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    Ernst H. Kantorowicz, Œuvres

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Ernst H. Kantorowicz, Œuvres  Empty Ernst H. Kantorowicz, Œuvres

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 22 Mar - 11:35

    "Marc Bloch, le grand historien français qui se trouva peut-être face à Kantorowick en 1916, dans la forêt d'Argonne, près de Verdun." (p.1226)

    "Intellectuel allemand nationaliste, combattant dans les corps francs à Berlin, Poznan (que Kantorowicz connaissait sous le nom de Posen) et Munich, auteur d'un livre lu et admiré par Hitler, offert par Goering à Mussolini." (p.1228)

    "Kantorowicz, en rédigeant Frédéric II, pouvait prétendre, dans une Allemagne humiliée, fragmentée, ruinée, déchirée, reconstituer une germanité universaliste. Le succès sembla couronner l'entreprise, si l'on se fie à la fortune éditoriale et universitaire: le livre fut réédité plusieurs fois, puis traduit. Il donna à son auteur, au parcours académique incertain, une chaire à l'université de Francfort en 1930. En cet empereur du XIIIe siècle, aussi latin que germanique, aussi savant que puissant, à la fois gestionnaire et visionnaire, Kantorowicz voyait le ferment d'une germanité d'essor, au-dessus des divisions et des pesanteurs du présent. La composante nationaliste, dans les années vingt, ne relevait pas du seul nazisme, ni même de la droite réactionnaire ou conservatrice ; l'extrême gauche était largement acquise au "national-bolchevisme", combinaison du marxisme et de nationalisme." (p.1233)

    "
    (p.1238-1243)

    "Pendant près de cinq ans, du 8 août 1914 au 1er mai 1919, Ernst Kantorowicz est un combattant. Dès la déclaration de la guerre, il s'engage, à l'âge de dix-neuf ans dans le 20e régiment d'artillerie de campagne de la province de Posnanie. Il fait ses classes jusqu'à la mi-septembre 1914 et acquiert la compétence de servant de canon, de pointeur, puis de chef de pièce. Le 17 septembre 1914, il arrive sur le front occidental, entre Verdun et Saint-Mihiel, où il subit un assaut français dès le 21 septembre. Puis, avec son régiment, il se trouve à Calonne, aux Éparges (juin 1915), sur les côtes lorraines. A partir d'avril 1916, il combat à Verdun (Thiaumont, Fleury, Douaumont, Fort Souville). Là il est pris dans une attaque par les gaz et il est blessé le 21 juillet 1916. Durant cette première phase de la guerre, il gravit les échelons de la hiérarchie militaire: caporal (mars 1915), sergent (juin 1915), adjudant (octobre 1915). Il reçoit la croix de fer de deuxième classe et plusieurs citations.
    Après sa blessure, Kantorowicz est versé dans la réserve et transféré sur le front de l'Est en Ukraine (janvier-février 1917). Puis on l'affecte en Turquie à la construction du chemin de fer de Constantinople à Bagdad, sur l'itinéraire de Konya à Alep. Dans la petite équipe allemande de trois cents hommes, Kantorowicz fait fonction de sous-officier de liaison. En mai 1918, il bénéficie d'une permission à Berlin, avant d'y reprendre du service durant l'autonome 1918, aux écoutes et au déchiffrement des messages alliés de l'Ouest, puis dans une école militaire d'interprétariat. Peu de temps après sa démobilisation en novembre 1918, à vingt-trois ans, il retourne dans sa ville natale de Poznan et s'engage dans les corps francs qui disputent aux troupes polonaises le contrôle de la Posnanie, dont le sort ne sera réglé que graduellement, à partir du plébiscite de mars 1920. La victoire du soulèvement polonais de décembre 1918 le ramène à Berlin, où il rejoint les corps francs qui écrasent l'insurrection des spartakistes en janvier 1919. Quelques semaines après, on retrouve Kantorowicz dans la Volkwehr qui prend d'assaut la République des Conseils de Bavière, le 1er mai 1919. Au cours de cette attaque, il est à nouveau blessé. [...]
    Il ne commenta jamais cette période de sa vie: aucune lettre, aucun journal, aucune allusion dans son œuvre n'en rend compte.
    Pourtant, à lire cet itinéraire, d'un front à l'autre, de la marche de l'Est au combat interne, à suivre cette frénésie combattante, on reconnaît une figure, une image, celui du partisan prussien, qu'a fait connaître l’œuvre d'Ernst von Salomon, tout entière consacrée à la défense et à l'illustration de son parcours de combattant nationaliste, trop réactionnaire pour adhérer à un nazisme entaché de populisme à ses yeux.
    " (p.1248-1249)

    "En janvier 1919, la situation à Munich paraît confuse mais calme. Le roi de Bavière Louis III de Wittelsbach perdit sa couronne le 7 novembre 1918 lorsqu'une insurrection installa un gouvernement provisoire gouverné par le socialiste indépendant Kurt Eisner. Une Diète nationale, élue le 12 janvier 1919, mit en minorité le parti socialiste indépendant (2.5% des suffrages), créé à la fin de la guerre par une scission au sein du parti social-démocrate, sur une ligne pacifiste et ouvrière ; cependant, le charisme personnel d'Eisner et des dirigeants de la révolution de novembre maintint au pouvoir leur gouvernement, élargi aux sociaux-démocrates (représentant le tiers de l'électorat bavarois). Jusqu'à la fin de février, la situation semblait donc moins tendue que dans beaucoup d'autres Etats allemands, notamment en raison de la faiblesse locale des communistes du mouvement spartakiste. Ailleurs, l'Allemagne s'embrassait: le combat spartakiste continuait à Berlin et dans beaucoup d'autres villes ; des Républiques des Conseils étaient proclamées à Bade, à Brunswick ; la grève paralysait Leipzig et la Thuringe. En revanche, à Munich, la majorité des conseils ouvriers suivait la ligne socialiste de gauche, souvent d'inspiration anarcho-syndicaliste. Les choses changèrent brusquement quand Kurt Eisner fut assassiné le 21 février par un aristocrate exalté, le comte von Arco Valley, et que le parti communiste, au début de mars, dépêcha, de Berlin, Eugen Leviné, afin de donner un tour révolutionnaire au mouvement des conseils ouvriers. Pourtant, la guerre civile ne menaçait pas immédiatement ; un accord conclu à Nuremberg entre les sociaux-démocrates et les socialistes indépendants permit, le 18 mars, la constitution légale, sanctionnée par la Diète, d'un gouvernement dirigé par le social-démocrate Hoffmann, qui avait le ministre des Affaires militaires d'Eisner. L'instauration de la première République des Conseils de Bavière sous la direction de militants proches d'Eisner, comme Müsham, Landauer et Toller, le 7 avril 1919, se fit contre l'avis de Leviné et sans la participation des communistes ; elle semblait plus procéder d'une tactique de pression sur le gouvernement Hoffmann que d'une volonté insurrectionnelle. Mais le départ d'Hoffmann pour Nuremberg, puis pour Bamberg, la radicalisation des Conseils entraînèrent la proclamation d'une seconde République des Conseils, sous la direction spartakiste de Leviné, le 13 avril 1919. La période vraiment révolutionnaire de la crise bavaroise ne dura donc qu'une quinzaine de jours et, après une période d'observation et d'escarmouches, le gouvernement Hoffmann, assisté de troupes de corps francs, donna l'assaut à Munich le 1er mai 1919. Il est probable que la participation militaire de Kantorowicz à la répression se fit dans les rangs de la Volkswehr, assemblée par Hoffmann au cours du mois d'avril ; l'université de Munich, très orientée à droite, dut fournir de larges contingents de soldats improvisés au gouvernement d'Hoffmann." (p.1252-1253)

    "Mystère de l'engagement politico-militaire, nationaliste et réactionnaire de Kantorowicz: Arthur Salz, son mentor, était un homme de gauche. Ce fut lui qui cacha, chez lui, puis dans l'appartement d'un ami, le dirigeant de la révolution bolchevique de Munich, Eugen Leviné, après la victoire d'Hoffmann, alors que sa tête était mise à prix. Rose-Marie Leviné, la veuve d'Eugen, dans les souvenirs qu'elle a rédigés en hommage à sa mémoire, n'épargne aucun des compagnons du dirigeant, et en particulier Erst Toller ; mais elle rend un hommage appuyé à Salz, bien qu'il ait manifesté une grande colère en apprenant que l'homme qu'il cachait avait laissé se perpétrer l'exécution des dix otages "blancs" au lycée Luitpold, le 30 avril. Leviné et Salz furent arrêtés le 13 mai et immédiatement jugés. [...] Le tribunal acquitta Salz et condamna à mort Leviné, qui fut exécuté le 5 juin 1919." (p.1254)

    "Le principal conseiller d'Eisner était Otto Neurath, universitaire marxiste, qui fut plus tard, dans les années trente, un des plus importants représentants du cercle de Vienne et du positivisme logique. Neurath se chargea de socialiser l'économie bavaroise et lança l'expérience de fermes d'Etat entièrement collectivisées." (p.1255)

    "Ernst Toller, l'illustre révolutionnaire et dramaturge: né en 1893 dans une famille de commerçants juifs aisés de Szamocin, dans le nord de la Posnanie, à quelques dizaines de kilomètres seulement de Poznan, Toller, comme Kantorowicz, s'engage en volontaire dans l'armée prussienne et se retrouve comme artilleur, vite promu au grade de sous-officier sur le front de l'Ouest. Comme lui, il devra, après l'achèvement d'Hitler, quitter l'Allemagne pour les Etats-Unis, où il se suicidera en 1939.
    Mais, au cours de la guerre, il était devenu pacifiste et socialiste. En avril-mai 1919, il avait commandé les troupes de la République des Conseils de Bavière, à Dachau, banlieue de Munich, dont le nom ne suscitait pas encore, en 1919, l'horreur. Il aurait pu tirer la balle qui avait blessé Kantorowicz. Un choix à jamais inaccessible s'était fait dans une tranchée, en 1915 ou 1916, comme il le dit dans
    Une jeunesse en Allemagne (1933): "Un -homme - mort. Et soudain, comme si les ténèbres se séparaient de la lumière et le mot du sens, je saisis la simple vérité de l'homme que j'avais oubliée, enfouie, ensevelie qu'elle était, l'élément commun, l'Un qui unit. Un homme mort. Pas un Français mort. Pas un Allemand mort. Un homme mort. Tous ces morts sont des hommes, tous ces morts ont respiré comme moi, tous avaient un père, une mère, des femmes qu'ils aimaient, un morceau de terre où ils prenaient racine, des visages sur lesquels se lisaient leurs plaisirs et leurs peines, des yeux qui voyaient la lumière et le ciel. A l'heure qu'il est, je sais que j'étais aveugle parce que je m'étais aveuglé, je sais enfin que tout ces morts, Français et Allemands, étaient frères et que je suis leur frère."." (p.1263)

    "Le 27 décembre 1918, lorsque la population polonaise se souleva à Poznan, avant l'arrivée des troupes du maréchal Pilsudski qui reconstituait l'Etat polonais, l'insurrection se constitua en conseils, comme en Allemagne et en Russie, tout en revêtant un aspect essentiellement nationaliste. La signification du conseil devait avoir, aux yeux de Kantorowicz, même à Berlin ou à Munich, des connotations nationales autant que sociales." (p.1273)

    "Propos xénophobes qu'Ernst Toller, Juif posnanien et socialiste, tenait à l'encontre d'Eugen Leviné dont l'origine russe et juive suscitait la haine à Munich en 1919." (p.1277)

    "La déclaration de l'unité allemande se fait à Weimar, au début de l'hiver 1919, presque au hasard, dans le vide immense creusé par la disparition des Empires et par les négociations de Versailles qui n'aboutirent qu'à l'été suivant. Des pans entiers de territoire demeurèrent à l'état virtuel de portions d'Etat ou de futures nations." (p.1277)

    "Ralph Giesey rapporte que Kantorowicz s'intéressa particulièrement à la thématique du double corps parce qu'il n'en voyait pas d'origine en deçà du Moyen Age occidental." (p.1302)

    "Des exilés de l'université de Francfort [...] Adorno et Horkheimer, assistaient à certaines séances du Collège." (p.1303)

    "Kantorowicz, malgré sa discrétion, connaissait donc bien l'emploi du terme [de théologie politique] par Carl Schmitt." (p.1306)
    -Alain Boureau, Histoires d'un historien, Kantorowicz, postface à Ernst Kantorowicz, Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.1225-1313.

