitland trouva la première élaboration claire de ce jargon mystique dans lequel les juristes royaux enveloppaient et déguisaient leurs définitions de la royauté et des capacités royales." (p.657)
"La "cause célèbre", concernant le duché de Lancastre, que les rois lancastriens avaient possédé en tant que propriété privée et non en tant que propriété de la Couronne, fut jugée -et ce n'était certainement pas la première fois- dans la quatrième année du règne de la Reine Élisabeth. [...] Sur quoi, les juristes de la Couronne, assemblés à Serjeant's Inn, tombèrent tous d'accord que:
[...] Le Roi a en lui deux Corps, c'est-à-dire un Corps naturel et un Corps politique. [...] Son Corps politique est un Corps qui ne peut être vu ni touché, constituant en une société politique et en un gouvernement, et constitué pour la direction du peuple et de la gestion du Bien public, et ce Corps est entièrement dépourvu d'Enfance, de Vieillesse, et de tous autres faiblesses et défauts naturels auxquels est exposé le Corps naturel, et pour cette raison, ce que fait le Roi en son Corps politique ne peut être invalidé ou annulé par une quelconque incapacité de son corps naturel"." (p.657-658)
"Ce passage de Sir John Fortescue [dans Le Gouvernement d'Angleterre, 1471 pour la première édition latine] montre [...] [que l]e corps politique de la royauté ressemble beaucoup aux anges et à l'Esprit-Saint, parce qu'il représente, comme les anges, l'Immuable dans le Temps." (p.658)
"Les Deux Corps du Roi forment ainsi une unité indivisible, chacun étant entièrement contenu dans l'autre. [...] Non seulement le Corps politique est plus ample et plus grand que le Corps naturel, mais certaines forces réellement mystérieuses y résident, qui diminuent ou même suppriment les imperfections de la fragile nature humaine." (p.659)
"Les difficultés pour définir les effets qu'exerce le Corps politique -actif chez l'individu roi comme un Dieu caché- sur le Corps naturel sont évidentes. [...] C'est sur une véritable corde raide que dansent les juristes." (p.660)
"Cette migration de l' "Ame", c'est-à-dire la partie immortelle de la royauté d'une incarnation à une autre, telle qu'elle est exprimée par le concept de "démise" du roi est sans aucun doute un des éléments essentiels de toute théorie des Deux Corps du Roi." (p.661)
"Cette métaphore [l'organicisme] est très ancienne ; elle imprégnait la pensée politique à la fin du Moyen Age. Cependant, la façon dont Southcote formulait cette vieille idée -"il est incorporé à eux et eux à lui"- fait directement allusion à la théorie politico-ecclésiologique du corpus mysticum [corps mystique] citée effectivement avec grande insistance par le juge Brown dans l'affaire Hales contre Petit. Dans cette affaire, le tribunal s'intéressait aux conséquences légales d'un suicide, que les juges tentaient de définir comme un acte de "félonie". Lord Dyer, Chief Justice, y souligna que le suicide était un crime triple: c'était un crime contre la nature, puisqu'il va à l'encontre de la loi de l'autopréservation ; c'était un crime contre Dieu, puisque c'est une violation du sixième commandement ; enfin, c'était un crime "contre le Roi, puisque par cette action, le Roi a perdu un sujet, et (dans les propres termes de Brown), le Roi qui est à la tête a perdu un de ses Membres mystiques".
Les termes de "Corps politique" et "Corps mystique" paraissent être utilisés sans grande discrimination. [...] Il est clair que la doctrine de la théologie et du droit canon, qui enseigne que l'Église et la société chrétienne en général sont un corpus mysticum, dont la tête est le Christ, a été transposée par les juristes de la sphère théologique à celle de l'Etat, dont la tête est le roi." (p.663)
"Il suffit de remplacer l'image étrange des Deux Corps par le terme théologique plus habituel des Deux Natures pour faire ressortir avec intensité le fait que le discours des juristes élisabéthains emprunte sa substance, en dernière analyse, au langage théologique et que leur discours sur lui-même, c'est le moins que l'on puisse dire, est cryptothéologique. [...] Les juristes, que le droit romain appelait de façon si suggestive les "prêtres de la justice", ont développé en Angleterre non seulement une "théologie de la royauté" -cela était devenu la coutume partout sur le continent durant les XIIe et XIIIe siècles -mais ils ont en fait élaborés une véritable "christologie royale".
Cette observation n'est pas entièrement nouvelle, bien que l'on n'en ait pas jusqu'ici apprécié tout l'intérêt." (p.664)
"Considéré en lui-même, ce transfert de définitions d'une sphère à l'autre, de la théologie au droit, n'est ni surprenant ni même remarquable. La méthode du quid pro quo [de l'analogie] -l'emprunt de notions théologiques pour définir l'Etat- était employée depuis longtemps, tout comme, vice versa, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, on avait adapté la terminologie politique impériale et le cérémonial impérial aux besoins de l'Église.
