http://octaviana.fr/document/167228625#?c=0&m=0&s=0&cv=0
"En conséquence, notre travail vise à reconstituer le système matérialiste, prenant assise sur ses présupposés métaphysiques, conduisant à une anthropologie qui seule peut rendre compte de la possibilité d'une politique. Dans ce contexte, la question majeure n'est pas l'institution en tant que telle, mais le ressort de l'action humaine : l'eudémonisme. La recherche du bonheur constitue le paradigme général selon lequel pensent les matérialistes, singulièrement de tradition épicurienne, et en conséquence, il nous faut opérer un changement de perspective dans la saisie de la question politique. Elle n'est qu'une des modalités dans lesquelles se déploie la quête immanente du bonheur." (p.8 )
"Nous défendons ici l'idée que le matérialisme, loin d'être seulement une thèse ontologique, relève d'abord dans son approche d'une épistémologie immanentiste, méthode que nous suivrons pour étudier nos auteurs et reconstituer leur système de pensée. En effet, le matérialisme se déploie essentiellement selon un monisme ontologique, qui a pour trait l'unité indissociable du réel, une métaphysique qui refuse toute transcendance. Pourtant ces thèses majeures découlent d'une épistémologie qui fait toute sa part à l'immanence. Ces thèses ne constituent pas le fondement du
matérialisme, mais viennent rendre compte a posteriori de l'attitude empiriste dont se réclament la plupart des penseurs matérialistes. En effet, comme nous le montrerons en première partie, ce sont les conditions anthropologiques de la connaissance possible, qui part du corps humain sensible pour atteindre les corps, qui aboutissent à une explication moniste. L'épistémologie est en fait comme en droit ici première. Cela explique d'ailleurs que nos auteurs des Lumières n'auront de cesse de se revendiquer du bâton de l'expérience comme argument décisif." (p.9)
"Le rejet dont le matérialisme fut l'objet, et ce dès l'origine du développement de la philosophie politique, ne tient d'ailleurs pas à un conflit entre deux thèses métaphysiques, ce qui serait accorder beaucoup au discours spéculatif. Dès l'origine, ce sont les conséquences morales et politiques du matérialisme qui sont rejetées, comme le montre l'appellation platonicienne des amis de la terre : des gens méchants. La question de la possibilité d'une justice ici bas sans recours à la transcendance constitue en effet depuis l'antiquité le point de divergence entre idéalistes et matérialistes." (p.10)
"Notre choix a porté sur une étude comparative de Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751), « Monsieur Machine » lui-même et de Claude Adrien Helvétius (1715-1771) penseur de l'éducation. On aura reconnu ici l'opposition classique au XVIII° siècle entre l'organisation et l'éducation, ou pour parler en catégories plus générales, de la nature et de la culture. D'autres motifs renforcent cependant ce choix, notamment leur place dans l'histoire moderne du matérialisme. La Mettrie meurt en 1751 et n'a pu participer à l'aventure de l'Encyclopédie. Il appartient par bien des traits au matérialisme caché, celui du libertinage érudit et de la littérature clandestine. Helvétius est un familier de Diderot et de la coterie holbachique. Il fréquente les salons, est l'un des financiers de l'Encyclopédie, et, s'il n'a pas écrit d'articles, il a joué un rôle non négligeable dans sa publication –comme du reste dans son interdiction à la suite notamment de l'affaire De l'Esprit. De ce fait leur relation à la question politique permet d'interroger deux traditions opposées: l'une du nécessitarisme de la matière et du corps organique, l'autre de la part prise par les institutions, les lois et en un sens la production culturelle de l'homme.