    "On me demanda une contribution pour un volume d'essais en l'honneur de Max Radin à l'occasion de sa retraite, je ne pus faire mieux que proposer un essai sur les "Deux Corps du Roi" (certaines parties des chapitres I-III, et un fragment du chapitre IV)." (p.646)

    "On peut considérer cette étude comme, entre autres choses, une tentative pour comprendre et, si possible, démontrer comment et par quels moyens certains axiomes d'une théologie politique qui allait, mutatis mutandis, demeurer en vigueur jusqu'au XXe siècle commencèrent à se développer dans la seconde partie du Moyen Age. Ce serait cependant aller beaucoup trop loin que supposer que l'auteur a été tenté de s'interroger sur l'apparition de certaines des idoles des religions politiques modernes simplement à cause de l'effroyable expérience de notre époque, durant laquelle des nations entières, les plus grandes comme les plus petites, sont devenues de véritables obsessions allant dans bien des cas à l'encontre des principes élémentaires de la raison humaine et politique. Sans doute, l'auteur avait-il conscience de ces aberrations: en fait, plus il a approfondi et accru sa connaissance des développements originels, plus il a réalisé l'extrême fragilité de certaines idéologies. Il semble cependant nécessaire de souligner que de telles considérations sont venues après, en conséquence de la recherche présentée ici, mais qu'elles ne l'ont nullement provoquée, et qu'elles n'en ont en rien déterminé le cours. [...] Cette étude traite de certains mots clés de l'Etat souverain et de son éternité (Couronne, Dignité, Patria, et autres) exclusivement du point de vue de la présentation des doctrines politiques telles qu'on les comprenait au stade initial de leur développement et à une époque où elles servaient de véhicules pour mettre sur pied les premières communautés politiques modernes." (p.647)

    "En limitant ainsi le sujet, l'auteur espère avoir évité, dans une certaine mesure au moins, certains des dangers habituels aux études trop vastes et trop ambitieuses dans le domaine de l'histoire des idées: la perte de contrôle du sujet, des documents, des faits ; un langage et un raisonnement trop relâchés ; des généralisations non démontrées, et un manque de tension provenant de répétitions ennuyeuses." (p.647)

    [Intro]
    "Le mysticisme politique [...] en enclin à perdre de son charme ou à se vider de sa signification quand il est sorti de son milieu d'origine, de son temps et de son espace.
    La fiction mystique des "Deux Corps du Roi", telle qu'elle est répandue par les juristes anglais de la période Tudor et des époques suivantes, ne fait pas exception à cette règle. Maitland l'a mise à nu dans une étude extrêmement amusante et stimulante, sur la Couronne en tant que "corporation". Avec une forte coloration de sarcasme et d'ironie, le grand historien anglais du droit a révélé les élucubrations auxquelles pouvait mener -et avait effectivement mené- la fiction du roi considéré comme une "corporation unitaire", et il a aussi montré à quel chaos devait forcément conduire, dans une logique bureaucratique, la théorie d'un roi à deux corps et d'une royauté duale.
    " (p.653)

    "La tentation de tourner en ridicule la théorie des Deux Corps du Roi est vraiment grande quand on lit, sans y avoir été préparé, la description à la fois fantasmagorique et subtile du sur-corps -ou corps politique- du roi faite par Blackstone dans un chapitre de ses Commentaires [1765] qui résume commodément les résultats de plusieurs siècles de pensée politique et de réflexion juridique. De ses pages ressort le spectre d'un absolutisme exercé, non par un "Etat" abstrait, comme de nos jours, ou une "Loi" abstraite, comme au haut Moyen Age, mais par une fiction physiologique abstraite qui reste probablement sans parallèle dans la pensée séculière. Que le roi soit immortel parce que légalement il ne peut jamais mourir, ou qu'il ne soit légalement jamais mineur, ce sont là des caractéristiques familières. Mais les choses vont plus loin que prévu quand on nous dit que le roi "est non seulement incapable de mal faire dans ses actes, il est même incapable de mal penser: il ne peut jamais avoir l'intention de faire une chose mauvaise ; il n'y a en lui ni déraison ni faiblesse". De plus, ce roi est invisible, et quoiqu'il ne puisse jamais rendre la justice tout en étant la "Fontaine de Justice", il a cependant une ubiquité légale: "Aux yeux de la loi, Sa Majesté est toujours présente dans tous ses tribunaux, bien qu'elle ne puisse rendre personnellement la justice". L'état de "perfection absolue", suprahumaine, de cette persona ficta [personne construite] royale est, pour ainsi dire, le résultat d'une fiction à l'intérieur d'une fiction: il est inséparable d'un aspect particulier des concepts corporationnels, la corporation unitaire." (p.654-655)

    "Ce genre d'artifice créé par l'homme -en fait cette étrange construction d'un esprit humain qui finit par devenir l'esclave de ses propres créations-, nous sommes plus préparés à le trouver dans la sphère religieuse, plutôt que dans les royaumes présumés sobres et réalistes du droit, de la politique et du constitutionnel [...]
    Maitland savait fort bien la curieuse fiction de la "majesté duale" avait une très longue tradition [...]
    Hélas, Maitland n'a pas écrit cette histoire, bien qu'il ait pu laisser échapper plus d'une indication utile à ce sujet. [...] Les études qui suivent ne prétendent pas combler ce vide. Elles visent simplement à dégager les grandes lignes du problème historique en tant que tel, à esquisser d'une façon bien trop sommaire, superficielle et incomplète le climat historique général des "Deux Corps du Roi" et à replacer ce concept, si possible, dans son cadre spécifique de théories politiques et de pensées médiévales
    ." (p.655)

    [chap 1]
    "Dans les Rapports de Plowden, écrits et rassemblés durant le règne de la reine Élisabeth, Maitland trouva la première élaboration claire de ce jargon mystique dans lequel les juristes royaux enveloppaient et déguisaient leurs définitions de la royauté et des capacités royales." (p.657)

    "La "cause célèbre", concernant le duché de Lancastre, que les rois lancastriens avaient possédé en tant que propriété privée et non en tant que propriété de la Couronne, fut jugée -et ce n'était certainement pas la première fois- dans la quatrième année du règne de la Reine Élisabeth. [...] Sur quoi, les juristes de la Couronne, assemblés à Serjeant's Inn, tombèrent tous d'accord que:
    [...] Le Roi a en lui deux Corps, c'est-à-dire un Corps naturel et un Corps politique. [...] Son Corps politique est un Corps qui ne peut être vu ni touché, constituant en une société politique et en un gouvernement, et constitué pour la direction du peuple et de la gestion du Bien public, et ce Corps est entièrement dépourvu d'Enfance, de Vieillesse, et de tous autres faiblesses et défauts naturels auxquels est exposé le Corps naturel, et pour cette raison, ce que fait le Roi en son Corps politique ne peut être invalidé ou annulé par une quelconque incapacité de son corps naturel".
    " (p.657-658)

    "Ce passage de Sir John Fortescue [dans Le Gouvernement d'Angleterre, 1471 pour la première édition latine] montre [...] [que l]e corps politique de la royauté ressemble beaucoup aux anges et à l'Esprit-Saint, parce qu'il représente, comme les anges, l'Immuable dans le Temps." (p.658)

    "Les Deux Corps du Roi forment ainsi une unité indivisible, chacun étant entièrement contenu dans l'autre. [...] Non seulement le Corps politique est plus ample et plus grand que le Corps naturel, mais certaines forces réellement mystérieuses y résident, qui diminuent ou même suppriment les imperfections de la fragile nature humaine." (p.659)

    "Les difficultés pour définir les effets qu'exerce le Corps politique -actif chez l'individu roi comme un Dieu caché- sur le Corps naturel sont évidentes. [...] C'est sur une véritable corde raide que dansent les juristes." (p.660)

    "Cette migration de l' "Ame", c'est-à-dire la partie immortelle de la royauté d'une incarnation à une autre, telle qu'elle est exprimée par le concept de "démise" du roi est sans aucun doute un des éléments essentiels de toute théorie des Deux Corps du Roi." (p.661)

    "Cette métaphore [l'organicisme] est très ancienne ; elle imprégnait la pensée politique à la fin du Moyen Age. Cependant, la façon dont Southcote formulait cette vieille idée -"il est incorporé à eux et eux à lui"- fait directement allusion à la théorie politico-ecclésiologique du corpus mysticum [corps mystique] citée effectivement avec grande insistance par le juge Brown dans l'affaire Hales contre Petit. Dans cette affaire, le tribunal s'intéressait aux conséquences légales d'un suicide, que les juges tentaient de définir comme un acte de "félonie". Lord Dyer, Chief Justice, y souligna que le suicide était un crime triple: c'était un crime contre la nature, puisqu'il va à l'encontre de la loi de l'autopréservation ; c'était un crime contre Dieu, puisque c'est une violation du sixième commandement ; enfin, c'était un crime "contre le Roi, puisque par cette action, le Roi a perdu un sujet, et (dans les propres termes de Brown), le Roi qui est à la tête a perdu un de ses Membres mystiques".
    Les termes de "Corps politique" et "Corps mystique" paraissent être utilisés sans grande discrimination. [...] Il est clair que la doctrine de la théologie et du droit canon, qui enseigne que l'Église et la société chrétienne en général sont un
    corpus mysticum, dont la tête est le Christ, a été transposée par les juristes de la sphère théologique à celle de l'Etat, dont la tête est le roi." (p.663)

    "Il suffit de remplacer l'image étrange des Deux Corps par le terme théologique plus habituel des Deux Natures pour faire ressortir avec intensité le fait que le discours des juristes élisabéthains emprunte sa substance, en dernière analyse, au langage théologique et que leur discours sur lui-même, c'est le moins que l'on puisse dire, est cryptothéologique. [...] Les juristes, que le droit romain appelait de façon si suggestive les "prêtres de la justice", ont développé en Angleterre non seulement une "théologie de la royauté" -cela était devenu la coutume partout sur le continent durant les XIIe et XIIIe siècles -mais ils ont en fait élaborés une véritable "christologie royale".
    Cette observation n'est pas entièrement nouvelle, bien que l'on n'en ait pas jusqu'ici apprécié tout l'intérêt.
    " (p.664)

    "Considéré en lui-même, ce transfert de définitions d'une sphère à l'autre, de la théologie au droit, n'est ni surprenant ni même remarquable. La méthode du quid pro quo [de l'analogie] -l'emprunt de notions théologiques pour définir l'Etat- était employée depuis longtemps, tout comme, vice versa, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, on avait adapté la terminologie politique impériale et le cérémonial impérial aux besoins de l'Église.
    [...] Il est inutile de rendre la fièvre religieuse du XVIe siècle responsable des définitions des juristes de l'époque Tudor
    ." (666)

    "Les juristes continentaux n'étaient pas familiers des institutions parlementaires comparables à celles qui s'étaient développées en Angleterre, où la "Souveraineté" s'identifiait non pas au Roi seul, ni au peuple seul, mais au "Roi en Parlement". Et alors que la jurisprudence continentale pouvait facilement  conduire à un concept abstrait de l' "Etat", ou identifier le Prince avec cet Etat, elle ne réussit jamais à concevoir le Prince comme une "corporation unitaire" -être hybride d'ascendance compliquée, sans doute- de laquelle on ne pouvait en aucun cas exclure le corps politique représenté par le Parlement. En tout cas, le continent n'a jamais proposé un parallèle exact au concept "physiologique" anglais des Deux Corps du Roi -ni sur le plan du vocabulaire ni sur celui des concepts.
    D'ailleurs, on ne peut écarter facilement de la pensée politique anglaise l'idiome des Deux Corps du Roi. Sans ces distinctions [...] entre l'éternité du Roi et le caractère temporaire du roi, entre son corps politique immatériel et son corps naturel matériel et mortel, il aurait été pratiquement impossible au Parlement de recourir à une fiction semblable et de rassembler au nom de et par l'autorité de Charles Ier, Roi-corps politique, les armées qui devaient combattre ce même Charles Ier, roi-corps naturel.
    " (p.667)

    [chap 2]

    "C'est l'aspect humainement tragique de la gémellité royale que Shakespeare a mis en relief, et non pas les potentialités légales que les juristes anglais avaient concentrées dans la fiction des Deux Corps du Roi. Cependant, le jargon juridique des "deux corps" était loin de n'appartenir qu'aux arcanes de la profession des juristes. Que le roi fût une "Corporation en lui-même, qui vit éternellement", était une banalité que l'on trouvait dans un simple dictionnaire de termes juridiques, comme l'Interpreter du docteur John Cowell (Cambridge, 1607) ; et, même à une date antérieure, l'essentiel du concept de royauté reflété dans les Rapports de Plowden était passé dans les écrits de Joseph Kitchin (1580) et de Richard Crompton (1594). De plus, des idées proches furent agitées sur la place publique quand, en 1603, Francis Bacon suggéra, pour les Couronnes d'Angleterre et d'Écosse, unies en la personne de Jacques Ier, le nom de "Grande Bretagne" comme une expression de "l'union parfaite des corps tant politique que naturel"." (p.673)

    "Savoir si oui ou non Shakespeare était familier avec les subtilités du langage juridique ne change pas grand-chose à l'affaire. [...] Une telle vision [de la double nature d'un roi] peut s'élaborer très naturellement sur une fondation purement humaine. [...] C'était en tout cas l'essence vitale de son art de révéler les nombreux plans actifs chez tout être humain, de jouer des uns contre les autres, de les confondre ou de préserver leur équilibre, selon la structure de vie qu'il avait en tête et souhaitait recréer. Il était alors bien pratique de retrouver ces plans toujours en lutte, en quelque sort légalisés par la "christologie" des juristes royaux et servis tout préparés." (p.674)

    "La Tragédie du roi Richard II est la tragédie des Deux Corps du Roi.
    Peut-être n'est-il pas superflu d'indiquer que l'Henri V de Shakespeare, quand il déplore la dualité de la condition royale, associe immédiatement cette image avec le roi Richard II.
    " (p.674)

    "Il semble pertinent, quant au sujet général de cette étude, et aussi intéressant par ailleurs, d'examiner de plus près les variétés de "dualités" royales que Shakespeare a exposées dans les trois affolantes scènes centrales de Richard II. Les dualités, toutes unes et toutes fonctionnant simultanément chez Richard - "Ainsi, je joue à moi seul bien des personnages" (V, v, 31 [I, 598], -sont celles qui sont potentiellement présentes chez le roi, le fou et le dieu. [...] Cependant, on peut penser que le "roi" domine dans la scène sur la côte du pays de Galles (III, ii [I, 569 sq.], le "fou" au château de Flint (III, iii [I, 573 sq.]) et le "dieu" dans la scène de Westminster (IV, i [I, 581 sq.]) avec la misère de l'homme comme perpétuelle compagne et antithèse à chaque étape." (p.675)

    "L'humanité du roi l'emporte sur la divinité de la Couronne et la mortalité sur l'immortalité [...] Disparue, l'unité du corps naturel avec l'immortel corps politique [...] Ce qui reste, c'est la faible nature humaine d'un roi." (p.677)

    "Chaque scène, progressivement, marque un nouveau nadir. [...] Le "fou" indique la transition de "Roi" à "Dieu", et rien ne saurait être plus dérisoire, apparemment, que le Dieu dans la misère de l'homme." (p.681)

    "Amené à Westminster Hall, il fait vibrer la même corde que l'évêque, celle du biblicisme. Il désigne l'assemblée hostile, les seigneurs qui entourent Bolingbroke:

    Naguère, ne me criaient-ils pas tous: "Salut ?" C'est ce que Judas avait crié au Christ ; mais lui, sur douze, trouva onze fidèles ; moi, sur douze mille, pas un ! (IV, i, 169 [I, 584].)

    Pour la troisième fois, le nom de Judas est cité pour stigmatiser les adversaires de Richard. Bientôt, le nom de Pilate suivra et rendra évident le parallèle implicite
    ." (p.682)

    "Il ne reste plus qu'un homologue à sa lamentable personne, le Fils de l'homme, tourné en dérision." (p.684)

    "Soudain, Richard se rend compte que, quand il affronte son Pilate lancastrien, il n'est pas du tout semblable au Christ, mais que lui-même, Richard, a sa place parmi les Pilates et les Judas, parce qu'il est tout aussi traître que les autres, ou même plus qu'eux: il est traître à son propre corps politique immortel et à la royauté telle qu'elle a été jusqu'à son époque:

    Mes yeux sont pleins de larmes, je n'y vois plus... Et pourtant, ils voient un tas de traître ici. Et si je tourne mes regards vers moi-même, je me trouve traître comme les autres: car j'ai donné ici le consentement de mon âme pour dépouiller le corps sacré d'un roi. (IV, i, 244 sq. [I, 586].)