[...] Il est inutile de rendre la fièvre religieuse du XVIe siècle responsable des définitions des juristes de l'époque Tudor." (666)
"Les juristes continentaux n'étaient pas familiers des institutions parlementaires comparables à celles qui s'étaient développées en Angleterre, où la "Souveraineté" s'identifiait non pas au Roi seul, ni au peuple seul, mais au "Roi en Parlement". Et alors que la jurisprudence continentale pouvait facilement conduire à un concept abstrait de l' "Etat", ou identifier le Prince avec cet Etat, elle ne réussit jamais à concevoir le Prince comme une "corporation unitaire" -être hybride d'ascendance compliquée, sans doute- de laquelle on ne pouvait en aucun cas exclure le corps politique représenté par le Parlement. En tout cas, le continent n'a jamais proposé un parallèle exact au concept "physiologique" anglais des Deux Corps du Roi -ni sur le plan du vocabulaire ni sur celui des concepts.
D'ailleurs, on ne peut écarter facilement de la pensée politique anglaise l'idiome des Deux Corps du Roi. Sans ces distinctions [...] entre l'éternité du Roi et le caractère temporaire du roi, entre son corps politique immatériel et son corps naturel matériel et mortel, il aurait été pratiquement impossible au Parlement de recourir à une fiction semblable et de rassembler au nom de et par l'autorité de Charles Ier, Roi-corps politique, les armées qui devaient combattre ce même Charles Ier, roi-corps naturel." (p.667)
[chap 2]
"C'est l'aspect humainement tragique de la gémellité royale que Shakespeare a mis en relief, et non pas les potentialités légales que les juristes anglais avaient concentrées dans la fiction des Deux Corps du Roi. Cependant, le jargon juridique des "deux corps" était loin de n'appartenir qu'aux arcanes de la profession des juristes. Que le roi fût une "Corporation en lui-même, qui vit éternellement", était une banalité que l'on trouvait dans un simple dictionnaire de termes juridiques, comme l'Interpreter du docteur John Cowell (Cambridge, 1607) ; et, même à une date antérieure, l'essentiel du concept de royauté reflété dans les Rapports de Plowden était passé dans les écrits de Joseph Kitchin (1580) et de Richard Crompton (1594). De plus, des idées proches furent agitées sur la place publique quand, en 1603, Francis Bacon suggéra, pour les Couronnes d'Angleterre et d'Écosse, unies en la personne de Jacques Ier, le nom de "Grande Bretagne" comme une expression de "l'union parfaite des corps tant politique que naturel"." (p.673)
"Savoir si oui ou non Shakespeare était familier avec les subtilités du langage juridique ne change pas grand-chose à l'affaire. [...] Une telle vision [de la double nature d'un roi] peut s'élaborer très naturellement sur une fondation purement humaine. [...] C'était en tout cas l'essence vitale de son art de révéler les nombreux plans actifs chez tout être humain, de jouer des uns contre les autres, de les confondre ou de préserver leur équilibre, selon la structure de vie qu'il avait en tête et souhaitait recréer. Il était alors bien pratique de retrouver ces plans toujours en lutte, en quelque sort légalisés par la "christologie" des juristes royaux et servis tout préparés." (p.674)
"La Tragédie du roi Richard II est la tragédie des Deux Corps du Roi.
Peut-être n'est-il pas superflu d'indiquer que l'Henri V de Shakespeare, quand il déplore la dualité de la condition royale, associe immédiatement cette image avec le roi Richard II." (p.674)
"Il semble pertinent, quant au sujet général de cette étude, et aussi intéressant par ailleurs, d'examiner de plus près les variétés de "dualités" royales que Shakespeare a exposées dans les trois affolantes scènes centrales de Richard II. Les dualités, toutes unes et toutes fonctionnant simultanément chez Richard - "Ainsi, je joue à moi seul bien des personnages" (V, v, 31 [I, 598], -sont celles qui sont potentiellement présentes chez le roi, le fou et le dieu. [...] Cependant, on peut penser que le "roi" domine dans la scène sur la côte du pays de Galles (III, ii [I, 569 sq.], le "fou" au château de Flint (III, iii [I, 573 sq.]) et le "dieu" dans la scène de Westminster (IV, i [I, 581 sq.]) avec la misère de l'homme comme perpétuelle compagne et antithèse à chaque étape." (p.675)
"L'humanité du roi l'emporte sur la divinité de la Couronne et la mortalité sur l'immortalité [...] Disparue, l'unité du corps naturel avec l'immortel corps politique [...] Ce qui reste, c'est la faible nature humaine d'un roi." (p.677)
"Chaque scène, progressivement, marque un nouveau nadir. [...] Le "fou" indique la transition de "Roi" à "Dieu", et rien ne saurait être plus dérisoire, apparemment, que le Dieu dans la misère de l'homme." (p.681)
"Amené à Westminster Hall, il fait vibrer la même corde que l'évêque, celle du biblicisme. Il désigne l'assemblée hostile, les seigneurs qui entourent Bolingbroke:
Naguère, ne me criaient-ils pas tous: "Salut ?" C'est ce que Judas avait crié au Christ ; mais lui, sur douze, trouva onze fidèles ; moi, sur douze mille, pas un ! (IV, i, 169 [I, 584].)