Présentons succinctement leur bibliographie, mais également leur biographie, car nous pensons, en matérialiste, que l'on ne peut séparer radicalement une œuvre de la chair qui l'a portée." (p.11)
"Julien Offray de La Mettrie est né le 19 décembre 1709 à Saint-Malo où il exercera la profession de médecin, à partir des années 1734. À l'instar de Descartes, dont la fréquentation des émanations d'un poêle lui aurait suggéré les règles de la méthode, La Mettrie a déduit ses thèses sur la machine humaine du fait de la dégustation d'huîtres à la fraicheur douteuse en plein mois d'août. On doit surtout relever la pratique médicale de cet auteur qui fit ses études auprès de Boerhaave, dont il traduit bien des textes, et pris parti pour les chirurgiens au nom de la nécessaire connaissance de l'anatomie humaine. Ses thèses philosophiques prennent appui sur la médecine, et les premières implications politiques de son travail viennent de la médecine elle-même, dans la mesure où il fait l'objet d'une cabale de la part de confrères se sentant humiliés par la description qu'il donne de leur art dans Politique du Médecin de Machiavel, condamné en même temps que les Pensées philosophiques de Diderot en 1746. Deux ans plus tard, en 1748, l'Homme Machine est à son tour interdit et brûlé." (p.11-12)
"Ernst Cassirer, dans sa tentative de saisir l'esprit des Lumières exclut les matérialistes français." (p.17)
"Tant dans l'histoire officielle de la philosophie que dans la langue commune, le matérialisme est rejeté." (p.18)
"En France, il est utilisé pour la première fois par Leibniz en 1708, dans ses Répliques aux réflexions de Bayle, en opposant les matérialistes comme Épicure aux idéalistes comme Platon." (p.19)
"Deux courants matérialistes succèdent au platonisme: l'épicurisme et le stoïcisme. Les stoïciens peuvent être qualifiés de matérialistes, notamment en raison de leur théorie des corps, qui s'oppose résolument à la théorie des Idées platoniciennes: seuls les corps ont la puissance de produire ou de pâtir et l'âme est corporelle." (p.21)
"Le point d'achoppement entre matérialistes et idéalistes tient à ces caractères de la matière : inerte, informe, elle ne possède aucune qualité, pour un idéaliste elle est purement passive, les seules déterminations formelles supposent un genre d'être distinct d'elle. Le matérialisme en revanche, refusant une quelconque partition des genres d'être attribue à la matière des qualités actives." (p.26)
"La connaissance de Locke se diffuse très rapidement en France. En effet, avant même la publication en langue anglaise de l'Essay concerning human understanding en 1690, Coste publie un Abrégé en 1688. Il en sera de même pour les Pensées sur l'éducation, traduits un an après leur première édition. En 1734 Voltaire publie ses Lettres philosophiques, dont celles sur Newton et celle sur Locke. La Lettre XIII produit un effet prodigieux dans la diffusion des thèmes essentiels de la philosophie de Locke. Certes, cette Lettre résume à grands traits la doctrine lockienne en se concentrant sur la question de la matérialité de l'âme. Voltaire pourtant en énonce clairement les termes du débat : si « toutes nos idées nous viennent par les sens », alors les théologiens ont bien raison d'en conclure qu'il veut dire que « l'âme est matérielle et mortelle. »." (p.37)
"Les postures idéalistes et matérialistes sont au fond indécidables. Il reste que le principe de zététique, comme celui du rasoir d'Ockham, nous exemptent de recourir à des abstractions là où des faits plus simples suffisent pour rendre compte des phénomènes. La préférence au matérialisme tient également à l'enjeu que constitue les effets de pouvoirs que revendiquent les tenants du spiritualisme, notamment lorsqu'ils se réclament de Dieu et de son interprétation." (p.41)
"En fuyant la douleur et en cherchant le plaisir, la méditation philosophique rencontre la raison qui lui apprend à se détacher de plaisirs superflus et dangereux par les conséquences qu'ils entraînent. Ici surgit la réciprocité du lien politique : en constatant qu'un bien supérieur vient de ce qu'autrui ne me nuit pas, je peux concevoir que la réciprocité est vraie, sauf à tomber dans l'incohérence.