    Autrement dit, le corps naturel du roi devient traître au corps politique du roi, "au corps sacré d'un roi". C'est comme si l'accusation de 1649, l'accusation de trahison portée par Richard contre lui-même annonçait l'accusation de haute trahison commise par le roi contre le Roi." (p.685)

    "Élisabeth considérait cette pièce avec les sentiments les plus hostiles. [...]
    Richard II resta une pièce politique. Elle fut interdite pendant le règne de Charles II, dans les années 1680. La pièce illustrait peut-être de façon trop évidente les très récents événements de l'histoire révolutionnaire de l'Angleterre, le "Jour du Martyr du Bienheureux Roi Charles Ier", tel qu'il était commémoré à l'époque dans le Rituel de l'Église anglicane. La restauration évitait ces souvenirs, et d'autres du même ordre, et n'aimait pas cette tragédie qui était centrée, non seulement sur l'idée d'un roi martyr semblable au Christ, mais aussi sur cette idée, des plus déplaisantes, d'une séparation violente des Deux Corps du Roi." (p.687)
    -Ernst Kantorowicz, Les deux corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, in Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.643-1222.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 15 Avr - 13:17, édité 1 fois


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    Ernst H. Kantorowicz, Œuvres  Empty Re: Ernst H. Kantorowicz, Œuvres

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 6 Avr - 14:01

    [Chap 3] "Bien qu'indubitablement il soit exact que la fiction juridique des Deux Corps du Roi était un trait distinctif de la pensée politique anglaise à l'époque d'Élisabeth et des premiers Stuarts, il ne faudrait pas en déduire que ces spéculations ont été réservées aux XVe et XVIe siècles, ou qu'elles n'avaient eu aucun précédent." (p.688)

    "Traités théologiques et politiques du plus haut intérêt écrits aux alentours de l'an 1100 par un ecclésiastique inconnu. Les traités révèlent dans un langage audacieux les sentiments vigoureusement royalistes et passionnément antigrégoriens de l'auteur ; ils brûlent encore du feu allumé par la Querelle des Investitures." (p.688)

    "Parmi les nombreux sujets qu'il a jugés bon de discuter, il y avait aussi ce qui sera défini plus tard comme la persona mixta, la "personne composée" juridique, constituée de capacités ou de strates diverses qui se recoupaient. [...]
    Ce qui importe ici, c'est seulement la
    persona mixta dans la sphère religieuse et politique où elle était représentée principalement par l'évêque et le roi, et où le "mélange" faisait référence au mélange de capacités et de pouvoirs séculiers et spirituels unis en une seule personne. La capacité double en ce sens était un trait habituel et plutôt commun dans le clergé à l'époque féodale, où les évêques étaient non seulement des princes de l'Église mais aussi les feudataires des rois." (p.689)

    "Tout comme l'évêque, le roi aussi était considéré comme persona mixta parce qu'une certaine capacité spirituelle lui était attribuée comme une sorte d'émanation de sa consécration et de son onction. Il est vrai qu'en fin de compte la doctrine pontificale refusa au roi tout caractère clérical, ou le confina à quelques fonctions et titres purement honorifiques et sans importance. Néanmoins, les auteurs de la fin du Moyen Age continuèrent à insister sur le fait que le roi n'était pas "purement laïc", ou, en terme juridiques, qu'il n'était pas une "personne ordinaire". Vers 1100, cependant, quand l'Anonyme normand écrivit ses traités, le concept de roi comme personne pourvue de qualités spirituelles fleurissait encore et commençait à peine à décliner et, par conséquent, une grande partie de ce que discute cet auteur doit être considérée en fonction des idéaux médiévaux de royauté-prêtrise.
    La doctrine de la
    persona mixta ne paraît avoir aucun rapport direct avec les Deux Corps du Roi. La dualité exprimée par le concept de persona mixta concerne les capacités temporelles et spirituelles, mais ne fait pas référence aux corps naturel et politique. Ou peut-être le super-corps impersonnel et immortel du roi est-il apparu au haut Moyen Age, d'une façon ou de l'autre, comme contenu dans cette idée même de son caractère spirituel résultant de la cléricalisation de la fonction royale ? En fait, c'est cette direction que l'Anonyme normand, un des plus ardents défenseurs de l'essence spirituelle d'une royauté à l'image du Christ, nous indique." (p.690)

    "Le plus connu, et peut-être le plus remarquable, des traités anonymes est De consecratione pontificum et regum [Sur la consécration des évêques et des rois]. Comme le suggère le titre, l'auteur discute essentiellement les effets des onctions d'ordination des rois et des évêques." (p.690)

    "L'Anonyme normand et les juristes de l'époque Tudor arrivaient à la même fiction d'un super-corps royal uni d'une façon mystérieuse au corps individuel et naturel du roi." (p.691)

    "Les rois auxquels se réfère l'Anonyme sont les christi, les rois oints de l'Ancien Testament, qui ont préfiguré l'arrivée du Christus royal, l'Oint de l'éternité. Après l'arrivée du Christ incarné et après son ascension et son exaltation en tant que Roi de Gloire, la royauté terrestre se transforma très logiquement et reçut sa fonction propre dans le système de salut. Les rois de la Nouvelle Alliance ne peuvent plus passer pour les "annonciateurs" du Christ, mais plutôt pour ses "ombres", les imitateurs du Christ. Le souverain chrétien devint le christomimetes -littéralement l' "acteur" ou le "personnificateur" du Christ- qui, sur la scène terrestre, représentait l'image vivante du Dieu à deux natures, même en ce qui concernait les deux natures non mélangées. Le prototype divin et son vicaire visible étaient censés offrir de grandes ressemblances, puisqu'ils étaient supposés se réfléchir l'un l'autre ; et selon l'Anonyme, il n'y avait peut-être qu'une seule différence -mais capitale- entre l'Oint pour l'éternité et son contretype terrestre, l'oint pour le temps: le Christ était Roi et Christus de par sa nature même, alors que son représentant terrestre était roi et christus seulement par la grâce. Car, alors que l'Esprit "surgissait" dans le roi terrestre au moment de sa consécration pour en faire "un autre homme" (alius vir) et le transfigurer dans le temps, ce même Esprit faisait depuis le début de l'éternité partie du Roi de Gloire pour rester en lui durant toute l'éternité. En d'autres termes, le roi devient "déifié" pour une brève période par l'effet de la grâce alors que le Roi céleste est Dieu par nature, éternellement." (p.691)

    "L'antithèse de natura et de gratia était couramment utilisée pour indiquer non seulement que la grâce remédiait à la faiblesse de la nature de l'homme, mais aussi que la grâce préparait l'homme à participer à la nature divine même. En ce dernier sens, l'antithèse de natura et de gratia servait de support à la déification de l'homme en général, et pas seulement pour des rois oints et consacrés. L'Anonyme, cependant, appliquait cette déification par la grâce avant tout au roi." (p.691)

    "Ces réflexions à la fois sur la bipolarité et l'unicité potentielle de la nature et de la grâce conduisent l'auteur au concept de son roi personnifiant le Christ comme un être géminé. Lui, l'oint par la grâce, est parallèle à la gemina persona du Christ aux deux natures. C'est l'idée médiévale de la royauté centrée sur le Christ portée à un extrême rarement rencontré en Occident." (p.692)

    "L'auteur pousse ses dichotomies encore plus loin, c'est-à-dire jusqu'à l'Antiquité païenne, et il obtient ainsi de très curieux résultats. On peut accepter, tout en la trouvant étrange, sa suggestion selon laquelle les reges christi de l'Ancien Testament, qui préfiguraient le glorieux Christus regnaturus dans les Cieux, devraient être considérés -en tant que rois- comme, en un certain sens, supérieurs à l'humble Christ de Nazareth avant l'Ascension. Mais, il est vraiment déconcertant de trouver une relation similaire entre l'empereur romain et le Dieu incarné ; pour être précis entre Tibère et Jésus.
    C'est Jésus, Fils de l'homme, qui se soumet à Tibère en apportant l'argent du tribut. Mais à quel Tibère l'argent était-il remis ? Interprétant l'épisode, l'Anonyme créé une autre
    gemina persona dans l'empereur Tibère:

    Il dit: "Rendez à César ce qui est à César", et ne dit pas "à Tibère ce qui est à Tibère". Rendez au pouvoir (potestas), non à la personne. La personne ne vaut rien, mais le pouvoir est juste. Tibère est inique, mais César est bon. Rendez, non pas à l'inique Tibère, mais au pouvoir juste et au bon César ce qui est à lui. [...] En tout cela, il se conformait à la justice. Car il était juste que la faiblesse humaine succombe à la divina potestas. En d'autres termes, le Christ, en son humanité, était alors faible, mais la potestas de César était divine.

    Le moins que l'on puisse dire de ce passage, c'est qu'il pousse à l’extrême les conséquences d'un principe, et que tout en restant dans la gamme des concepts habituels, il leur est néanmoins opposé. En soi, l'exaltation de la potestas est autant en accord avec l'enseignement de l'Église que la doctrine de "l'obéissance dans la souffrance"." (p.694-695)

    "Ce qui semble le différencier des autres, c'est la philosophie qui soutient et édifie sa théorie, et le fait que la duplication de personnes chez le roi n'est pas fondée en droit ou constitutionnellement, mais théologiquement: elle reflète la duplication des natures du Christ. Le roi est la personnification parfaite du Christ sur Terre. Puisque le modèle divin du roi est à la fois Dieu et homme, le christomimetes royal doit correspondre à cette duplication ; et, puisque le modèle divin est à la fois Roi et Prêtre, la royauté et le sacerdote du Christ doivent se refléter aussi chez ses vicaires, c'est-à-dire chez le roi et l'évêque, qui sont à la fois personae mixtae (spirituelle et séculière) et personae geminatae (humaines par nature et divines par grâce). En tout cas, les théories de l'Anonyme ne sont pas centrées sur la notion de l' "office" opposée à l'homme, ni sur des considérations constitutionnelles ou sociales ; elles sont christologiques et christocentriques. [...]
    La conception du roi par l'auteur normand comme
    persona geminata est ontologique." (p.697)

    "Cette philosophie n'était pas celle des temps à venir. [...] La victoire de la révolutionnaire papauté de la Réforme dans le sillage de la Querelle des Investitures et la montée de l'empire du clergé sous la conduite du pape, qui monopolisa les strates spirituelles et en fit un domaine sacerdotal, anéantirent tous les efforts pour continuer ou renouveler ce type de royauté liturgique fondée sur un roi-prêtre que l'Anonyme défendait avec tant d'acharnement. D'un autre côté, les nouveaux Etats territoriaux qui commencèrent à se développer au XIIe siècle étaient manifestement séculiers, en dépit d'emprunts considérables au modèle ecclésiastiques et hiérarchique ; le droit séculier, y compris un droit canon laïcisé, plutôt que les effets du saint chrême, allait désormais justifier la royauté du monarque. Par conséquent, les idées de l'Anonyme normand ne trouvèrent d'écho ni dans le camp laïque. [...] Il est le champion des idéaux de la période des othoniens et des premiers saliens, ainsi que de ceux de l'Angleterre anglo-saxonne, et, dans ses traités, il résume vraiment les idées politiques des Xe et XIe siècles. Mais, comme tous les chantres d'une époque révolue, il force trop et exagère les idéaux du passés, et devient ainsi le principal théoricien de la théorie christocentrique de la royauté sous sa forme la plus extrême, la plus cohérente et la plus concentrée. Ses traités doivent être utilisés non pas comme un reflet d'idées valides à son époque ou annonçant l'avenir, mais comme une sorte de miroir qui agrandit, et par la même déforme légèrement, les idéaux en vogue à l'époque précédente." (p.698)

    "La célèbre miniature de l'Évangile d'Aix-la-Chapelle, exécutée vers 973 à l'abbaye de Reichenau, montre l'empereur Othon II assis sur son trône." (p.699)

    "Ce sont ces mêmes idées [que celles de l'Anonyme normand] que montre la miniature: l'empereur élevé au ciel [...] tous les pouvoirs terrestres inférieurs au sien, et lui-même plus proche de Dieu." (p.700)

    "C'est comme si le Dieu-Homme avait cédé son trône céleste à la gloire de l'empereur terrestre, dans le but de permettre à l'invisible Christus au ciel de se manifester dans le christus sur terre." (p.702)

    "Ayant apparemment reçu commande de réaliser un portrait triomphal de l'empereur, [l'artiste de Reichenau] se tourna tout naturellement vers le psaume XC et consulta le commentaire de saint Augustin. Le psaume XC était en effet le grand psaume de victoire, le psaume "impérial" par excellence selon la plus ancienne tradition, car il contient le verset célèbre (v.13): "Tu écraseras la vipère et le basilic, le lion et le dragon, tu les piétineras [sous tes pieds]." En fait, ce psaume était pour de nombreuses raisons si irrésistiblement impérial que les très rares et assez exceptionnelles représentations du Christ en grand uniforme d'empereur romain -armure dorée et fibule d'épaule impériale à trois pendants- sont toutes en rapport avec le psaume XC, 13, bien que, par ailleurs, des "dieux en uniforme" soient un sujet représenté avec une certaine fréquence à la fin de l'Antiquité. Il ne peut y avoir le moindre doute, par conséquent, que l'exégèse augustinienne du psaume XC ait poussé l'artiste à représenter l'empereur vivant à la manière du Christ, comme Imperator in tabernaculo militans [Empereur en armes sous la tente (et sur le tabernacle)] En conséquence, il fit repasser le mot ambivalent tabernaculum de son sens figuré ("chair") à son sens primitif de tabernacle ; de là, dans son tableau, le "voile du tabernacle" qui devient aussi pour lui un accessoire essentiel pour diviser le corps de l'empereur et en indiquer la nature géminée -pedes in terra, caput in coelo [les pieds sur la terre, la tête au ciel]." (p.714)