Pour la troisième fois, le nom de Judas est cité pour stigmatiser les adversaires de Richard. Bientôt, le nom de Pilate suivra et rendra évident le parallèle implicite." (p.682)
"Il ne reste plus qu'un homologue à sa lamentable personne, le Fils de l'homme, tourné en dérision." (p.684)
"Soudain, Richard se rend compte que, quand il affronte son Pilate lancastrien, il n'est pas du tout semblable au Christ, mais que lui-même, Richard, a sa place parmi les Pilates et les Judas, parce qu'il est tout aussi traître que les autres, ou même plus qu'eux: il est traître à son propre corps politique immortel et à la royauté telle qu'elle a été jusqu'à son époque:
Mes yeux sont pleins de larmes, je n'y vois plus... Et pourtant, ils voient un tas de traître ici. Et si je tourne mes regards vers moi-même, je me trouve traître comme les autres: car j'ai donné ici le consentement de mon âme pour dépouiller le corps sacré d'un roi. (IV, i, 244 sq. [I, 586].)
Autrement dit, le corps naturel du roi devient traître au corps politique du roi, "au corps sacré d'un roi". C'est comme si l'accusation de 1649, l'accusation de trahison portée par Richard contre lui-même annonçait l'accusation de haute trahison commise par le roi contre le Roi." (p.685)
"Élisabeth considérait cette pièce avec les sentiments les plus hostiles. [...]
Richard II resta une pièce politique. Elle fut interdite pendant le règne de Charles II, dans les années 1680. La pièce illustrait peut-être de façon trop évidente les très récents événements de l'histoire révolutionnaire de l'Angleterre, le "Jour du Martyr du Bienheureux Roi Charles Ier", tel qu'il était commémoré à l'époque dans le Rituel de l'Église anglicane. La restauration évitait ces souvenirs, et d'autres du même ordre, et n'aimait pas cette tragédie qui était centrée, non seulement sur l'idée d'un roi martyr semblable au Christ, mais aussi sur cette idée, des plus déplaisantes, d'une séparation violente des Deux Corps du Roi." (p.687)
-Ernst Kantorowicz, Les deux corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, in Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.643-1222.
"Intellectuel allemand nationaliste, combattant dans les corps francs à Berlin, Poznan (que Kantorowicz connaissait sous le nom de Posen) et Munich, auteur d'un livre lu et admiré par Hitler, offert par Goering à Mussolini." (p.1228)
"Kantorowicz, en rédigeant Frédéric II, pouvait prétendre, dans une Allemagne humiliée, fragmentée, ruinée, déchirée, reconstituer une germanité universaliste. Le succès sembla couronner l'entreprise, si l'on se fie à la fortune éditoriale et universitaire: le livre fut réédité plusieurs fois, puis traduit. Il donna à son auteur, au parcours académique incertain, une chaire à l'université de Francfort en 1930. En cet empereur du XIIIe siècle, aussi latin que germanique, aussi savant que puissant, à la fois gestionnaire et visionnaire, Kantorowicz voyait le ferment d'une germanité d'essor, au-dessus des divisions et des pesanteurs du présent. La composante nationaliste, dans les années vingt, ne relevait pas du seul nazisme, ni même de la droite réactionnaire ou conservatrice ; l'extrême gauche était largement acquise au "national-bolchevisme", combinaison du marxisme et de nationalisme." (p.1233)
"
(p.1238-1243)
"Pendant près de cinq ans, du 8 août 1914 au 1er mai 1919, Ernst Kantorowicz est un combattant. Dès la déclaration de la guerre, il s'engage, à l'âge de dix-neuf ans dans le 20e régiment d'artillerie de campagne de la province de Posnanie. Il fait ses classes jusqu'à la mi-septembre 1914 et acquiert la compétence de servant de canon, de pointeur, puis de chef de pièce. Le 17 septembre 1914, il arrive sur le front occidental, entre Verdun et Saint-Mihiel, où il subit un assaut français dès le 21 septembre. Puis, avec son régiment, il se trouve à Calonne, aux Éparges (juin 1915), sur les côtes lorraines. A partir d'avril 1916, il combat à Verdun (Thiaumont, Fleury, Douaumont, Fort Souville). Là il est pris dans une attaque par les gaz et il est blessé le 21 juillet 1916. Durant cette première phase de la guerre, il gravit les échelons de la hiérarchie militaire: caporal (mars 1915), sergent (juin 1915), adjudant (octobre 1915). Il reçoit la croix de fer de deuxième classe et plusieurs citations.
Après sa blessure, Kantorowicz est versé dans la réserve et transféré sur le front de l'Est en Ukraine (janvier-février 1917). Puis on l'affecte en Turquie à la construction du chemin de fer de Constantinople à Bagdad, sur l'itinéraire de Konya à Alep. Dans la petite équipe allemande de trois cents hommes, Kantorowicz fait fonction de sous-officier de liaison. En mai 1918, il bénéficie d'une permission à Berlin, avant d'y reprendre du service durant l'autonome 1918, aux écoutes et au déchiffrement des messages alliés de l'Ouest, puis dans une école militaire d'interprétariat. Peu de temps après sa démobilisation en novembre 1918, à vingt-trois ans, il retourne dans sa ville natale de Poznan et s'engage dans les corps francs qui disputent aux troupes polonaises le contrôle de la Posnanie, dont le sort ne sera réglé que graduellement, à partir du plébiscite de mars 1920. La victoire du soulèvement polonais de décembre 1918 le ramène à Berlin, où il rejoint les corps francs qui écrasent l'insurrection des spartakistes en janvier 1919. Quelques semaines après, on retrouve Kantorowicz dans la Volkwehr qui prend d'assaut la République des Conseils de Bavière, le 1er mai 1919. Au cours de cette attaque, il est à nouveau blessé. [...]