On conçoit alors que l'épicurisme, singulièrement avec Lucrèce, rend possible une conception politique : le droit est déterminé par le plaisir, il consiste simplement négativement à empêcher le mal. La politique appartient d'autre part au long processus de culture : elle forme des hommes en substituant peu à peu le droit à l'instinct." (p.78)
"Les années 1740-1750 marquent alors un tournant décisif dans l'histoire de la philosophie critique. Des thèses jusqu'alors réservées à de petits cercles d'érudits, accréditant l'idée selon laquelle la philosophie n'est pas dangereuse parce que ne s'adressant pas au peuple, deviennent publiques. Les premières condamnations tombent : la Lettre sur les aveugles de Diderot le conduit à Vincennes, l'Esprit des Lois est mis à l'index, les Pensées philosophiques sont brûlées en même temps que l'Homme Machine et leurs auteurs confondus." (p.85)
"Malgré ses précautions rhétoriques, Helvétius ne parvient pas à tromper les ennemis du matérialisme. La violence des attaques est telle qu'elle peut encore nous surprendre aujourd'hui, tant le livre De l'Esprit peut nous sembler à maints égards prudent. Il nous suffit de relire la condamnation prononcée par M. De Beaumont, Archevêque de Paris, dans son Mandement de Monseigneur l'Archevêque de Paris, portant condamnation d'un livre qui a pour titre de l'Esprit pour comprendre comment il fut percé à jour malgré ses précautions, et pourquoi l'Église vit en lui un danger tant pour son propre pouvoir que pour son soutien à la monarchie. Les termes employés sont impitoyables. Le matérialisme en général y est qualifié successivement de « Doctrine absurde », « monstrueuse », et le livre aurait été inspiré par « le Prince des ténèbres », propageant « une odeur de mort » qui « étouffe d'âge en âge le bon grain semé dans le champ du Père de famille. » L'intérêt de ce Mandement réside dans la parfaire connaissance du texte d'Helvétius, dont les citations sont en générales exactes, et permet d'en reconstituer les points les plus importants. Car De Beaumont voit bien que la stratégie d'écriture d'Helvétius vise, sous couvert d'une dénonciation des Religions en général, la doctrine chrétienne. Il montre comment Helvétius incidemment remet en cause le dogme de l'immatérialité de l'âme pour en tirer toutes les conséquences morales et politiques, que l'Archevêque de Paris rattache à « l'abominable système » de Hobbes. Ce faisant, il se croit obligé de réaffirmer les principes de la foi Chrétienne, et notamment la sujétion à l'ordre. Comme Bossuet dans ses Politiques tirées des Saintes Écritures, il cite abondamment l'apôtre Paul dans ses Épîtres fameux justifiant l'obéissance aux puissances, même pour l'esclave (Romains XIII – Timothée I, 6). C'est ensuite une attaque en règle des Lumières à laquelle se livre Beaumont, rappelant que le même Apôtre commande de se méfier des « pseudo-sciences » et d'assigner la philosophie dans un rôle de subordination vis-à-vis de l'Église, recommandant à chacun de penser modestement, c'est-à-dire à ne jamais penser par soi, ce qui est précisément la doctrine des Lumières, si bien mise en évidence par Kant." (p.110)
"Du 10 août 1758 à avril 1759, le livre est condamné par le Conseil du Roi, le Pape Clément XIII, le Parlement de Paris. Il est brûlé et lacéré au Palais de Justice. Ces violentes condamnations conduisent Helvétius à se rétracter publiquement trois fois, écrivant même « je reconnais ma faute dans toute son étendue, et je l'expie par le plus amer repentir. » Et pourtant, en choisissant de publier, à titre posthume, De l'Homme, pour se prémunir « de la persécution », Helvétius ne retire rien." (p.111)
"Reprenant le mot d'ordre épicurien, Helvétius maintient que penser, c'est sentir, et que la sensation naît d'abord de la seule sensation physique." (p.117)
-Benoît Schneckenburger, Philosophie matérialiste et autonomie politique, le cas des matérialistes français du XVIII° siècle, Thèse de science politique, 2011, 325 pages.