    "Les modèles carolingiens sont importants pour nous, parce qu'ils sont un commentaire, là où l'artiste de Reichenau les suit, et ils sont surtout révélateurs quand il choisit de s'en éloigner. Une comparaison avec les célèbres images de trône carolingiennes -par exemple Charles le Chauve avec la Bible vivienne et dans le Codex Aureus- l'illustre très clairement. Certes, il y a aussi un voile dans les miniatures carolingiennes ; il est attaché aux piliers du dais-ciborium qui surmonte le trône. Mais le voile ne passe pas en travers du corps du souverain et ne le divise pas en deux ; il sépare sa tête de la Main de Dieu. Dans la miniature de Reichenau, cependant, la tête de l'empereur passe à travers le rideau ou "ciel", de sorte que la dextera Dei [la dextre de Dieu] est maintenant en contact direct avec la tête d'Othon [...]
    Tout cela résulte d'une philosophie de l'Etat qui est très différente de celle que suggèrent les représentations de trône carolingiennes. Il est vrai que, pour les monarques carolingiens, c'est aussi la main de Dieu le Père, qu'émanent la bénédiction et la grâce divines, et il y a aussi une relation entre le souverain sur un trône et le très éloigné Père au Ciel, mais le Christ est absent de ces scènes. Le concept carolingien d'une royauté semblable à celle de David était catégoriquement théocentrique [...]
    Rien n'aurait pu être plus opposé au peintre de Reichenau. Son empereur est à la place du Christ, et la main qui s'étend vers le bas depuis le haut du tableau est entourée d'un nimbe en forme de croix: ce n'est probablement pas la Main du Père, mais plutôt Celle du Fils. En bref, le concept othonien de la royauté que montrait l'artiste de Reichenau n'était pas théocentrique ; il était catégoriquement christocentrique. Une centaine d'années ou plus de piété monastique centrée sur le Christ ont affecté aussi l'image de la souveraineté. En fait, la miniature unique de Reichenau est l'expression picturale la plus puissante de ce que l'on peut appeler la "royauté liturgique" -une royauté fondée sur le Dieu-homme plutôt que sur Dieu le Père. En conséquence, l'artiste de Reichenau a pris le risque de transférer aussi les "deux natures en une seule personne" du Dieu-homme à l'empereur othonien. Tout aussi clairement que l'Anonyme allemand dans ses traités, le maître des Évangiles d'Aix a exposé le concept de
    gemina persona du souverain." (p.718-719)

    "Dans l'art de la fin de l'Antiquité, nous voyons souvent le nimbe conféré à certains personnages qui pourraient incarner une idée dépassant l'individu même ou une notion générale. Cette marque spéciale de distinction indiquait que le personnage était censé représenter à tous points de vue un continuum, quelque chose de permanent et d'éternel au-delà des contingences du temps et de la corruption. Des provinces romaines comme l'Égypte, la Gaule, l'Espagne et autres étaient parfois représentées nimbées -par exemple dans la Notitia dignitatum de la fin de l'Antiquité. Dans ce cas, nous appelons généralement ces figures féminines nimbées des "abstractions" et des "personnifications", ce qui est correct ; mais nous devons rester conscients que le trait le plus important de toutes les personifications et abstractions, c'est leur caractère supratemporel, leur continuité dans le temps. En fait, le nimbe ne mettait pas tant en évidence la personification que le Genius de chaque province particulière, c'est-à-dire son pouvoir fécond et créatif éternel, puisque genius vient de gignere. Beaucoup de ce que nous avons aujourd'hui tendance à associer avec des slogans du genre de Roma aeterna ou la France éternelle était exprimée très précisément par l'Aegyptus, la Gallia, l'Hispania quand ces figures étaient décorées de leur nimbe. La même chose était vraie en ce qui concernait des idées ou des vertus. Iustitia ou Prudentia, qui étaient des déesses de l'Antiquité païenne, étaient censées représenter des forces perpétuellement efficaces ou des formes d'existence perpétuellement valides quand elles étaient figurées, dans l'art chrétien, avec le nimbe. En d'autres termes, chaque fois que nous écrivons une idée avec une majuscule et qu'en anglais, par exemple, nous changeons même le genre du neutre au féminin, nous entourons en réalité l'idée ou la notion d'un nimbe et indiquons son éternité en tant qu'idée ou que pouvoir.
    Dans ce sens, et tout à fait dans le sens de l'Anonyme normand, les empereurs byzantins jusqu'à la chute de Constantinople et même après étaient représentés nimbés.
    " (p.724)

    "C'est peut-être pour concurrencer l'empereur byzantin que le pape Grégoire VII revendique le nimbe pour tous les papes, en quelque sorte ex dignitate officii [en raison de la dignité de la fonction]."

    "Les Byzantins [...] avaient affirmé que l'essence pour ainsi dire "nimbée" de l'ancienne Rome sur le Tibre, ou son genius éternel, avait été transférée à la nouvelle Rome sur le Bosphore [...] Le corps nimbé de Rome quittera son corps matériel, ou, comme l'auraient dit les juristes d'une époque très postérieure, "sera transféré et transmis du Corps naturel": et c'est ainsi que Rome est passée d'incarnation en incarnation, allant d'abord à Consantinople et plus tard à Moscou, la troisième Rome." (p.726)

    "Le nimbe déplaçait aussi son porteur: il le transportait, scolastiquement parlant, du Tempus à l'aevus, du Temps à la Perpétuité, en tout cas à un quelconque continuum de temps sans fin ; la personne nimbée, ou plutôt la personne parce que nimbée, son ordo, "ne mourrait jamais". [...] Et puisque l'aevum était l'habitat des Idées, Logoi ou Prototypes, ainsi que des anges de la philosophie chrétienne alexandrinisée, il devient compréhensible qu'en dernier ressort, le "corps politique" du roi des juristes Tudor ait laissé transparaître une telle ressemblance avec les "saints esprits et anges" et que le rex christus de l'Anonyme normand ait été aussi doué de la nature supérieure de Médiateur, un roi humain par nature et divin par grâce." (p.727)

    [Chap 4]

    "Le concept du roi gemina persona, humain par nature et divin par grâce, était l'équivalent haut-médiéval de la vision postérieure des Deux Corps du Roi, et aussi son annonciateur. La théologie politique de la haute époque était encore canalisée par la structure générale du langage liturgique et de la pensée théologique, puisqu'une "théologie politique" séculière indépendante de l'Église ne s'était pas encore développée. Le roi, par sa consécration, était lié à l'autel comme "Roi" et non pas seulement -nous pensons ici aux siècles postérieurs- comme une personne privée. Il était "liturgique" en tant que roi parce que, et dans la mesure où, il représentait et "imitait" l'image du Christ vivant. [...]
    Tout naturellement, ce roi, imitateur du Christ, était représenté et décrit aussi comme le "médiateur" entre ciel et terre, concept d'une certaine importance ici, car toute médiation implique, d'une façon ou de l'autre, l'existence d'un être à deux natures.
    " (p.729)

    "Quand [...] dans le sillage de la cléricalisation de l'office royale dans la deuxième partie du IXe siècle et sous l'influence du langage des ordines de couronnement et de leur conception liturgique de la royauté, les titres royaux avec Christus commencèrent à prévaloir, la différence entre un vicarius Dei et un vicarius Christi n'était probablement pas toujours ressentie, ou même pas ressentie du tout. Il est néanmoins remarquable, quant aux structures changeantes de la piété et à la sensibilité religieuse générales, qu'après la période carolingienne, durant laquelle la qualification vicarius Dei semble avoir été la règle, une préférence marquée pour vicarius Christi apparaisse à l'époque christo-centrique des othoniens et des premiers saliens. La différence entre ces deux appellations, cependant, ne devint systématique et, par là même, historiquement signifiante que quand le vicariat du Christ fut revendiqué  comme une prérogative hiérarchique [...] jusqu'à ce que finalement le titre de vicarius Christi devînt un monopole du pontife romain.
    Comme d'habitude, beaucoup de courants de la vie politique, intellectuelle et religieuse s'unirent pour produire ce bouleversement général et dissoudre les images de royauté fondées sur le Christ. La séduction des
    ordines de couronnement s'effaça sous le choc de la Querelle des Investitures. Cette querelle elle-même, qui, d'une part, démantelait le pouvoir séculier de l'autorité spirituelle, la compétence ecclésiastique et l'influence liturgique, et qui, de l'autre, "impérialisait" le pouvoir spirituel, a certainement joué son rôle. Cependant, l'évolution dogmatico-théologique du XIIe siècle vers une définition de la présence réelle du Christ dans les sacrements produisit aussi une nouvelle accentuation de la vieille idée de la présence du Christ dans la personne du prêtre qui célèbre la messe comme un vicaire. De plus, la nouvelle impulsion donnée aux études de droit canon se fit sentir." (p.731)

    "Avec les décrétales d'Innocent III, le vicarius Christi pontifical fit sa première apparition officielle, non pas dans la langue usuelle, mais dans les recueils de droit canon. A partir de cette date, les décrétalistes, théologiens et philosophes scolastiques se bornèrent à interpréter ce titre en ce sens uniquement papal. [...] Vice versa, les civilistes, s'appuyant sur le vocabulaire de droit romain et sur quelques auteurs romains comme Sénèque et Végèce, commencèrent à appeler l'empereur presque sans exception deus in terris, deus terrenus ou deus praesens [Dieu sur terre, dieu terrestre ou Dieu présent]. [...] Ils considéraient comme certain, sur la base de leurs sources, que le Prince était avant tout vicaire de Dieu ; car, pour qualifier l'empereur, l'expression vicarius Christii n'aurait absolument pas pu être dans le champ de leur langage. Ainsi, la dissolution de l'idéal christocentrique de la souveraineté s'est aussi produite sous l'influence du droit romain. Désormais, un Christus in terris pontifical était flanqué d'un deus in terris impérial." (p.731-732)

    "Ces changements dans la nomenclature de la fin du Moyen Age, souvent à peine perceptibles et pourtant très révélateurs, n'étaient que des symptômes superficiels d'évolution dans des couches beaucoup plus profondes du sentiment religieux occidental. [...] Dans la sphère politique, il en résulta le remplacement du concept plus christologique - liturgique par une idée du gouvernement plus théocratique - légaliste, tandis que du divin modèle -que les monarques ultérieurs prétendaient imiter- s'effaçait graduellement l' "humanité" de la divinité et, avec elle, l'essence quasi sacerdotale et sacramentelle de la royauté. Ou, autrement dit, par opposition à la royauté "liturgique" antérieure, la royauté "de droit divin" de la fin du Moyen Age était modelée sur le Père au Ciel plutôt que sur le Fils sur l'Autel et axée sur une philosophie du droit plutôt que sur la physiologie -encore antique- du Médiateur à deux natures." (p.732)

    "Il y eut, néanmoins, une période de transition de la royauté liturgique ancienne à la royauté de droit divin de la fin du Moyen Age, une période clairement définie, pendant laquelle une médiation royale existait toujours, encore qu'étrangement sécularisée, et pendant laquelle l'idée de prêtrise royale était fondée sur le droit même." (p.732)

    "Quand, environ cinquante ans [après la rédaction des traités de l'Anonyme normand], Jean de Salisbury écrivit son Policraticus, les expressions juridiques avaient déjà pénétré le langage érudit, et les concepts légaux étaient souvent mis en application, bien qu'ils n'eussent pas encore bouleversé les modes de la pensée médiévale. Jean de Salisbury n'était assurément pas juriste professionnel, mais il maniait les volumes du Corpus justinien et du Décret de Gratien aussi aisément que la masse volumineuse des auteurs classiques et des écrits patristiques." (p.733)

    "Jean de Salisbury tenta de résoudre ce qui peut nous apparaître comme un problème contradictoire ou la quadrature du cercle ; car il attribua à son Prince à la fois un pouvoir absolu et une limitation absolue par la loi." (p.733)

    "Il s'intéresse à la persona publica, cette notion extraordinaire empruntée au droit romain, autour de laquelle va tourner toute la théorie politique de la fin du Moyen Age et des périodes postérieures. Dans les passages du Policraticus de Jean de Salisbury discutés ici, la tension interne est dans la persona publica même du Prince: en tant que personne publique, lui, le Prince, est à la fois legibus solutus et legibus alligatus [...] à la fois seigneur et serf du droit. La dualité est dans l'office même, conclusion à laquelle Jean de Salisbury était presque obligé d'arriver sur la base de deux lois contradictoires du Corpus romain, la lex regia et la lex digna [...]
    Dans cette ambiguïté, nous apprendrons à reconnaître la
    gemina persona du roi reflétée par la loi, ainsi que l'idée de médiation royale transposée de la sphère liturgique à la sphère légale." (p.734-735)

    "Deux générations après Jean de Salisbury, la pensée juridique prévalait sans aucun doute possible sur l'esprit de la liturgie: la jurisprudence se trouvait dès lors en position de créer sa propre spiritualité séculière.
    Le
    locus classicus d'une nouvelle structure de persona mixta issue du droit lui-même se trouve dans le Liber augustalis, le grand recueil des Constitutions siciliennes que Frédéric II publia à Melfi en 1231 comme un empereur romain, bien que techniquement il ait agi comme roi de Sicile -souverain d'ailleurs tout à fait compétent pour agir comme imperator in regno suo [empereur en son royaume]." (p.735)

    "La formule par antiphrase de l'empereur [père et fils de la justice] [...] s'accordait au climat intellectuel du "siècle des juristes" en général, et plus particulièrement à celui de la Magna Curia de Frédéric, où juges et praticiens étaient censés administrer la justice comme des prêtres, où les sessions de la Haute Cour, mises en scène avec une étiquette comparable au cérémonial de l'Église, étaient qualifiées de "très saint ministère (mystère) de la Justice" [...] dans les termes d'une religio iuris [religion du droit] ou d'une ecclesia imperialis [Église impériale]." (p.737)

    "La "théologie impériale de gouvernement" de Frédéric [...] ne reposait plus sur l'idée d'une royauté fondée sur le Christ. Les principaux arguments de Frédéric et de ses conseillers juridiques venaient du droit ou étaient déterminés par le droit -plus exactement par le droit romain. En fait, la fonction duale de l'empereur [...] provenait de la lex regia ou lui était apparentée [...] c'est-à-dire qu'elle venait de cette loi célèbre par laquelle les Quirites des temps anciens conféraient au princeps romain l'imperium, en même temps qu'une capacité limitée à créer le droit, et à exempter de la loi. [...]
    La double possibilité d'interpréter la
    lex regia comme le fondement ou bien de la souveraineté populaire ou de l'absolutisme royal est trop bien connue pour qu'il soit nécessaire d'en discuter ici. Dans les Institutes de Justinien et ailleurs, la lex regia était citée afin d'étayer la prétention selon laquelle, en plus des très nombreuses autres méthodes de créer des lois, "aussi (et!) ce qui plaît au Prince a pouvoir de loi". Mais dans les manuels de droit de Justinien, il y avait illogisme et ambiguïté dans la mesure où il n'était pas clairement dit si la lex regia impliquait une translatio pleine et complète du pouvoir à l'empereur en tant que tel ou seulement une concessio limitée et révocable à l'empereur -individu, in persona. C'est cette ambiguïté qui conduisit, à la fin du Moyen Age, entre autres solutions, à la construction d'une souveraineté duale, une maiestas realis du peuple et une maiestas personalis du Prince. Frédéric II n'arrivait pas à une dualité de cet ordre. [...] Son pouvoir de législateur, il dépendait des experts en droit romain de son temps qui, dans l'ensemble, excluaient un pouvoir législatif indépendant du peuple parce qu'ils considéraient le Prince comme l'unique législateur légitime et l'interprte suprême de la loi. Néanmoins, Frédéric II tenait de la lex regia une obligation qu'il exprima en une phrase claire." (p.737-738)