Il ne commenta jamais cette période de sa vie: aucune lettre, aucun journal, aucune allusion dans son œuvre n'en rend compte.
Pourtant, à lire cet itinéraire, d'un front à l'autre, de la marche de l'Est au combat interne, à suivre cette frénésie combattante, on reconnaît une figure, une image, celui du partisan prussien, qu'a fait connaître l’œuvre d'Ernst von Salomon, tout entière consacrée à la défense et à l'illustration de son parcours de combattant nationaliste, trop réactionnaire pour adhérer à un nazisme entaché de populisme à ses yeux." (p.1248-1249)
"En janvier 1919, la situation à Munich paraît confuse mais calme. Le roi de Bavière Louis III de Wittelsbach perdit sa couronne le 7 novembre 1918 lorsqu'une insurrection installa un gouvernement provisoire gouverné par le socialiste indépendant Kurt Eisner. Une Diète nationale, élue le 12 janvier 1919, mit en minorité le parti socialiste indépendant (2.5% des suffrages), créé à la fin de la guerre par une scission au sein du parti social-démocrate, sur une ligne pacifiste et ouvrière ; cependant, le charisme personnel d'Eisner et des dirigeants de la révolution de novembre maintint au pouvoir leur gouvernement, élargi aux sociaux-démocrates (représentant le tiers de l'électorat bavarois). Jusqu'à la fin de février, la situation semblait donc moins tendue que dans beaucoup d'autres Etats allemands, notamment en raison de la faiblesse locale des communistes du mouvement spartakiste. Ailleurs, l'Allemagne s'embrassait: le combat spartakiste continuait à Berlin et dans beaucoup d'autres villes ; des Républiques des Conseils étaient proclamées à Bade, à Brunswick ; la grève paralysait Leipzig et la Thuringe. En revanche, à Munich, la majorité des conseils ouvriers suivait la ligne socialiste de gauche, souvent d'inspiration anarcho-syndicaliste. Les choses changèrent brusquement quand Kurt Eisner fut assassiné le 21 février par un aristocrate exalté, le comte von Arco Valley, et que le parti communiste, au début de mars, dépêcha, de Berlin, Eugen Leviné, afin de donner un tour révolutionnaire au mouvement des conseils ouvriers. Pourtant, la guerre civile ne menaçait pas immédiatement ; un accord conclu à Nuremberg entre les sociaux-démocrates et les socialistes indépendants permit, le 18 mars, la constitution légale, sanctionnée par la Diète, d'un gouvernement dirigé par le social-démocrate Hoffmann, qui avait le ministre des Affaires militaires d'Eisner. L'instauration de la première République des Conseils de Bavière sous la direction de militants proches d'Eisner, comme Müsham, Landauer et Toller, le 7 avril 1919, se fit contre l'avis de Leviné et sans la participation des communistes ; elle semblait plus procéder d'une tactique de pression sur le gouvernement Hoffmann que d'une volonté insurrectionnelle. Mais le départ d'Hoffmann pour Nuremberg, puis pour Bamberg, la radicalisation des Conseils entraînèrent la proclamation d'une seconde République des Conseils, sous la direction spartakiste de Leviné, le 13 avril 1919. La période vraiment révolutionnaire de la crise bavaroise ne dura donc qu'une quinzaine de jours et, après une période d'observation et d'escarmouches, le gouvernement Hoffmann, assisté de troupes de corps francs, donna l'assaut à Munich le 1er mai 1919. Il est probable que la participation militaire de Kantorowicz à la répression se fit dans les rangs de la Volkswehr, assemblée par Hoffmann au cours du mois d'avril ; l'université de Munich, très orientée à droite, dut fournir de larges contingents de soldats improvisés au gouvernement d'Hoffmann." (p.1252-1253)
"Mystère de l'engagement politico-militaire, nationaliste et réactionnaire de Kantorowicz: Arthur Salz, son mentor, était un homme de gauche. Ce fut lui qui cacha, chez lui, puis dans l'appartement d'un ami, le dirigeant de la révolution bolchevique de Munich, Eugen Leviné, après la victoire d'Hoffmann, alors que sa tête était mise à prix. Rose-Marie Leviné, la veuve d'Eugen, dans les souvenirs qu'elle a rédigés en hommage à sa mémoire, n'épargne aucun des compagnons du dirigeant, et en particulier Erst Toller ; mais elle rend un hommage appuyé à Salz, bien qu'il ait manifesté une grande colère en apprenant que l'homme qu'il cachait avait laissé se perpétrer l'exécution des dix otages "blancs" au lycée Luitpold, le 30 avril. Leviné et Salz furent arrêtés le 13 mai et immédiatement jugés. [...] Le tribunal acquitta Salz et condamna à mort Leviné, qui fut exécuté le 5 juin 1919." (p.1254)
"Le principal conseiller d'Eisner était Otto Neurath, universitaire marxiste, qui fut plus tard, dans les années trente, un des plus importants représentants du cercle de Vienne et du positivisme logique. Neurath se chargea de socialiser l'économie bavaroise et lança l'expérience de fermes d'Etat entièrement collectivisées." (p.1255)
"Ernst Toller, l'illustre révolutionnaire et dramaturge: né en 1893 dans une famille de commerçants juifs aisés de Szamocin, dans le nord de la Posnanie, à quelques dizaines de kilomètres seulement de Poznan, Toller, comme Kantorowicz, s'engage en volontaire dans l'armée prussienne et se retrouve comme artilleur, vite promu au grade de sous-officier sur le front de l'Ouest. Comme lui, il devra, après l'achèvement d'Hitler, quitter l'Allemagne pour les Etats-Unis, où il se suicidera en 1939.