"En conséquence, notre travail vise à reconstituer le système matérialiste, prenant assise sur ses présupposés métaphysiques, conduisant à une anthropologie qui seule peut rendre compte de la possibilité d'une politique. Dans ce contexte, la question majeure n'est pas l'institution en tant que telle, mais le ressort de l'action humaine : l'eudémonisme. La recherche du bonheur constitue le paradigme général selon lequel pensent les matérialistes, singulièrement de tradition épicurienne, et en conséquence, il nous faut opérer un changement de perspective dans la saisie de la question politique. Elle n'est qu'une des modalités dans lesquelles se déploie la quête immanente du bonheur." (p.8 )
"Nous défendons ici l'idée que le matérialisme, loin d'être seulement une thèse ontologique, relève d'abord dans son approche d'une épistémologie immanentiste, méthode que nous suivrons pour étudier nos auteurs et reconstituer leur système de pensée. En effet, le matérialisme se déploie essentiellement selon un monisme ontologique, qui a pour trait l'unité indissociable du réel, une métaphysique qui refuse toute transcendance. Pourtant ces thèses majeures découlent d'une épistémologie qui fait toute sa part à l'immanence. Ces thèses ne constituent pas le fondement du
matérialisme, mais viennent rendre compte a posteriori de l'attitude empiriste dont se réclament la plupart des penseurs matérialistes. En effet, comme nous le montrerons en première partie, ce sont les conditions anthropologiques de la connaissance possible, qui part du corps humain sensible pour atteindre les corps, qui aboutissent à une explication moniste. L'épistémologie est en fait comme en droit ici première. Cela explique d'ailleurs que nos auteurs des Lumières n'auront de cesse de se revendiquer du bâton de l'expérience comme argument décisif." (p.9)
"Le rejet dont le matérialisme fut l'objet, et ce dès l'origine du développement de la philosophie politique, ne tient d'ailleurs pas à un conflit entre deux thèses métaphysiques, ce qui serait accorder beaucoup au discours spéculatif. Dès l'origine, ce sont les conséquences morales et politiques du matérialisme qui sont rejetées, comme le montre l'appellation platonicienne des amis de la terre : des gens méchants. La question de la possibilité d'une justice ici bas sans recours à la transcendance constitue en effet depuis l'antiquité le point de divergence entre idéalistes et matérialistes." (p.10)
"Notre choix a porté sur une étude comparative de Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751), « Monsieur Machine » lui-même et de Claude Adrien Helvétius (1715-1771) penseur de l'éducation. On aura reconnu ici l'opposition classique au XVIII° siècle entre l'organisation et l'éducation, ou pour parler en catégories plus générales, de la nature et de la culture. D'autres motifs renforcent cependant ce choix, notamment leur place dans l'histoire moderne du matérialisme. La Mettrie meurt en 1751 et n'a pu participer à l'aventure de l'Encyclopédie. Il appartient par bien des traits au matérialisme caché, celui du libertinage érudit et de la littérature clandestine. Helvétius est un familier de Diderot et de la coterie holbachique. Il fréquente les salons, est l'un des financiers de l'Encyclopédie, et, s'il n'a pas écrit d'articles, il a joué un rôle non négligeable dans sa publication –comme du reste dans son interdiction à la suite notamment de l'affaire De l'Esprit. De ce fait leur relation à la question politique permet d'interroger deux traditions opposées: l'une du nécessitarisme de la matière et du corps organique, l'autre de la part prise par les institutions, les lois et en un sens la production culturelle de l'homme.