    "Les empereurs Théodose et Valentinien, qui étaient les initiateurs de la lex digna, avaient fait une déclaration qui impliquait que, moralement, le Prince devait observer même ces lois auxquelles il n'était pas légalement soumis [...] Les compilateurs du Code justinien au VIe siècle suggérèrent dans leur résumé une soumission plus stricte au droit de la part de l'empereur quand ils reproduirent l'édit [...]
    Cette antinomie [...] poussa Jean de Salisbury à interpréter le prince comme étant à la fois
    imago aequitatis et servus aequitatis, et cette solution, à son tour, lui parut être le reflet du modèle biblique, c'est-à-dire du Christ qui, bien que Rois des Rois, "naquit soumis à la Loi [...]
    C'était en gros le moyen auquel recoururent le plus souvent de nombreux juristes médiévaux quand il leur fallut réconcilier les maximes irréconciliables en apparence de la lex regia et de la lex digna.
    " (p.739)

    "Les modèles et les concepts médiévaux de royauté ne furent pas purement et simplement évacués, ni par Frédéric II, ni par d'autres: pratiquement toutes les anciennes valeurs survécurent -mais elles furent traduites en nouveaux modes de pensée séculiers et essentiellement juridiques et ainsi survécurent par translation dans un cadre séculier. De plus, les structures et les valeurs furent rationalisées, non pas par le truchement de la théologie, mais, de préférence, par celui de la jurisprudence scientifique." (p.746)

    "Les distinctions, les antithèses, les parallélismes et les adaptations de cette sorte, sans cesse réitérés, contribuaient à créer la nouvelle "sainteté" de l'Etat séculier et ses "mystères", et c'est pourquoi ils ont une importance qui dépasse la simple tentative de sacraliser la profession juridique, de placer la science du droit sur un pied d'égalité avec la théologie ou de comparer la procédure légale avec les rites de l'Église." (p.752)

    "Une nouvelle noblesse se classa [dès la fin du XIIIe siècle] désormais aux côtés de la militia coelestis (chevalerie céleste] du clergé et de la militia armata [chevalerie armée] des gentilshommes, la classe dite militia legum [chevalerie juridique] ou militia literata [chevalerie lettrée]." (p.753)

    "Guillaume Budé, l'un des fondateurs de l'école historique humaniste de jurisprudence au XVIe siècle, avait tout à fait raison de ridiculiser l'erreur d'Accurse et des glossateurs en général, qui avaient tendance à confondre les sacerdotes et pontifices de la Rome antique avec les prêtres et les évêques de leur époque. Cependant, c'est à travers ces équivalences objectivement fausses qui pullulent dans les œuvres des juristes médiévaux qu'apparurent de nouvelles intuitions tirées des conclusions qui, à bien des égards, allaient modeler notre temps et gardent une grande influence de nos jours même. Les juristes médiévaux, tout naturellement, étaient frappés par la solennité grave de l'antique droit romain qui, bien sûr, était inséparable de la religion et des choses sacrées en général. Ils étaient maintenant impatients d'appliquer aussi l'éthique religieuse romaine des recueils de Justinien aux conditions de leur propre monde intellectuel. Par conséquent, ce fut par l'intermédiaire des juristes que quelques-uns des anciens attributs et des parallèles les plus appréciés sur la royauté -le roi inspiré par Dieu, le roi sacrificateur, le roi prêtre- survécurent à l'époque de la royauté liturgique et fondée sur le Christ, et furent adaptés au nouvel idéal de souveraineté fondée sur une jurisprudence scientifique. [...] Les juristes sauvèrent une bonne part de l'héritage médiéval en transférant certaines propriétés spécifiquement ecclésiastiques, de la royauté dans un contexte juridique, préparant par là même le nouveau halo des nouveaux Etats nationaux, et pour le meilleur ou pour le pire, des monarchies absolues." (p.754)

    "La théorie du souverain vu comme la loi vivante ou la Justice vivante a été amenée à maturité par l'élève et le disciple de saint Thomas, Gilles de Rome, qui, entre 1277 et 1279, dédia son traité politique De regimine principum au fils du roi de France, le futur Philippe IV le Bel. Puisque ce "Miroir aux Princes" fut, pendant la fin du Moyen Age, l'un des livres les plus lus et les plus cités en matière politique, les principaux problèmes furent, en quelques sorte, résolus par son auteur pour de nombreux siècles à venir. Gilles de Rome, ayant assimilé à fond Aristote, appelait lui aussi le prince le "Gardien de la Justice" et le définissait comme "l'organe et l'instrument de la Loi juste". [...]
    Dans cette description des relations mutuelles entre Loi et Prince, nous trouvons une antithèse entre un roi animé et une Loi inanimée qui, en dernière analyse, remonte à la
    Politique de Platon ; et, de même, la supériorité du roi vivant sur la rigidité de la Loi inanimée a ses antécédents. Les définitions d'Aegidius furent répétées à maintes reprises, et sa conclusion supplémentaire, selon laquelle "il vaut mieux être gouverné par un roi que par la Loi", fut finalement résumée par les juristes dans la maxime Melius est bonus rex quam bona lex -renversement total de ce qu'Aristote avait dit et voulait dire." (p.758-759)

    "Un Prince qui était l'intermédiaire entre deux lois, qui était la lex animata envoyée par Dieu aux hommes, et qui était à la fois legibus solutus et legibus alligatus était, pour des raisons évidentes, un concept répandu en cette période. Car toute la philosophie du droit au Moyen Age était inévitablement fondée sur l'hypothèse qu'il existait une Loi de la Nature, en quelque sorte métajuridique, dont l'existence était indépendante de celle des royaumes et des Etats [...] parce que la Loi de la Nature existait de façon indépendante per se et en dehors de toute Loi positive. [...] C'est en fait saint Thomas qui clarifia parfaitement au moins un point essentiel, quand il déclara que, certes, le Prince était legibus solutus quand au pouvoir coercitif (vis coactiva) de la loi positive, puisque, de toute façon, la Loi positive tenait son pouvoir du Prince ; d'un autre côté, cependant, saint Thomas soutenait (en accord total avec la lex digna qu'il citait à cette fin) que le Prince était soumis au pouvoir directif (vis directum) de la Loi de la Nature, auquel il devrait se soumettre volontairement. Cette définition, habilement exprimée, qui offrait apparemment une solution acceptable à un problème difficile (acceptable tant par les adversaires que par les défenseurs de l'absolutisme royal postérieur, et encore citée par Bossuet) était en conformité quand à l'essentiel non seulement avec Jean de Salisbury, mais aussi avec Frédéric II, quand il affirmait que l'empereur, bien qu'au-dessus de la Loi, était toujours soumis au pouvoir directif de la Raison.
    La mesure dans laquelle la dualité des lois, naturelle et humaine, était imbriquée avec l'idée d'un intermédiaire en matière de loi et avec les dualités inhérentes à la justice elle-même et au Prince aussi doit maintenant être assez évidente.
    " (p.759-760)

    "Évidente sécularisation de la fonction médiatrice royale au travers de la nouvelle jurisprudence." (p.762)

    "La nouvelle dualité du Prince était fondée sur une philosophie du droit [...] le champ de tension n'était plus déterminé par la polarisation, "la nature humaine et la Grâce divine" ; il s'était déplacé vers une polarisation, formulée en termes juridiques, "Loi de la Nature, lois de l'homme", "Nature / homme", et, un peu plus tard, vers "Raison / société", polarisation dans laquelle la grâce n'avait plus de place visible." (p.763)

    "Un nouveau schéma de persona mixta émergeait du droit lui-même." (p.764)

    "Frédéric II et Henri de Bracton étaient contemporains. Le grand empereur est mort à peu près à l'époque où Bracton commençait à écrire son De legibus et consuetudinibus Angliae. Nous ne disposons d'aucune preuve qui nous permette de supposer que le juriste anglais était familier du Liber augustalis, bien que les années cinquante du XIIIe siècle eussent marqué le point culminant d'échanges diplomatiques et politiques très intensifs entre l'Angleterre et le royaume de Sicile. [...]
    Certes, l'idée de la justice imprègne son oeuvre ; mais Justitia est loin d'être la vierge de l'Age d'or, et encore plus loin d'être incarnée par Henri III ou, d'ailleurs, par un quelconque roi anglais. L'Angleterre au XIIIe siècle avait l'esprit moins messianique que l'Italie et le reste du continent, et la doctrine du souverain, lex animata, descendant du haut du ciel parmi les hommes sur l'ordre de Dieu, semble être tombée en Angleterre sur un terrain particulièrement ingrat avant l'époque de la reine Élisabeth, la nouvelle Astrée. Accepter l'empire d'une idée abstraite n'a jamais été une faiblesse des Anglais, bien qu'une fiction utile ait pu être acceptée plus volontiers
    ." (p.765-766)

    "Une des difficultés que présente Bracton, et tant d'autres théoriciens politiques de l'époque, est l'usage ambigu du mot lex. Il peut recourir à la fois la Loi divine ou naturelle, et la Loi positive, écrite ou non. Il y avait certainement, dans l'Angleterre du XIIIe siècle, une forte tendance à soumettre le roi, dans les termes de saint Thomas d'Aquin, non seulement à la vis directiva [puissance orientatrice] de la Loi naturelle, mais aussi à la vis coactiva de la Loi positive, et à établir ainsi cette "tyrannie de la Loi", qui, à l'époque même de Bracton et si souvent par la suite, menaça de paralyser le bon fonctionnement du gouvernement. [...] lex semble inclure aussi les leges humanae, le terme ferait souvent référence à cette seule partie de la Loi positive qui "correspond à la Loi divine et a été approuvée par l'accord toujours renouvelé des générations passées". [...]
    Le roi n'était soumis qu'à la Loi divine ou naturelle. Cependant, il était lié par la Loi naturelle non seulement dans une abstraction transcendantale et métajuridique, mais aussi dans ses manifestations temporelles concrètes qui incluaient les droits du clergé, des grands seigneurs et du peuple -point très important dans une Angleterre qui s'appuyait surtout sur des lois non écrites et des coutumes.
    Il est probable, ou même tout à fait certain, qu'en pratique, le corpus de lois auxquelles Bracton considérait que son roi était soumis était sensiblement plus important que celui auquel Frédéric II avait déclaré son allégeance.
    " (p.766-767)

    "Le statut du roi "au-dessus de la Loi" était lui-même parfaitement "légal" et garanti par la Loi." (p.767)

    "Pour Bracton, les conseillers n'apparaissent pas comme "la bouche du Prince", mais c'est plutôt le Prince, ou roi, qui apparaissait comme "la bouche du conseil", qui promulguait les lois "comme il lui plaisait" seulement après discussion avec les Grands et selon leurs avis ; c'est-à-dire que le "plaisir" du roi n'a valeur de loi que dans la mesure où c'est une "promulgation autorisé par le roi de ce que les magnats déclarent être la coutume ancienne"." (p.770)

    "Dans la première moitié du XIIe siècle, le concept d'inaliénation était complètement absent de la pratique gouvernementale anglaise. Cependant, un changement se produisit avec l'accession au trône d'Henri II, dont la consolidation du domaine royal, jointe à ses autres réformes administratives et juridiques, fit se développer l'idée que certains droits et certaines terres domaniales étaient inaliénables. Les deux droits, romain et canon, furent, certes, des facteurs favorables à l'expression claire de l'idée de l'inaliénabilité de la propriété de l'Etat ; mais l'élément essentiel fut qu'Henri II constitua de facto un ensemble de droits et de terres inaliénables qui, plus tard, au XIIe siècle, finit par être désigné sous le nom d' "ancien demesne" (domaine) et forma, pour employer le langage du droit romain, les bona publica ou la propriété fiscale du royaume. De plus, l'existence même de l' "ancien demesne", ensemble de droits et de territoires suprapersonnel qui était séparé de l'individu-roi et qui n'était absolument pas sa propriété privée, donna une certaine substance à la notion d'une "Couronne" impersonnelle, qui se développait simultanément." (p.778)

    "Certains droits royaux, par exemple, sur les épaves, les trésors, les gros poissons (thon, esturgeon et autres) qui appartenaient, certes, à la Couronne, n'avaient guère d'importance pour "le bien de la communauté", si bien que le roi, s'il le voulait, pouvait transférer ses droits, ou une partie de ses droits, à des personnes privés [...]
    Bracton arrive à une distinction [...] entre les droits dont le roi est investi pour son bien et le bien de la communauté du royaume, et ceux qui ne bénéficient qu'à la personne du roi. [...]
    En bref, à certains points de vue, le roi obéissait à la loi de prescription ; il était un "être temporel", strictement "dans le temps", et soumis, comme tout être humain, aux effets du temps. A d'autres points de vue, cependant, c'est-à-dire en ce qui concerne les choses
    quasi sacrae ou publiques, il n'était pas affecté par le temps et par son pouvoir de prescription ; comme les "anges et esprits saints", il était au-delà du temps et même perpétuel et éternel. [...]
    En d'autres termes, sur le plan du temps, le roi était une
    gemina persona." (p.779-780)

    "[Bracton] a distingué précisément entre le rex regnans (le "roi régnant") et la Couronne, tandis qu'il assimilait en même temps les res quasi sacrae et les res fisci [...]
    Ainsi apparaît cette antithèse ou parallélisme apparemment bizarre de Christus et Fiscus, auquel on n'a prête que peu ou pas d'attention jusqu'ici, et qui illustre néanmoins de la façon la plus exacte un problème fondamental de la pensée politique dans la période de transition du Moyen Age aux Temps modernes.
    " (p.781)

    "La source de tous ces juristes était le Decretum de Gratien [...]
    Cependant, des textes [...] de saint Augustin sur le fiscus du Christ existent
    ." (p.782)