Mais, au cours de la guerre, il était devenu pacifiste et socialiste. En avril-mai 1919, il avait commandé les troupes de la République des Conseils de Bavière, à Dachau, banlieue de Munich, dont le nom ne suscitait pas encore, en 1919, l'horreur. Il aurait pu tirer la balle qui avait blessé Kantorowicz. Un choix à jamais inaccessible s'était fait dans une tranchée, en 1915 ou 1916, comme il le dit dans Une jeunesse en Allemagne (1933): "Un -homme - mort. Et soudain, comme si les ténèbres se séparaient de la lumière et le mot du sens, je saisis la simple vérité de l'homme que j'avais oubliée, enfouie, ensevelie qu'elle était, l'élément commun, l'Un qui unit. Un homme mort. Pas un Français mort. Pas un Allemand mort. Un homme mort. Tous ces morts sont des hommes, tous ces morts ont respiré comme moi, tous avaient un père, une mère, des femmes qu'ils aimaient, un morceau de terre où ils prenaient racine, des visages sur lesquels se lisaient leurs plaisirs et leurs peines, des yeux qui voyaient la lumière et le ciel. A l'heure qu'il est, je sais que j'étais aveugle parce que je m'étais aveuglé, je sais enfin que tout ces morts, Français et Allemands, étaient frères et que je suis leur frère."." (p.1263)
"Le 27 décembre 1918, lorsque la population polonaise se souleva à Poznan, avant l'arrivée des troupes du maréchal Pilsudski qui reconstituait l'Etat polonais, l'insurrection se constitua en conseils, comme en Allemagne et en Russie, tout en revêtant un aspect essentiellement nationaliste. La signification du conseil devait avoir, aux yeux de Kantorowicz, même à Berlin ou à Munich, des connotations nationales autant que sociales." (p.1273)
"Propos xénophobes qu'Ernst Toller, Juif posnanien et socialiste, tenait à l'encontre d'Eugen Leviné dont l'origine russe et juive suscitait la haine à Munich en 1919." (p.1277)
"La déclaration de l'unité allemande se fait à Weimar, au début de l'hiver 1919, presque au hasard, dans le vide immense creusé par la disparition des Empires et par les négociations de Versailles qui n'aboutirent qu'à l'été suivant. Des pans entiers de territoire demeurèrent à l'état virtuel de portions d'Etat ou de futures nations." (p.1277)
"Ralph Giesey rapporte que Kantorowicz s'intéressa particulièrement à la thématique du double corps parce qu'il n'en voyait pas d'origine en deçà du Moyen Age occidental." (p.1302)
"Des exilés de l'université de Francfort [...] Adorno et Horkheimer, assistaient à certaines séances du Collège." (p.1303)
"Kantorowicz, malgré sa discrétion, connaissait donc bien l'emploi du terme [de théologie politique] par Carl Schmitt." (p.1306)
-Alain Boureau, Histoires d'un historien, Kantorowicz, postface à Ernst Kantorowicz, Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.1225-1313.
"On me demanda une contribution pour un volume d'essais en l'honneur de Max Radin à l'occasion de sa retraite, je ne pus faire mieux que proposer un essai sur les "Deux Corps du Roi" (certaines parties des chapitres I-III, et un fragment du chapitre IV)." (p.646)
"On peut considérer cette étude comme, entre autres choses, une tentative pour comprendre et, si possible, démontrer comment et par quels moyens certains axiomes d'une théologie politique qui allait, mutatis mutandis, demeurer en vigueur jusqu'au XXe siècle commencèrent à se développer dans la seconde partie du Moyen Age. Ce serait cependant aller beaucoup trop loin que supposer que l'auteur a été tenté de s'interroger sur l'apparition de certaines des idoles des religions politiques modernes simplement à cause de l'effroyable expérience de notre époque, durant laquelle des nations entières, les plus grandes comme les plus petites, sont devenues de véritables obsessions allant dans bien des cas à l'encontre des principes élémentaires de la raison humaine et politique. Sans doute, l'auteur avait-il conscience de ces aberrations: en fait, plus il a approfondi et accru sa connaissance des développements originels, plus il a réalisé l'extrême fragilité de certaines idéologies. Il semble cependant nécessaire de souligner que de telles considérations sont venues après, en conséquence de la recherche présentée ici, mais qu'elles ne l'ont nullement provoquée, et qu'elles n'en ont en rien déterminé le cours. [...] Cette étude traite de certains mots clés de l'Etat souverain et de son éternité (Couronne, Dignité, Patria, et autres) exclusivement du point de vue de la présentation des doctrines politiques telles qu'on les comprenait au stade initial de leur développement et à une époque où elles servaient de véhicules pour mettre sur pied les premières communautés politiques modernes." (p.647)
"En limitant ainsi le sujet, l'auteur espère avoir évité, dans une certaine mesure au moins, certains des dangers habituels aux études trop vastes et trop ambitieuses dans le domaine de l'histoire des idées: la perte de contrôle du sujet, des documents, des faits ; un langage et un raisonnement trop relâchés ; des généralisations non démontrées, et un manque de tension provenant de répétitions ennuyeuses." (p.647)
[Intro]
"Le mysticisme politique [...] en enclin à perdre de son charme ou à se vider de sa signification quand il est sorti de son milieu d'origine, de son temps et de son espace.