Présentons succinctement leur bibliographie, mais également leur biographie, car nous pensons, en matérialiste, que l'on ne peut séparer radicalement une œuvre de la chair qui l'a portée." (p.11)
"Julien Offray de La Mettrie est né le 19 décembre 1709 à Saint-Malo où il exercera la profession de médecin, à partir des années 1734. À l'instar de Descartes, dont la fréquentation des émanations d'un poêle lui aurait suggéré les règles de la méthode, La Mettrie a déduit ses thèses sur la machine humaine du fait de la dégustation d'huîtres à la fraicheur douteuse en plein mois d'août. On doit surtout relever la pratique médicale de cet auteur qui fit ses études auprès de Boerhaave, dont il traduit bien des textes, et pris parti pour les chirurgiens au nom de la nécessaire connaissance de l'anatomie humaine. Ses thèses philosophiques prennent appui sur la médecine, et les premières implications politiques de son travail viennent de la médecine elle-même, dans la mesure où il fait l'objet d'une cabale de la part de confrères se sentant humiliés par la description qu'il donne de leur art dans Politique du Médecin de Machiavel, condamné en même temps que les Pensées philosophiques de Diderot en 1746. Deux ans plus tard, en 1748, l'Homme Machine est à son tour interdit et brûlé." (p.11-12)
"Ernst Cassirer, dans sa tentative de saisir l'esprit des Lumières exclut les matérialistes français." (p.17)
"Tant dans l'histoire officielle de la philosophie que dans la langue commune, le matérialisme est rejeté." (p.18)
"En France, il est utilisé pour la première fois par Leibniz en 1708, dans ses Répliques aux réflexions de Bayle, en opposant les matérialistes comme Épicure aux idéalistes comme Platon." (p.19)
"Deux courants matérialistes succèdent au platonisme: l'épicurisme et le stoïcisme. Les stoïciens peuvent être qualifiés de matérialistes, notamment en raison de leur théorie des corps, qui s'oppose résolument à la théorie des Idées platoniciennes: seuls les corps ont la puissance de produire ou de pâtir et l'âme est corporelle." (p.21)
"Le point d'achoppement entre matérialistes et idéalistes tient à ces caractères de la matière : inerte, informe, elle ne possède aucune qualité, pour un idéaliste elle est purement passive, les seules déterminations formelles supposent un genre d'être distinct d'elle. Le matérialisme en revanche, refusant une quelconque partition des genres d'être attribue à la matière des qualités actives." (p.26)
"La connaissance de Locke se diffuse très rapidement en France. En effet, avant même la publication en langue anglaise de l'Essay concerning human understanding en 1690, Coste publie un Abrégé en 1688. Il en sera de même pour les Pensées sur l'éducation, traduits un an après leur première édition. En 1734 Voltaire publie ses Lettres philosophiques, dont celles sur Newton et celle sur Locke. La Lettre XIII produit un effet prodigieux dans la diffusion des thèmes essentiels de la philosophie de Locke. Certes, cette Lettre résume à grands traits la doctrine lockienne en se concentrant sur la question de la matérialité de l'âme. Voltaire pourtant en énonce clairement les termes du débat : si « toutes nos idées nous viennent par les sens », alors les théologiens ont bien raison d'en conclure qu'il veut dire que « l'âme est matérielle et mortelle. »." (p.37)
"Les postures idéalistes et matérialistes sont au fond indécidables. Il reste que le principe de zététique, comme celui du rasoir d'Ockham, nous exemptent de recourir à des abstractions là où des faits plus simples suffisent pour rendre compte des phénomènes. La préférence au matérialisme tient également à l'enjeu que constitue les effets de pouvoirs que revendiquent les tenants du spiritualisme, notamment lorsqu'ils se réclament de Dieu et de son interprétation." (p.41)
"En fuyant la douleur et en cherchant le plaisir, la méditation philosophique rencontre la raison qui lui apprend à se détacher de plaisirs superflus et dangereux par les conséquences qu'ils entraînent. Ici surgit la réciprocité du lien politique : en constatant qu'un bien supérieur vient de ce qu'autrui ne me nuit pas, je peux concevoir que la réciprocité est vraie, sauf à tomber dans l'incohérence.