    "La pierre angulaire de la comparaison était l'inaliénabilité à la fois des biens d'Église et des biens fiscaux. [...] ils "ne mourraient jamais". [...] A partir du XIIIe siècle, il était généralement admis que le fisc représentait à l'intérieur du royaume ou de l'empire une sorte de sphère de continuité et d'éternité suprapersonnelle qui dépendait aussi peu de la vie d'un souverain individuel que la propriété de l'Église dépendait de la vie d'un évêque ou d'un pape individuels." (p.784)

    "Cette égalité de traitement de l'Église et du fisc par équiparation ne semble pas remonter au-delà de Frédéric II." (p.786)

    "Les juristes eurent recours à des termes théologiques ; c'est ainsi que "Dieu' ou "Christ" devinrent des symboles ou des codes d'un système fictif servant à expliquer la nature fictive du fisc, son ubiquité et son éternité." (p.787)

    "En dernière analyse, le parallélisme apparemment bizarre entre Christus et fiscus remonte aux strates les plus primitives de la pensée juridique romaine. Pour les Romains, la propriété des dieux et la propriété de l'Etat étaient, par définition, sur le même plan: res divinae et res publicae étaient hors d'atteinte de toute personne particulière parce qu'elles étaient res nullius. Plus tard, le concept païen des "choses qui appartiennent aux dieux" fut logiquement transféré à l'Église chrétienne, si bien que saint Ambroise pouvait rappeler au jeune empereur Valentinien II que "les choses divines ne sont pas soumises au pouvoir impérial", indiquant par là, bien sûr, que les res divinae étaient hors d'atteinte même du Prince, parce qu'elles étaient res nullius. Pendant l'âge féodal, avec ses concepts patriarcaux d'organismes sociaux, ces notions, en particulier celle de res publicae, perdirent leur signification antérieure et devinrent pratiquement sans objet, en dépit de réminiscences occasionnelles. Ce fut seulement sous le choc du mouvement bolonais, et à la suite de la redécouverte de la jurisprudence érudite, qu'aux XIIe et XIIIe siècle, les antiques notions complémentaires de res sacrae et de res publicae recouvrèrent leur importance antérieure dans des conditions nouvelles. Elles devinrent applicables non seulement à la propriété de l'Église -suivant en cela la tradition de la fin de l'Antiquité et du Moyen Age- mais aussi aux choses appartenant à la souveraineté naissante de l'Etat séculier." (p.789)

    "Le roi de l'âge bractonien changea également et, si l'on ne craignait pas d'exagérer et de désigner par "fisc" la sphère du public dans son ensemble, on pourrait peut-être dire que de vicarius Christi, il était devenu vicarius Fisci." (p.791)
    -Ernst Kantorowicz, Les deux corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, in Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.643-1222.



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    Message par Johnathan R. Razorback Lun 9 Avr - 16:59

    [Chap 5]

    "Au début du XIIIe siècle [...] le centre de gravité se déplaça alors, en quelque sorte, des personnages régnants aux collectivités gouvernées [...] Sous la pontificalis maiestas [majesté pontificale] du pape, qui s'intitulait aussi "Prince et vrai empereur", l'appareil hiérarchique de l'Église romaine avait tendance à devenir le parfait prototype d'une monarchie absolue et rationnelle, basée sur un fondement mystique, alors qu'au même moment l'Etat avait de plus en plus tendance à devenir une quasi-Église ou une corporation mystique sur une base rationnelle.
    Alors que l'on a souvent eu conscience de ce que les nouvelles monarchies étaient, à bien des égards, des Églises par "transfert", on a beaucoup moins souvent montré, en détail, dans quelle mesure l'Etat de la fin du Moyen Age et de la période moderne a été réellement influencé par le modèle ecclésiastique, en particulier par le prototype spirituel englobant des concepts incorporants, le
    corpus mysticum de l'Église." (p.794)

    "La doctrine corporative de l'Église romaine a été résumée et posée en dogme en 1302 par le pape Boniface VIII dans les phrases lapidaires de la bulle Unam Sanctam [...]
    L'Église, en tant que corps mystique du Christ -et cela veut dire: la société chrétienne, composée de tous les fidèles, passés, présents et à venir, réels et potentiels- pourrait semblable à l'historien un concept si typiquement médiéval et si traditionnel qu'il risquerait facilement d'oublier la relative nouveauté de cette notion lorsque Boniface VIII testa sa force et son efficacité en l'utilisant comme arme dans sa lutte à mort contre le roi de France, Philippe le Bel. Le concept de l'Église en tant que corpus Christi remonte, bien sûr à saint Paul, mais le terme corpus mysticum n'a pas de tradition biblique et il est moins ancien que l'on ne pourrait s'y attendre." (p.794)

    "La notion de corpus mysticum, jusque-là utilisée pour qualifier l'hostie, fut peu à peu transférée -après 1150- à l'Église en tant que corps structuré de la société chrétienne unie dans le sacrement de l'autel. En bref, l'expression "corps mystique", qui avait à l'origine une signification liturgique ou sacramentelle, acquit une signification sociologique." (p.795)

    "[Elle] plaçait l'Église en tant que corps politique, ou considéré comme un organisme politique et juridique, sur le même même plan que les corps politiques séculiers, qui commençaient alors à s'affirmer comme entités autonomes." (p.796)

    "C'est à ce moment que les théologiens tout comme les spécialistes du droit canon commencèrent à faire la distinction entre les "Deux Corps du Seigneur" -l'un, le corpus verum individuel, sur l'autel, l'hostie ; et l'autre, le corpus mysticum collectif, l'Église." (p.796)

    "La distinction entre les "Deux Corps" du Christ n'était pas simplement identique à l'ancienne distinction christologique entre les deux natures du Christ, divine et humaine. [...] C'est plutôt une distinction sociologique entre un corps individuel et un corps collectif." (p.797)

    "C'est ici que, dans cette nouvelle affirmation des "Deux Corps du Seigneur" -dans les corps naturel et mystique, personnel et corporatif, individuel et collectif du Christ-, il nous semble avoir trouvé le précédent précis des "Deux Corps du Roi"." (p.797)

    "Saint Thomas d'Aquin utilise fréquemment l'expression corpus Ecclesiae mysticum, le "corps mystique de l'Église". Jusque-là, la coutume était de parler de l'Église comme du "corps mystique du Christ" (corpus Christi mysticum), une expression qui n'avait de sens que sacramentel. Dès lors, cependant, l'Église, qui avait été uniquement le corps mystique du Christ, devint un corps mystique de son propre chef. Cela veut dire que l'organisme de l'Église devint un corps mystique dans un sens presque juridique: une corporation mystique." (p.799)

    "Cependant, dans la mesure où l'Église était comprise comme une politia comparable à tout autre corps constitué séculier, la notion de corpus mysticum elle-même se chargeait d'un contenu politique séculier. [...] cette notion d'origine liturgique, qui servait jadis à exalter l'Église unie dans le sacrement, commença à être utilisée dans l'Église hiérarchique pour exalter la position du pape semblable à l'empereur." (p.800)

    "Alors que l'idée grandiose de l'Église en tant que corpus mysticum cuius caput Christus [corps mystique dont la tête est le Christ] se gonflait d'un contenu séculier, corporatif aussi bien que juridique, l'Etat séculier lui-même -partant, en quelque sorte, de l'autre extrémité- essayait d'obtenir sa propre exaltation et une glorification quasi religieuse [...] Dans ce processus, l'idée du corpus mysticum ainsi que d'autres doctrines corporatives développées par l'Église devaient s'avérer d'une importance capitale." (p.802)

    "Au milieu du XIIIème siècle, Vincent de Beauvais, pour définir le corps politique de l'Etat, utilisa le terme corpus reipublicae mysticum, "corps mystique de la communauté" [...] Ce fut un cas flagrant d'emprunt à la profusion des notions ecclésiastiques et de transferts à la communauté séculière de certaines des valeurs surnaturelles et transcendantales qui appartenaient normalement à l'Église. Du Miroir aux Princes d'un contemporain de Vincent, le franciscain Gilbert de Tournai, se dégage peut-être aussi une intention d'élever l'Etat au-dessus de son existence purement physique et de le transcendantaliser. [...] Mais Gilbert de Tournai voulait que son royaume idéal soit une entité distincte à l'intérieur du corps mystique traditionnel, dénotant l'unicité de la société chrétienne, alors que, pour Vincent de Beauvais, l'entité séculière elle-même était un "corps mystique"." (p.803)

    "Il est encore un autre concept qui est devenu populaire au cours du XIIIe siècle: c'est celui d'un "corps politique", qui est inséparable à la fois de l'époque des doctrines corporatives primitives et du renouveau des idées d'Aristote. Rapidement, l'expression "corps mystique" était devenue applicable à tout corpus morale et politicum au sens aristotélicien. [...] L'Etat allait non seulement être vu comme un "corps politique", mais aussi défini comme un "corps moral" ou "éthique". [...] C'était une institution qui avait en soi ses fins morales et son propre code éthique. Juristes et écrivains politiques acquirent une possibilité nouvelle de comparer l'Etat en tant que corpus morale et politicum avec le corpus mysticum et spirituale de l'Église, ou de l'opposer à ce dernier." (p.804)

    "Aucun n'a été aussi loin que Lucas de Penna, le juriste napolitain, qui écrivit son commentaire sur les Tres Libri, les trois derniers livres du Code, vers le milieu du XIVe siècle." (p.806)

    "Le justice rendait la parallèle avec le Christ d'une clarté poignante en ajoutant:

    Tout comme le Christ s'est uni en mariage à une étrangère, l'Église des Gentils ... de même le Prince s'est uni à sa sponsa [son épouse], l'Etat qui n'est pas sien.

    Ainsi, l'image vénérable de sponsus [l'époux] et de sponsa, du Christ et de son Église, était transposée du spirituel au séculier et adaptée aux besoins du juriste de définir les relations entre le Prince et l'Etat -un Etat qui, en tant que corps politique ou mystique, était une entité de son propre chef, indépendante du roi et dotée de biens qui n'étaient pas ceux du roi." (p.807)

    "Le juriste transposait au Prince et à l'Etat les éléments sociaux, organiques et corporatifs les plus importants, utilisés d'ordinaire pour expliquer les relations entre le Christ et l'Église. [...] Son argumentation devait avoir plus tard une influence étonnamment forte, en particulier dans la France du XVIe siècle, où l'analogie du corpus mysticum et la métaphore du mariage du roi avec son royaume étaient liées aux lois fondamentales du royaume de France." (p.808)

    "Jean de Terre Rouge, un juriste français (vers 1418-1419), vigoureux défenseur du droit du Dauphin (Charles VII) à monter sur le trône français, et ardent constitutionnaliste, mentionnait également le corpus mysticum de la France à propos des états. [...] Il faisait remarquer que les dignités royales ou séculières du royaume n'étaient pas propriété privée mais politique, parce qu'elles appartenaient "à tout le corps civique ou mystique du royaume", tout comme les dignités ecclésiastiques, qui appartenaient aux Églises ; par conséquent, le roi ne pouvait prendre de dispositions arbitraires quant à la succession du trône. [...]
    Dans ce concept organique de "corps politique et mystique", les forces constitutionnelles restèrent vivaces, ce qui limita l'absolutisme royal. Cela devint évident quand, en 1489, le Parlement de Paris, la Cour suprême de France, s'éleva sous le règne de Charles VIII contre les prétentions du conseil du roi. Le Parlement, corps présidé par le roi et composé de douze pairs, du chancelier, des quatre présidents du Parlement, de quelques officiers et conseillers et d'une centaine d'autres membres (prétendument sur le modèle romain), protesta contre les interférences [...] L'idée était que le roi et son conseil ne pouvaient agir contre le Parlement, parce que ce "corps mystique" représentait ou même était la personne du roi
    ." (p.810)

    "John Russell, évêque de Lincoln et chancelier d'Angleterre. Dans son sermon à l'ouverture du Parlement de 1483, il discourut sur [...] ce "grand corps publique de l'Angleterre n'existe et ne se trouve que là où le Roi se trouve lui-même, avec sa cour et son conseil.". [...] Le corps politique, mystique ou public d'Angleterre était défini, non pas par le roi ou la tête seuls, mais par le roi avec son conseil et son parlement." (p.812)

    "La royauté de la fin du Moyen Age, de quelque point de vue qu'on la considère, s'était centrée sur la politia après la crise du XIIIe siècle. La continuité, tout d'abord garantie par le Christ, puis par le droit, était maintenant garantie par le corpus mysticum du royaume qui, pour ainsi dire, ne mourait jamais, mais était "éternel", comme le corpus mysticum de l'Église. [...] Cette vision n'enlève rien à la complexité d'autres motivations qui furent peut-être encore plus efficaces: les doctrines d'Aristote, les théories du droit canon et du droit romain, l'évolution politique, sociale, et économique dans son ensemble à la fin du Moyen Age. Mais ces stimulants semblent avoir tous agi dans la même direction: rendre la politia coéternelle avec l'Église, et amener la politia -avec ou sans roi- au centre du débat politique." (p.816)

    "Il est impossible de séparer fortement l'idée de la royauté fondée sur la politia [...] le regnum [royaume] en tant que patria, en tant qu'objet d'un attachement politique et d'un sentiment semi-religieux." (p.817)

    "La Patria, si souvent dans l'Antiquité classique agrégat de toutes les valeurs morales, éthiques, religieuses et politiques auxquelles un homme pouvait tenir au point de vivre et de mourir pour elles, était une entité politique pratiquement périmée au début du Moyen Age. Pendant l'époque féodale, quand les liens entre seigneur et vassal déterminaient la vie politique et l'emportaient sur la plupart des autres liens politiques, l'ancienne idée de patria s'était presque entièrement effacée ou désintégrée. [...] Dans un sens étroit et purement local, il s'appliquait au hameau, au village, à la ville ou à la province natale, désignant, comme le pays français ou le Heimat allemand, le foyer ou le lieu de naissance de quelqu'un." (p.817)

    "Les sagas médiévales glorifient abondamment les victimes de la fidelitas et de la fides. Mais ces guerriers s'immolaient pro domino [pour leur seigneur] et non pro patria, et le glissement général du centre de la vie politique n'en est que mieux mis en lumière, lorsque les juristes du début du XIIIe siècle déclarèrent: "Le devoir de défendre la patria était supérieur aux obligations féodales du vassal envers son seigneur..."." (p.818)