La fiction mystique des "Deux Corps du Roi", telle qu'elle est répandue par les juristes anglais de la période Tudor et des époques suivantes, ne fait pas exception à cette règle. Maitland l'a mise à nu dans une étude extrêmement amusante et stimulante, sur la Couronne en tant que "corporation". Avec une forte coloration de sarcasme et d'ironie, le grand historien anglais du droit a révélé les élucubrations auxquelles pouvait mener -et avait effectivement mené- la fiction du roi considéré comme une "corporation unitaire", et il a aussi montré à quel chaos devait forcément conduire, dans une logique bureaucratique, la théorie d'un roi à deux corps et d'une royauté duale." (p.653)
"La tentation de tourner en ridicule la théorie des Deux Corps du Roi est vraiment grande quand on lit, sans y avoir été préparé, la description à la fois fantasmagorique et subtile du sur-corps -ou corps politique- du roi faite par Blackstone dans un chapitre de ses Commentaires [1765] qui résume commodément les résultats de plusieurs siècles de pensée politique et de réflexion juridique. De ses pages ressort le spectre d'un absolutisme exercé, non par un "Etat" abstrait, comme de nos jours, ou une "Loi" abstraite, comme au haut Moyen Age, mais par une fiction physiologique abstraite qui reste probablement sans parallèle dans la pensée séculière. Que le roi soit immortel parce que légalement il ne peut jamais mourir, ou qu'il ne soit légalement jamais mineur, ce sont là des caractéristiques familières. Mais les choses vont plus loin que prévu quand on nous dit que le roi "est non seulement incapable de mal faire dans ses actes, il est même incapable de mal penser: il ne peut jamais avoir l'intention de faire une chose mauvaise ; il n'y a en lui ni déraison ni faiblesse". De plus, ce roi est invisible, et quoiqu'il ne puisse jamais rendre la justice tout en étant la "Fontaine de Justice", il a cependant une ubiquité légale: "Aux yeux de la loi, Sa Majesté est toujours présente dans tous ses tribunaux, bien qu'elle ne puisse rendre personnellement la justice". L'état de "perfection absolue", suprahumaine, de cette persona ficta [personne construite] royale est, pour ainsi dire, le résultat d'une fiction à l'intérieur d'une fiction: il est inséparable d'un aspect particulier des concepts corporationnels, la corporation unitaire." (p.654-655)
"Ce genre d'artifice créé par l'homme -en fait cette étrange construction d'un esprit humain qui finit par devenir l'esclave de ses propres créations-, nous sommes plus préparés à le trouver dans la sphère religieuse, plutôt que dans les royaumes présumés sobres et réalistes du droit, de la politique et du constitutionnel [...]
Maitland savait fort bien la curieuse fiction de la "majesté duale" avait une très longue tradition [...]
Hélas, Maitland n'a pas écrit cette histoire, bien qu'il ait pu laisser échapper plus d'une indication utile à ce sujet. [...] Les études qui suivent ne prétendent pas combler ce vide. Elles visent simplement à dégager les grandes lignes du problème historique en tant que tel, à esquisser d'une façon bien trop sommaire, superficielle et incomplète le climat historique général des "Deux Corps du Roi" et à replacer ce concept, si possible, dans son cadre spécifique de théories politiques et de pensées médiévales." (p.655)
[chap 1]
"Dans les Rapports de Plowden, écrits et rassemblés durant le règne de la reine Élisabeth, Maitland trouva la première élaboration claire de ce jargon mystique dans lequel les juristes royaux enveloppaient et déguisaient leurs définitions de la royauté et des capacités royales." (p.657)
"La "cause célèbre", concernant le duché de Lancastre, que les rois lancastriens avaient possédé en tant que propriété privée et non en tant que propriété de la Couronne, fut jugée -et ce n'était certainement pas la première fois- dans la quatrième année du règne de la Reine Élisabeth. [...] Sur quoi, les juristes de la Couronne, assemblés à Serjeant's Inn, tombèrent tous d'accord que:
[...] Le Roi a en lui deux Corps, c'est-à-dire un Corps naturel et un Corps politique. [...] Son Corps politique est un Corps qui ne peut être vu ni touché, constituant en une société politique et en un gouvernement, et constitué pour la direction du peuple et de la gestion du Bien public, et ce Corps est entièrement dépourvu d'Enfance, de Vieillesse, et de tous autres faiblesses et défauts naturels auxquels est exposé le Corps naturel, et pour cette raison, ce que fait le Roi en son Corps politique ne peut être invalidé ou annulé par une quelconque incapacité de son corps naturel"." (p.657-658)