On conçoit alors que l'épicurisme, singulièrement avec Lucrèce, rend possible une conception politique : le droit est déterminé par le plaisir, il consiste simplement négativement à empêcher le mal. La politique appartient d'autre part au long processus de culture : elle forme des hommes en substituant peu à peu le droit à l'instinct." (p.78)
"Les années 1740-1750 marquent alors un tournant décisif dans l'histoire de la philosophie critique. Des thèses jusqu'alors réservées à de petits cercles d'érudits, accréditant l'idée selon laquelle la philosophie n'est pas dangereuse parce que ne s'adressant pas au peuple, deviennent publiques. Les premières condamnations tombent : la Lettre sur les aveugles de Diderot le conduit à Vincennes, l'Esprit des Lois est mis à l'index, les Pensées philosophiques sont brûlées en même temps que l'Homme Machine et leurs auteurs confondus." (p.85)
"Malgré ses précautions rhétoriques, Helvétius ne parvient pas à tromper les ennemis du matérialisme. La violence des attaques est telle qu'elle peut encore nous surprendre aujourd'hui, tant le livre De l'Esprit peut nous sembler à maints égards prudent. Il nous suffit de relire la condamnation prononcée par M. De Beaumont, Archevêque de Paris, dans son Mandement de Monseigneur l'Archevêque de Paris, portant condamnation d'un livre qui a pour titre de l'Esprit pour comprendre comment il fut percé à jour malgré ses précautions, et pourquoi l'Église vit en lui un danger tant pour son propre pouvoir que pour son soutien à la monarchie. Les termes employés sont impitoyables. Le matérialisme en général y est qualifié successivement de « Doctrine absurde », « monstrueuse », et le livre aurait été inspiré par « le Prince des ténèbres », propageant « une odeur de mort » qui « étouffe d'âge en âge le bon grain semé dans le champ du Père de famille. » L'intérêt de ce Mandement réside dans la parfaire connaissance du texte d'Helvétius, dont les citations sont en générales exactes, et permet d'en reconstituer les points les plus importants. Car De Beaumont voit bien que la stratégie d'écriture d'Helvétius vise, sous couvert d'une dénonciation des Religions en général, la doctrine chrétienne. Il montre comment Helvétius incidemment remet en cause le dogme de l'immatérialité de l'âme pour en tirer toutes les conséquences morales et politiques, que l'Archevêque de Paris rattache à « l'abominable système » de Hobbes. Ce faisant, il se croit obligé de réaffirmer les principes de la foi Chrétienne, et notamment la sujétion à l'ordre. Comme Bossuet dans ses Politiques tirées des Saintes Écritures, il cite abondamment l'apôtre Paul dans ses Épîtres fameux justifiant l'obéissance aux puissances, même pour l'esclave (Romains XIII – Timothée I, 6). C'est ensuite une attaque en règle des Lumières à laquelle se livre Beaumont, rappelant que le même Apôtre commande de se méfier des « pseudo-sciences » et d'assigner la philosophie dans un rôle de subordination vis-à-vis de l'Église, recommandant à chacun de penser modestement, c'est-à-dire à ne jamais penser par soi, ce qui est précisément la doctrine des Lumières, si bien mise en évidence par Kant." (p.110)
"Du 10 août 1758 à avril 1759, le livre est condamné par le Conseil du Roi, le Pape Clément XIII, le Parlement de Paris. Il est brûlé et lacéré au Palais de Justice. Ces violentes condamnations conduisent Helvétius à se rétracter publiquement trois fois, écrivant même « je reconnais ma faute dans toute son étendue, et je l'expie par le plus amer repentir. » Et pourtant, en choisissant de publier, à titre posthume, De l'Homme, pour se prémunir « de la persécution », Helvétius ne retire rien." (p.111)
"Reprenant le mot d'ordre épicurien, Helvétius maintient que penser, c'est sentir, et que la sensation naît d'abord de la seule sensation physique." (p.117)
-Benoît Schneckenburger, Philosophie matérialiste et autonomie politique, le cas des matérialistes français du XVIII° siècle, Thèse de science politique, 2011, 325 pages.