    "Le chrétien, selon l'enseignement de l'Église primitive et des Pères, était devenu le citoyen d'un autre monde. Sa véritable patria était le Royaume des Cieux, la cité céleste de Jérusalem. [...] La doctrine chrétienne, en transposant la notion politique de polis à l'autre monde, et en l'élargissant en même temps à son regnum ceolorum [règne des cieux] ne se contentat pas d'engranger fidèlement et de préserver les idées politiques du monde de l'Antiquité ; mais, comme en bien d'autres occasions, elle préparait de nouvelles idées pour le jour où le monde séculier commencerait à retrouver ses anciennes valeurs caractéristiques." (p.818)

    "Dans le cas de la France à l'époque de Philippe le Bel, le mot patria en était effectivement arrivé à signifier tout le royaume [...] à cette époque la monarchie territoriale -peut-être même peut-on dire nationale- de la France était assez forte et suffisamment développée pour se proclamer la communis patria de tous ses sujets et pour exiger des services extraordinaires au nom de la mère patrie.
    C'est à peu près à la même période qu'une telle terminologie se développa en Angleterre dans la littérature ainsi que dans le langage juridique." (p.819)

    "Défendre et protéger le sol de France avait donc, par conséquent, des connotations semi-religieuses tout comme la défense et la protection du sol sacré de la Terre sainte elle-même.
    Il est devenu habituel, déjà avant les croisades, d'accorder une certaine glorification religieuse au chevalier qui sacrifierait sa vie au service de l'Église et pour la cause de Dieu. Grâce aux croisades, cependant, la possibilité d'acquérir cette glorification fut étendue de la chevalerie aux masses, et le privilège de devenir soldat martyr s'étendit à des classes qui, normalement, n'auraient pas dû combattre du tout
    ." (p.820)

    "Tout le problème de la patria, rendu plus aigu, non seulement par les deux droits, mais aussi par l'intensification de l'étude d'Aristote et par l'interprétation à la fois pratique et politique de ses écrits, fut discuté avec plus d'ardeur encore dans la période postérieure à celle de saint Thomas d'Aquin qu'il ne l'avait jamais été auparavant au Moyen Age. Saint Thomas lui-même le traita assez fréquemment. Il exigeait lui aussi que le citoyen vertueux s'exposât au danger de mort pour la protection de la communauté." (p.823)

    ""Tout comme Rome est la comunis patria, de même la Couronne du royaume est la communis patria", écrivit un juriste français aux environs de 1270, dans son résumé des opinions des doctrores legum. L'idée de la souveraineté de Rome passa aux monarchies nationales et l'idée de loyauté à Rome et à l'Empire universel s'effaça à leur profit." (p.826)

    "L'amor patriae romain, ressuscité, cultivé et glorifié avec tant de passion par les humanistes, a formé l'esprit laïc moderne.
    L'influence humaniste, cependant, ne se fit sentir qu'après
    ." (p.827)

    "L'un des essais les plus intéressants [...] sur l'obligation pour un roi de sacrifier sa vie pro patria [...] est l’œuvre d'un auteur de la fin du Moyen Age, Aeneas Silvius Piccolomini, le futur pape Pie II.
    Cet humanisme érudit dédia à l'empereur Frédéric III de Habsbourg, en 446, un traité [...]
    De ortu et auctoritate imperii Romani [...]
    Conformément à la tradition, il soutient que, dans un cas de
    necessitas pour la chose publique [...] Le Prince [...] peut exiger [...] jusqu'à la vie d'un citoyen [...] "il convient qu'un seul homme meure pour le peuple"." (p.834)

    "Il ajoute que le Christ s'est sacrifié, bien que -comme l'empereur- il fût Prince, le princeps et rector de l'Église dont il était chef. [...] Le sacrifice du Prince pour son corpus mysticum -l'Etat séculier- est comparable à celui du Christ." (p.834-835)

    "Selon l'Éthique à Nicomaque, le suicidé ne faisait tort ni à lui-même ni à aucune autre personne, mais il faisait tort à la polis, au bien public." (p.839)

    "Il apparaît moins probable que le concept organique de l'Etat, bien que par ailleurs très efficace, ait pu conduire per se à une théorie des "deux corps du roi", ou même, à l'équivalent séculier des deux corps du Christ. D'abord, nos sources ne confirment pas cette suggestion: nous ne trouvons nulle part, reposant sur la seule base du concept organique de l'Etat, l'idée que le roi, en tant que tête du corps politique, a deux corps. [...] L'idée de l'unité organique de la tête et des membres était trop forte pour permettre qu'ils soient séparés." (p.840)

    "La tête du corps mystique de l'Église était éternelle, puisque le Christ est à la fois Dieu et homme. Sa propre éternité, par conséquent, conférait de même à son corps mystique la valeur de l'éternité, ou plutôt de l'intemporel. Au contraire, le roi en tant que tête du corps politique était un mortel ordinaire [...] Il lui faillait [...] acquérir d'une façon ou de l'autre une valeur d'immortalité [...]
    La valeur d'immortalité ou de continuité, grâce à laquelle les nouveaux gouvernements fondés sur la
    politia allaient prospérer, était assignée à l'universitas "qui ne meurt jamais", à la perpétuité d'un peuple, d'une politia ou d'une patria immortels." (p.841-842)
    -Ernst Kantorowicz, Les deux corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, in Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.643-1222.



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    Message par Johnathan R. Razorback Sam 14 Avr - 15:24

    [Chap 6] "La grande crise dans la conception humaine du temps, certes latente jusque-là, atteignit un seuil critique lorsque la doctrine de la non-création et de l'infinie permanence du monde fut redécouverte dans la philosophie aristotélicienne. Ce principe portait un coup presque fatal à la suprématie des concepts augustiniens traditionnels du temps et de l'éternité. Le temps, sous l'influence de la doctrine de saint Augustin, jouissait jusque-là d'une réputation plutôt mauvaise que bonne. Le temps, tempus, était le vecteur de l'éphémère ; il signifiait la fragilité de ce monde présent et de tout ce qui était temporel, et il portait le stigmate du périssable. Le temps, séparé de l'éternité, était d'un niveau inférieur. [...] Il avait été créé, non pas avant, mais en même temps que le monde transitoire comme un passage de courte durée qui, comme une impasse, devait fatalement se terminer brusquement à tout moment, tout comme le monde créé pouvait à tout moment être surpris par le Jugement dernier. Le temps était fini." (p.844-845)

    "Dans la longue liste des errores condemnati [erreurs condamnées] que les autorités ecclésiastiques dressèrent pour juguler l'épidémie averroïste, le principe de l' "éternité du monde" tenait une place importante." (p.845)

    "La permanence illimitée de la race humaine même conférait une nouvelle signification à beaucoup de choses. Par exemple, elle donnait un sens au désir de gloire terrestre." (p.846)

    "Dès le XIIe siècle, on peut remarquer chez les philosophes et les théologiens scolastiques une certaine tendance à réviser le dualisme augustinien du temps et de l'éternité [...] Cela conduisit, entre autres, à la reprise de la notion d'aevum ("eon"), une catégorie de temps infini sans fin." (p.847)

    "L'aevum, bien sûr, correspondait aux anges et aux intelligences célestes, les êtres "aeviternels" qui étaient placés entre Dieu et l'homme. Comme l'homme, les anges avaient été créés ; mais le tempus transitoire de l'homme ne pouvait être leur, puisque les anges étaient des êtres éternels, sans corps, immortels, et qui existeraient encore après le dernier jour. D'un autre côté, puisqu'ils avaient été créées, ils ne pouvaient partager l'éternité du Créateur. En quelque sorte, il était vrai que les anges, par leur vision permanente de la gloire divine, participaient -tout comme les âmes des élus- de l'éternité atemporelle de Dieu. Mais les esprits immortels relevaient aussi du temps terrestre, non seulement parce qu'ils pouvaient apparaître aux hommes dans le cadre du temps, mais aussi parce qu'ils avaient été créées et qu'ils avaient donc, à leur manière angélique, un avant et un après." (p.848)

    "Ce qui avait été épidémique au XIIIe siècle devint endémique aux XIVe et XVe siècle siècles: on acceptait pas la continuité infinie d'un "monde sans fin", mais on acceptait une continuité quasi infinie [...] on était disposé à modifier, à réviser et à contenir -mais non à abandonner- les sentiments traditionnels sur les limitations dans le temps et le caractère transitoire des actions et des institutions humaines." (p.849)

    "Dès le XIVe siècle, ou même dès le XIIIe, le prétexte à une imposition ad hoc fut parfois laissé de côté, et ce qui était supposé extraordinaire devint ouvertement ordinaire [...] L'imposition, autrefois liée à un événement unique, était maintenant liée au calendrier, à la roue perpétuellement en mouvement du temps. L'Etat était devenu permanent, et ses urgences et ses besoins, sa necessitas, l'étaient aussi." (p.851)

    "Vers 1300, comme l'ont clairement révélé les Acta Aragoniensia, des rois commencèrent à nommer des représentants permanents aussi auprès de cours séculières importantes où il fallait surveiller des affaires non pas juridiques mais politiques. [...]
    coutume d'enregistrer tous les actes administratifs dans des registres permanents [...] Les besoins pratiques engendrèrent des changements institutionnels présupposant, pour ainsi dire, la fiction d'une continuité sans fin des corps politiques.
    " (p.854)

    "On attribuait aussi la qualité d'éternité à l'Empire romain." (p.855)

    "La lex regia établissait -du moins selon les défenseurs de la souveraineté populaire- le droit imprescriptible du peuple romain à conférer l'imperium et tous les pouvoirs au Prince. Si, néanmoins, Rome et l'Empire étaient "éternels", il s'ensuivait a fortiori que le populus romain était de même éternel [...] il y aurait toujours des hommes, des femmes et des enfants vivant à Rome et dans l'Empire, et représentant le peuple romain. Les exégètes du droit romain reconnaissaient spécifiquement le principe de "l'identité en dépit des changements" [...]
    Balde expliquait qu'un interdit lancé par l'Église sur une communauté -même si tous les individus qui avaient été cause de l'interdit étaient morts- pouvaient néanmoins demeurer valide pendant cent ans ou plus, "parce que le peuple ne meurt pas"
    -quia populus non moritur." (p.856)

    "Cette loi fondamentale était bien sûr universellement applicable aux conditions de tout regnum et de tout peuple, et on la retrouvait effectivement dans les écrits juridiques de tous les pays européens." (p.857)

    "La doctrine de l'immortalité et de la continuité des catégories et des espèces était [...] identifier [aux] corps constitués immortels et [à] d'autres corps collectifs. [...] Bref, au XIVe siècle, les doctrines aristotéliciennes de la perpétuité s'étaient profondément enracinées dans la pensée juridique." (p.859)

    "Non seulement la pluralité des hommes vivant ensemble dans une communauté formait un "corps mystique", mais la pluralité corporative était aussi réalisée du fait du caractère successif de ses membres." (p.864)

    "L'Etat purement organique ne devenait "corporatif" qu'à certaines occasions, il était "quasi corporatif à certaines fins juridiques, fiscales et administratives" ou dans un moment d'urgence nationale et d'effervescence patriotique, mais il n'était pas corporatif du point de vue de cette continuité permanente qui caractérisait l'universitas. [...] Il n'est donc pas surprenant de voir la comparaison organique [...] devenir peu à peu inutile. [...]
    Il fallut un certain temps avant que les découvertes des juristes -l'identité dans la succession et l'immortalité légale de la corporation- commencent à imprégner et à se combiner avec l'idée de l'Etat en tant qu'organisme éternel, ou avec le concept sentimental de
    patria." (p.865)

    "La séparation entre l'universitas corporative et ses composants individuels avait pour résultat la relativisme insignifiance de ces composants mortels qui, à un quelconque moment donné, formaient la collectivité ; ils étaient sans importance, par comparaison avec le corps politique immortel lui-même, qui survivait à ses composants." (p.865-866)
    -Ernst Kantorowicz, Les deux corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, in Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.643-1222.



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    Message par Johnathan R. Razorback Sam 14 Avr - 19:51

    [Chap 7] "En faisant du peuple une universitas "qui ne meurt jamais", les experts juridiques en étaient arrivés au concept d'une perpétuité, à la fois de l'ensemble du corps politique (tête et membres ensemble) et de ses membres constitutifs, pris isolément. Cependant, seule la perpétuité de la "tête" avait une aussi grande importance puisque la tête était généralement perçue comme la partie responsable, et que son absence pouvait rendre le corps incorporé incomplet, ou incapable d'agir. Par conséquent, la perpétuation de la tête posait une nouvelle série de problèmes et aboutit à de nouvelles fictions."

    "Difficulté pratiques au sujet de la continuité d'un corps corporatif." (p.867)

    "Sir Edward Coke, en 1603, traitait de la manière dont la couronne anglaise passait à un nouveau roi. Il faisait remarquer que le roi détenait le royaume d'Angleterre par un "droit de naissance inhérent" et que son titre au royaume lui venait par transmission lignagère, du sang royal, "sans qu'aucune cérémonie ou acte essentiel ne soit nécessaire ex post facto: car le couronnement n'est qu'un ornement royal"." (p.869)

    "La dévaluation de l'onction des rois à la fin du Moyen Age -malgré un accroissement de fait du mysticisme associé à l'acte lui-même- venait principalement de deux traditions: l'une hiérocratique, l'autre juridique. Ce qui avait été à l'origine un sacrement comparable aux sacrements du baptême et de l'ordination avait été réduit par le pouvoir spirituel lui-même à un rang de beaucoup inférieur, afin de rehausser d'autant plus efficacement le caractère sublime et unique de l'ordination aux fonctions sacerdotales. Cette longue évolution est résumée par la décrétale d'Innocent III, "De l'onction sainte", dans laquelle le pape séparait soigneusement les offices auparavant solidaires et étroitement enchevêtrés tels que, par exemple, l'Anonyme normand les avait décrits. Le Pape Innocent III accordait aux évêques l'onction avec le chrême, et sur la tête, mais il refusait avec insistance le même privilège au Prince. [...] retournement complet de l'idée antérieure d'une royauté à l'image du Christ et centrée sur le Christ." (p.871)

    "Les canonistes qui en vinrent à considérer les couronnements comme un sujet de moindre importance ne représentaient pas la tendance hiérocratique, c'est-à-dire celle qui défendait la théorie selon laquelle tout pouvoir, en dernier ressort, remontait à un homme ou dérivait de lui, à savoir le pontife dans sa plénitude pontificale. Au contraire, les canonistes hiérocratiques étaient favorables à la consécration impériale parce que, selon eux, ce n'était qu'à son onction que l'empereur recevait du pontife le pouvoir du glaive séculier. Cependant, l'autre groupe de canonistes, les "dualistes", favorables à un équilibre des deux pouvoirs universels, soutenaient que le pouvoir impérial (identifié à tort avec le "glaive séculier") dérivait de Dieu seul -par l'acte de l'élection. L'argument habituel de ces canonistes "dualistes" des XIIe et XIIIe siècles était qu'il y avait eu des empereurs bien avant qu'il n'y eut des pontifes, et que les empereurs d'autrefois jouissaient de la plénitude du pouvoir même sans consécration, parce que, de toute façon, tout pouvoir venait de Dieu." (p.872)