"Ce passage de Sir John Fortescue [dans Le Gouvernement d'Angleterre, 1471 pour la première édition latine] montre [...] [que l]e corps politique de la royauté ressemble beaucoup aux anges et à l'Esprit-Saint, parce qu'il représente, comme les anges, l'Immuable dans le Temps." (p.658)
"Les Deux Corps du Roi forment ainsi une unité indivisible, chacun étant entièrement contenu dans l'autre. [...] Non seulement le Corps politique est plus ample et plus grand que le Corps naturel, mais certaines forces réellement mystérieuses y résident, qui diminuent ou même suppriment les imperfections de la fragile nature humaine." (p.659)
"Les difficultés pour définir les effets qu'exerce le Corps politique -actif chez l'individu roi comme un Dieu caché- sur le Corps naturel sont évidentes. [...] C'est sur une véritable corde raide que dansent les juristes." (p.660)
"Cette migration de l' "Ame", c'est-à-dire la partie immortelle de la royauté d'une incarnation à une autre, telle qu'elle est exprimée par le concept de "démise" du roi est sans aucun doute un des éléments essentiels de toute théorie des Deux Corps du Roi." (p.661)
"Cette métaphore [l'organicisme] est très ancienne ; elle imprégnait la pensée politique à la fin du Moyen Age. Cependant, la façon dont Southcote formulait cette vieille idée -"il est incorporé à eux et eux à lui"- fait directement allusion à la théorie politico-ecclésiologique du corpus mysticum [corps mystique] citée effectivement avec grande insistance par le juge Brown dans l'affaire Hales contre Petit. Dans cette affaire, le tribunal s'intéressait aux conséquences légales d'un suicide, que les juges tentaient de définir comme un acte de "félonie". Lord Dyer, Chief Justice, y souligna que le suicide était un crime triple: c'était un crime contre la nature, puisqu'il va à l'encontre de la loi de l'autopréservation ; c'était un crime contre Dieu, puisque c'est une violation du sixième commandement ; enfin, c'était un crime "contre le Roi, puisque par cette action, le Roi a perdu un sujet, et (dans les propres termes de Brown), le Roi qui est à la tête a perdu un de ses Membres mystiques".
Les termes de "Corps politique" et "Corps mystique" paraissent être utilisés sans grande discrimination. [...] Il est clair que la doctrine de la théologie et du droit canon, qui enseigne que l'Église et la société chrétienne en général sont un corpus mysticum, dont la tête est le Christ, a été transposée par les juristes de la sphère théologique à celle de l'Etat, dont la tête est le roi." (p.663)
"Il suffit de remplacer l'image étrange des Deux Corps par le terme théologique plus habituel des Deux Natures pour faire ressortir avec intensité le fait que le discours des juristes élisabéthains emprunte sa substance, en dernière analyse, au langage théologique et que leur discours sur lui-même, c'est le moins que l'on puisse dire, est cryptothéologique. [...] Les juristes, que le droit romain appelait de façon si suggestive les "prêtres de la justice", ont développé en Angleterre non seulement une "théologie de la royauté" -cela était devenu la coutume partout sur le continent durant les XIIe et XIIIe siècles -mais ils ont en fait élaborés une véritable "christologie royale".
Cette observation n'est pas entièrement nouvelle, bien que l'on n'en ait pas jusqu'ici apprécié tout l'intérêt." (p.664)
"Considéré en lui-même, ce transfert de définitions d'une sphère à l'autre, de la théologie au droit, n'est ni surprenant ni même remarquable. La méthode du quid pro quo [de l'analogie] -l'emprunt de notions théologiques pour définir l'Etat- était employée depuis longtemps, tout comme, vice versa, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, on avait adapté la terminologie politique impériale et le cérémonial impérial aux besoins de l'Église.
[...] Il est inutile de rendre la fièvre religieuse du XVIe siècle responsable des définitions des juristes de l'époque Tudor." (666)
"Les juristes continentaux n'étaient pas familiers des institutions parlementaires comparables à celles qui s'étaient développées en Angleterre, où la "Souveraineté" s'identifiait non pas au Roi seul, ni au peuple seul, mais au "Roi en Parlement". Et alors que la jurisprudence continentale pouvait facilement conduire à un concept abstrait de l' "Etat", ou identifier le Prince avec cet Etat, elle ne réussit jamais à concevoir le Prince comme une "corporation unitaire" -être hybride d'ascendance compliquée, sans doute- de laquelle on ne pouvait en aucun cas exclure le corps politique représenté par le Parlement. En tout cas, le continent n'a jamais proposé un parallèle exact au concept "physiologique" anglais des Deux Corps du Roi -ni sur le plan du vocabulaire ni sur celui des concepts.