    "Ce n'est pas par quelque loi ou décret spécifique mais de facto que la France en 1270 et l'Angleterre en 1272 reconnurent que la succession au trône appartenait par droit de naissance au fils ainé [...]
    Dès lors, la véritable légitimité du roi fut dynastique, indépendante de l'approbation ou de la consécration de l'Église.
    " (p.876-877)

    "A l'opposé de la physis pure du roi et de la physis pure du territoire, le mot "Couronne", quand il était ajouté, indiquait la metaphysis politique dans laquelle rex et regnum avaient tous les deux leur part, ou le corps politique (auquel ils appartenaient tous deux) dans ses droits souverains ; il est sans doute utile de rappeler le facteur qui a peut-être été décisif: l'élément de perpétuité inhérent à la Couronne. Car la Couronne, par sa perpétuité, était supérieure au rex physique comme elle était supérieure au regnum géographique, en étant en même temps de niveau avec la continuité de la dynastie et l'éternité du corps politique." (p.883)

    "Le pape Grégoire IX [...] fit deux fois référence à un serment qu'avait, selon lui, fait Henri III, ut moris est [comme il est de coutume], à son couronnement, et par lequel le roi avait juré de maintenir les droits de son royaume, et de recouvrer ce qui avait été aliéné. L'existence d'un tel serment additionnel devient certitude sous Édouard Ier." (p.887)

    "L'influence du droit canon -en Angleterre comme ailleurs- sur l'évolution et la structuration de l'idée d'inaliénabilité, et donc de la notion de "Couronne" comme quelque chose de distinct de la personne du roi, paraît un fait bien établi et guère discutable." (p.893)

    "Il paraît [...] impossible de séparer la notion des "Deux corps du Roi" du développement très précoce et de l'influence durable du Parlement dans la pensée et la pratique politique anglaise." (p.959)

    "La pensée juridique des XIII et XIVe siècles, pour pouvoir interpréter la nature de la Dignitas, introduisit un élément de comparaison qui, étant à la fois individu et espèce, apparaissait comme une préfiguration de la corporation unitaire: l'oiseau mythique, le phénix." (p.961)
    -Ernst Kantorowicz, Les deux corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, in Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.643-1222.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 17 Avr - 16:39, édité 3 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Sam 14 Avr - 20:38

    [Chap 8]


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    Message par Johnathan R. Razorback Sam 14 Avr - 21:01

    [Chapitre 9 - Épilogue]

    "Le concept juridique et la formule constitutionnelle de la fin du Moyen Age, les Deux Corps du Roi, ont-ils le moindre antécédent ou parallèle classique ? Ou, plus brièvement et plus brutalement, le concept des Deux Corps du Roi est-il d'origine païenne ou chrétienne ?" (p.992)

    "Obligation de prêter serment au tribunal par [...] le genius de l'empereur (coutume observée à partir de Domitien jusque bien au-delà du temps de Justinien) ; par conséquent, il pouvait arriver, et c'était fréquent, qu'un sujet dût prêter serment par l'Empereur d'être loyal à l'empereur.
    Bien qu'il n'y ait aucun doute que ce soient là des traits vaguement apparentés aux objectivations ultérieures du corps politique immortel du roi, les différences sont au moins aussi grandes que les similarités. Après tout, le genius ou numen d'un empereur, bien qu'objet d'adoration publique, n'était pas séparé de l'individu mais restait encore une composante immanente de l'être humain individuel." (p.994)

    "ça et là, on retrouve des caractères qui sont reconnaissables isolément dans la philosophie politique classique et dans la théologie politique, qui laisseraient à penser que la substance de l'idée des Deux Corps du Roi avait été anticipée dans l'Antiquité païenne." (p.998)

    "Les deux corps du roi sont bien un produit de la pensée théologique chrétienne et, par conséquent, ils représentent une étape de la théologie politique chrétienne." (p.999)
    -Ernst Kantorowicz, Les deux corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, in Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.643-1222.



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    Message par Johnathan R. Razorback Ven 2 Oct - 17:57

    [Chapitre VII: César et Rome]

    "En 1144, le Sénat et l'Ordre équestre furent restaurés à Rome et la res publica romaine fut à nouveau gouvernée depuis le Capitole par un sacer senatus qui rappela à l'empereur d'alors, le premier Hohenstaufen, Conrad III, que c'était par le seul pouvoir du Sénat et du peuple de Rome que les Césars avaient jadis régné sur l'orbis terrarum. Le Senatus populusque romanus devait maintenant régir à nouveau le monde." (p.413)

    "Frédéric II est l'unique exemple dans l'histoire d'un monarque universel visant, non pas à étendre son pouvoir mais à le concentrer." (p.417)

    "L'épithète de "César" évoquait certes la gloire, le lustre et le triomphe mais aussi la vengeance, les haines, le comportement sauvage, la fureur de lion des empereurs, leur force passionnée, leur volonté inflexible, leur obstination." (p.417)

    "Ce triomphe marque le début d'une ère nouvelle: cette fête de la victoire romaine à l'antique qui annonce déjà la Renaissance est encore imprégnée du goût pour les trionfi, les lauriers, la gloire personnelle et l'immortalisation du héros. Frédéric II avait déjà célébré un triomphe à Jérusalem, lieu d'origine de sa royauté chrétienne, mais ce triomphe oriental avait été adressé à Dieu (et non à l'Église qui montrait du courroux). [...] Le nouveau triomphe militaire ne glorifiait plus que l'imperator romain César, l'être humain." (p.421)

    "Jusqu'à la fin du règne, des nobles romains vendirent leurs propriétés à l'empereur et devinrent ses vassaux. [...]
    La haine que les Romains éprouvaient envers le souverain pontife, chef de leur cité, les poussait sans cesse dans les bras de Frédéric [...] En 1236, un sénateur impérial fut élu et ce fut dès lors à cette Rome impériale que Frédéric adressa ses messages
    ." (p.424)

    "Il est surprenant qu'à Rome Frédéric ait soutenu et utilisé à son profit ces pulsions révolutionnaires et antigouvernementales qu'il combattait par le fer et par le feu en Lombardie. Mais, à Rome, ce mouvement était dirigé contre le pape." (p.424)

    "L'Empire romain, l'Italie, "siège de l'Empire", devait revenir aux Romains, au sang de Romulus ! Telle était l'idée que Frédéric se faisait de la rénovation. C'était Rome qui devait être le centre et la source d'énergie de l'Etat italo-romain, après l'élimination de Milan, "siège des divisions en Italie". [...] Il fallait qu'un sang romain authentique irriguât à nouveau l'Empire romain." (pp.426-247)

    "Le poète, lui aussi, concevait l'Italia una comme le centre de l'Empire romain, comme la province des provinces, non seulement comme le pays des Césars, mais aussi comme une Italie nationale. Alors que Frédéric avait voulu réveiller le peuple mort des Romains, Dante faisait appel au peuple italien lui-même, ce peuple que Frédéric avait, il est vrai, soumis pendant dix ans à l'expérience de l'Etat impérial italien." (p.428)

    "
    (pp.431-432)

    "
    (pp.432-435)

    "
    (pp.435-436)

    "
    (pp.438-439)

    "
    (pp.441-442)

    "
    (p.444)

    "Depuis presque cinq ans qu'il s'était mis en route pour l'Allemagne, au printemps 1235, Frédéric n'avait pas remis le pied sur le sol de son territoire héréditaire et il ne pouvait alors songer à y revenir, la route reliant l'Italie du Nord à la Sicile à travers l'Etat pontifical étant une nouvelle fois coupée. C'était donc dans les conditions les plus défavorables que devaient avoir lieu la réorganisation et la mobilisation de la Sicile conformément aux dispositions prises par l'empereur en Italie du Nord. Seuls les rouages et les commandes de l'Etat sicilien, judicieusement conçus dans leurs moindres détails, rendaient cette tâche possible.
    Il apparut bientôt que la volonté d'un seul homme, soutenu par un corps de fonctionnaires brillamment entraînés, de bonne volonté et pleins de possibilités non encore exploitées, pouvait obtenir des résultats rapides au prix, il est vrai, du travail le plus acharné. L'esprit simplificateur de l'empereur se révéla dans la façon dont les mesures d'urgence furent prises. Le collège de
    familiares fut dissous, les autorités centrales de la Sicile -administration, cours de justice, chancellerie- furent immédiatement rattachées à la Grande Cour, qui entre deux combats, se déplaçait rapidement à travers l'Italie. [...] Il n'y eut plus dès lors qu'une administration unifiée de l'empire: une seule Grande Cour, ou tribunal d'empire, une seule chancellerie d'empire et une seule administration impériale des finances et, à la place de la flotte sicilienne, il y eut une flotte d'empire placée sous les ordres d'un amiral d'empire." (p.445)

    "Tous les canaux de l'administration sicilienne convergeaient alors en Italie du Nord à la Grande Cour de l'empereur. Frédéric fut déchargé par la chancellerie, excellement organisée sous les ordres de ses deux chefs Pierre des Vignes et Thaddée de Suessa. La tâche était immense. Seule la transmission écrite des ordres permettrait de garder entre les mains la direction complète du royaume, même depuis la Lombardie. Comme la transmission de tous les ordres impériaux passait par la chancellerie, celle-ci devait suivre le souverain dans toutes ses campagnes, qu'il prenne ses quartiers dans une ville ou dans un camp. La rédaction des ordres ne s'interrompait pas un seul jour. Le nom des localités et la date des mandements montrent que la chancellerie travaillait les jours de déplacements du matin jusqu'au moment du départ et qu'elle se remettait à la tâche dès l'arrivée. En outre, les affaires qui relevaient des notaires depuis que la chancellerie sicilienne et la chancellerie d'empire avaient été réunies étaient innombrables. Si l'on considère que des douzaines d'ordres écrits de toutes sortes, en double ou triple expédition, et, par surcroît, rédigés dans un style passablement soigné, étaient émis quotidiennement -il y en avait parfois trente, quarante et encore davantage-, sans compter les fréquentes circulaires à tous les justiciaires, on arrive à se faire une idée du travail qui s'accumulait sur les têtes de six à huit secrétaires et autant de transmetteurs d'ordres. [...] L'empereur ne s'embarrassait pas d'égards pour ses secrétaires surmenés. Au moins un tiers des ordres qui partaient concernait uniquement ses centres d'intérêts personnels: les faucons, les chiens, la chasse. Mais Frédéric disait vrai, lorsqu'il déclarait qu'il travaillait jour et nuit, que "sa Majesté, toujours éveillé et attentive ne sommeillait pas" et il était certainement en droit d'exiger la même chose de ses fonctionnaires. [...] Les messagers, siciliens pour la plupart, arrivaient et repartaient sans relâche. La voie de terre qui traversait le Patrimoine de Saint-Pierre était le plus souvent peu sûre -la plus grande prudence était conseillée aux messagers arrivant par voie de terre-, aussi avait-on organisé une sorte de service exprès par mer entre Pise et Naples, assuré par des galères pisanes et impériales, ainsi que par de petits voiliers rapides. Les troupes, les céréales, l'argent et des courriers porteurs de communications importantes étaient transportés par la voie maritime et Naples et Pise avaient été aménagées en dépôts. Une transmission rapide des ordres était extraordinairement appréciée et valait aux fonctionnaires qui en étaient chargés les plus grands éloges. Par ailleurs, pour accélérer la marche de toutes les affaires, le personnel subalterne et les secrétaires furent multipliés.
    La tâche la plus urgente consistait à assurer la sécurité de la Sicile contre toute attaque
    ." (pp.446-447)

    "Nul ne devait quitter le navire avant la visite et, inversement, nul ne devait quitter le royaume sans autorisation de l'empereur. Les suspects devaient être aussitôt mis en prison. On recherchait surtout les lettres et les écrits, tant chez ceux qui arrivaient par bateau que chez les autres. Pour introduire des lettres dans le royaume, il fallait avoir l'autorisation de l'empereur. Sans celle-ci, le porteur de la lettre était pendu. Toute liaison avec Rome était prohibée de la façon la plus stricte. [...] L'empereur devait avant tout préserver son territoire de toute intoxication de nature intellectuelle. C'est pourquoi il fut également interdit aux étudiants des villes rebelles de faire leurs études à Naples. Parallèlement à cette fermeture de la Sicile, il fut procédé au nettoyage du pays lui-même. Dans les quelques semaines qui suivirent l'excommunication, les ordres concernant les éléments suspects du clergé sicilien furent donnés. Les moines mendiants, que le pape utilisait pour transmettre des nouvelles secrètes et pour susciter des soulèvements parmi le peuple, furent chassés. Au début, les mesures ne s'adressaient qu'aux moines originaires de villes rebelles d'Italie, plus tard, elles les touchèrent tous sans exception. Les biens des clercs non séculiers furent confisqués. Aucun ecclésiastique ne pouvait se rendre à Rome sans une autorisation de l'empereur. Inversement, les clercs siciliens fidèles et non suspects qui se trouvaient alors à Rome pour affaires durent regagner le royaume sans délai." (p.448)

    "
    (p.450)

    "
    (p.451)

    "
    (p.455)

    "
    (pp.457-458)

    "
    (pp.458-460)

    "Il est alors manifeste que, jusque dans leurs moindres traits, tous les tyrans de la Renaissance -les Scala et les Montefeltre, les Visconti, les Borgia et Medici- sont les fils et les successeurs de Frédéric II, les diadoques de cet "autre Alexandre". [...] Chacune des cours princières se mit à ressembler à la cour de Frédéric et tous les fils auxquels la "terre sacrée d'Ausonie" donna naissance dans les siècles suivants avec le rang de princes reflétèrent, comme des bâtards, nobles ou non, l'apparence de leur ancêtre illégitime inconnu, Frédéric II, cet empereur allemand qui, un jour, empoigna, viola et posséda dans son lit "la servante Italia, maîtresse de bordels" (Dante)." (pp.460-461)

    "
    (p.467)

    "
    (pp.476-477)

    "
    (p.480)
    -Ernst Kantorowicz, L'Empereur Frédéric II, in Œuvres, Gallimard, coll. Quarto, 2000, 1369 pages, pp.9-641.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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