D'ailleurs, on ne peut écarter facilement de la pensée politique anglaise l'idiome des Deux Corps du Roi. Sans ces distinctions [...] entre l'éternité du Roi et le caractère temporaire du roi, entre son corps politique immatériel et son corps naturel matériel et mortel, il aurait été pratiquement impossible au Parlement de recourir à une fiction semblable et de rassembler au nom de et par l'autorité de Charles Ier, Roi-corps politique, les armées qui devaient combattre ce même Charles Ier, roi-corps naturel." (p.667)
[chap 2]
"C'est l'aspect humainement tragique de la gémellité royale que Shakespeare a mis en relief, et non pas les potentialités légales que les juristes anglais avaient concentrées dans la fiction des Deux Corps du Roi. Cependant, le jargon juridique des "deux corps" était loin de n'appartenir qu'aux arcanes de la profession des juristes. Que le roi fût une "Corporation en lui-même, qui vit éternellement", était une banalité que l'on trouvait dans un simple dictionnaire de termes juridiques, comme l'Interpreter du docteur John Cowell (Cambridge, 1607) ; et, même à une date antérieure, l'essentiel du concept de royauté reflété dans les Rapports de Plowden était passé dans les écrits de Joseph Kitchin (1580) et de Richard Crompton (1594). De plus, des idées proches furent agitées sur la place publique quand, en 1603, Francis Bacon suggéra, pour les Couronnes d'Angleterre et d'Écosse, unies en la personne de Jacques Ier, le nom de "Grande Bretagne" comme une expression de "l'union parfaite des corps tant politique que naturel"." (p.673)
"Savoir si oui ou non Shakespeare était familier avec les subtilités du langage juridique ne change pas grand-chose à l'affaire. [...] Une telle vision [de la double nature d'un roi] peut s'élaborer très naturellement sur une fondation purement humaine. [...] C'était en tout cas l'essence vitale de son art de révéler les nombreux plans actifs chez tout être humain, de jouer des uns contre les autres, de les confondre ou de préserver leur équilibre, selon la structure de vie qu'il avait en tête et souhaitait recréer. Il était alors bien pratique de retrouver ces plans toujours en lutte, en quelque sort légalisés par la "christologie" des juristes royaux et servis tout préparés." (p.674)
"La Tragédie du roi Richard II est la tragédie des Deux Corps du Roi.
Peut-être n'est-il pas superflu d'indiquer que l'Henri V de Shakespeare, quand il déplore la dualité de la condition royale, associe immédiatement cette image avec le roi Richard II." (p.674)
"Il semble pertinent, quant au sujet général de cette étude, et aussi intéressant par ailleurs, d'examiner de plus près les variétés de "dualités" royales que Shakespeare a exposées dans les trois affolantes scènes centrales de Richard II. Les dualités, toutes unes et toutes fonctionnant simultanément chez Richard - "Ainsi, je joue à moi seul bien des personnages" (V, v, 31 [I, 598], -sont celles qui sont potentiellement présentes chez le roi, le fou et le dieu. [...] Cependant, on peut penser que le "roi" domine dans la scène sur la côte du pays de Galles (III, ii [I, 569 sq.], le "fou" au château de Flint (III, iii [I, 573 sq.]) et le "dieu" dans la scène de Westminster (IV, i [I, 581 sq.]) avec la misère de l'homme comme perpétuelle compagne et antithèse à chaque étape." (p.675)
"L'humanité du roi l'emporte sur la divinité de la Couronne et la mortalité sur l'immortalité [...] Disparue, l'unité du corps naturel avec l'immortel corps politique [...] Ce qui reste, c'est la faible nature humaine d'un roi." (p.677)
"Chaque scène, progressivement, marque un nouveau nadir. [...] Le "fou" indique la transition de "Roi" à "Dieu", et rien ne saurait être plus dérisoire, apparemment, que le Dieu dans la misère de l'homme." (p.681)
"Amené à Westminster Hall, il fait vibrer la même corde que l'évêque, celle du biblicisme. Il désigne l'assemblée hostile, les seigneurs qui entourent Bolingbroke:
Naguère, ne me criaient-ils pas tous: "Salut ?" C'est ce que Judas avait crié au Christ ; mais lui, sur douze, trouva onze fidèles ; moi, sur douze mille, pas un ! (IV, i, 169 [I, 584].)
Pour la troisième fois, le nom de Judas est cité pour stigmatiser les adversaires de Richard. Bientôt, le nom de Pilate suivra et rendra évident le parallèle implicite." (p.682)
"Il ne reste plus qu'un homologue à sa lamentable personne, le Fils de l'homme, tourné en dérision." (p.684)
"Soudain, Richard se rend compte que, quand il affronte son Pilate lancastrien, il n'est pas du tout semblable au Christ, mais que lui-même, Richard, a sa place parmi les Pilates et les Judas, parce qu'il est tout aussi traître que les autres, ou même plus qu'eux: il est traître à son propre corps politique immortel et à la royauté telle qu'elle a été jusqu'à son époque:
Mes yeux sont pleins de larmes, je n'y vois plus... Et pourtant, ils voient un tas de traître ici. Et si je tourne mes regards vers moi-même, je me trouve traître comme les autres: car j'ai donné ici le consentement de mon âme pour dépouiller le corps sacré d'un roi. (IV, i, 244 sq. [I, 586].)
Autrement dit, le corps naturel du roi devient traître au corps politique du roi, "au corps sacré d'un roi". C'est comme si l'accusation de 1649, l'accusation de trahison portée par Richard contre lui-même annonçait l'accusation de haute trahison commise par le roi contre le Roi." (p.685)
"Élisabeth considérait cette pièce avec les sentiments les plus hostiles. [...]
Richard II resta une pièce politique. Elle fut interdite pendant le règne de Charles II, dans les années 1680. La pièce illustrait peut-être de façon trop évidente les très récents événements de l'histoire révolutionnaire de l'Angleterre, le "Jour du Martyr du Bienheureux Roi Charles Ier", tel qu'il était commémoré à l'époque dans le Rituel de l'Église anglicane. La restauration évitait ces souvenirs, et d'autres du même ordre, et n'aimait pas cette tragédie qui était centrée, non seulement sur l'idée d'un roi martyr semblable au Christ, mais aussi sur cette idée, des plus déplaisantes, d'une séparation violente des Deux Corps du Roi." (p.687)
-Ernst Kantorowicz, Les deux corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, in Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.643-1222.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 15 Avr - 13:17, édité 1 fois